En prouvant qu'il n'y a pas un seul principe de justice
qui n'ait été désavoué en un temps et en un lieu donné,
on n'a pas encore démontré que tel désaveu ait été justifié et déraisonnable.
Léo Strauss, Droit naturel et histoire
Dans La composition des mondes1, Philippe Descola fait le récit de plusieurs situations particulièrement embarrassantes dans lesquelles lui-même et son épouse se sont trouvés lors de leur séjour parmi les Achuar et qui ont mis à mal ce qu'il appelle modestement leurs « habitudes mentales ». Bien que ces épisodes soient insérés dans une expérience marquée par le désir de partager le mode de vie de ces Indiens d'Amazonie et de comprendre la singularité de leur « culture » - une expérience de terrain de trois années qui l'affecta au point que toute son œuvre ultérieure s'inscrit dans cette expérience originaire – ces épisodes n'ont rien d'anecdotique : hautement significatifs, ils révèlent les limites que rencontre inévitablement la conception relativiste, positiviste, des normes, propre aux sciences sociales et à l'anthropologie en particulier que Descola partageait très largement.
Une subjectivité à l'oeuvre
Le travail d'analyse et de compréhension de l'ethnologue n'exige nullement une indifférence à l'endroit de la société étudiée, comparable à celle de l'entomologiste qui observe les insectes à la loupe, et certainement le jeune Descola était-il éloigné de cette conception étriquée et inexacte de l'observation scientifique où il s'agirait en permanence de se tenir à distance de son objet. Comparable à l'apprentissage de l'enfant qui se familiarise avec le monde dans lequel il est né, l'ethnologue s'efforce de développer au plus vite des compétences – en particulier linguistiques – qui le rendront apte à devenir un « acteur compétent » de la société dans laquelle il a choisi de vivre à un moment donné de son existence, et cette insertion demande un effort, fait de sympathie, qui sera loin de le laisser indemne.
Cette implication personnelle est, on l'oublie trop souvent, une des conditions premières de la connaissance dans son objectivité même. Et ce n'est pas une affaire de théorie seulement : ce même chercheur sera spontanément conduit à défendre politiquement ces minorités ethniques lorsque leurs intérêts se trouvent gravement lésés par « l'impérialisme des grandes puissances et le colonialisme interne. » En retour, un des effets les plus durables de cette expérience est qu'elle développe à l'endroit de la société dont on provient une attitude critique qui porte l'empreinte de certaines valeurs « que l'on est venu à estimer lorsque l'on est sur le terrain. » C'est ici toute une subjectivité qui se trouve emportée et comme engagée par un mouvement d'ouverture à l'autre, non seulement du fait de son désir de connaissance, mais également en raison des obligations morales auxquelles cette ouverture conduit dans certaines circonstances. À la faveur de cette expérience, tout à fois intellectuelle, morale et existentielle, l'on en vient donc à se voir soi-même, et tout notre système de croyances et de pratiques, avec un sens aigü de la relativité et un esprit critique accru. « Il est évident que lorsqu'on a traversé une expérience comme celle que nous avons connue chez les Achuar on en revient marqué à vie », reconnaît Philippe Descola. « Et même si une identification complète est impossible – on ne devient jamais complètement autochtone, quel que soit le temps passé dans une communauté de ce type – cela vous affecte très profondément. »2 Cette valorisation de l'altérité ne saurait cependant être poussée jusqu'à ses conséquences les plus extrêmes. Il est des cas, en effet, où nos valeurs et nos principes moraux résistent aux révisions morales que la fréquentation aimable et familière de ces ethnies, si étrangères et éloignées des nôtres, engendre.
Un aveu d'impuissance
Philippe Descola relate ainsi deux situations particulièrement troublantes auxquelles il fut confronté lors de son séjour parmi les Achuar.
La première – l'ordre de présentation est ici inversé pour la clarté de l'argumentation – relate les actions de vendetta auxquelles, une fois inséré dans l'une des factions en conflit, il lui fut demandé de participer et qui recommandaient l'usage du fusil qu'il avait apporté, une arme à feu réservée par lui à la chasse. Le refus qu'il opposa à cette demande risquait, cependant, de ruiner la confiance qu'il avait établie avec les membres de la communauté, de l'en exclure et de compromettre son travail de terrain. Il fallait à ce refus une raison qui soit acceptable pour les Achuar. « J'ai donc été obligé d'inventer des histoires plausibles sur le plan local » :
Je savais que lorsqu'un fusil a tué un homme, il est chargé d'une puissance négative qui le rend inutilisable, et j'ai donc brodé là-dessus en expliquant que c'était un fusil qui m'avait été donné par mon beau- père – ce qui était vrai d'ailleurs – et qu'il m'avait fait jurer de ne jamais m'en servir pour tuer quelqu'un, faute de quoi le fusil pourrait se venger sur lui en l'ensorcelant.3
Ce bricolage était une manière stratégique habile de sortir de ce que Descola nomme lui-même un « mauvais pas », en tournant en sa faveur le système symbolique des Achuar sans qu'il soit conduit à le remettre en cause.
Dans le deuxième cas, il lui fut impossible cependant d'avoir recours à une solution aussi accommodante. Car là, il fut directement confronté, avec son épouse, à la violence que les hommes exercaient à l'endroit des femmes. Bien que cette violence apparut manifestement choquante à nos deux ethnologues et contraire à leurs principes et valeurs, toute l'affaire était, de nouveau, de « réagir de façon acceptable ». La première marque de leur désapprobation consista à soigner les femmes ainsi brutalisées, la seconde à dire aux hommes que « c'était des choses qui ne se faisaient pas » Une condamnation que les Achuar interprétèrent immédiatement comme l'expression du discours moral des missionnaires évangélistes qu'ils avaient été amenés à cotoyer.dans le passé. Le jeune Philippe Descola n'avait évidemment nullement l'intention d'être identifié à un missionnaire prosélyte, chargé de ramener au Christ ces âmes égarées par l'ignorance et le poids du péché et de faire leur salut. Le « ce sont là des choses qui ne se font pas » n'était pas tiré de l'enseignement des Ecritures et n'était nullement déduit de l'obéissance aux règles morales de la foi chrétienne.
Pour le dire en bref, la condamnation de la violence faite aux femmes était implicitement déduite de tout un ensemble de principes au cœur de notre tradition humaniste occidentale, le principe de dignité autant que le principe d'égal respect des êtres humains. Mais cela Descola et son épouse pouvaient-ils le faire entendre sans que ce jugement soit immédiatement compris comme véhiculant un point de vue partisan ? Lui-même prit grand soin de « ne pas sembler tenir le même discours que les missionnaires », et il était d'autant moins disposé à tenir ce discours que« chez nous », leur expliqua-t-il, tout le monde ne partage pas leurs conceptions, par exemple sur l'origine du monde. Mais alors, lui firent-ils valoir, puisque « chez vous » le monde est divisé sur les conceptions à tenir en matière de religion et de morale, d'où vient que lui-même s'autorise à juger leurs agissements envers les femmes comme « des choses qui ne se font pas » ? De l'aveu même de Philippe Descola, il avait atteint là « une des limites de l'observation participative ».
Ce qui est remarquable dans ce récit, c'est que le relativisme auquel adhérait le jeune Descola lui fut en quelque sorte renvoyé à la figure par ses nouveaux amis, mais comme amplifié. Les Achuar lui rétorquaient, on l'imagine plaisamment : « Si je pense que les missionnaires n'ont pas raison en tout, pourquoi parler comme eux dès qu'il s'agit du traitement des femmes ? » et face à cette exigence d'être conséquent dans toutes les implications de son relativisme, Descola se trouvait réduit au silence, justement parce qu'il n'était pas un relativiste conséquent, logiquement conduit à accepter la violence faite aux femmes comme une pratique sociale s'insérant dans un réseau de significations, comparable au cannibalisme.
Eloge du contexte
Lorsque, dans l'ouvrage, Descola aborde ce qu'il convient de penser de cette pratique, il retrouve aussitôt le point de vue, j'allais dire le réflexe, relativiste et contextualisant propre à l'anthropologie.
La contextualisation, courante dans les monographies ethnologiques et historiques, est, explique-t-il :
« […] l'art de rendre compréhensible et parfois moralement admissible, une pratique en l'insérant à l'intérieur d'un ensemble plus général où elle prend sens. Si l'on prend l'exemple du cannibalisme, on comprend bien que si on le détache de tout son support rituel et symbolique, manger son semblable peut paraître une pratique abominable. Mais lorsqu'on replace le cannibalisme à l'intérieur du contexte qui lui est associé, cela permet de dissiper son caractère apparemment scandaleux et de s'intéresser à ce que les gens qui s'y livrent pensent réaliser par cette opération, en relation avec leurs conceptions de l'identiti, du cycle vital, de l'eschatologie, des substances corporelles, etc. »4
Pourquoi cette différence de traitement entre, d'une part, le cannibalisme, qu'il convient de ramener à son « contexte » et, d'autre part, la violence faite aux femmes laquelle est une chose « qui ne se fait pas », suscitant une réprobation morale invincible à toute contextualisation ? Pourquoi le jugement moral est-il déplacé dans un cas – ce qui apparaît comme une « pratique abomidable » devient « moralement admissible », dès lors qu'elle est insérée dans un ensemble de rites et de symboles – mais non dans l'autre ? Serait-ce qu'il manquait à la brutalité masculine ce support « culturel » qui l'aurait rendue acceptable ? Ce n'est pas ce défaut qui explique la réaction de Philippe Descola et de son épouse, mais la conviction qu'il est, entre les êtres humains, « des choses qui ne se font pas » - ce dont ils ne pouvaient, néanmoins, convaincre leurs nouveaux amis. D'où venait cette impuisssance, sinon de l'impossibilité d'engager une discussion rationnelle présentant des arguments que les Achuar étaient d'autant moins disposés à accepter que ces raisons exprimaient le point de vue de gens incapables de partager des croyances communes sur les sujets qu'eux-mêmes jugeaient les plus importants. Divisés sur la croyance à la création de l'univers ou le destin de l'âme après la mort, comment donc pouvaient-ils venir leur faire la leçon ?
Naturellement ce constat, empiriquement irréfutable, ne constituait nullement une objection pertinente : la condamnation de la violence faite aux femmes ne repose pas sur des faits, mais sur des principes. Et s'il en est ainsi pourquoi le cannibalisme échapperait-il à ce jugement ? La contextualisation n'annule pas l'autorité des principes. Et si les principes résistent à semblable relativisation, c'est qu'ils s'enracinent dans la nature des choses, « ces choses qui ne se font pas », et non dans des conventions et des coutumes formant un ensemble intégré de normes et de pratiques sociales. Reconnaître et dénoncer qu'il y a des « choses qui ne se font pas », cela n'est possible que si nous admettons l'existence de principes du bien et du mal, du juste et de l'injuste, qui sont inscrits dans la nature même des chose, que nous pouvons connaître par l'usage de la raison, et qui s'appliquent, de façon contraignante, tout autant à nous qu'aux Achuar, et cela vaut pour la violence faite aux femmes aussi bien que pour le cannibalisme ou encore la pratique meurtrière de la vendetta.
C'est donc à plus d'un titre que le relativisme de Philippe Descola est traversé de contradictions, sans que l'on sache au juste pour quelles raisons certaines pratiques sont jugées par lui moralement choquantes et contraires à ce qui, entre les êtres humains, doit se faire, alors que d'autres, non moins moralement inadmissibles, échappent à cette condamnation. Au reste, Philippe Descola n'explique nullement les raisons pour lesquelles les violences dont les femmes sont victimes dans la société Achuar étaient répréhensibles, non seulement à ses yeux, mais en soi.
Nous sommes des relativistes inconséquents
Une telle condamnation aurait été parfaitement compréhensible dans le cadre de la doctrine rationaliste classique du droit naturel, dont le trait premier, ainsi que le rappelle Léo Strauss5, est de refuser radicalement la contextualisation des pratiques et la relativisation des jugements de valeurs qui en résulte. Mais Descola, pas plus que nous autres modernes, n'était disposé à accepter les présupposés philosophiques de la doctrine du droit naturel : l'existence d'une faculté (la raison) dont l'exercice exige de chacun qu'il s'extraie des déterminations « culturelles » propres aux êtres socialement et historiquement situés que nous sommes, et qui nous conduit à nous rencontrer dans ce lieu – la raison ouvre un espace - où se donne à voir et à connaître des principes sur lesquels se rassemble notre humanité commune. De là vient leur universalité ; une universalité qui n'est pas contextualisable et qui ne peut être connue et mise en œuvre, dans toutes ses conséquences normatives et institutionnelles, que si les hommes sortent de leur milieu pour retrouver leur place. Allégoriquement, cette montée, cette anabase platonicienne, nous conduit à sortir de la caverne, où règne la multiplicité et la contextualisation, pour nous rencontrer dans le ciel des Idées où « il y a des choses qui ne se font pas ». La contradiction de Descola et elle est la nôtre, c'est que nous tenons tout autant à défendre la pluralité – la multiplicité des formes humaines et culturelles de vie, également respectables – et l'unité – l'existence de principes universels, transcendants cette même pluralité en raison de l'unique dignité de notre humanité commune. Nous sommes à la fois, et tout à tour, selon les circonstances, disciples de Claude Lévi-Strauss et de Platon. Et si nous sommes, nous autres modernes, à la différence de Platon et de Léo Strauss, des relativistes inconséquents, cela tient au fait que dans le ciel des Idées ne règne pas l'harmonie mais la contradiction entre des attachements et des principes qui méritent à nos yeux d'être également respectés, mais qui s'excluent et se contredisent l'un l'autre.
Une des avancées de l'anthropologie moderne est d'avoir radicalement rejeté la vision hiérarchique des sociétés humaines qui place au plus bas degré leurs formes sauvages, infantiles et primitives, et au sommet le développement des capacités rationnelles supérieures qui distingue la civilisation occidentale et lui donne tous les droits. Nous tenons à la reconnaissance de la pluralité des sociétés humaines et nous ne les hiérarchisons pas plus que nous ne hiérarchisons les plus belles créations du génie humain : malgré l'antériorité des temps, la pyramide de Keops n'est en rien inférieure au Parthénon, lequel n'est pas non plus inférieur à la cathédrale de Paris, chacune ayant une perfection unique et incomparable qui se retrouve dans toutes les œuvres du grand art humain. La pluralité des sociétés humaines et de leurs formes de vie est perçue comme une richesse précieuse, la négation de cette valeur conduisant aux pires crimes de l'impérialisme et de la colonisation, et leur disparition comme une perte irréparable. Nous tenons à ce principe d'égal respect envers ce qu'on appelle les « cultures ». Mais nous tenons également, bien qu'ils soient plus difficiles à fonder, aux droits humains qui sont apparus en Europe au XVIIIe siècle ; nous croyons à leur pouvoir de transformation des sociétés humaines, ouvrant à une dynamique progressiste de l'histoire et nous ne sommes pas disposé à tirer toutes les conséquences d'une conception relativiste, purement positiviste, des normes qui conduirait à renoncer à leur portée universelle. À cela nous tenons également, et c'est pourquoi nous sommes autorisés à dire de certaines pratiques sociales, tels l'excision, le cannibalisme ou la violence faite aux femmes, mais cela vaut également pour le colonialisme, que « ce sont des choses qui ne se font pas », et s'il en est ainsi, c'est que ces « choses » portent atteinte à la dignité humaine. Le problème, c'est que ces croyances auxquelles nous sommes également attachées sont, une fois érigées en système logique et cohérent, incompatibles entre elles. Désireux de tenir les deux bouts de la chaîne, nous refusons de trancher entre les termes de l'alternative et d'adopter une position unique qui excluerait l'autre. Nous tenons à être les deux en même temps, tout à la fois et tout à tour, pluraliste et universaliste : « « pluriversaliste ». De là vient que nous soyons, et je ne vois pas ce qu'on peut être de mieux, ou bien des relativistes inconséquents ou bien, ce qui revient au même et qui n'est pas moins inconséquent, des universalistes tolérants.
Cette inconséquence inévitable est le résultat de l'attachement premier que nous portons au principe des principes, le respect de l'égale dignité des êtres humains, qu'on ne saurait ramener à être une production du milieu (historique et social) pour la raison fondamentale que c'est lui, au contraire, qui fixe le cadre au milieu, afin que soient institués nos droits et nos libertés. Notre relativisme s'arrête là. Pour cette raison, nous condamnerons « ces choses qui ne se font pas » tout en affirmant chérir pour elle-même la pluralité des sociétés humaines et nous bricolerons des transactions morales, ici intransigeantes là tolérantes et ouvertes à la discussion, qui nous feront tenir ensemble des croyances qui, érigées en système dogmatique, s'opposent entre elles. Nos fois sont multiples, parfois incompatibles entre elles. Peut-il en être autrement ? Nous faisons de notre mieux dans ce monde moral et spirituel de l'harmonie perdue.
<
______________
1. La composition des mondes, Entretiens avec Pierre Charbonnier, coll. Champs Essais, Flammarion, 2017.
2. Id., p. 178.
3. Id., p. 168.
4. Id., p. 190.