Le président de la République a ordonné que soient retirées certaines des dispositions les plus contestées et contestables du Fichier Edvige, mais pas toutes : les mineurs de plus de treize pourront toujours être fichés. Fort bien ! Mais les dispositions nouvelles seront toujours prises par décret et non par une loi. Il est impératif pourtant qu'un sujet aussi important et "sensible" comme ont dit, fasse l'objet d'un débat public devant la réprésentation nationale et que soient discutées ouvertement quelles mesures, relatives au renseignement, sont nécessaires à la garantie de la sécurité des citoyens et quelles autres constitueraient des atteintes aux libertés publiques fondamentales à ne pas accepter. Beaucoup le demandent aujourd'hui et ils ont raison.
On se réjouit, bien sûr, qu'en cette affaire la société civile - associations, syndicats, partis politiques, citoyens ordinaires - se soit mobilisée et ait poussé les autorités de l'Etat à revenir sur ses décisions initiales. C'est là un bel exemple de vitalité démocratique qui eût été inconcevable dans tout autre type de régime. Mais le fond n'est que couvert, il n'est pas ôté, pour parler comme Pascal. Reste, en arrière-plan, la philosophie ou plutôt l'idéologie sécuritaire qui anime ce décret et dont je ne vois pas qu'elle soit discutée, ni mise en cause avez assez de publicité et de transparence : le principe que le comportement d'un citoyen peut constituer une atteinte à l'ordre public, en sorte que se met insidieusement en place une exigence d'obéissance, de loyauté et de "civilité, qui n'est pas présupposée d'avance mais dont il appartient à chacun d'apporter la preuve.
Sous couvert de la nécessité d'une politique du renseignement, que justifierait la protection des citoyens contre les nouvelles menaces, en particulier, terroristes, c'est petit à petit, sans qu'on s'en rende tout à fait compte, la tonalité fondamentale de la confiance, sur laquelle nos Etats modernes se sont bâtis, qui est érodée, pour laisser place à une autre tonalité qui est celle du soupçon. La première conduisait l'Etat - et c'est un principe central de la démocratie libérale - à ne pas empiéter sur la vie privée, la seoonde justifie au contraire que cette limite soit franchie et transgressée au nom d'un contrôle de plus en plus étroit de nos actes et de nos comportements. Ajoutons au principe démocratique de confiance, celui du conflit ouvert des intérêts et des opinions qui s'expose sur la place publique et qui se résout par la négociation, serait-elle âpre et rude. Mais le renseignement obéit, par nature, à une autre logique qui, invisible, est celle de la discrétion et du secret. Quoique l'obtention d'informations puisse être régulée - en l'occurence, elle le sera fort peu - cette régulation ne se fait jamais par le contrat, le conflit ou l'accord négocié et ses procédures échappent à l'examen permanent des citoyens et de leurs représentants.
Je me demande s'il ne serait pas pertinent de voir dans cette opposition le critère d'une distinction fondamentale entre deux types de sociétés, l'une exotérique, qui, depuis Athènes, est consubstantielle à l'espace ouvert de la démocratie, l'autre, ésotérique, qui est le propre des régimes non-démocratiques où l'information et la prise de décision sont réservées aux "initiés" qui ont seuls droit d'accéder au secret et d'agir en conséquence. Il serait infiniment dangereux que, sous couvert de la sécurité, nous entrions progressivement dans cette logique "gnostique" qui est contraire à l'essence même de la relation politique et qui ébranle les principes fondateurs de notre idéal démocratique. C'est sur ce point que notre vigilance, éveillée par le fichier Edvige, doit continuer, ou commencer tout simplement, de s'exercer.
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