On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

jeudi 25 mars 2010

Amartya Sen, Martha Nussbaum et l'idée de justice

Les deux ouvrages importants publiés, à peu d'années de distance, l'un par Martha Nussbaum, Frontiers of Justice, l'autre, plus récemment, par Amartya Sen, L'idée de justice, méritent à juste titre d'être lus ensemble. Bien des aspects théoriques leur sont communs, et tout d'abord la critique de la doctrine de John Rawls (à la mémoire duquel chacun a dédié son ouvrage). Une critique fort bienveillante au demeurant et qui reconnaît l'importance considérable de cette oeuvre dans la refonte de la philosophie politique depuis une quarantaine d'années. De fait, en comparaison de la Théorie de la justice et de l'imposante architecture édifiée par Rawls, ces deux récentes contributions à un débat, déjà fort riche, sont loin d'avoir l'ampleur et l'ambition d'un travail proprement fondateur. Et ce n'est pas certainement pas faire injustice à nos deux auteurs que de reconnaître la distance qui sépare l'invention d'une perspective nouvelle des commentaires et critiques qu'elle suscite en raison même de sa richesse et de sa fécondité.

Réalisations effectives plutôt que dispositifs institutionnels

Il ne serait guère difficile de faire un tableau en deux colonnes de l'ouvrage de Sen. L'une exposerait les points nodaux de la doctrine rawlsienne de la justice, l'autre les arguments critiques de l'auteur. Une structure binaire, qui n'exclut pas un entier accord sur certains points fondamentaux - par exemple, l'importance attachée à la notion d'équité-, et qui met à part, d'un côté, ce que Sen appelle « l'institutionnalisme transcendantal » où il s'agit de penser des institutions idéalement justes, et de l'autre une approche comparative qui se concentre non pas sur les dispositifs mais sur les réalisations.
Pour le dire en bref, l'argument premier de Sen tient à dire qu'il n'est pas de réflexion sur la justice qui ne doive tenir compte, de façon primordiale, de la vie réelle que mènent les gens, alors même qu'ils obéissent à des croyances et des conceptions de la bonne vie qui ne sauraient faire l'objet d'aucun consensus universel. La reconnaissance de la pluralité des conceptions du bien, qui justifie chez Rawls la priorité du juste sur le bien, est entièrement partagée par Sen, de même que par Nussbaum. Non parce qu'il s'agit là seulement d'un état de fait avec lequel il faut bien compter, mais parce que la liberté laissée à chacun de mener sa vie comme il l'entend est un bien en soi. Tous deux se réfèrent sur ce point à John Stuart Mill qui, dans De la liberté, formule avec grande clarté ce principe constitutif de la tradition libérale.
Toutefois, envisager la question de la justice d'un point de vue comparatif, la centrer sur les fonctionnements et les réalisations en tant qu'ils se rapportent à des capacités individuelles et collectives qui sont appelés à être garanties et à s'épanouir – ce thème central est commun à Sen et à Nussbaum -, c'est de toute évidence une approche fort différente que de définir les principes de base de la justice sur lesquels se mettraient d'accord les acteurs d'un jeu constitutionnel, placés sous le « voile d'ignorance ». Il y a dans le contractualisme rawlsien comme une rigidité théorique, une sorte de fermeture – parfois taxé de « localisme » - qui est le prix à payer à sa nature organisationnelle et à sa cohérence : une fois les principes de base posés, les applications politiques, constitutionnelles, sociales et économiques en procèdent avec la dignité rassurante d'une déduction logique (du moins au sein de nos sociétés démocratiques libérales). Mais ce faisant, il y a tant de choses dans la vie concrète des êtres humains qui sont laissées de côté et qui pourtant se rapportent à l'idée qu'ils se font de la justice et de l'injustice que la splendeur de la construction finit par laisser sérieusement à désirer. L'approche de Sen se présente comme plus large, plus flexible, plus à distance, pourrait-on dire. Cela se voit à l'importance qu'il attache au point de vue, emprunté à Smith, du « spectateur impartial » - qui peut être d'ici comme d'ailleurs - plutôt qu'à celui de l'acteur rationnel d'une société close (l'Etat-nation) qui joue prudentiellement à se prémunir contre l'hypothèse du pire. Sen défend longuement une conception « ouverte » de l'impartialité distincte du caractère « fermé » qu'il attribue à l'approche rawlsienne. Au reste, faut-il s'en étonner de la part d'un indien, natif d'un petit village du Bengale, qui enseigne depuis des décennies dans une prestigieuse université américaine mais qui n'a pas perdu les liens qu'il entretient avec ses racines ni le souci des plus pauvres et des démunis ?
Les défavorisés chez Sen sont des personnes réelles aux prises avec des situations humaines de famine, de misère et de domination qui n'ont rien d'une pure et simple hypothèse. Il en est de même chez Nussbaum lorsqu'elle voit comme une limite invitant à reformuler une nouvelle approche de la justice le fait que dans le système de Rawls les handicapés physiques et mentaux se trouveraient exclus du contrat initial, tout simplement parce que leur font défaut cette forme de rationalité qui doit être partagée par les acteurs de la vie sociale, celle-ci étant définie comme un système de coopération équitable en vu de l'avantage mutuel. Mais ni Sen ni Nussbaum ne sont prêts à admettre que les individus en société sont mûs par leur intérêt et leur avantage personnel dans l'indifférence aux intérêts d'autrui, ainsi que l'écrit Rawls. Pour tous deux, au contraire, la bienveillance, la responsabilité ou l'engagement sont des motivations premières qui existent bel et bien et dont il n'y a nul lieu de faire l'économie -, et ils ne considèrent pas davantage les handicapés, en particulier mentaux, comme ne pouvant prétendre être des citoyens à part entière. Il y a dans la conception de la justice chez Rawls un fond de pessimisme anthropologique (commun à bien des penseurs classiques du contrat social) que ni l'un ni l'autre ne partagent, bien que ce ne soit pas sur cet aspect de sa pensée qu'ils insistent dans leur critique. Ainsi leurs travaux respectifs ne prennent-ils guère en compte le problème majeur que constitue, selon Rawls, l'existence des sentiments de méfiance, de ressentiment et d'envie qui menacent de ronger « les liens de la civilité » et que la structure de base de la justice comme équité a pour fin de contenir. Les présupposés de l'intégration sociale – le ticket à payer pour être admis à participer au jeu constitutionnel : être capable d'exercer ses facultés intellectuelles et d'agir comme des « personnes libres et rationnelles » – constitue, en particulier selon Martha Nussbaum, une limitation dont le premier effet est d'exclure tous ceux qui sont considérés comme mentalement inaptes ou trop dépendants des autres.

Libertés et capacités

La mutualisation des avantages repose sur un principe de symétrie ou de réciprocité (inhérent à l'idée même de contrat) auquel ne peuvent répondre ceux qui en demandent beaucoup et qui ne peuvent rien rendre en bénéfices équivalents (les personnes âgées, les malades de longue durée, les handicapés, etc.). Pour contrecarrer cette conséquence à bien des égards sacrificielle – Rawls présente pourtant d'emblée sa conception de la justice comme une alternative à l'utilitarisme dont le trait premier, et inacceptable, est précisément d'être de nature sacrificielle – les individus doivent être envisagés à partir de leurs « capacités" à mener une existence digne de ce nom, lesquelles ne sont pas conditionnées par leur capacité à être des acteurs actifs et efficients de la coopération sociale. La capacité ou capabilité, selon la traduction retenue en français (mais non en espagnol ou en italien), désigne « notre aptitude à réaliser diverses combinaisons de fonctionnements que nous pouvons comparer et juger les unes par rapport aux autres au regard de ce que nous avons des raisons de valoriser » (p. 286), et la capacité doit être distinguée autant de l'utilité que de l'avantage mutuel (i.e l'avantage de chacun en situation d'incertitude et de dépendance réciproque). Il convient cependant de noter que sur ce point les choses ne sont pas toujours très claires, car Sen introduit dans le même temps le critère de la comparaison publique des avantages ou des préférences. Un point sans doute technique mais décisif auquel il consacre de longues analyses, principalement en vu de surmonter le défi posé par le paradoxe d'Arrow (autrement appelé « l'impossibilité du libéral parétien »).
La notion de liberté de choix tient chez Sen une place importante et elle inclut l'idée que le choix ne doit résulter d'aucune contrainte, serait-elle liée à la situation à laquelle les individus s'adaptent ou se résignent (ce que Jon Elster dans un ouvrage consacré à la critique de la théorie des choix rationnels, Le laboureur et ses enfants, appelle « les préférences adaptatives »). Autrement dit, les processus du choix comptent autant que le choix lui-même : l'idée de capabilité « attribue un rôle crucial à l'aptitude réelle d'une personne à effectuer les diverses activités qu'elle valorise » (p. 309 ; également p. 368) et la possibilité d'exercer ces activités doit être aussi ouverte et effective que possible. De là la distinction que Sen fait entre « résultats finaux » et « résultats globaux » qui intègrent les conditions dans lesquelles les choix ont été faits.
Comme on le voit, la notion de « capacité » ne saurait être séparée de celle de liberté, autant parce que les individus doivent avoir la possibilité réelle – non seulement en termes de droits (de droits formels, dirait Marx) – de vivre conformément à l'idée qu'ils se font d'une bonne vie, que parce que cette liberté inclut l'ensemble des moyens nécessaires à cette fin, lesquels doivent leur être librement et ouvertement offerts. Le second principe de stricte égalité des chances, formulée par Rawls, se rapporte à cette condition, mais celle-ci est plus large et exigeante que sa seule formulation en termes de droits et de devoirs, voire de biens premiers. Il s'ensuit également que la notion de « bonne vie » ne saurait être réduite à une mesure purement quantitative de biens matériels : elle inclut des aspects qualitatifs que n'intègrent ni le PNB ni le PIB.
Nussbaum fait ainsi la liste, dans Frontiers of Justice, de dix capacités fondamentales qui sont inhérentes à la possibilité de mener une « bonne vie », selon la conception que chacun s'en fait. Nous n'y reviendrons pas ici. Soulignons seulement un point d'importance.
Il n'y a pas d'opposition substantielle entre la formulation rawlsienne des « biens premiers » et l'approche plus large des capabilités, ne serait-ce que parce « les droits et les libertés de base ainsi que leur priorité garantissent de manière égale à tous les citoyens les conditions sociales essentielles au développement adéquat et à l'exercice plein et conscient de leurs facultés morales : le sens de la justice et la conception du bien. » Mais le développement humain, tel que l'entendent Sen ou Nussbaum, a une signification bien plus étendue que chez Rawls. Elle se rapporte, en particulier chez Martha Nussbaum, à la conception aristotélicienne de l'accomplissement de soi dans les multiples et riches aspects (affectifs et intellectuels, imaginatifs aussi) de l'existence humaine.
La différence entre Rawls et nos auteurs ne tient pas tant au fond qu'à une certaine manière de s'y prendre. Rawls pense les principes de base de nature à structurer une société juste, indépendamment des conditions concrètes dans lesquelles les individus se trouvent placés. A l'inverse, Sen et Nussbaum partent tous deux de l'existence effective qu'ils mènent, et posent la question de savoir les êtres humains ont la possibilité réelle de réaliser les capacités qui sont inhérentes à l'accomplissement d'une vie digne d'être vécue. De là, ils remontent aux institutions et aux politiques publiques en vu de les évaluer et, éventuellement, de les réformer. La démarche est en effet profondément différente. Elle est surtout plus "modeste", plus consciente des limites et des imperfections propres à toutes les sociétés humaines.

mercredi 17 mars 2010

Le jeu de la mort

Cher(e)s ami(e)s, si vous avez vu l'émission diffusée hier soir, Le Jeu de la Mort, je serais plus qu'intéressé de recueillir vos réactions et d'ouvrir le débat.

mercredi 10 mars 2010

Télérama

Le dernier numéro de Télérama, qui vient de paraître en kiosque, consacre quelques pages excellentes au "Jeu de la mort" (vous y trouverez également un entretien de votre serviteur).

mardi 9 mars 2010

Le jeu de la mort

Ci joint l'article publié dans Le Monde d'aujourd'hui et que j'ai co-signé avec Laurent Bègue, professeur de psychologie sociale à l'université de Grenoble :

Nul doute que le documentaire réalisé par Christophe Nick, "Le Jeu de la mort", financé par France 2 et que la chaîne publique doit diffuser les 17 et 18 mars, va constituer un événement médiatique et relancer le débat sur la méchanceté de notre humanité ordinaire.
Voici donc quatre-vingts hommes et femmes, appartenant à toutes les couches de la société, qui, après avoir été recrutés pour participer à un jeu télévisé (pilote ou réel), ont accepté, dans l'immense majorité des cas, d'envoyer des décharges électriques croissantes, jusqu'à 480 volts, à un sujet parfaitement innocent (en réalité, un complice) chaque fois qu'il se trompait dans la réponse à un test de mémoire, simplement parce qu'ils en avaient reçu l'ordre de la part d'une présentatrice vedette qui, face aux caméras, les incitait vigoureusement à continuer. Près de 80 % des participants (appelés "questionneurs") à cet exercice, qui n'avait vraiment rien d'un divertissement, se sont transformés, sous les acclamations d'un public entraîné par un chauffeur de salle dans un décor pharaonique, en purs et simples tortionnaires prêts à faire souffrir atrocement, voire à tuer, leur partenaire - du moins est-ce ce qu'ils croyaient. Ce dernier, à mesure que le voltage augmentait, protestait des souffrances subies, par des cris, des hurlements, puis par un silence des plus alarmants.
Christophe Nick et le philosophe Michel Eltchaninoff viennent de publier un ouvrage, L'Expérience extrême (éd. Don Quichotte, 294 p., 18,50 euros), qui dénonce le pouvoir que la télévision exerce sur nos esprits, surtout lorsqu'elle s'abandonne aux dérives perverses de la télé-réalité. Celui-ci reproduit, à un certain nombre de variations près, la fameuse expérience sur la soumission à l'autorité, menée par le professeur de psychologie sociale de l'université de Yale, Stanley Milgram, entre 1960 et 1963, en vue de comprendre les atrocités commises par les nazis pendant la seconde guerre mondiale.
Première conclusion accablante : à bientôt cinquante ans de distance, et malgré tout ce que nous sommes censés avoir appris sur la Shoah, les comportements passifs d'obéissance des individus, lorsqu'ils sont confrontés, même avec une anxiété réelle, aux ordres d'une autorité destructrice à leurs yeux légitimes - ce facteur de la légitimité est déterminant - l'emportent toujours sur le petit nombre (près de 20 % dans l'expérience Zone extrême, autour de 35 % dans l'expérience standard chez Milgram)de ceux qui se comportent, à un moment donné, en individus libres, responsables et, par conséquent, rebelles.
Il ne saurait être question d'entrer ici dans les détails des dix-huit variations que Milgram a introduites, ni des aspects spécifiques à la version revisitée sous la forme d'un jeu télévisé. Nous insisterons cependant sur un point important. Aussi bien pour les auteurs de L'Expérience extrême que pour les psychosociologues les plus connus auxquels ceux-ci se réfèrent (principalement Stanley Milgram), ce sont la situation et les circonstances dans lesquelles ces participants se sont trouvés placés qui expliquent leur conduite, et non quelque trait de caractère qui tiendrait à leur personnalité. En somme, pour reprendre l'expression de Philip Zimbardo, il s'agit de "bonnes pommes" qui ont eu le malheur d'être placés dans une "barrique maléfique". Une fois la duperie révélée, les questionneurs dociles se sont vu expliquer par une équipe de psychologues qu'ils n'avaient pas à se sentir coupables, car seule la situation était en cause ; du reste, les autres avaient agi comme eux.
Il ne fallait pas qu'après s'être comportés comme de parfaits tortionnaires, ils perdent, en plus, confiance et estime de soi. Qu'en serait-il si l'on devait appliquer aux meurtriers, pris dans des conditions réelles de génocide de masse, une compréhension aussi accommodante ? Reconnaissons que la question est pour le moins délicate.
Même si l'on désire admettre l'influence prépondérante des facteurs liés à la situation ou à l'environnement sur le comportement, doit-on pour autant exclure tout ce qui revient également aux dispositions personnelles ? C'est là un débat qui agite les théoriciens de la psychologie sociale depuis des décennies. Les enquêtes personnalisées menées, huit mois plus tard, auprès des participants de cette fausse émission montrent pourtant que certaines dispositions individuelles ont joué un rôle explicatif dont on ne saurait minimiser l'importance.
Cela est une donnée scientifiquement intéressante, et socialement capitale : existerait-il un antidote à l'aveuglement de la soumission ? Contrairement à ce que prédirait une position "situationniste" radicale, il est, en effet, possible d'identifier plusieurs variables individuelles liées à l'obéissance. C'est ainsi que les sujets sont d'autant plus incités à obéir qu'ils adhèrent aux valeurs de la coopération sociale et de l'amabilité et qu'ils sont socialement intégrés. Inversement, ceux qui se sentent le moins satisfaits de leur sort ou ont une inclination au refus de statu quo social ont une bien plus grande propension à la rébellion. Il existe une grande différence entre "être pris par les circonstances" et la capacité à leur "faire face", et cette capacité se rapporte à une manière personnelle de se rapporter au monde et aux autres qui est le propre de ceux qui savent ne rien perdre de leur présence à soi et de la fidélité à leurs principes. Ce que ces résultats indiquent, c'est que l'action désobéissante est plus difficile pour les personnes les plus intégrées dans le système.
Enfin, doit-on conclure de ce "jeu" que la télévision est devenue un instrument nocif au point de nous conduire à commettre les pires atrocités ? La conclusion prête à nuance. De fait, les conditions spécifiques d'un plateau télévisé, la présence du public et d'autres facteurs encore constituent des facteurs aggravant l'obéissance massive des sujets. Mais celle-ci s'était déjà manifestée à grande échelle dans le laboratoire d'une prestigieuse université américaine.
Il demeure scientifiquement impossible d'accréditer la thèse d'un pouvoir supérieur de la télévision par rapport à d'autres autorités, les conditions d'une comparaison rigoureuse n'étant pas présentes. Ce qui n'enlève rien à la force du message. Les dérives de la télé-réalité doivent être dénoncées lorsque celle-ci conduit les personnes à accepter de commettre des actes aussi graves et dégradants, pour eux-mêmes et pour les autres, qu'elles ne commettraient pas en d'autres circonstances. Mais ce n'est pas la télévision seulement qu'il s'agit, en l'occurrence, de mettre en cause. Avec elle, il faut dénoncer toutes les institutions sociales qui établissent et développent en leur sein cette dynamique perverse de la soumission à une autorité malfaisante. Et comment ne pas songer à ce qui se déroule quotidiennement dans l'univers clos de bien des entreprises ?
L'actualité récente a montré combien les facteurs de la destructivité ordinaire et les dynamiques de l'obéissance qui y sont à l'oeuvre peuvent conduire certains employés au désespoir et au suicide. Le système n'explique pas tout. Au coeur de tout système, il y a toujours des hommes. Les uns qui décident et ordonnent, les autres qui exécutent, ceux enfin qui en subissent les conséquences, parfois mortelles.
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  • samedi 6 mars 2010

    Ce que c'est de ne pas avoir l'esprit économique !

    " - Tu as fait là une grosse erreur, lui fit observer Louisa.
    - Oui, Miss Louisa, je le sais maintenant. Alors M. M'Choakumchild a dit qu'il fallait encore me mettre à l'épreuve. Et il a repris : "Mettons que cette salle de classe soit une ville immense et qu'elle contienne un million d'habitants, dont vingt-cinq seulement meurent de faim dans la rue au cours d'une année. Quelle remarque avez-vous à faire sur cette proportion ?" Et ma remarque fut, car je n'ai pas pu en trouver de meilleure, qu'à mon idée c'était tout aussi dur pour ceux qui mourraient de faim s'il y avait un million d'habitants ou un million de millions. Et c'était faux aussi.
    - Naturellement.
    - Alors Mr M'Choakumchild a dit qu'il allait encore me mettre à l'épreuve et il a dit : "Voici les estatiques..."
    - Statistiques.
    - Oui, Miss Louisa, ça c'est encore une de mes erreurs... les statistiques des accidents en mer. Et je vois, a dit Mr M'Choakumchild, que sur cent mille personnes ayant entrepris de grandes traversées, cinq seulement se sont noyées ou ont péri carbonisées. Quelle est la valeur de ce pourcentage ? Et j'ai répondu, Miss - là-dessus Sissy éclata en sanglots comme si elle confessait avec contrition sa plus grave erreur - j'ai répondu que cette valeur était nulle.
    - Nulle, Sissy ?
    - Nulle pour les parents et les amis de ceux qui étaient morts. Je n'apprendrai jamais, dit Sissy".

    Charles Dickens, Temps difficiles, trad. Andhrée Vaillant, coll. Folio, Gallimard, 1985, chap. IX, p. 94-95.

    Nussbaum et Dickens

    Dans son livre Poetic Justice, The Literary Imagination and Public Life (Beacon Press, Boston, 1995), Martha Nussbaum consacre de longs développements à l'analyse des Temps difficiles de Dickens, cette satire d'une grande férocité à l'endroit de ce que serait une vie menée (pour soi et pour les autres, ses enfants en particulier) sur le fondement des principes de l'utilitarisme et de la science économique. Voici quelques notes de lecture :
    « Ma suggestion, écrit Nussbaum, est que la science économique devrait être établie sur des données humaines du genre de celles que Dickens révèle à l'imagination. La science économique devrait rechercher un ensemble de fondations plus compliquées et philosophiquement plus adéquates (...) Il y a toute raison de penser qu'une approche qui inclut le genre d'aperçus que je prétends trouver en littérature permet un type de modélisation et de mesure qui, du point de vue prédictif, est plus profitable et mieux à même de donner de bonnes règles (good guidance) à la politique que les types généralement disponibles en science économique. Evidemment, de tels aperçus n'ont pas pour vocation de remplacer les travaux de la science économique, qui peuvent réaliser des choses que l'imagination des individus, en l'absence de tels modèles formels, ne peut accomplir. Ainsi, entre autres choses, au sens pratique, savoir comment certaines fins que l'imagination peut nous présenter – moins de chômage, des prix bas et, en général, une meilleure qualité de vie – peuvent être réalisées » (PJ, p. 11-12).
    De fait, telle est la thèse principale de Nussbaum : la littérature, et la lecture attentive de certains romans en particulier, développent une capacité imaginative à évaluer moralement des situations humaines concrètes dont devraient s'inspirer les politiques publiques, au lieu de s'en tenir à une représentation généralement trop abstraite de la réalité. Ce bref résumé ne rend qu'imparfaitement compte de la grande richesse de l'analyse de Nussbaum. Mais, en l'occurrence, il me semble que certaines objections peuvent être formulées à l'égard de cette thèse.
    On est, en effet, en droit de se demander en quoi l'imagination est nécessaire pour remettre en cause le caractère réducteur des principes anthropologiques de base de la science économique puisqu'aussi bien ces principes sont contestables et réfutables du seul point de vue de la réflexion rationnelle, sans que l'imagination ait à s'en mêler. Ne pourrait-on également soutenir que la présentation des principes normatifs de base de l'utilitarisme économique chez Dickens – en raison de son caractère férocement sarcastique - est également sur le fond assez réductrice, peut-être même tout aussi réductrice que ces principes eux-mêmes ?
    Nussbaum ne discute pas cette question, prenant comme un fait établi que ces principes, tels qu'ils sont exposés dans le roman de Dickens (ou plutôt tels qu'elle les présente : commensurabilité, agrégation et maximisation des biens, caractère exogène des préférences qui sont prises comme « données » et non comme le résultat de choix sociaux, indifférence aux différences qualitatives entre les personnes et à leur liberté de choix, etc.) non seulement n'ont rien perdu de leur actualité, mais sont plus conformes encore à la vision contemporaine des choses qu'ils ne l'étaient à l'époque, du fait, en particulier, de l'extension du modèle économique dans des sphères de plus en plus larges, telle la science économique du droit (cf. p. 18). Ironiquement, l'ouvrage est dédié au « pape » de ce courant de pensée, Richard Posner (qui est également directement visé par le plaidoyer ou la charge de Nussbaum p. 13-14). Mais est-ce tout à fait faire justice à Posner de voir en lui comme le double (moderne) de Thomas Gradgrind ? Une sorte de disciple instruit à la seule considération (prétendument rationnelle) des faits et refusant avec effroi et indignation de jamais s'abandonner à l'imagination ? S'en tenant face à tout problème à la solution radicale d'être un « homme éminemment pratique » ? N'ayant d'autre moyen à sa disposition qu'une calculette, réduisant la complexité des situations humaines à des questions purement arithmétiques qui se règlent à coup de calculs ? Tel nous paraît d'abord Thomas Gradgrind sous la plume caustique du grand romancier. Mais est-ce là une sorte d'idéal-type dans lequel pourraient se reconnaître les partisans d'une solution utilitariste des problèmes humains ? Gradgrind n'est-il pas plutôt une caricature ? Ce n'est pas sans raison qu'on a comparé Dickens à Daumier. Au reste un personnage plus complexe qu'il n'y paraît – moins caricatural précisément - puisqu'il n'est nullement dénué de bonté et, mieux encore, d'une réelle capacité d'éprouver de la de compassion et d'agir en conséquence (en particulier vis-à-vis de Sissy Jupe, la jeune fille qu'il prend sous son toit lorsque son père, clown de cirque, l'abandonne).
    Ce n'est pas que le rôle fécond de l'imagination dans les politiques publiques doive être nié. Mais ici l'argument de Nussbaum porte à faux, me semble-t-il.
    On pourrait tout aussi bien montrer :
    1/ Que la critique des postulats de la rationalité économique et de la théorie rationnelle des choix peut être faite sur la base d'arguments uniquement rationnels (par exemple, dans la perspective maussienne du don).
    2/ Que ces postulats, non seulement ne rendent pas compte de la conduite effective des individus et des motivations qui les animent, mais, en outre, qu'aucun partisan de l'utilitarisme radical,(tel Thomas Gradgrind), s'il existe, n'a en réalité jamais agi en conséquence avec ces principes. Ce qui, du reste, est en partie la leçon du roman.
    Autrement dit, il n'est nullement nécessaire de convoquer les pouvoirs d'"éclaircissement" de l'imagination (dont se nourrissent les romans) pour contester une doctrine aussi réductrice et manifestement impossible à mettre en pratique dans sa vie de tous les jours. Cela n'ôte rien à l'immense plaisir que l'on prend à lire l'oeuvre de Dickens. Mais est-ce là un argument ? Telle est la question que l'on est en droit de poser à Martha Nussbaum et à son plaidoyer en faveur des vertus politiques et éthiques d'un meilleur usage de l'imagination (et de la littérature).
    A suivre...