Avec les livres, nous entrons dans le monde imaginaire des vies rêvées où nous rencontrons des personnages que nous pouvons librement aimer ou ignorer ou détester, sans qu'aucune des contraintes ordinaires du quotidien ne nous entravent. Tout y est possible, et rien de ce qui se fait ou ne se fait pas, de ce qui est autorisé et de ce qui ne l'est pas, ne se met en travers de notre chemin. Je peux être le plus heureux des hommes et toi misérable, moi d'ici et toi d'ailleurs, moi crevassé, ridé et toi d'une beauté dont tu ne sais pas à quel point elle est insolente et cruelle, moi blanc et toi jaune ou noir, tout ce qu'on voudra de ce qui fait la différence entre les êtres, et qui les sépare en permanence, est aboli par le génie absolument démocratique des livres qui nous invite à des rencontres pleines de grâce et de générosité. Nous pouvons serrer la main à Mychkine, et ce sera chaleureusement, ou danser avec Natacha – n'est-elle pas un peu à moi ? - parcourir les mers avec Ismaël à la poursuite de la baleine blanche, chevaucher aux côtés de Fabrice del Dongo et nous saluerons l'Empereur, partager la cache de Gavroche dans l'éléphant et danser sur les barricades de la Commune, collectionner les timbres-poste avec Salomon Rubinstein ou converser avec la duchesse de Guermantes, lancer dans le ciel des cerfs-volants aux effigies de Voltaire et de Hugo et faire avec Ambroise la nique aux nazis, la folle fête de l'imagination nous accorde toute liberté. Et les êtres dont la vérité, les sentiments et les pensées intimes nous échappent - cette terrible solitude qui est notre lot commun - voici qu'ils se livrent à nous, puisque nous accompagnons l'écrivain omniscient, ce "singe de Dieu" dont parle Flaubert, dans une prodigieuse transparence du monde et des êtres, sans jamais qu'on veuille se les approprier. C'est pourquoi nous aimons tant la littérature.
Le monde de nos jours et de nos nuits est parfois si conventionnel, étroit et figé - non pas toujours, bien évidemment, car l'existence, pour sûr, nous réserve de bien belles surprises - qu'il nous faut fermer les yeux pour espérer pouvoir rêver, peut-être. De combien d'occasions manquées la vie est-elle faite que nous vivons poétiquement dans les romans que nous avons aimés. Pas étonnant que lorsque nous redescendons sur terre, nous nous prenions les pieds dans le tapis : quelle idiotie de croire que cela fut vraiment possible !
10 commentaires:
L'important c'est d'aimer....les livres ET la vie!
Rêver et penser... Il y a peut-être aussi la science-fiction qui permet ce double mouvement (Cf. http://yannickrumpala.wordpress.com/2011/02/18/science-fiction-et-science-politique/ ).
A cette littérature, je ne suis pas du tout sensible mais c'est, je l'avoue, par une ignorance totale de cet univers. J'aurais besoin d'être guidé et initié...
Cher Monsieur Teretchenko ; Pardonnez moi de vous écrire au sujet d’ un petit problème pratique voire prosaïque . Je lis qu’il vous importe que votre site soit un lieu d’échanges. Or, il me semble que les cases de messagerie du blog sont très inconfortables tant pour la lecture que pour l’écriture. Elles sont vraiment trop étroites et ne permettent pas à l’écriture de s’épanouir. Dommage. Et oui ! L’échange a aussi ses exigences plastiques et ses contraintes spatiales !
Bonjour,
C'est peut être parce qu'on se prend les pieds dans le tapis après chaque lecture qu'on renouvelle sans cesse l'expérience de se calfeutrer dans un livre. On y est tellement bien (pas dans le tapis!)
En ce qui concerne la science fiction, il y a Philip K. Dick...
Hélas, je ne crains de ne pouvoir faire grand chose pour résoudre cette gêne dont vous me parlez.
Merci de votre fidélité.
Le livre... consolation magnifique et piège en même temps, refuge exigeant qui nous prend plus de temps qu'un amoureux jaloux, et pourtant bien plus patient : jamais un reproche, jamais un regard déçu quand le quotidien nous emmène loin de lui plus longtemps qu'on ne le souhaiterait (et pourtant, qu'est-ce qu'on regrette de devoir le quitter, quelle souffrance de devoir se passer de lui !).
Et même si ce n'est qu'une illusion, il relie les âmes sans que les années n'aient prise sur elles. Merci de m'avoir fait relire l'Idiot.
A bientôt, par lecture interposée ou dans la 'vraie' vie.
R.
Commentaire en 2 parties
1ère partie
La publication de Monsieur Terestchenko relative à la vie rêvée des livres est propice à rappeler à notre souvenir l’enthousiasme singulier qui peut émerger de la lecture et emporter notre esprit dans une rêverie romanesque. Commenter cette publication me renvoie à certaines de mes lectures qui m’ont animée. Je voudrais vous faire partager le plaisir ressenti. J’évoquerai trois œuvres qui mettent en exergue combien la lecture peut devenir une expérience dans laquelle toute la subjectivité du lecteur peut se déployer.
Tout d’abord, quelle joie de découvrir l’expérience autobiographique de Sartre dans la découverte des livres, dans l’apprentissage de la lecture et de son éloge, dans son œuvre intitulée Les mots. Sartre y rapporte ses souvenirs dans la première partie, intitulée « Lire » ; il recrée les impressions de l’enfant qu’il fut pour mieux comprendre son existence, au travers de son parcours « au milieu des livres » et de sa vocation d’écrivain qu’il relate dans la deuxième partie de l’œuvre intitulée « Ecrire ». La lecture devient ainsi le terreau de sa construction individuelle présentée dans une dimension cathartique car Sartre amplifie le plaisir ressenti par la lecture, l’imagination induite chez l’enfant qu’il était et l’identification à d’autres, à l’origine de sa « vocation » d’écrivain. Sartre écrit que, dans la vaste bibliothèque de son grand-père, il ne cesse de se créer. Il s’identifie à son grand-père lors des cérémonies d’appropriation de ses premiers livres. Il est « fou de joie » par l’apprentissage de la lecture. Plus tard, en vagabondant dans cette bibliothèque, il « donne l’assaut à la sagesse humaine ». Il ressent dans ses lectures « les mots déteindre sur les choses » ; il va du savoir à son objet et s’identifie aux voyageurs lors de la lecture de romans d’aventures. Lorsqu’il s’éprend à l’écriture, avant d’écrire pour son plaisir, il écrit tout d’abord « pour faire la grande personne », parce qu’il est le petit-fils de Charles Schweitzer. Il tente d’« extraire les images » de lui-même lors de l’écriture de son premier roman. Il écrit : « Je feignais d’être acteur feignant d’être un héros ». Sartre donne vie aux choses qu’il décrit en tenant les mots pour la « quintessence des choses ». Son expérience livresque et son écriture convergent lorsqu’il fait incarner dans les mots, la vie des choses exprimées dans les récits ou qu’il s’identifie aux personnages rencontrés. Le seul poids des mots suffit pour donner un sens à ses lectures. Le témoignage de Sartre emporte le lecteur dans l’univers de Sartre, pour ensuite le rapporter à son propre univers, dans une démarche spéculaire qui renvoie vers soi, et confronte le lecteur à sa propre expérience de la lecture et de l’écriture.
Commentaire en 2 parties
2ème partie :
Il arrive que la lecture achemine le lecteur dans l’imaginaire des mots, dans l’amour du verbe comme matière première subjective. Bachelard dans Poétique de la rêverie veut se délester du poids des mots. Le mot constitue un monde pour s’échapper d’un rapport fixe du signifiant au signifié. Il donne une véritable puissance aux mots en les personnifiant. Bachelard place la créativité imaginaire avant tout dans le langage qu’il qualifie de support et même chair de l’imaginaire. La rêverie revêt alors une forme extérieure en faisant danser les mots, en recréant sa propre histoire à partir d’un texte ou de mots. C’est une magie poétique qui emporte le lecteur dans le rythme de mouvements incessants.
Enfin, la lecture peut procurer un bonheur d’une intensité telle qu’elle marque la subjectivité du lecteur, une posture d’élan impétueux vers le texte avant même que le lecteur n’en ait découvert toute la saveur. C’est dans ce même élan que N.Sarraute dans Enfance évoque le bonheur intense que lui procure la lecture de Rocambole « je m’y jette, je tombe…impossible de me laisser arrêter, retenir par les mots, par leur sens, leur aspect, par le déroulement des phrases, un courant invisible m’entraîne avec ceux à qui de tout mon être imparfait mais avide de perfection, je suis attachée, à eux qui sont la bonté, la beauté… » Les premiers termes utilisés « je m’y jette, je tombe » décrivent une velléité à la lecture. Néanmoins, les mots qui suivent révèlent combien l’esprit de l’auteur est emporté par un flot d’écriture qui conduit davantage à la rêverie romanesque qu’à la lecture. Le texte ne devient plus alors qu’un prétexte et s’évanouit pour laisser place à l’ivresse ressentie. Cette expérience achemine le lecteur vers la rêverie.
Ces œuvres révèlent les pouvoirs de la lecture comme moyen d’évasion et déploiement de l’imaginaire. Le contenu du texte importe moins que l’imaginaire dans lequel nous pouvons nous délecter. Ce n’est pas la vie rêvée des livres qui nous anime alors mais bien la magie de la lecture des livres.
Il est étonnant de voir comme je me retrouve dans ces quelques lignes. Par les mots que je vous partage, j’aimerais faire un lien avec l’imaginaire de mes rêves : là se trouve l’origine de mon amour pour la lecture.
Mes nuits sont terriblement agitées, “depuis toujours”, m’a confié ma maman alors que nous parlions de mes terreurs nocturnes. À force de vivre chaque fois les mêmes cauchemars, j’ai acquis la capacité d’être pleinement consciente lors de ces rêves récurrents. Cette conscience me permettait-elle de me réveiller ? Rarement ! Les techniques que j'utilise ne fonctionnent plus après quelques nuits de succès.
Le thème : la mort, la mienne, toujours de la même façon. Ce rêve date au plus tard de mes deux ans et demi (parole de ma grand-mère qui entendait chaque matin le même discours !). C’est quelque peu troublant lorsqu’on sait que j’ai échappé de peu à la mort le jour de ma naissance. Mon inconscient revit-il inlassablement ce traumatisme pour me préparer à ma mort ou essaie-t-il d’évacuer cette terreur profonde qui m’habite depuis toujours ?
L’impossible réveil : Je me retrouve régulièrement bloquée dans mes rêves, terrorisée comme je pourrais l’être face à un film d’horreur dont je connais pourtant le caractère fictif. Mon inconscient semble s’obstiner à me faire trouver toujours de nouvelles solutions pour échapper à cette mort certaine. Toutefois, je m’aperçois peu à peu que le réveil n’est pas le meilleur remède : grâce à ma conscience qui s’accroît au fil de mes expériences, je peux modifier le contenu de mes rêves avec de plus en plus de facilité. Quel plaisir et quelle revanche sur ce qui m’a si longtemps terrorisé !
De nombreuses années plus tard, aux alentours de mes 13 ans, ces cauchemars se sont subitement arrêtés ; et je vous laisse deviner... Au lieu de m’en satisfaire j'en ai été horrifiée ! Où était donc passée ma deuxième vie ? J’ai eu la terrible sensation qu’une partie de mon âme m’avait quittée. Moi qui avais peur de la mort, elle me gagnait d’une façon que je n’aurais pu imaginer. En lisant le magazine Science et Vie n°1214 (11/2018), j’ai trouvé un élément qui pourrait expliquer en partie le sentiment violent qu’a suscité ce trépas : l’étude du cerveau de rêveurs conscients a montré que « nos actions rêvées allument les mêmes réseaux de neurones que celles menées dans la réalité ». En un sens, ce serait bien une part de ma réalité qui serait morte (ou "de ce que je perçois comme réalité" pour être plus juste). Voilà un déchirant divorce entre l’imaginaire et la réalité, lesquels ont si longtemps cohabité dans mon esprit.
Après cette période, les cauchemars sont revenus à une fréquence plus faible. J’ai certes gagné en qualité de sommeil, mais à un prix que j’ai eu du mal à céder : celui de l’absence d’un lieu où tout est possible. C’est donc dans les livres que j’ai comblé ce manque. J’ai commencé à lire très tard et j’ai été étonnée de retrouver la satisfaction que je ressentais dans mes nuits.
Alors que dans mes rêves je suis consciente dans un monde imaginaire, le phénomène inverse se produit lorsque je lis : je suis dans “la” réalité mais mon esprit voyage au gré des images et des émotions que les mots me procurent. L’encre de certains écrivains m’a offert un troisième monde : celui dans lequel je me sens libre et affranchie de tout tourment. Désormais, chaque livre que je prends, que je respire, que je pénètre avec mon cœur devient lui-même vivant.
“Procure-toi ce livre. Il aura sa propre histoire et tu lui donneras une âme”, douces paroles d’un ami qui refusa de me prêter un livre.
Enregistrer un commentaire