On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

lundi 11 juillet 2022

Site photographie

Paradoxalement, c'est en travaillant, dans le cadre d'un prochain ouvrage, sur l'expérience de la cécité qu'a surgi, les mois derniers, un intérêt sérieux pour la photographie et plus généralement pour les arts picturaux. Ce n'est pas seulement que quiconque devient aveugle compense cette perte terrible par le développement d'autres facultés cognitives. Ce qu'il développe surtout, c'est une attention aiguë au monde, plus grande que celle du voyant ordinaire à qui, exception faite de l'artiste et du poete, le monde est donné, mais qu'il ne voit pas ou si peu. La photographie, tout comme la peinture et la poésie, s'efforcent de retrouver cette expérience de la présence au monde que, nous autres voyants, avons perdue autant par négligence et indifférence que par la place qu'occupent dans nos societes les abstractions réifiantes.

michelterestchenko.com

samedi 2 avril 2022

« Ces choses qui ne se font pas » Le relativisme inconséquent de Philippe Descola, qui est aussi le nôtre.

En prouvant qu'il n'y a pas un seul principe de justice
qui n'ait été désavoué en un temps et en un lieu donné,
on n'a pas encore démontré que tel désaveu ait été justifié et déraisonnable
.
Léo Strauss, Droit naturel et histoire

Dans La composition des mondes1, Philippe Descola fait le récit de plusieurs situations particulièrement embarrassantes dans lesquelles lui-même et son épouse se sont trouvés lors de leur séjour parmi les Achuar et qui ont mis à mal ce qu'il appelle modestement leurs « habitudes mentales ». Bien que ces épisodes soient insérés dans une expérience marquée par le désir de partager le mode de vie de ces Indiens d'Amazonie et de comprendre la singularité de leur « culture » - une expérience de terrain de trois années qui l'affecta au point que toute son œuvre ultérieure s'inscrit dans cette expérience originaire – ces épisodes n'ont rien d'anecdotique : hautement significatifs, ils révèlent les limites que rencontre inévitablement la conception relativiste, positiviste, des normes, propre aux sciences sociales et à l'anthropologie en particulier que Descola partageait très largement.

Une subjectivité à l'oeuvre

Le travail d'analyse et de compréhension de l'ethnologue n'exige nullement une indifférence à l'endroit de la société étudiée, comparable à celle de l'entomologiste qui observe les insectes à la loupe, et certainement le jeune Descola était-il éloigné de cette conception étriquée et inexacte de l'observation scientifique où il s'agirait en permanence de se tenir à distance de son objet. Comparable à l'apprentissage de l'enfant qui se familiarise avec le monde dans lequel il est né, l'ethnologue s'efforce de développer au plus vite des compétences – en particulier linguistiques – qui le rendront apte à devenir un « acteur compétent » de la société dans laquelle il a choisi de vivre à un moment donné de son existence, et cette insertion demande un effort, fait de sympathie, qui sera loin de le laisser indemne.
Cette implication personnelle est, on l'oublie trop souvent, une des conditions premières de la connaissance dans son objectivité même. Et ce n'est pas une affaire de théorie seulement : ce même chercheur sera spontanément conduit à défendre politiquement ces minorités ethniques lorsque leurs intérêts se trouvent gravement lésés par « l'impérialisme des grandes puissances et le colonialisme interne. » En retour, un des effets les plus durables de cette expérience est qu'elle développe à l'endroit de la société dont on provient une attitude critique qui porte l'empreinte de certaines valeurs « que l'on est venu à estimer lorsque l'on est sur le terrain. » C'est ici toute une subjectivité qui se trouve emportée et comme engagée par un mouvement d'ouverture à l'autre, non seulement du fait de son désir de connaissance, mais également en raison des obligations morales auxquelles cette ouverture conduit dans certaines circonstances. À la faveur de cette expérience, tout à fois intellectuelle, morale et existentielle, l'on en vient donc à se voir soi-même, et tout notre système de croyances et de pratiques, avec un sens aigü de la relativité et un esprit critique accru. « Il est évident que lorsqu'on a traversé une expérience comme celle que nous avons connue chez les Achuar on en revient marqué à vie », reconnaît Philippe Descola. « Et même si une identification complète est impossible – on ne devient jamais complètement autochtone, quel que soit le temps passé dans une communauté de ce type – cela vous affecte très profondément. »2 Cette valorisation de l'altérité ne saurait cependant être poussée jusqu'à ses conséquences les plus extrêmes. Il est des cas, en effet, où nos valeurs et nos principes moraux résistent aux révisions morales que la fréquentation aimable et familière de ces ethnies, si étrangères et éloignées des nôtres, engendre.

Un aveu d'impuissance

Philippe Descola relate ainsi deux situations particulièrement troublantes auxquelles il fut confronté lors de son séjour parmi les Achuar. La première – l'ordre de présentation est ici inversé pour la clarté de l'argumentation – relate les actions de vendetta auxquelles, une fois inséré dans l'une des factions en conflit, il lui fut demandé de participer et qui recommandaient l'usage du fusil qu'il avait apporté, une arme à feu réservée par lui à la chasse. Le refus qu'il opposa à cette demande risquait, cependant, de ruiner la confiance qu'il avait établie avec les membres de la communauté, de l'en exclure et de compromettre son travail de terrain. Il fallait à ce refus une raison qui soit acceptable pour les Achuar. « J'ai donc été obligé d'inventer des histoires plausibles sur le plan local » :

Je savais que lorsqu'un fusil a tué un homme, il est chargé d'une puissance négative qui le rend inutilisable, et j'ai donc brodé là-dessus en expliquant que c'était un fusil qui m'avait été donné par mon beau- père – ce qui était vrai d'ailleurs – et qu'il m'avait fait jurer de ne jamais m'en servir pour tuer quelqu'un, faute de quoi le fusil pourrait se venger sur lui en l'ensorcelant.3

Ce bricolage était une manière stratégique habile de sortir de ce que Descola nomme lui-même un « mauvais pas », en tournant en sa faveur le système symbolique des Achuar sans qu'il soit conduit à le remettre en cause. Dans le deuxième cas, il lui fut impossible cependant d'avoir recours à une solution aussi accommodante. Car là, il fut directement confronté, avec son épouse, à la violence que les hommes exercaient à l'endroit des femmes. Bien que cette violence apparut manifestement choquante à nos deux ethnologues et contraire à leurs principes et valeurs, toute l'affaire était, de nouveau, de « réagir de façon acceptable ». La première marque de leur désapprobation consista à soigner les femmes ainsi brutalisées, la seconde à dire aux hommes que « c'était des choses qui ne se faisaient pas » Une condamnation que les Achuar interprétèrent immédiatement comme l'expression du discours moral des missionnaires évangélistes qu'ils avaient été amenés à cotoyer.dans le passé. Le jeune Philippe Descola n'avait évidemment nullement l'intention d'être identifié à un missionnaire prosélyte, chargé de ramener au Christ ces âmes égarées par l'ignorance et le poids du péché et de faire leur salut. Le « ce sont là des choses qui ne se font pas » n'était pas tiré de l'enseignement des Ecritures et n'était nullement déduit de l'obéissance aux règles morales de la foi chrétienne.
Pour le dire en bref, la condamnation de la violence faite aux femmes était implicitement déduite de tout un ensemble de principes au cœur de notre tradition humaniste occidentale, le principe de dignité autant que le principe d'égal respect des êtres humains. Mais cela Descola et son épouse pouvaient-ils le faire entendre sans que ce jugement soit immédiatement compris comme véhiculant un point de vue partisan ? Lui-même prit grand soin de « ne pas sembler tenir le même discours que les missionnaires », et il était d'autant moins disposé à tenir ce discours que« chez nous », leur expliqua-t-il, tout le monde ne partage pas leurs conceptions, par exemple sur l'origine du monde. Mais alors, lui firent-ils valoir, puisque « chez vous » le monde est divisé sur les conceptions à tenir en matière de religion et de morale, d'où vient que lui-même s'autorise à juger leurs agissements envers les femmes comme « des choses qui ne se font pas » ? De l'aveu même de Philippe Descola, il avait atteint là « une des limites de l'observation participative ».
Ce qui est remarquable dans ce récit, c'est que le relativisme auquel adhérait le jeune Descola lui fut en quelque sorte renvoyé à la figure par ses nouveaux amis, mais comme amplifié. Les Achuar lui rétorquaient, on l'imagine plaisamment : « Si je pense que les missionnaires n'ont pas raison en tout, pourquoi parler comme eux dès qu'il s'agit du traitement des femmes ? » et face à cette exigence d'être conséquent dans toutes les implications de son relativisme, Descola se trouvait réduit au silence, justement parce qu'il n'était pas un relativiste conséquent, logiquement conduit à accepter la violence faite aux femmes comme une pratique sociale s'insérant dans un réseau de significations, comparable au cannibalisme.

Eloge du contexte

Lorsque, dans l'ouvrage, Descola aborde ce qu'il convient de penser de cette pratique, il retrouve aussitôt le point de vue, j'allais dire le réflexe, relativiste et contextualisant propre à l'anthropologie. La contextualisation, courante dans les monographies ethnologiques et historiques, est, explique-t-il :

« […] l'art de rendre compréhensible et parfois moralement admissible, une pratique en l'insérant à l'intérieur d'un ensemble plus général où elle prend sens. Si l'on prend l'exemple du cannibalisme, on comprend bien que si on le détache de tout son support rituel et symbolique, manger son semblable peut paraître une pratique abominable. Mais lorsqu'on replace le cannibalisme à l'intérieur du contexte qui lui est associé, cela permet de dissiper son caractère apparemment scandaleux et de s'intéresser à ce que les gens qui s'y livrent pensent réaliser par cette opération, en relation avec leurs conceptions de l'identiti, du cycle vital, de l'eschatologie, des substances corporelles, etc. »4

Pourquoi cette différence de traitement entre, d'une part, le cannibalisme, qu'il convient de ramener à son « contexte » et, d'autre part, la violence faite aux femmes laquelle est une chose « qui ne se fait pas », suscitant une réprobation morale invincible à toute contextualisation ? Pourquoi le jugement moral est-il déplacé dans un cas – ce qui apparaît comme une « pratique abomidable » devient « moralement admissible », dès lors qu'elle est insérée dans un ensemble de rites et de symboles – mais non dans l'autre ? Serait-ce qu'il manquait à la brutalité masculine ce support « culturel » qui l'aurait rendue acceptable ? Ce n'est pas ce défaut qui explique la réaction de Philippe Descola et de son épouse, mais la conviction qu'il est, entre les êtres humains, « des choses qui ne se font pas » - ce dont ils ne pouvaient, néanmoins, convaincre leurs nouveaux amis. D'où venait cette impuisssance, sinon de l'impossibilité d'engager une discussion rationnelle présentant des arguments que les Achuar étaient d'autant moins disposés à accepter que ces raisons exprimaient le point de vue de gens incapables de partager des croyances communes sur les sujets qu'eux-mêmes jugeaient les plus importants. Divisés sur la croyance à la création de l'univers ou le destin de l'âme après la mort, comment donc pouvaient-ils venir leur faire la leçon ?
Naturellement ce constat, empiriquement irréfutable, ne constituait nullement une objection pertinente : la condamnation de la violence faite aux femmes ne repose pas sur des faits, mais sur des principes. Et s'il en est ainsi pourquoi le cannibalisme échapperait-il à ce jugement ? La contextualisation n'annule pas l'autorité des principes. Et si les principes résistent à semblable relativisation, c'est qu'ils s'enracinent dans la nature des choses, « ces choses qui ne se font pas », et non dans des conventions et des coutumes formant un ensemble intégré de normes et de pratiques sociales. Reconnaître et dénoncer qu'il y a des « choses qui ne se font pas », cela n'est possible que si nous admettons l'existence de principes du bien et du mal, du juste et de l'injuste, qui sont inscrits dans la nature même des chose, que nous pouvons connaître par l'usage de la raison, et qui s'appliquent, de façon contraignante, tout autant à nous qu'aux Achuar, et cela vaut pour la violence faite aux femmes aussi bien que pour le cannibalisme ou encore la pratique meurtrière de la vendetta.
C'est donc à plus d'un titre que le relativisme de Philippe Descola est traversé de contradictions, sans que l'on sache au juste pour quelles raisons certaines pratiques sont jugées par lui moralement choquantes et contraires à ce qui, entre les êtres humains, doit se faire, alors que d'autres, non moins moralement inadmissibles, échappent à cette condamnation. Au reste, Philippe Descola n'explique nullement les raisons pour lesquelles les violences dont les femmes sont victimes dans la société Achuar étaient répréhensibles, non seulement à ses yeux, mais en soi.

Nous sommes des relativistes inconséquents

Une telle condamnation aurait été parfaitement compréhensible dans le cadre de la doctrine rationaliste classique du droit naturel, dont le trait premier, ainsi que le rappelle Léo Strauss5, est de refuser radicalement la contextualisation des pratiques et la relativisation des jugements de valeurs qui en résulte. Mais Descola, pas plus que nous autres modernes, n'était disposé à accepter les présupposés philosophiques de la doctrine du droit naturel : l'existence d'une faculté (la raison) dont l'exercice exige de chacun qu'il s'extraie des déterminations « culturelles » propres aux êtres socialement et historiquement situés que nous sommes, et qui nous conduit à nous rencontrer dans ce lieu – la raison ouvre un espace - où se donne à voir et à connaître des principes sur lesquels se rassemble notre humanité commune. De là vient leur universalité ; une universalité qui n'est pas contextualisable et qui ne peut être connue et mise en œuvre, dans toutes ses conséquences normatives et institutionnelles, que si les hommes sortent de leur milieu pour retrouver leur place. Allégoriquement, cette montée, cette anabase platonicienne, nous conduit à sortir de la caverne, où règne la multiplicité et la contextualisation, pour nous rencontrer dans le ciel des Idées où « il y a des choses qui ne se font pas ». La contradiction de Descola et elle est la nôtre, c'est que nous tenons tout autant à défendre la pluralité – la multiplicité des formes humaines et culturelles de vie, également respectables – et l'unité – l'existence de principes universels, transcendants cette même pluralité en raison de l'unique dignité de notre humanité commune. Nous sommes à la fois, et tout à tour, selon les circonstances, disciples de Claude Lévi-Strauss et de Platon. Et si nous sommes, nous autres modernes, à la différence de Platon et de Léo Strauss, des relativistes inconséquents, cela tient au fait que dans le ciel des Idées ne règne pas l'harmonie mais la contradiction entre des attachements et des principes qui méritent à nos yeux d'être également respectés, mais qui s'excluent et se contredisent l'un l'autre.
Une des avancées de l'anthropologie moderne est d'avoir radicalement rejeté la vision hiérarchique des sociétés humaines qui place au plus bas degré leurs formes sauvages, infantiles et primitives, et au sommet le développement des capacités rationnelles supérieures qui distingue la civilisation occidentale et lui donne tous les droits. Nous tenons à la reconnaissance de la pluralité des sociétés humaines et nous ne les hiérarchisons pas plus que nous ne hiérarchisons les plus belles créations du génie humain : malgré l'antériorité des temps, la pyramide de Keops n'est en rien inférieure au Parthénon, lequel n'est pas non plus inférieur à la cathédrale de Paris, chacune ayant une perfection unique et incomparable qui se retrouve dans toutes les œuvres du grand art humain. La pluralité des sociétés humaines et de leurs formes de vie est perçue comme une richesse précieuse, la négation de cette valeur conduisant aux pires crimes de l'impérialisme et de la colonisation, et leur disparition comme une perte irréparable. Nous tenons à ce principe d'égal respect envers ce qu'on appelle les « cultures ». Mais nous tenons également, bien qu'ils soient plus difficiles à fonder, aux droits humains qui sont apparus en Europe au XVIIIe siècle ; nous croyons à leur pouvoir de transformation des sociétés humaines, ouvrant à une dynamique progressiste de l'histoire et nous ne sommes pas disposé à tirer toutes les conséquences d'une conception relativiste, purement positiviste, des normes qui conduirait à renoncer à leur portée universelle. À cela nous tenons également, et c'est pourquoi nous sommes autorisés à dire de certaines pratiques sociales, tels l'excision, le cannibalisme ou la violence faite aux femmes, mais cela vaut également pour le colonialisme, que « ce sont des choses qui ne se font pas », et s'il en est ainsi, c'est que ces « choses » portent atteinte à la dignité humaine. Le problème, c'est que ces croyances auxquelles nous sommes également attachées sont, une fois érigées en système logique et cohérent, incompatibles entre elles. Désireux de tenir les deux bouts de la chaîne, nous refusons de trancher entre les termes de l'alternative et d'adopter une position unique qui excluerait l'autre. Nous tenons à être les deux en même temps, tout à la fois et tout à tour, pluraliste et universaliste : « « pluriversaliste ». De là vient que nous soyons, et je ne vois pas ce qu'on peut être de mieux, ou bien des relativistes inconséquents ou bien, ce qui revient au même et qui n'est pas moins inconséquent, des universalistes tolérants.
Cette inconséquence inévitable est le résultat de l'attachement premier que nous portons au principe des principes, le respect de l'égale dignité des êtres humains, qu'on ne saurait ramener à être une production du milieu (historique et social) pour la raison fondamentale que c'est lui, au contraire, qui fixe le cadre au milieu, afin que soient institués nos droits et nos libertés. Notre relativisme s'arrête là. Pour cette raison, nous condamnerons « ces choses qui ne se font pas » tout en affirmant chérir pour elle-même la pluralité des sociétés humaines et nous bricolerons des transactions morales, ici intransigeantes là tolérantes et ouvertes à la discussion, qui nous feront tenir ensemble des croyances qui, érigées en système dogmatique, s'opposent entre elles. Nos fois sont multiples, parfois incompatibles entre elles. Peut-il en être autrement ? Nous faisons de notre mieux dans ce monde moral et spirituel de l'harmonie perdue. <

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1. La composition des mondes, Entretiens avec Pierre Charbonnier, coll. Champs Essais, Flammarion, 2017.
2. Id., p. 178.
3. Id., p. 168.
4. Id., p. 190.

mercredi 16 mars 2022

Le soldat nu ou la dépolitisation du monde.

Ce ne sont pas les citoyens des Etats qui déclenchent la guerre, mais les Etats et leurs gouvernants et si ces mêmes citoyens, généralement des hommes, s'affrontent ensuite à mort sur le théâtre des opérations, c'est que une fois revêtus de l'uniforme et intégrés dans un corps d'armée où ils devront obéir aux ordres de la hiérarchie, se réalise une sorte de transubstantiation négative où l'individu, dépouillé de sa singularité unique et du sens de l'humanité commune, est politiquement transformé en un « soldat » dont la tâche est de combattre et de détruire « l'ennemi ». S'il convient de placer ces mots entre guillemets, c'est qu'ils ne désignent plus les êtres humains et leurs relations que sous la forme atrophiée de pures et simples abstractions. Le combattant est désormais réduit à cette identité factice, quoique cette réduction soit rarement assez entière pour le conduire à s'engager et à combattre de tout son être ; quant à l'ennemi, il n'y aura pas grande difficulté à le déshumaniser, à le réifier, voire à l'animaliser et ce sera ou bien un « sale Boche », « un Jaune », « un cafard », tout ce qu'on voudra, les mots ne manquent pas à la propagande officielle pour conduire les hommes à se massacrer et à s'exterminer les uns les autres sans états d'âme. Tout cela appartient, on le sait trop hélas, au monde de la guerre, à sa rhétorique bestialisante, à sa raison meurtrière. Mais que se passe-t-il si, effaçant la figure abstraite de l'ennemi, de la cible à abattre, réapparait soudain la réalité de l'homme dans son humanité, sa fragilité et sa vulnérabilité ? Telle est l'expérience que fit Georges Orwell pendant la Guerre d'Espagne où il s'était engagé pour lutter contre le fascisme, et dont le récit se rapporte à de nombreuses expériences semblables1 :

À cet instant, un homme qui devait probablement porter un message à un officier jaillit de la tranchée et se mit à courir, complètement exposé, sur le sommet du parapet. Il était à moitié nu (half dressed) et, tout en courant, retenait son pantalon avec ses mains. Je m'abstins de tirer sur lui. Il faut dire que je suis un assez piètre tireur, guère capable de toucher un homme en pleine course à cent mètres de distance […] Reste que ce si je n'ai pas tiré, c'est en partie à cause de ce petit détail de pantalon. J'étais venu ici pour tirer sur des « fascistes », mais un homme qui retient son pantalon n'est pas un « fasciste », c'est manifestement quelqu'un de votre espèce, un semblable, sur lequel vous n'avez pas envie de tirer (and you don't fell like shooting at him).

La retenue dont Orwell fit preuve en cette occasion ne résulte pas de l'obéissance à un devoir moral ou à un commandement religieux qui se serait imposé dans sa majesté impérieuse et implacable. Ni la morale ni la religion ne permettent de rendre compte de ce qu'il éprouva lorsque apparut soudain dans son viseur ce soldat courant demi-nu sur le parapet, tenant à deux mains son pantalon. Toute la formidable entreprise mentale et idéologique qui avait placé sur l'ennemi l'étiquette générique de « fasciste » - et les guillemets indiquent très précisément cet étiquettage déshumanisant – s'était à l'instant même effondrée pour ne plus laisser place qu'à la vision d'un pauvre petit gars, surpris dans le comique et le dérisoire d'une condition commune, « manifestement quelqu'un de votre espèce, un semblable ». Ce n'est pas un interdit qui retint le doigt d'Orwell d'appuyer sur la gachette, rien de plus que la conscience que, dans cette situation-là et face à cet homme-là « vous n'avez juste pas envie de tirer ». Ce qui est bien peu au regard des obligations fortes de la conscience morale, mais suffisant, et c'est assez et c'est immense, pour arrêter l'entreprise meurtrière qu'autorise la guerre. Ce qui rend celle-ci possible, la condition de son déploiement, cesserait aussitôt si à chaque fois disparaissait la figure abstraite de l'ennemi, la cible à abattre, pour laisser place ce qu'il est réellement et que nous sommes tous : métaphoriquement, des êtres à demi-nus retenant des deux mains notre pantalon de tomber.
Si nous devions réunir en un seul trait le travail de « dépolitisation du monde » qui constitue selon Stefan Zweig, la tâche de l'artiste et auquel son profond pacifisme le conviait2, il tiendrait à soi seul dans ce petit détail du pantalon. Dépolitiser le monde, c'est échapper à l'enfermement politique auquel nous condamnent les Etats-nations, avec leurs frontières, leurs identités qui intègrent autant qu'elles excluent, et voir en tout homme ce semblable qu'il est, un pauvre petit gars, saisi à demi-nu dans son humanité fragile et vulnérable, que l'on ne peut ni viser ni tuer, non parce que cela est interdit – en cas de guerre, abattre l'ennemi est tout au contraire un devoir – mais parce qu'on en a tout simplement « pas envie », qu'on ne se sent pas de le faire. Le petit détail du pantalon que rapporte George Orwell est plus qu'une anecdote : présent à l'esprit, il suffirait à constituer, à soi seul, un coup d'arrêt à l'effroyable entreprise politique de destruction qu'est la guerre. Seulement voilà, l'emportent généralement l'étiquette qui fera de l'homme une cible, l'uniforme avec son arsenal d'armes de combat et le doigt sur la couture du pantalon, non pas abaissé, mais dressé sur les jambes d'un corps droit comme un I.

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1. Voir Michael Walzer, Guerres justes et injustes, chap. 9, trad.Simone Chambon et Anne Wicke, Folio, Gallimard, 2006.
2. L'expression « dépolitisation du monde », se trouve dans le chapitre intitulé « En quoi l'art et la science peuvent-ils contribuer à rapprocher de nouveau les peuples », in Ecrits littéraires, d'Homère à Tolstoï, trad. Brigitte Cain-Hérudent, Albin Michel, 2021, p.234.

lundi 14 mars 2022

La guerre d'Ukraine ou le retour des démons du passé.

Un des aspects les plus tragiques de cette agression, c'est qu'elle marque, à contre-courant de l'histoire, une résurgence du passé dans un monde confronté à des défis – et le plus urgent de tous est l'urgence climatique – qui exige des formes (morales, juridiques, politiques) d'inventivité et de résolution totalement nouvelles. Manifestement passéiste et anachronique est le projet de restaurer la grandeur, largement imaginaire, de la Russie impériale, comme une vengeance abolissant par la violence les affronts et les humiliations subies dans l'histoire récente. Face à ces troupes qui saccagent les villes et sèment la mort sur leur passage, nous pouvons bel et bien dire : Ah nous en sommes donc encore là ! Rien de nouveau alors sous le soleil ! répétant l'ancienne formule de la sagesse de Salomon : Vanité des vanités ! Bien que nous ayions affaire à une effraction dans le présent qui dépasse toute conjecture, nous pouvons néanmoins penser cette entreprise meurtrière à partir de schèmes intellectuels constitués et qui remontent à Thucydide, à Machiavel ou à Hobbes ; de même sommes-nous autorisés à juger et à condamner cette agression selon des catégories morales et juridiques qui sont entrées depuis longtemps dans nos traités et dans nos documents juridiques. Le réalisme politique dira ce que ces luttes pour la souveraineté et la domination sont consubtantielles aux Etats-nations, et que la morale s'épuise en vain à dénoncer l'absence de conscience et de restriction dont ils font preuve lorsqu'ils ont recours à la guerre et qu'ils le peuvent. Seulement voilà, les défis existentiels auxquels sont confrontés les hommes et les femmes d'aujour'hui, et plus encore les générations futures, adressent leur urgence à la communauté humaine, bien au-delà de ses constructions étatiques et des logiques de puissance auxquelles celles-ci ne cessent pas et n'ont jamais cessé d'obéir.
Le peuple d'Ukraine, et c'est atroce et insupportable, est sacrifié sur l'autel de rationalités – gardons-nous d'y voir un geste de folie - qui résurgissent comme les démons politiques du passé, nous détournant des mesures révolutionnaires qui devraient être prises dans le cadre d'un état d'urgence écologique mondial. Nous habitons un monde commun dont les conditions de vie sont menacées et détruites d'une manière qui est partiellement déjà irréversible. Ce n'est pas le moindre des crimes de l'agresseur que de détourner notre attention de cette réalité, au nom d'une vision d'ores et déjà obsolète de l'histoire humaine . Il faut pourtant lier les deux : les conditions sociales et politiques de socialité, de justice et de paix communes ne sauraient être séparées des conditions eco-systémiques d'habitabilité de la Terre. Si l'on ne peut encore tout à fait se débarrasser des Etats-nations avec leurs frontières et leur logique de puissance, le nouveau cadre, et qui impose de nouvelles institutions, est celui de la communauté humaine globale, unie et pacifiée (non sans conflit) dans la quête de justice et la préservation de son habitat.

jeudi 10 mars 2022

Brèves réflexions sur la guerre et la morale

Il n'est pas de belligérant qui ne prétende que la guerre qu'il mène ne soit juste, et les raisons données ne relèveront jamais publiquement du seul désir de conquête ou de possession. Nous n'en sommes plus au temps de Thucydide où les généraux athéniens pouvaient déclarer, sans embarras, que les hommes "veulent partour soumettre les autres hommes chaque fois qu'ils en ont le pouvoir" et qu'il n'y a rien à condamner dans cette nécessité de nature qui pousse à massacrer les hommes et à réduire en esclavage les femmes et les enfants. L'exigence de justification, serait-elle d'une malhonnêteté insigne, répandant les mensonges les plus grossiers – l'intervention de la Russie est une « opération militaire spéciale » visant à libérer les ukrainiens du génocide que pratique à leur encontre un pouvoir central nazifié – atteste paradoxalement que la morale n'a pas entièrement été effacée. Qu'elle soit instrumentalisée et rien de plus qu'un moyen de propagande en vu d'obtenir le consentement et la loyauté des citoyens, de susciter le dévouement jusqu'au sacrifice des soldats, ne nous fait pas sortir de son économie. Cet hommage que le vice rend à la vertu ne saurait être compris simplement comme une stratégie cynique, ce qu'elle est pourtant. Il ne s'agit pas de rêver, mais de voir plus au fond.
Le réalisme dans les relations internationales soutient qu'il n'existe entre les Etats que des rapports de force, des luttes, commandées par les seules considérations d'intérêts, pour la souveraineté et la domination et qu'en cas de guerre, l'annihilation totale de l'ennemi justifie, dans le silence de la loi (inter arma silent leges), le recours à tous les moyens efficaces. "La guerre, écrit Clausewitz, est un acte de violence qui théoriquement n'a pas de limite". Mais on aura beau soutenir que les restrictions morales ont désormais été levées – et tel est, en effet, le propre de la guerre de lever l'interdit premier « Tu ne tueras point » - reste logée au cœur de la guerre, de sa violence et de ses atrocités, une première exigence justificatrice, non seulement d'avoir des raisons, mais d'avoir raison, d'être dans son bon droit. Or il y a loin d'une justification à l'autre. On peut avoir des raisons de préférer son cheval à son cocher, écrit Malebranche, mais cela est contre la Raison. Avoir raison, en l'occurrence, ne signifie pas formuler des propositions exactes ou vérifiées correspondant à la réalité des faits – la science s'en charge – mais, pour les gouvernants, agir comme il convient, selon ce que requièrent les circonstances. Or cette argumentation politique reste de bout en bout de nature morale, quoiqu'elle soit différente – Machiavel a été le grand penseur de cette distinction - de la morale ordinaire. Elle ne porte pas sur le vrai mais sur le juste ou le bien. De là vient que la justification de la guerre ouvrira à une mise en cause, éventuellement pénale, de la responsabilité de ceux qui la conduisent et des actes qu'ils ordonnent ou commettent lorsque ceux-ci échappent à la controverse où "l'un appelle cruauté ce qu'un autre nomme justice", selon le mot de Hobbes.
La guerre fait voler en éclats les principes de la morale commune, mais la nécessité dont elle se réclame sert encore de justification à ces violations qui devront, malgré tout, rester proportionnées. Cette présence de la morale, et elle est fondatrice, a toutes sortes de conséquences juridiques, dès lors qu'elle conduit à formuler les principes qui commandent au droit à la guerre (jus ad bellum) et au droit dans la guerre (jus in bello). "La guerre est toujours jugée deux fois, écrit Michael Walzer, tout d'abord en considérant les raisons qu'ont les Etats de faire la guerre, ensuite en considérant les moyens qu'ils adoptent" et ces deux jugements ont en commun d'interroger la nature morale de la guerre. Paradoxalement, c'est dans cette condition même où les principes de la morale semblent ne plus encadrer et régler les actions humaines, où l'idéologie belliciste ouvre parfois la porte au pire, que se montre et se manifeste la primauté de la norme sur la force. La nécessité de justifier le recours à la guerre, l'existence de lois qui encadrent son exercice, ne font pas de la guerre une pratique morale, mais elle reste de bout en bout exposée à un jugement de cette nature. Ainsi les principes du droit international humanitaire définissent-ils des limites et fixent-ils un cadre éthique qui serait-il violé conduira à l'imputation de crime de guerre ou de crime contre l'humanité. Entre l'acceptable et l'inacceptable, la violence inévitable et l'effraction d'une brutalité totale, la différence est parfois assez claire pour que nourrissant nos indignations légitimes et armant la résistance contre l'agresseur, on sache où est le bien et où est le mal. S'il y a des guerres justes et des guerres injustes - et, redisons-le, aucune guerre ne prétend être injuste - alors, ultimement, ce n'est pas l'impunité qui l'emporte, le "droit" du plus fort et la licence du Tout est permis, mais, en dépit de leurs inévitables instrumentalisations, la limitation du Juste et l'autorité du Bien.

mardi 8 mars 2022

Ukraine, le retour à l'état de nature ?

On se sera souvent mépris sur le sens que Hobbes donne dans le Léviathan à cet état de guerre qui est le propre de la relation entre les hommes lorsqu'ils ne sont pas tenus en respect par le gant de fer d'un pouvoir commun. Si la conflictualité est naturellement engendrée par l'égalité des revendications à la possession des biens et à la reconnaissance, toute l'affaire est de la faire diminuer en intensité afin que chacun se trouve ultimement mis à l'abri du risque d'être tué et que la sécurité de sa vie soit garantie. Au cœur même de l'état de nature est à l'oeuvre une loi rationnelle, trop souvent oubliée, qui vise à la modération des appétits et à la pacification des relations. L'état de nature, en effet, est travaillé de l'intérieur par une dynamique (une loi de nature) qui vise à établir entre les hommes les conditions sociales d'un état de paix où chacun puisse vaquer tranquillement à ses propres affaires. Or ces modalités de la pacification et de la modération reposent seulement sur le libre engagement des partenaires à tenir leur promesse de respecter les conventions et les règles communes de socialité, autrement dit sur leur bonne volonté. Reste toujours possible que surgisse un homme qui ne respecte pas ces engagements et fasse usage, pour le plaisir qu'il en retire ou pour toute autre raison, d'une violence brutale que rien, ni sa conscience ni personne, ne limitera. L'état de nature n'est pas une condition de l'humanité où la guerre est permanente, mais un état où elle est toujours possible et donc toujours à craindre. L'état de nature connaîtra peut-être de longues périodes de confiance réciproque et de paix, mais celles-ci ne suffiront pas à établir les conditions d'un véritable état de paix. On connaît la solution de Hobbes : celles-ci ne seront établies et surtout garanties que lorsque les hommes auront contractuellement institué entre eux un tiers – une instance politique souveraine - autorisé à exercer sur eux et en leur nom une coercition absolue. « La nature de la guerre ne consiste pas dans un combat effectif, mais dans une disposition avérée, allant dans ce sens, aussi longtemps qu'il n'y a pas d'assurance du contraire. Tout autre temps se nomme paix, » (XIII, 30). Seule l'institution politique du souverain, quelle que soit la nature du régime, apporte cette assurance et cette garantie.
Ces éléments brièvement rappelés constituent la matrice d'une pensée qui est au cœur de notre conception moderne de l'Etat, de la souveraineté qu'il exerce et de la légitimité du pouvoir, laquelle, tirée de la volonté des individus, est une autorisation à user légalement de la contrainte et de la coercition. Qui ne voit que cette matrice, loin de s'appliquer uniquement aux individus, nous permet de comprendre tout à la fois les modalités de pacification établies entre les Etats, en particulier depuis la Seconde Guerre mondiale - l'ONU, la construction européenne - et les limites de ces institutions et de leurs normes lorsque celles-ci montrent leur impuissance face à un Etat désireux d'obéir à sa propre logique de puissance et de domination, n'hésitant pas à recourir à une agression destructrice et meurtrière contre un autre Etat, dans le mépris le plus absolu des principes et des lois du droit international humanitaire. En l'absence d'une autorité supraétatique dotée d'un pouvoir de coercition, de telles effractions étaient toujours possibles et la paix dans laquelle on s'était installée (du moins dans nos territoires) se révèle être ce qu'on avait oublié qu'elle n'avait jamais cessé d'être : un état de guerre.
Il est peu probable, hélas, que l'analogie entre les conduites rationnelles individuelles et les logiques étatiques de domination puisse être conduite à son terme. Car là où les individus acceptent volontairement de renoncer à leur liberté en instituant, par le biais d'un contrat, un tiers doté d'un pouvoir de coercition absolue sur eux, il est impossible, à ce stade de notre histoire, d'imaginer que le désir d'établir un état de paix conduise les Etats à renoncer à leur souveraineté au profit d'un Etat global dont les formes démocratiques restent encore à penser. La leçon de Hobbes est, pourtant, qu'il n'y aurait pas d'autre solution. Et si cette solution est irréalisable ou utopique, alors les dures lois du réalisme politique ne cesseront jamais de faire de l'ordre international un ordre instable, où peuvent toujours surgir et se répéter les cruautés d'un passé qu'on croyait à jamais révolu. Est-ce là pourtant le dernier mot de l'histoire ? Faut-il conclure que l'exigence d'ordre, de justice et de paix est définitivement et à jamais condamnée à l'échec ? Nous y reviendrons bientôt.

mercredi 19 janvier 2022

L'impossible commandement d'aimer.

Ces réflexions ont été rédigées en vue de la conférence sur le Pur Amour, donnée, le 18 janvier 2022, aux étudiants préparant le concours aux écoles supérieures de commerce du Lycée Hoche à Versailles  :

« Tu aimeras ton Dieu de toute ton âme, de tout ton cœur, de tout ton être », le premier commandement des Tables de la Loi s'accompagne inséparablement du deuxième : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », auquel Jésus Christ ajoute le devoir d'aimer nos ennemis, sans quoi qu'est-ce qui distinguerait les fils de Dieu des païens ? Que ce-dernier commandement soit contre nature – comment pourrait-on aimer qui nous veut et nous fait du mal ? - ne lève pas l'absurdité  qui fait de l'amour une obligation.
L'amour est un sentiment – s'agirait-il pour les théologiens d'un effet de la grâce divine - que l'on éprouve de façon indélibérée et qui ne peut être suscité par un mouvement de la volonté. Dès lors, comment pourrrait-il être exigible ? Respecter les commandements divins, fort bien ! Traiter autrui avec respect, cette obligation morale se comprend. En prendre soin, s'il est dans le besoin et dans la détresse, cela s'entend encore. Mais l'aimer, le chérir d'amour tendre, comment cela pourrait-il être exigé ? « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas », la pensée célèbre de Pascal plonge l'affectivité humaine dans une nuit à tout jamais inaccessible aux conclusions claires et lumineuses du raisonnement et de l'argumentation. S'il y a quelque chose de désespérant dans l'injonction « Aime-moi », cela tient au fait que, aussi désireux soit-on de répondre à cette demande éperdue et de « plier la machine » », il est tout bonnement impossible de faire advenir en soi un sentiment que l'on éprouve pas. La sécheresse du cœur ne fera pas davantage naître le sentiment d'amour que l'aridité du désert ne fait tomber l'eau du ciel. Et cette impossibilité n'est pas une faute dont il pourrait nous être fait reproche.
« Tu aimeras, écrit Franz Rosenzweig, – quel paradoxe dans ces mots! Peut-on commander à l’amour ? L’amour n’est-il point destin et saisissement, et s’il est libre, n’est-il pas offrande libre ? Et voilà qu’on le commande? Non, certes, on ne peut commander l’amour; nul tiers ne peut le commander ni l’obtenir par la force. »1
Désireux de donner malgré tout un sens au commandement évangélique d'aimer son prochain, Kant fait une distinction entre l'amour pathologique et l'amour pratique, lequel est une maxime de bienveillance. « Dans ce noyau de toutes les lois, lit-on dans la Critique de la raison pratique, il n’est donc question que de l’amour pratique. Aimer Dieu signifie dans ce sens exécuter volontiers ses commandements; aimer son prochain : remplir volontiers tous ses devoirs envers lui. »2, lesquels me commandent de traiter l'humanité en moi-même et en tout autre comme une fin en soi et non comme un moyen. L'amour pratique du prochain se ramène au devoir d'agir moralement envers autrui par obéissance à l'impératif de la loi. Seulement voilà, et Kant en reconnaît l'évidence, le respect auquel nous sommes contraints n'est pas l'amour. N'avait-il pas montré dans la Fondation de la métaphysique des moeurs que le secours d'autrui est d'autant plus méritoire qu'il est denué de toute incitation émanant du sentiment et de la sensibilité ? L'action d'un philanthrope sera de plus haute valeur morale s'il continue de répandre autour de lui le bien alors même qu'il se trouve dans un état intérieur « d'insensibilité mortelle », que lorsqu'il était spontanément porté à secourir la détresse humaine par sympathie, pitié ou compassion. Pour froide et glaciale que paraisse cette interprétation rationnelle du commandement évangélique, Kant, pourtant, n'innovait pas entièrement.
Confrontés au même problème interpétatif, les théoriciens du Pur Amour avaient distingué au XVIIe siècle l'amour affectif de l'amour effectif. Si le premier ne peut être exigé parce qu'il ne relève pas d'un acte de la volonté mais d'une détermination de la sensibilité et du cœur, il n'en va pas de même de l'amour effectif, autrement appelé « amour d'exécution », lequel désigne les œuvres de l'amour. Tels sont les gestes, ces actions extérieures, libres de tout inclination affective, à quoi conduit le commandement d'aimer lorsque la contrainte du devoir remplace l'impulsion du sentiment et de la spontanéité. De là vient que l'on puisse produire des attestations, manifestes et probantes, de l'amour en l'absence de tout sentiment d'amour. Plus encore, ces actes, ces preuves d'amour tiennent lieu d'amour, non pas parce qu'ils jaillissent d'un même fond affectif, mais, au contraire, parce qu'ils se substituent au sentiment défaillant, et cela sur le mode du "comme si" : « Il est donc dit, écrit Antoine Sirmond dans La défense de la vertu, publié en 1641, que nous aimerions Dieu mais effectivement, opere et veritate, faisant sa volonté comme si (souligné par moi) nous l'aimions affectivement, comme si cet amour sacré brûlait nos cœurs, comme si le motif de la charité nous y portait. »3
Dans ce « comme si », il ne faut pas voir les artifices de l'hypocrisie ou de la tromperie, l'honnêteté commandant de quitter l'être qui n'est plus aimé. Cette leçon moderne fait du sentiment le critère de l'authenticité de l'amour, mais une telle injonction à la sincérité conduit inévitablement à ériger la rupture, la séparation ou le divorce en devoir moral. Ne voit-on pas, cependant, que relations humaines se trouvent ainsi placées sous le joug d'un destin plus impitoyable que le décret arbitraire des dieux : l'inconstance du sentiment sur lequel nulle volonté ne peut rien. La morale du devoir rétablit la liberté humaine au cœur d'un commandement dont l'exécution se fait dans la lumière de l'acte, sans plus dépendre des obscures et involontaires intermittences du coeur. Agir « comme si » n'est pas un faux-semblant, c'est attester d'une liberté qui s'affirme lorsque, dans la froideur du cœur, se donne tout ce que nous pouvons donner et qui, en l'absence d'amour, est encore et bel et bien une preuve d'amour.

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1. Franz Rosenzweig, L’étoile de la rédemption, trad. A. Derczanski et J.-L. Schlegel, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2003, p. 210.
2. V, 83. Cité par Florence Salvetti, "Une relecture critique du commandement d'amour évangélique", Institut Catholique de Paris, « Transversalités » 2013/2 N° 126, pages 81 à 93.
3. Voir notre Amour et désespoir, Le Seuil, 2000, p. 94.