On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

mercredi 7 avril 2021

Véronique Darees : Tranche de vie, un médecin dans la tourmente.

Invitée à rendre un rapport d'activité dans le cadre de ses études de philosophie (menées par correspondance à l'université de Reims), Véronique Darees m'a fait parvenir ce texte dont la qualité remarquable m'a aussitôt saisi. Je la remercie vivement de m'avoir autorisé à le publier sur ce site.

Je suis médecin, depuis un peu plus de 30 ans (déjà !) et médecin des hôpitaux depuis 20. Mon parcours a été parfois accidenté, j’ai vécu quelques transformations, aussi bien sur le champ des pratiques que des mentalités. Je forme aujourd’hui des internes qui sont plus jeunes que mes enfants, et je n’ai pas vu le temps passer. Je me croyais non pas tranquille, mais assurée dans mon métier et toujours en quête de découvertes. J’avoue que depuis un an, je ne m’ennuie pas, tant sur le plan scientifique qu’humain.

Première période : attendre la vague.

Nous sommes aux prémices du printemps, dans ces journées qui s’allongent, avec le parfum des fleurs qui commence à poindre. La menace du virus est partout sur les ondes, mais la vie reste paisible en Normandie, le danger semble lointain, impalpable. Nous pensons encore à une « mauvaise grippe » (pour ne pas dire une mauvaise blague, en souvenir de l’hiver 2009 : « nous autres étions déjà là pour H1N1 ! »). Mais la pression monte, sensiblement, la question des masques, contestés, le sentiment d’être « en première ligne », sans protection. Mon activité de médecin de soins palliatifs en équipe mobile me conduit à me déplacer au chevet des malades, là où ils se trouvent, quel que soit le lieu d’hospitalisation, voire parfois à l’extérieur, « hors les murs » en EHPAD1 . Avec mon équipe, nous faisons connaissance avec les consignes fluctuantes et les injonctions paradoxales. Ici, il ne faut pas utiliser les masques, qui manquent déjà, et les garder pour « les malades qui vont arriver la semaine prochaine ». Là, dans une EHPAD, il faut venir de toute urgence avant le confinement annoncé, pour donner un avis en l’absence des soignants habituels, partis précipitamment récupérer leurs enfants à l’internat… Notre métier implique l’adaptabilité, notre activité spécifique nous y a accoutumé, mais nous allons apprendre la nécessité d’une souplesse au-delà de l’imaginable. Attendre la vague, donc, recevoir une trentaine de mails par jours, avec des protocoles, des recommandations, qui peuvent varier d’une heure à l’autre. Concevoir des protocoles d’urgence, les rédiger, les valider, et les modifier le lendemain, du fait de (déjà) pénurie de médicaments. Déprogrammer les activités : les enseignements, les consultations, les conférences, les visites. Nous décidons de donner le choix aux patients des consultations externes : la plupart d’entre eux préfère reporter les consultations d’hypnothérapie ou de douleurs chroniques. Nous pressentons que ce peut être dangereux, et que le choc en retour peut être violent. Gérer la peur : celle de la contagion, et bien sûr, prendre conscience que la mort peut nous atteindre aussi, de par notre métier. Se questionner : pourquoi ai-je choisi ce métier, cette activité ? Ne suis-je pas dans l’illusion de la toute-puissance ? mais aussi, à titre personnel, si je suis malade, qui s’occupera de moi ? Si je transmets la maladie à ma mère âgée que j’héberge temporairement, comment ferai-je face à la culpabilité (à 91 ans, comment le supporterait-elle ?). Et attendre.

Deuxième période : « Ils arrivent »

Les journées sont vidées de leur routine mais envahies par les alertes. Les messages de nos collègues des hôpitaux voisins sont alarmants. Le calme avant la tempête. Deuxième période : « ils arrivent ! » Les premiers malades arrivent un week-end. Dire que nous sommes prêts serait exagéré. Mais nous sommes dans l’action. Les médecins font leur métier, les soignants de mon équipe partent en renfort dans les unités de soins. Moi qui travaille habituellement en binôme, j’interviens seule au chevet des malades graves, des symptômes difficiles, des familles angoissées. Mon quotidien clinique est à la fois le même, les malades du cancer n’ont pas disparu, mais ils sont différents, car l’urgence n’est plus au traitement de la douleur, mais à l’épidémie. « Ils » sont partout, le diagnostic est évoqué à toute occasion. Nous apprenons à toute vitesse : suspecter, identifier, isoler, nous protéger. L’adaptabilité encore. Les protocoles mis en place fonctionnent. L’activité d’aide à la prise de décision éthique est réclamée, je deviens visible, voire incontournable ! Les équipes adhèrent avec enthousiasme à la réflexion collégiale préalable à la prise de décision. Cette démarche est quotidienne, sur dossier, nous passons en revue les facteurs de risque de gravité, les souhaits des patients, les fameuses « directives anticipées ». La question « que veut le patient pour lui-même » est posée avant la décompensation. De même que celle du bénéfice à attendre d’une prise en charge en réanimation. A ce moment de l’épidémie, la survie est rare après les gestes de réanimation invasifs, et le rapport bénéfice / risque doit être mesuré. Il n’est pas encore question de choisir, de trier, mais de donner toutes leurs chances aux malades présents. La vie en unité COVID est réglée : les mesures de protection individuelles sont strictes, et même si le matériel manque parfois (des sacs poubelles seront découpés pour faire des tabliers), les soignants « font le job ». La peur a disparu, ou presque, dissoute dans l’action. Le geste protège de l’angoisse. Nous faisons tous notre métier. Comme le Dr Rieux de La peste, je tente de le faire chaque jour. Médecin de l’équipe mobile de soins palliatifs, je reste dans la transversalité, disponible pour les malades douloureux, pour les équipes en difficulté. Les familles ont déserté l’hôpital. C’est étrange. C’est une activité où la triangulation est importante. Or il manque un côté au triangle. Nous sommes seuls face au malade. Plus de tiers pour nous regarder fonctionner, pour nous juger. Nous sommes « entre nous ». Moi qui ai choisi cette activité pour sa variété, la multiplicité des activités, je suis chaque jour dans une routine réglée : aller et retour « hôpital-maison », approvisionnement alimentaire une fois par semaine, études de philosophie le soir. J’agrémente cette routine en remplaçant la voiture par le vélo, je prends ainsi conscience de ma respiration, de la chance que j’ai de sortir vivante de cet enfer, de respirer, de voir la croissance des fleurs sur ma route. Je longe le centre équestre où les chevaux désœuvrés sont au pré. Je les salue comme des amis chaque jour retrouvés. Cette période comme suspendue va s’achever progressivement avec la « sortie du confinement ». La routine est rompue (mais je continue le vélo…et la philo). L’angoisse réapparaît. Le danger est toujours là, mais cette fois le danger ne vient-il pas des autres ? De tous ces autres qui ne savent pas, qui sortent, qui s’agglutinent dans les magasins ouverts à nouveau, dans des dépenses futiles. Mon regard devient suspicieux : ce masque est mal posé, cet inconnu est trop près de moi, il y a trop de monde dans ce magasin. Et moi aussi j’ai envie de légèreté, de vêtements d’été, de renouveau. Mais je me sens souvent moi-même un danger pour les autres. Et si je le portais, ce virus, à mon insu, et malgré toutes les précautions ?

Troisième période : et après ?

Depuis cette période, de déconfinement en reconfinement, de restriction en couvre-feu, chacun a appris à s’adapter. Les soignants ont réintégré l’équipe, et personne n’a été malade. Sauf que des difficultés inattendues sont apparues. Les malades « différés » pendant la période de confinement stricts ont revenus, et comme nous le craignions avec une aggravation de leur pathologie. Je ne compte plus les récits de rendez-vous différés et de diagnostics tardifs (trop tardifs), de cancers diagnostiqués à un stade trop avancé, incurable. De personnes âgées confinées au domicile, approvisionnées par les enfants sans aucun contact (« je n’ai pas pu voir ma mère pendant deux mois, et quand je l’ai vue, elle avait perdu 10 kg… »). Nous avons alors fait l’hypothèse que la deuxième vague serait celle des malades rattrapés par la maladie. Puis la vie a repris son cours habituel. Le virus du Covid fait partie de notre quotidien. Il serait même devenu une maladie nosocomiale comme les autres, de celles que l’on contracte à l’hôpital. Celui-ci n’est donc pas un lieu sûr. On vient pour une intervention bénigne et on est contaminé, parfois gravement atteint. Le soignant se sent devenir un vecteur, un danger potentiel. La multiplication des contacts en milieu hospitalier en est un facteur favorisant. Mais comment faire ? Il est réel que le risque fait que l’on limite les contacts. Mais n’y a-t-il pas ici un risque d’abandon relationnel ? Le malade est isolé, porte fermée, la visite dans la chambre est limitée au strict nécessaire, les soins sont regroupés, avec un personnel habillé de pied en cap, à peine reconnaissable. Ma pratique dans ce contexte est modifiée également. Je suis tentée d’adapter les thérapeutiques « à distance », le dialogue est difficile, avec un masque type FFP2, occlusif, pour moi, l’oxygène à haut débit et l’essoufflement pour l’autre, la famille au téléphone dans le meilleur des cas. Ce masque est devenu un vêtement, comme la blouse. Le rituel d’habillage « Covid » s’est simplifié, nous faisons des comparaisons entre les différents « FFP2 » et leurs critères d’inconfort respectifs. Les réflexes sont en place : hygiène des mains, FFP2, hygiène des mains, surblouse, hygiène des mains (ce soir, double couche de crème réparatrice), lunettes, etc. Nous avons appris à sourire avec les yeux, renoncé au rouge à lèvres (j’ai résisté un temps, puis abandonné devant le désastre provoqué par le masque…).

Qu’en avons-nous appris ?

L’adaptabilité. La pratique médicale oblige à s’adapter. Chaque malade est différent, ceci est une banalité. Mais chacun a son récit, sa propre perception des son corps, du discours médical. Nous sommes rompus à l’exercice. Ici, il a été question de s’adapter à l’inconnu. Les plus anciens d’entre nous en plaisantent : « tu te rappelles ? l’arrivée du SIDA ? on ne savait rien non plus et on a appris, maintenant on n’en n’a plus peur. » Sauf qu’ici, la transmission est aérienne, on n’a pas le choix, il faut respirer. L’inconnu donc, ce virus venu de Chine. Les informations de l’étranger, la tentation de la théorie du complot. La rançon de la mondialisation ? Nous avons appris. Nous avons lu, et relu les articles. Certains ont fait des synthèses, d’autres des protocoles. Chacun dans sa spécialité a mis en place des stratégies de communication, a partagé ses découvertes. Dans la mienne, c’est l’éthique qui a pris de l’ampleur. Une « cellule éthique » est née dans l’esprit de mes collègues. Elle n’a pas d’existence administrative, mais est identifiée comme telle. Cela me convient. Je peux exercer la réflexion, sans avoir de comptes à rendre à l’institution ! Lors de la reprise de l’épidémie, en novembre, je suis à nouveau sollicitée pour animer les séances de réflexion. Le réflexe est acquis de s’interroger en anticipation de la pertinence de l’orientation en réanimation en référence à des critères cliniques, mais aussi humains, en fonction des souhaits du malade. Pour un médecin de soins palliatifs, constater que la question de la loi Léonetti sur laquelle on communique depuis 2005 est d’actualité, cela reste une satisfaction. La question n’est pas encore au tri, mais à une décision pertinente et réfléchie. Et surtout, qui tienne compte du souhait du malade que l’on a appris à questionner. Les plus jeunes apprennent, et les plus âgés s’étonnent : il est difficile de renoncer au modèle paternaliste, de renoncer à mener un traitement agressif à un malade qui pourrait en bénéficier et qui le refuse. L’adaptation vient aussi de nos collègues spécialistes d’organes, qui sont extrêmement compétents dans leur spécialité et qui découvrent parfois que le malade peut avoir un avis, qui peut être contraire à celui du médecin. La plupart des malades du Covid sont informés, avec des sources incertaines, mais ils connaissent le danger. Les plus fragiles, ceux qui ont ce que nous nommons les comorbidités, ces maladies chroniques qui ne s’additionnent pas mais se multiplient, et dont les complications sont parfois exponentielles, connaissent leur situation. Nous avons appris à gérer le temps. Le temps aigu de la crise ne semblait pas compatible avec le temps long de la réflexion éthique. Il est alors apparu que la crise s’installait, et que la répétition de ce temps aigu installait des réflexes. Après avoir vécu ce que Camus nomme un « temps suspendu où il n’est pas possible de se projeter dans le futur sans souffrir, et il n’est pas possible de regarder le présent en face » , il nous a fallu reprendre le cours de la vie, et nous avons intégré les consignes de distance, parfois à notre insu. Nous avons constaté à quel point nos pratiques méritaient la prise de recul. La question du secret médical en est un exemple. Parce que depuis le début, et de façon exponentielle en mai puis actuellement depuis novembre, les cas se multiplient. Des « clusters » apparaissent dans les services de soins. On cherche le coupable, celui qui a fait une faute d’hygiène. Le moindre symptôme est analysé. Il est impossible d’être malade anonymement. C’est déjà un peu le cas dans une équipe de soins, mais, là, il faut se faire dépister, se déclarer à la médecine du travail, à la CPAM, « dénoncer » ses contacts pour protéger les autres d’une part, mais aussi contenir la dissémination. La maladie qui était jusque-là vécue de l’extérieur, fait irruption dans la sphère intime. L’atteinte individuelle fait faire l’expérience de ce que vivent les malades : l’isolement, le risque encouru et la contamination possible des proches. C’est expérimenter dans son corps la maladie habituellement observée chez l’autre. Expérience vécue à la fois individuellement et collectivement. Et c’est peut-être ce qui nous aidera à surmonter, à sortir de la crise, ce partage d’expérience, ce vécu individuel et collectif, partagé avec les patients soignés. Nous prenons conscience que nous sommes comme eux, peut-être plus en forme en général, mais plus souvent que d’habitude, le mécanisme d’identification nous guette. C’est surtout vrai depuis cette nouvelle vague (la troisième ?) et ses multiples variants. Les malades sont jeunes, plus jeunes que nous, sans maladies chroniques, et s’aggravent vite. Il est vrai aussi que comme médecin hospitalier, je ne rencontre que les malades les plus graves. Mais la répétition laisse des traces. Nous avons appris la distance. Elle s’appelle sociale, mais nous préférons physique. Elle révèle l’absurdité des gestes dits « barrières ». Une patiente, cet après-midi, m’a fait remarquer que « on n’a plus le droit de se serrer la main ». Sauf que je dois tout de même l’examiner, poser mes mains (propres) sur sa peau, ôter son masque pour examiner sa bouche. Et ainsi de suite, dans les gestes de l’examen clinique. Que signifie cette distance ? Il y aurait donc un espace à ne pas franchir dans la rencontre de l’autre. Quel est-il ? Si je le franchis est-ce que je prends un risque, est-ce que j’en fait courir un au malade ? On ne peut sans doute pas mesurer aujourd’hui le retentissement profond de cette mise à distance obligatoire. Je pense qu’un changement profond des relations humaines dans la société est en cours. Il n’y a qu’à regarder un film ou un reportage tourné il y a plus d’un an, et mentalement faire l’expérience de la crainte provoquée par la proximité des protagonistes.

Et maintenant ?

Au-delà de trois semaines, c’est en fait une année que je tente de synthétiser. Une année d’expérience clinique et humaine. Une adaptabilité dans ma pratique médicale, mais aussi la mise en place d’une réflexion, d’une prise de recul. La confrontation aux textes m’a soutenue, m’a aidée à prendre de la hauteur. L’exercice intellectuel de mise en mots, a été un soutien. Ceux d’entre nous qui ont expérimenté la maladie dans leur corps en gardent une trace physique, la fatigue persistante dans le meilleur des cas, mais aussi, en ce qui me concerne, la prise de conscience de la possibilité réelle de la mort. Jusque-là, la maladie est une entité définie, qui peut m’atteindre en théorie, mais que j’ai le temps d’apprivoiser. Ici, c’est de par mon métier que je peux être malade. C’est en soignant, que je peux être contaminée et peut-être en mourir. Et c’est en soignant que je peux à mon tour contaminer l’autre et provoquer sa mort. Cette prise de conscience, vertigineuse, me conduit à réviser mes priorités. Ce temps de la crise, que nous avions tous imaginé court, est un temps qui s’installe. Une crise qui s’étire dans le temps, est-ce toujours une crise ? Nous avons intégré des règles d’hygiène drastiques, un contrôle dans la distance aux autres, une méfiance vis-à-vis de l’inconnu. Certains se sont transformés en « gendarmes » du masque ou de l’hygiène des mains, d’autres sont des champions de la transgression. Nous nous sommes adaptés, avons imaginé, avons fait notre métier. Nous avons eu peur, nous nous sommes sentis fiers d’être présents, humbles devant la mort. Mais aussi épuisés, ballottés face à des décisions incompréhensibles, illogiques. Nous avons tenu bon. Et toujours les mots de Camus qui m’accompagnent : « d’un atelier voisin montait le sifflement répété d’une scie mécanique. Rieux se secoua. Là était la certitude, dans le travail de tous les jours. Le reste tenait à des fils et à des mouvements insignifiants, on ne pouvait s’y arrêter. L’essentiel était de bien faire son métier.