Tout un pan important de la philosophie morale, depuis Platon (en particulier dans le Protagoras) jusqu'aux utilitaristes, rapporte l'action morale aux calculs de la commensurabilité des biens dans une perspective « technique » dont le but ultime est de nous prémunir contre les infortunes de la fortune, de la tukhé, auxquelles s'expose inévitablement tout engagement humain. En un certain sens, c'est encore ce but que poursuit Kant dans le rejet de tout ce qui relève de la contingence et de l'indétermination, les impératifs hypothétiques étant toujours liés aux relations particulières et aux circonstances données. A l'inverse, il existe depuis les Tragiques grecs et, dans la tradition philosophique, depuis Aristote, une pensée puissante qui enracine les actions humaines dans la conscience de la profonde fragilité de notre existence et de nos entreprises, dans la reconnaissance de l'impossibilité absolue de fonder l'action juste dans une science (epistémé) qui définirait à l'avance les règles du bien agir (à la manière, par exemple, d'une arithmétique des plaisirs et des peines) et les principes à suivre en toutes circonstances.
Dans son expression moderne, la conscience de cette fragilité prend le nom de vulnérabilité : vulnérabilité de l'autre, mais aussi vulnérabilité à l'autre. Vulnérabilité, par conséquent, au monde humain et pas seulement aux infortunes du sort. Ainsi que nous l'entendons ici, il n'est pas d'engagement moral qui ne soit une manière de s'exposer, de courir un risque, s'agirait-il d'un beau risque. C'est là tout autre chose que de se mettre à l'abri dans le refuge de la bonne conscience, cette pureté ou sincérité de l'intention qui engendre le contentement de soi, comme chez Descartes par exemple ou encore, dans une certaine mesure, chez Kant lui-même. Admettre cette vulnérabilité, c'est également interdire à tout jamais à l'éthique d'être une science, qu'elle soit une science du calcul et de la mesure ou qu'elle exige au préalable la connaissance des essences pures, stables et éternelles.
Selon que l'on envisage l'action morale comme fermeture ou comme ouverture à la contingence, comme engagement dans le monde ou, au contraire, comme dégagement (de Platon à Kant), ce sont des structures de pensée radicalement différentes et, sous bien des aspects, opposées qui se mettent en place. Avec la contingence viennent le cas par cas, le discernement de l'action qui convient en la circonstance et qui ne peut être définie à l'avance, la délibération qui tient plus de la casuistique que de l'application inconditionnelle de la loi et des principes, la place laissée aux affects et non à l'intellect seul dans la sagesse pratique, l'attention portée aux actes de telle personne, à la fois singulière et exemplaire, en tant qu'ils s'intègrent dans la totalité de sa vie, la reconnaissance de la pluralité irréductible des biens, le conflit des valeurs qui parfois ne peut être tranché sans dommage, l'importance des engagements et des orientations personnels qui dépendent de nous et qui forgent une personnalité particulière, plus que la référence au libre-arbitre ou à l'autonomie de la volonté, la nature essentiellement indéterminée de l'action morale quoique s'imposent obligations et devoirs et qu'on puisse donner un caractère d'objectivité à la « bonne action », etc. Toute la différence, en somme, tient à la place que nous sommes prêts à accorder à la fluidité imprévisible de l'existence, à notre inscription dans un monde commun qui ne fait pas de nous de purs esprits désincarnés ni des sujets intelligibles sans contraintes et sans attaches, mais des individus sociaux, historiques, concrets, en relation avec les autres et qui se donnent pour tâche – s'ils visent à l'excellence (morale) qui incombe à tout homme digne de ce nom - de mener leur existence, autant que possible, en direction du bien.
Que l'éthique réponde au désir de nous assurer stabilité et auto-suffisance, qu'elle réclame une force de caractère qui permette d'affronter les vicissitudes du sort, qu'elle enseigne la constance dans les épreuves et la fidélité à des principes qui doivent être respectés pour eux-mêmes, n'implique pas qu'elle conduise à surmonter et à éliminer la vulnérabilité – la passivité originaire qui nous ouvre et nous expose au destin, au monde et aux autres - qui fait de nous des hommes et non des dieux.
Que la philosophie morale doive s'inscrire dans les déterminations fondamentales, non pas seulement de la subjectivité humaine, mais plus largement de la vulnérabilité, c'est ce qu'il importerait d'approfondir dans la voie ouverte par Martha Nussbaum dans son livre Fragility of Goodness. S'il nous faut en revenir (partiellement) à Aristote, c'est parce qu'une large part du débat qu'il mène avec Platon, tient à la conscience que l'homme, aussi vertueux soit-il, n'est pas une conscience qui se serait abritée, retranchée et mise en retrait dans une sphère pure, divine et inexpugnable. L'homme, tel qu'il le présente, est toujours exposé. Exposé aux infortunes du sort qui peuvent ébranler, parfois profondément, son bonheur – sur ce point, son désaccord avec Socrate et les stoïciens est patent - ; exposé aussi aux autres par toute l'importance qu'Aristote attache aux relations d'amour ou, plutôt d'amitié, et qui doivent être élargies aux sentiments « moraux » de bienveillance, de sympathie et de compassion ; exposé, enfin, plus généralement, à la contingence, à l'indétermination, à laquelle on ne saurait échapper et que l'homme de bien doit affronter dans toutes ses difficultés.
Il reste que la perspective aristotélicienne, centrée sur la pratique noble, sage et réfléchie des vertus, ne constitue nullement une éthique que l'on pourrait qualifier de définitive. Bien des exigences et des principes que nous placons aujourd'hui au coeur de la philosophie morale sont absents de sa pensée. Tout d'abord, le principe du respect de l'égale dignité de tout homme, que les stoïciens ont proclamé avec tant de force, est notablement ignoré d'Aristote. Ce principe, reformulé par Kant, s'accompagne pour nous de toute une série de conséquences, au plan moral et politique, que les Anciens, pour des raisons diverses, ne prenaient pas en considération. Du principe de dignité se déduit, en effet, un ensemble de droits individuels fondamentaux sans lesquels l'accès à la « bonne vie » ou à la vie morale est une fin inaccessible : droits politiques, économiques et sociaux que l'Etat a pour charge de protéger et d'assurer, afin de donner à chacun la possibilité concrète de se réaliser dans la plénitude de ses potentialités. A cet égard, les principes et les obligations que formulent les éthiques déontologiques de la justice – chez John Rawls par exemple - apportent une correction majeure à l'approche aristotélicienne et néo-aristotélicienne, de même qu'au désintérêt proné par les stoïciens à l'endroit des besoins humains et des situations concrètes de servitude et d'aliénation .
La vulnérabilité, qu'il nous importe si fort de prendre en considération, n'est pas seulement ontologique : elle est aussi matérielle et, du fait de sa réalité matérielle, psychologique. Partir de là, c'est ouvrir un champ de réflexion dans les domaines éthiques et politiques extrêmement vaste. A chaque fois, une même fin serait visée : désigner et dénoncer les institutions sociales et politiques, et, plus généralement, les pratiques humaines qui portent atteinte aux capacités de l'individu de se réaliser comme une personne humaine à part entière, c'est-à-dire comme une personne morale.
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
mardi 25 août 2009
mardi 18 août 2009
Futebol dos Filosofos
Merci à mon frère Ivan de m'avoir fait connaître cette vidéo si drôle des Monty Python. Que vous disais-je ? Les Grecs, décidément, sont les meilleurs !
samedi 15 août 2009
Ce qui, en morale, nous distingue des Anciens
En conclusion d'un cours qu'on m'a commandé sur la morale :
Quel impératif moral pourrait suffire, dans le formalisme de son expression, pour porter quiconque à le mettre en oeuvre dans sa vie de tous les jours ? Encore faut-il que l'individu en ait la volonté. La vie éthique est suspendue à cette orientation qui n'est pas celle d'une faculté seule, mais de l'être tout entier. Au reste, il en est de même dans le domaine de la science. Il n'est pas de savant qui n'ait fait le choix – si c'est le terme qui convient – en faveur de la vérité, de l'objectivité et de l'intégrité intellectuelle, et c'est là un engagement qui intègre l'ensemble de ses capacités. Anna Julias le rappelle, résumant un aspect commun aux éthiques grecques : « Ainsi suivre des lois règles morales ne sert de rien si vous n'en voyez pas l'intérêt ; tel est le cas de ceux qui se sont engagés à agir de façon injuste, cupide, etc. »
La réflexion éthique ne peut se contenter de déterminer la forme universelle de nos maximes pour qu'elles passent et réussissent le test de la moralité. Il faut encore qu'elle soit en mesure de penser, non pas quels sont les critères distinctifs de l'action morale en général, mais qui cet homme particulier - Socrate par exemple - dont les actions et la vie emportent l'estime et la louange de ceux qui sont compétents pour en juger. C'est ce qui fait la grande différence entre Kant et la plupart des éthiques grecques de la vertu (à l'exception, peut-être du stoïcisme, qui se rapproche davantage du kantisme).
Une des vérités les rudes qui s'en déduit, c'est que la vie morale produit de façon immanente ses propres exigences pour celui-là seulement – serait-il un simple « commençant » - qui tourne sa vie en direction du bien. Tel est au reste pour Kant lui-même le propre de la bonne volonté , ainsi qu'il l'explique dès les premières lignes des Fondements : « De tout ce qu'il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n'est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n'est seulement, une bonne volonté ». Mais cette « bonne volonté » est immédiatement mise à part des autres facultés, là où, au contraire, il conviendrait de l'intégrer dans le tout d'une existence unifiée. C'est précisément cet aspect synthétique qui frappe dans l'engagement des acteurs altruistes, lorsqu'on s'attache à leurs conduites effectives et à leurs motivations.
Ce n'est pas donc sans de profondes raisons que nous sommes invité à nous tourner vers les doctrines anciennes de la vertu et vers certains auteurs, peu nombreux encore, qui aujourd'hui envisagent la réflexion morale dans cette perspective. Il est tout à fait remarquable que la grande différence pour les Anciens n'était pas entre les affections et la raison – la vertu intégrant les deux, ainsi que le répète continûment Aristote - mais entre le « commençant » et l'homme avançé dans la pratique du bien.
Nous ne raisonnons plus en ces termes. Et s'il en est ainsi, c'est que nous pensons (plus ou moins consciemment) que la morale est une affaire de devoir et d'obéissance à des principes et à des règles et non pas, d'abord et avant tout, une question de pratique, d'expérience et, donc, d'éducation et de transmission. De sorte que nous ne nous soucions guère, sauf lorsqu'il s'agit de nos enfants, de prendre en considération à quel individu particulier, à un stade précis de son existence et de son développement, s'adresse le « discours » moral : ce qu'il est capable d'entendre, de comprendre et de mettre en oeuvre. De là l'inefficacité, souvent soulignée, de l'imprécation morale, lorsqu'elle se contente de se présenter comme un ensemble de préceptes sur le mode du « Tu dois ». Si nous ne sommes pas en mesure de répondre à la question de savoir en quelle manière cela importe de vivre selon la rectitude, plutôt que de toute autre manière, égoïste, indifférente aux autres, etc., tout porte à craindre que les incitations à nous corriger et à devenir meilleur resteront lettre morte. Or cet enracinement de la vertu dans le tout d'une existence qui vaut la peine d'être vécue de cette manière-là, et non d'une autre - précisément parce que c'est le propre de la « bonne vie » - est très généralement oubliée de notre approche de l'éthique, quand elle n'est pas ouvertement rejetée, comme par Kant.
Nous mesurons dès lors tout ce qui nous sépare des temps anciens, qui n'ont, pourtant, rien perdu de leur actualité. Mais qui serait prêt à défendre aujourd'hui que la morale est un apprentissage de la vie vertueuse et non, primordialement, une sommation à l'obéissance et au devoir ? Chacun n'est-il pas libre de conduire sa vie comme il l'entend, pour autant qu'il respecte autrui dans sa dignité et qu'il ne contrevienne pas aux prescriptions de la bienséance ? Non décidément, pour nous, la morale n'a rien à voir avec le bonheur, l'excellence d'une vie accomplie. L'image qui lui convient, c'est la règle (dans le double sens du mot), non le chemin.
Quel impératif moral pourrait suffire, dans le formalisme de son expression, pour porter quiconque à le mettre en oeuvre dans sa vie de tous les jours ? Encore faut-il que l'individu en ait la volonté. La vie éthique est suspendue à cette orientation qui n'est pas celle d'une faculté seule, mais de l'être tout entier. Au reste, il en est de même dans le domaine de la science. Il n'est pas de savant qui n'ait fait le choix – si c'est le terme qui convient – en faveur de la vérité, de l'objectivité et de l'intégrité intellectuelle, et c'est là un engagement qui intègre l'ensemble de ses capacités. Anna Julias le rappelle, résumant un aspect commun aux éthiques grecques : « Ainsi suivre des lois règles morales ne sert de rien si vous n'en voyez pas l'intérêt ; tel est le cas de ceux qui se sont engagés à agir de façon injuste, cupide, etc. »
La réflexion éthique ne peut se contenter de déterminer la forme universelle de nos maximes pour qu'elles passent et réussissent le test de la moralité. Il faut encore qu'elle soit en mesure de penser, non pas quels sont les critères distinctifs de l'action morale en général, mais qui cet homme particulier - Socrate par exemple - dont les actions et la vie emportent l'estime et la louange de ceux qui sont compétents pour en juger. C'est ce qui fait la grande différence entre Kant et la plupart des éthiques grecques de la vertu (à l'exception, peut-être du stoïcisme, qui se rapproche davantage du kantisme).
Une des vérités les rudes qui s'en déduit, c'est que la vie morale produit de façon immanente ses propres exigences pour celui-là seulement – serait-il un simple « commençant » - qui tourne sa vie en direction du bien. Tel est au reste pour Kant lui-même le propre de la bonne volonté , ainsi qu'il l'explique dès les premières lignes des Fondements : « De tout ce qu'il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n'est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n'est seulement, une bonne volonté ». Mais cette « bonne volonté » est immédiatement mise à part des autres facultés, là où, au contraire, il conviendrait de l'intégrer dans le tout d'une existence unifiée. C'est précisément cet aspect synthétique qui frappe dans l'engagement des acteurs altruistes, lorsqu'on s'attache à leurs conduites effectives et à leurs motivations.
Ce n'est pas donc sans de profondes raisons que nous sommes invité à nous tourner vers les doctrines anciennes de la vertu et vers certains auteurs, peu nombreux encore, qui aujourd'hui envisagent la réflexion morale dans cette perspective. Il est tout à fait remarquable que la grande différence pour les Anciens n'était pas entre les affections et la raison – la vertu intégrant les deux, ainsi que le répète continûment Aristote - mais entre le « commençant » et l'homme avançé dans la pratique du bien.
Nous ne raisonnons plus en ces termes. Et s'il en est ainsi, c'est que nous pensons (plus ou moins consciemment) que la morale est une affaire de devoir et d'obéissance à des principes et à des règles et non pas, d'abord et avant tout, une question de pratique, d'expérience et, donc, d'éducation et de transmission. De sorte que nous ne nous soucions guère, sauf lorsqu'il s'agit de nos enfants, de prendre en considération à quel individu particulier, à un stade précis de son existence et de son développement, s'adresse le « discours » moral : ce qu'il est capable d'entendre, de comprendre et de mettre en oeuvre. De là l'inefficacité, souvent soulignée, de l'imprécation morale, lorsqu'elle se contente de se présenter comme un ensemble de préceptes sur le mode du « Tu dois ». Si nous ne sommes pas en mesure de répondre à la question de savoir en quelle manière cela importe de vivre selon la rectitude, plutôt que de toute autre manière, égoïste, indifférente aux autres, etc., tout porte à craindre que les incitations à nous corriger et à devenir meilleur resteront lettre morte. Or cet enracinement de la vertu dans le tout d'une existence qui vaut la peine d'être vécue de cette manière-là, et non d'une autre - précisément parce que c'est le propre de la « bonne vie » - est très généralement oubliée de notre approche de l'éthique, quand elle n'est pas ouvertement rejetée, comme par Kant.
Nous mesurons dès lors tout ce qui nous sépare des temps anciens, qui n'ont, pourtant, rien perdu de leur actualité. Mais qui serait prêt à défendre aujourd'hui que la morale est un apprentissage de la vie vertueuse et non, primordialement, une sommation à l'obéissance et au devoir ? Chacun n'est-il pas libre de conduire sa vie comme il l'entend, pour autant qu'il respecte autrui dans sa dignité et qu'il ne contrevienne pas aux prescriptions de la bienséance ? Non décidément, pour nous, la morale n'a rien à voir avec le bonheur, l'excellence d'une vie accomplie. L'image qui lui convient, c'est la règle (dans le double sens du mot), non le chemin.
mercredi 5 août 2009
Vertu et bonheur
Quiconque voudrait approfondir sa connaissance des différentes conceptions éthiques qui ont dominé l'Antiquité grecque et romaine devrait se procurer l'ouvrage de Julia Annas - The Morality of Happiness (Oxford University Press, 1993) - dans lequel je me suis plongé avec passion. L'auteur, professeur de philosophie à l'université d'Arizona, est un des meilleurs connaisseurs de cette époque et elle nous entraine dans une mise en perspective formidablement vivante du débat qui anime les principaux penseurs de la tradition antique.
Pour les Anciens, dans leur ensemble, qu'ils soient aristotéliciens, sceptiques, stoïciens ou épicuriens, la morale est, dans sa structure essentielle, une éthique des vertus : si la fin de l'existence humaine dans son ensemble est le bonheur, ou plutôt une vie accomplie - au sens large du terme - l'excellence qu'il s'agit de viser passe par l'apprentissage puis par la pratique intelligente, jusqu'à devenir presque spontanée et naturelle, de ces "bonnes actions" que sont la tempérance, le courage, la justice, etc. Tous sont d'accord sur ce point. Et l'on voit en quoi cette orientation se distingue de l'idée, si chère à nous autres Modernes, que la morale est d'abord une affaire de principes et de devoirs, d'obligations contraignantes qui doivent être respectées pour elles-mêmes, mais qui ne sont pas inscrites dans la finalité d'une existence portée à l'heureux accomplissement de ses potentialités les plus hautes (et les plus humaines).
La science de Julia Annas est impressionnante, mais le plus intéressant est à la fois la manière dont elle dégage et discute les grands thèmes de la morale des Anciens, avec beaucoup de science mais sans pédantisme, et la permanente confrontation qu'elle mène avec les principales orientations de la pensée éthique des Modernes. Contrairement à ce que l'on pense parfois, les auteurs de l'Antiquité restent d'une totale actualité - quiconque les lit ou les relit ne peut manquer d'être surpris par leur vigueur et leur juvénilité, j'allais dire leur "tonicité" - et l'on gagnerait beaucoup à se rappeler que la morale, avant d'être un ensemble de prescriptions, pourrait aussi être un "art de vivre".
Chaque page, chaque ligne presque, de cet ouvrage est passionnante. Je regrette de ne pas l'avoir lu au moment où j'écrivais Un si fragile vernis d'humanité. Bien des idées que j'ai essayé de dégager dans la conduites altruiste des Justes appelleraient à être exposées et comprises à la lumière de ces éthiques, si peu moralisantes, des vertus. Mais est-ce là un mot et une notion que l'on peut encore employer aujourd'hui sans tomber dans l'incompréhension ou le ridicule ? Quelques philosophes américains s'y risquent de nouveau. Ils sont peu nombreux. En France, il n'en est aucun.
Pour les Anciens, dans leur ensemble, qu'ils soient aristotéliciens, sceptiques, stoïciens ou épicuriens, la morale est, dans sa structure essentielle, une éthique des vertus : si la fin de l'existence humaine dans son ensemble est le bonheur, ou plutôt une vie accomplie - au sens large du terme - l'excellence qu'il s'agit de viser passe par l'apprentissage puis par la pratique intelligente, jusqu'à devenir presque spontanée et naturelle, de ces "bonnes actions" que sont la tempérance, le courage, la justice, etc. Tous sont d'accord sur ce point. Et l'on voit en quoi cette orientation se distingue de l'idée, si chère à nous autres Modernes, que la morale est d'abord une affaire de principes et de devoirs, d'obligations contraignantes qui doivent être respectées pour elles-mêmes, mais qui ne sont pas inscrites dans la finalité d'une existence portée à l'heureux accomplissement de ses potentialités les plus hautes (et les plus humaines).
La science de Julia Annas est impressionnante, mais le plus intéressant est à la fois la manière dont elle dégage et discute les grands thèmes de la morale des Anciens, avec beaucoup de science mais sans pédantisme, et la permanente confrontation qu'elle mène avec les principales orientations de la pensée éthique des Modernes. Contrairement à ce que l'on pense parfois, les auteurs de l'Antiquité restent d'une totale actualité - quiconque les lit ou les relit ne peut manquer d'être surpris par leur vigueur et leur juvénilité, j'allais dire leur "tonicité" - et l'on gagnerait beaucoup à se rappeler que la morale, avant d'être un ensemble de prescriptions, pourrait aussi être un "art de vivre".
Chaque page, chaque ligne presque, de cet ouvrage est passionnante. Je regrette de ne pas l'avoir lu au moment où j'écrivais Un si fragile vernis d'humanité. Bien des idées que j'ai essayé de dégager dans la conduites altruiste des Justes appelleraient à être exposées et comprises à la lumière de ces éthiques, si peu moralisantes, des vertus. Mais est-ce là un mot et une notion que l'on peut encore employer aujourd'hui sans tomber dans l'incompréhension ou le ridicule ? Quelques philosophes américains s'y risquent de nouveau. Ils sont peu nombreux. En France, il n'en est aucun.
samedi 1 août 2009
Culte des apparences
Et si le voile islamique ou le tchador répondaient à la volonté de soustraire les femmes au culte, j'allais dire au diktat si cruel des apparences ? S'il s'agissait de réserver leur corps à celui qui est destiné à l'aimer (je n'ai pas dit à le "posséder") et non pas de l'exposer à la convoitise des regards, souvent si vulgaire et indécente ? Je suis assez certain qu'il s'agit aussi de cela. En sorte que, non, je ne suis pas disposé à voir dans ces coutumes et ces règles, par définition, une aliénation de la femme.
Au reste, ces canons vestimentaires sont-ils nécessairement opposés à l'érotique des relations amoureuses ? La tradition islamique a pourtant donné de magnifiques textes qui valent bien Le cantique des cantiques, ne serait-ce, pour celui que je connais, Les mille et une nuits. Je suis bien trop ignorant de cette culture et de ses pratiques pour être en mesure d'envisager tous les aspects du sujet. Mais j'imagine volontiers qu'une femme puisse tout à la fois être extrêmement pudique dans son apparence et libre et enjouée dans ses relations intimes privées.
La vraie question est plutôt de savoir si les femmes, voilées ou non, ont droit à une vie publique indépendante, si elles ont le droit de sortir de la sphère familiale et de s'exposer, non pas au regard des autres, mais à la rencontre, à l'échange, au débat, au travail aussi. Et là, c'est entendu, il y a bien des progrès à faire dans le monde musulman.
C'est le confinement des femmes dans l'espace clos de la vie domestique qu'il faut dénoncer, non la réserve dont elles peuvent faire preuve dans l'exposition de leur corps - ou, pour être plus explicite, de leurs formes. Il se peut que l'un aille avec l'autre - tel est, en effet, le cas dans certains pays musulmans - mais rien, en soi, n'impose de lier pudeur et oppression.
Au reste, ces canons vestimentaires sont-ils nécessairement opposés à l'érotique des relations amoureuses ? La tradition islamique a pourtant donné de magnifiques textes qui valent bien Le cantique des cantiques, ne serait-ce, pour celui que je connais, Les mille et une nuits. Je suis bien trop ignorant de cette culture et de ses pratiques pour être en mesure d'envisager tous les aspects du sujet. Mais j'imagine volontiers qu'une femme puisse tout à la fois être extrêmement pudique dans son apparence et libre et enjouée dans ses relations intimes privées.
La vraie question est plutôt de savoir si les femmes, voilées ou non, ont droit à une vie publique indépendante, si elles ont le droit de sortir de la sphère familiale et de s'exposer, non pas au regard des autres, mais à la rencontre, à l'échange, au débat, au travail aussi. Et là, c'est entendu, il y a bien des progrès à faire dans le monde musulman.
C'est le confinement des femmes dans l'espace clos de la vie domestique qu'il faut dénoncer, non la réserve dont elles peuvent faire preuve dans l'exposition de leur corps - ou, pour être plus explicite, de leurs formes. Il se peut que l'un aille avec l'autre - tel est, en effet, le cas dans certains pays musulmans - mais rien, en soi, n'impose de lier pudeur et oppression.
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