On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

dimanche 30 novembre 2008

YSL, fashion is a love affair

Faisant suite au précédent billet, une rétrospective, inévitablement un peu agaçante, mais émouvante aussi, où la souffrance et la douleur de l'homme affleurent à fleur de peau, j'allais dire, dans son cas, à fleur de visage. Lorsque Saint Laurent avoue que la grâce et l'évidence de la simplicité - Dieu sait qu'il sut y atteindre au-delà de toute frivolité - s'acquièrent au terme d'un lourd et difficile travail, il faut l'entendre au pied de la lettre. Sans pose ni tricherie, il témoigne seulement de la réalité d'une expérience et d'une épreuve qui fut celle de bien des créateurs :

vendredi 28 novembre 2008

YSL ou la beauté devenue monde


On le dit parfois : le couturier, aussi talentueux et novateur soit-il, n'est pas un artiste véritable. Dans la découpe des tissus, l'agencement des coloris, le choix des étoffes et l'invention d'un style inédit, il ne fait jamais qu'habiller des corps et céder à la vertigineuse futilité de l'éphémère. Rien, en somme, qui puisse être fixé dans la réalité intangible d'un cadre, d'une partition ou d'un livre : ce qui ne dure pas n'est pas. Avec ce bel axiome platonicien - encore ce bon vieux Platon, avec lequel, décidément, il n'est guère aisé de finir - s'en vont vers les modes mineurs, ces artisans dont le malheur est de n'avoir affaire qu'au vêtement. Or le vêtement est peut-être ce qui habille et embellit, c'est aussi ce qui cache et qui dissimule : la forme en tant qu'elle nous trompe. Aussi la mode n'est-elle au mieux qu'une séduction plaisante, merveilleuse parfois et qui nous enchante, mais équivoque par nature, à la manière de toute rhétorique.
Il est pourtant, dans ce domaine également, des maîtres et de vrais artistes, et, parmi eux, plus qu'aucun autre, Yves Saint Laurent. Le montage photographique ici présenté - je remercie vivement mon frère Ivan qui est en l'auteur - révèle un aspect de son talent assez peu signalé à ce jour. A quel point, le désir, l'eros de la beauté innervait son monde pour l'ordonner tout entier dans des correspondances inlassables où tel détail, par exemple, d'un nuancier affiché au mur de son bureau, et qui se retrouvera dans le choix d'un tissu, rappelle un meuble, un mur ou un tapis, le moindre objet on ne saurait dire quelconque, de son univers intime. Rien ici qui relève, malgré l'extraordinaire richesse des intérieurs et des inventions créatrices, d'un quelconque "esthétisme", moins encore d'un culte du choix purement décoratif. Si Saint Laurent est, aux côtés, que sais-je ? de Karajan, de Visconti ou de Louis II de Bavière, un des derniers grands esthètes de l'époque moderne, ce n'est pas parce qu'il était doué d'un talent dont l'élégance s'imposa três tôt, à lui-même comme aux autres, et qui fit époque, comme on dit, c'est parce qu'autour de lui la beauté devenait monde. Et comme tout créateur, il dut payer au divin le prix fort de ses accouchements magnifiques dont le sens se mesure aux souffrances personnelles qu'il connut, non au succès et à la réussite immense qu'il rencontra.

Les photos, prises par mon frère, des maisons et de l'appartement de Saint Laurent à Paris et à Marrakech, d'une beauté et d'une richesse tout simplement éblouissantes, seront présentées dans un somptueux livre à paraître au début de l'année prochaine, simultanément en France et à l'étranger, dont j'annoncerai la publication au moment de sa sortie. C'est dire combien celles que j'ai le plaisir de présenter aujourd'hui en avant-première sont précieuses.
Voir également :
  • www.ina.fr
  • jeudi 27 novembre 2008

    L'art et l'éducation à l'échec



    On voudrait que l'art ne soit qu'une affaire de goût personnel dont il n'y a pas lieu de discuter, et l'idée du beau, une vieillerie platonicienne, puisque du laid, de l'abject ou de l'ignoble on peut aussi faire une oeuvre. (C'est oublier au passage, que la multiplicité de l'être allait, pour Platon, de l'Idée à la boue ou au cheveu. Passons !) Car enfin, de ce qui fait qu'une oeuvre est ou non de l'art, on ne saurait avoir de critère, la modernité s'étant enfin délivrée des canons de l'esthétique et de la morale traditionnelles. Mais quel grand artiste, je vous le demande, les a jamais respectés ? Et nous voici condamnés à tout prendre pour argent comptant, pourvu que le travail soit présenté comme "oeuvre". Qu'importe le faire, si tout tient dans le dire ? Et ce à quoi cet édit nous exhorte, c'est à nous taire, non à nous ouvrir à la compréhension critique d'une expérience qui aurait élargi notre vision du monde.
    Ce petit discours ordinaire nous prend au piège de subjectivités immédiates où chacun renvoie à l'autre le droit irrévocable de "penser" et de juger, en matière d'art, comme il l'entend. Il n'est pas de professeur de philosophie qui n'éprouve quelque difficulté à expliquer à ses élèves que le jugement esthétique, pour subjectif qu'il soit, est pourtant d'une toute autre nature. En vérité, le goût esthétique se forme et il se forme au patient contact avec le travail des grands artistes qui, aussi déroutant ait-il pu paraître à leurs contemporains et peut-être à nous aussi, est une invitation à approfondir l'exigence dont il provient.
    Il y a, de Rembrandt à Bacon, une esthétique de la laideur, cela est vrai. Mais faut-il en conclure qu'il n'est pas de différence entre "Le boeuf écorché" du Maître hollandais, cette figure de la crucifixion animale dont le réalisme heurta les hommes de l'époque, et certaines "productions" modernes que les galeries ne répugnent pas à exposer (je remercie le lecteur qui me les a envoyées) ? Quand la facilité se conjugue avec l'outrecuidance, il ne reste plus qu'à se taire, en effet.
    Plus qu'à aucune autre époque - il n'est cependant rien là qui soit tout à fait nouveau -, la question de la nature de l'oeuvre d'art authentique se pose avec une difficulté singulière. Du moins peut-on tenir pour acquis que l'éthique de la création - et, de fait, malgré qu'en ait le discours nihiliste ambiant, il en existe bien une -, commande au créateur véritable de se livrer avec humilité aux exigences, souvent désespérantes, de l'oeuvre à accomplir. Quel que soit son talent, c'est d'abord un métier qui s'apprend où la victoire de l'instant est une défaite qui appelle à être surmontée. Le grand artiste a en commun avec le saint de savoir qu'il vient, à chaque fois, à peine de commencer et que la mort le surprendra en plein échec, là où le médiocre et le vulgaire, complaisants au goût du jour et infatués de leur talent - ils n'en sont pas toujours dénués -, se satisfont de leurs productions "culturelles", qui ne sont rien de plus : un "lieu commun sans valeur", comme dit Picasso.
    Loin de moi l'intention ridicule de faire dans son ensemble une critique de l'art moderne qui a ses maîtres incontestables, pas plus que de contester le sens d'expériences qui explorent des voies nouvelles : c'est la tâche, aujourd'hui comme hier, de tout vrai artiste. Critiquer certaines dérives faciles de l'art contemporain est une autre manière de céder à la facilité, j'en conviens. Tout cela serait de peu d'intérêt, s'il ne s'agissait de rappeler que le métier d'artiste est toujours un humble apprentissage : le travail de l'oeuvre est, au bout du compte, une éducation à l'échec. Et c'est à cela que la "haute culture" a le mérite unique de nous préparer. De là vient que les grands artistes aient souvent été de grands mélancoliques. La raison n'a rien, on le comprend, de "psychologique". J'en donnerai bientôt un exemple proche de nous.

    dimanche 23 novembre 2008

    Aria

    Puisque j'ai désormais pris le pli de consacrer au dimanche le plaisir d'un intermède musical, dans le choix immense des possibilités, voici le petit extrait du jour : la sublime aria "Erbarme dich, mein Gott", tirée de la Passion selon saint Matthieu de Bach, ici interprétée (en anglais) par la contre alto Eula Beal, avec Yehudin Menuhin au violon. Le London Symphony Orchestra est placé sous la direction du grand chef, d'origine hongroise, Antal Dorati.
    Pierre vient de renier Jésus à trois reprises, lorsqu’il entend le coq chanter. Se souvenant de la prédiction que Jésus lui avait faite, « Avant le chant du coq, tu me renieras trois fois », l'apôtre s'abandonne à ce chant déchirant : « Aie pitié de mes larmes, mon Dieu ! Vois mon cœur et mes yeux qui pleurent amèrement devant toi ! »



    Erbarme dich, mein Gott,
    Um meiner Zähren Willen !
    Shaue hier, Herz und Auge
    Weint vor dir bitterlich.
    Erbarme dich, mein Gott !

    Have mercy, my God,
    For the sake of my tears !
    See here, heart an eye
    Weep bitterly before you.
    Have mercy, my God !

    vendredi 21 novembre 2008

    Signes du destin

    Un rectificatif au billet précédent s'impose.
    La très controversée nomination de l'ancien directeur de Mc Donald, Mario Resca, à la tête des musées italiens se comprend mieux si l'on se rappelle qu'un chef d’œuvre baroque a été retrouvé en 2007 à New-York ... dans le couloir des toilettes d’une pizzeria !
    Cette console en bois sculpté supportait un cabinet en bois noirci, identique aux deux modèles conservés dans les collections royales danoises, depuis le XVIIIe siècle. Ils avaient été commandés pour le pape Clément IX en 1669 au meilleur ébéniste romain de l'époque, Giacomo Herman. La console a retrouvé son précieux cabinet, à l’occasion d’une vente aux enchères organisée par Sotheby’s le 4 décembre 2007. L’expert de la maison, Mario Tavella, a recherché « la belle endormie » pendant 20 ans. La console, est selon lui, « le plus important meuble romain de style baroque a être jamais passé sur le marché».
    Si avec un peu de chance la nomination de Resca est confirmée, on peut espérer que soit lancée une vaste entreprise de fouille dans les "fast food" d'Italie dont les musées sortiront peut-être enrichis d'acquisitions nouvelles. Cessons de crier à l'imposture : les signes du destin ayant parlé, qui peut douter qu'ils ont été interprétés avec clairvoyance remarquable ! Cette petite fable tirée par les cheveux pour montrer à quel point nos gouvernants ont beau être élus démocratiquement, rien ne les empêche de perdre la tête. Il est vrai que pas plus que le ridicule l'absurde ne tue.

    jeudi 20 novembre 2008

    Implacable bonté

    Je continue tranquillement à piller notre ami, Alexis Sarentchoff, puisque j'ai l'autorisation de son éditeur et qu'il n'est pas sorti de l'anonymat pour me prendre au collet et protester contre ma rapacité. Comme il a des choses à dire, rarement entendues, qui touchent à ma veine théologique - j'avoue bien volontiers ce qui aujourd'hui doit être une sorte de "péché" - eh bien, j'en profite et soumets à votre réflexion cette petite excursion en terre dostoïevskienne où notre auteur commente le rêve d'Ivan Karamazov, dit "La légende du Grand Inquisiteur", au chapitre V du livre V du roman.
    "A-t-on jamais écrit allégorie plus cruelle et plus ironique sur les bienfaits maléfiques de la bonté ?
    Le Christ a beau être revenu sur terre avec Sa timidité maladive et Sa grâce de jeune homme, acclamé de tous, Il ne peut s'empêcher de rendre la vue à un aveugle et de ressusciter sur le parvis de la cathédrale de Séville une fillette déjà allongée dans son petit cercueil blanc. Et lui que fait-il, ce prélat de l’Eglise, l'austère cardinal Inquisiteur, sombre vieillard au visage de pierre, qui assiste impassible à la scène ? Il ne s’agenouille pas devant son Maître. Il ne lui baise pas les pieds. Il ne lui remet pas humblement les clés de son pouvoir. Non, il appelle la garde, L’enferme en prison et Le place au cachot. Bien joué, n'est-ce pas ? Et là commence un monologue où se déverse toute la bile amère de son ressentiment, instruisant contre Jésus un procès - évidemment, il s'agit aussi d'une apologie - en des termes désespérés qui ne furent jamais entendus.
    Qu’es-Tu venu nous déranger, Lui demande-t-il, avec Ton message d’amour et de liberté que seuls peuvent entendre les hommes les plus forts ? Ton idéal si bête et si sublime que les hommes ne se nourrissent pas seulement de pain, mais de la Parole de Dieu. Que c’est là seulement ce qui peut assouvir la soif de leur âme. La soif de leur âme ? Quelle méchante plaisanterie ! Moi, Tu m’entends, je m’adresse à leur estomac, à leur soif toujours avide de ne pouvoir jamais être satisfaite. Et Tu sais quoi ? c’est en Ton Nom qu'avec l'Eglise nous mettons en œuvre depuis la première heure cette formidable duperie. Ceux qui attirent les hommes à eux sont toujours de grands libérateurs. De quoi les libèrent-ils ? De ce qui pour Toi était le don des dons : la liberté. Il n'est rien pourtant qui soit plus plus lourd à porter, le fardeau suprême dont les hommes aspirent plus que tout à se libérer. Tu ne voulais pas d'une foi qui soit fondée sur l'autorité, le miracle et le mystère. Tu as refusé les tentations de Satan au désert - transformer les pierres en pain -, ce qui T'aurait assuré pour toujours la fidélité des hommes. Au lieu de cela, Tu les as laissés avec les tourments torturants de leur conscience et de leur libre arbitre. Mais nous, nous avons corrigé ton enseignement héroïque et Te trompant, nous leur avons donné ces trois symboles qui sont aujourd'hui la source de leur bonheur imbécile.
    Tel est, en substance, le propos qu'il tient au Christ qui reste silencieux comme une jeune fille à son premier rendez-vous, le Grand Traître dans son immense amour des hommes. Le cœur vide, saigné à blanc. Qui sait bien qu’entre le bonheur et la liberté, il faut choisir et que pour la foule ordinaire, le choix est décidé d’avance. Libérez-nous du joug d’avoir à tracer notre route dans une nuit sans étoile, voilà ce que toute éternité elle demande. Et cette supplication, combien d’hommes d’Eglise, de chefs, de gouvernants de tous bords, l’ont entendue et y ont répondue. Par cynisme, dira-t-on ? Mais non : par compassion, par amour, par bonté précisément, pour cette pauvre humanité faible et vulnérable qu’il faut bien tirer de là, qui n’attend que d’être conduite comme un troupeau paisible, et ne recherche rien de plus que les calmes assurances d’une discipline bienveillante.
    Il a parfaitement raison Dostoïevski de ne pas mettre la bonté au compte du Christ, mais de son contempteur, parce que le Christ, lui, justement, il refuse explicitement, n’est-ce pas ? d’être appelé « bon ». « Pourquoi m’appelles-tu bon ? demande-t-il, au jeune homme riche. Personne n’est bon, si ce n’est Dieu seul. » Et peut-être est-ce là la preuve par a + b, la preuve arithmétique, que le Christ n’est pas Dieu, ou alors c’est un drôle de Dieu. Quoique, là, on soit vraiment au cœur du paradoxe chrétien : un Dieu qui s’humanise, qui souffre, qui pleure et qui aime, c’est du jamais vu. Une contradiction dans les termes. Passe ton chemin disaient les Athéniens à Paul, se gaussant de ses loufoqueries. Parce que lui, le Christ, à qui s’adresse-t-il, sinon à des hommes et des femmes en particulier, comme dans le Mémorial de Pascal : « J’ai versé telle goutte de sang pour toi. » Le message des Evangiles, c’est celui de l’amour, de l’amour actif du prochain, ce n’est pas celui de la bonté, et ce n’est pas du tout, mais pas du tout, la même chose.
    La bonté parfaite, la bonté implacable, n’a que faire de la liberté, pas plus qu’elle ne s’adresse à la détresse particulière des individus. Elle se déploie inexorablement, avec une parfaite indifférence. Elle est peut-être l’attribut de Dieu ou de l’Etat parfait – est-il perspective plus horrible ? – quoiqu’il en soit, elle ne se soucie jamais de tel ou tel, elle ne considère jamais selon une volonté particulière le bonheur ou le malheur d’un chacun.
    Tu n’as jamais atteint à une telle perfection, mon petit Pierre. Et c’est heureux. Mais je me demande tout de même s’il n’y avait pas un peu de cela dans ton beau geste sacrificiel."
    Tout cela est bien étrange, me direz-vous. En quoi, sommes-nous concernés aujourd'hui par ces interrogations inquiètes ? Bien plus qu'il n'y paraît si l'on veut bien ne pas réduire la foi à une soumission aveugle que les institutions ecclésiastiques demandent peut-être mais à la faveur d'une trahison. Outre le fait que sont ici évoqués le problème plus général de la servitude volontaire, et la nécessaire distinction entre la bonté et l'amour lorsque le souci du bien et du bonheur des hommes, de leur sécurité par exemple, se fait instrument d'une aliénation consentie de leur liberté.
    Si vous voulez lire ou relire Dostoïevski, surtout faites-le dans la traduction d'André Markovicz dans la collection Babel chez Actes Sud. Le jour où je l'ai découverte, j'ai eu l'impression de rencontrer un auteur que je n'avais pas lu auparavant : la langue de Dostoïevski est restituée avec une puissance et une vigueur qui sont proprement sans comparaison.

    mercredi 19 novembre 2008

    Identité nationale et immigration

    Il y a un peu plus d'un an, le 4 juin 2007, face à la création du premier ministère de l'identité nationale en France le réseau scientifique TERRA lançait un appel : "Identité nationale et immigration : inversons la problématique !"
    Extrait : "S’il y a un problème entre l’immigration et l’identité nationale, il provient de la place qu’occupe aujourd’hui, au terme d’une évolution de plusieurs décennies déjà, l’enjeu national dans les débats politiques. De même que l’antisémitisme ne résultait pas d’un "problème juif", la xénophobie qui s’exprime aujourd’hui ne résulte pas d’un "problème migratoire" mais d’une montée en puissance des idéologies xénophobes dans nos cultures politiques. (...) Nous appelons à ouvrir, organiser et animer systématiquement, selon des modalités propres à chacun, un vaste chantier national de recherche, de débat et de réflexion sur les origines des nationalismes, xénophobies et discriminations ainsi que sur les causes de leurs réapparitions périodiques dans l’histoire de l’humanité. Dans les cinq ans qui viennent il conviendra d’analyser particulièrement le rôle que peuvent jouer les institutions publiques dans l’exacerbation de ces phénomènes sociaux."
    Seize mois plus tard l'appel reste d'actualité, car ce renversement est bel et bien celui qu'il faut opérer. Vous pouvez lui donner force en le signant ici :

  • http://terra.rezo.net
  • samedi 15 novembre 2008

    Revue du MAUSS

    La dernière livraison de la Revue du MAUSS que dirige son fondateur, Alain Caillé - L'amour des autres, Care, compassion et humanitarisme - contient une série d'articles passionnants, en particulier ceux d'Alain Caillé lui-même ("Vers une théorie de l'action et du sujet") qui signe également la belle introduction, de Paul Audi ("D'une compassion à l'autre") et d'Alvin W. Gouldner ("Pourquoi donner quelque chose plutôt que rien ?") et d'autres encore, parmi lesquels un de votre serviteur sur le "pur amour". Un auteur, inconnu de moi mais peut-être pas de vous, Alexis Sarentchoff, y offre une saisissante nouvelle philosophique en forme de correspondance - "Coeur de pierre ou l'ambiguïté du bien" - où se dévoile la face noire de la compassion lorsqu'elle répond au goût du sacrifice, à une tentation d'exposer, fut-ce à soi-même seulement, sa propre bonté en l'absence de tout véritable souci de l'autre - ne parlons pas d'amour - qui conduisent les protaganistes du drame à une ruine mutuelle.
    J'en extrais ces lignes, dignes de réflexion, et remercie Alain Caillé de m'avoir autorisé à les publier ici :
    "Se peut-il vraiment, mon cher Pierre, que tu n’aies pas su que les intentions les meilleures conduisent parfois au désastre ? Cet apophtegme de Confucius - « Pourquoi m’en veux-tu autant ? Je ne t’ai pourtant rien donné  » -, fallait-il que tu apprennes à tes dépens à quel point il est si parfaitement juste ? Eusses-tu été plus prudent, tu aurais su que la compassion exige qu’on garde ses distances. On t’avait pourtant prévenu.
    N’hésitons pas à parler clair : la compassion plutôt que la sympathie. Etymologiquement, c’est le même terme, mais qui s’adresse plus directement à la souffrance. Traduit en français classique, Rousseau parlait de la « commisération » : une manière « désintéressée » de souffrir avec l’autre, de partager sa détresse ou son malheur, malgré qu’en aient les théoriciens qui voudraient qu’avec l’égoïsme on ait dit le dernier mot.
    Les choses seraient si simples entre nous si tout se jouait dans ce registre de l’intérêt, du calculable, de l’échange perpétuellement négocié, du donnant-donnant où l’on sait d’avance, enfin plus ou moins, où l’on va. Pas de risque, tout au plus une tromperie sur la marchandise ou une erreur de calcul, mais ici, rien à craindre, on peut toujours reprendre sa mise. Avec la compassion, il en va autrement. Si l’on ne prend garde à soi, on peut y laisser sa peau. Ce n’est pas un jeu qui se joue à deux.
    Face à l’autre on est parfois seul, et peut-être bien qu’il va en profiter qu’on soit seul avec soi-même, avec ses bons sentiments, avec son désir idiot de lui vouloir du bien et d’être prêt à en payer le prix, de lui tendre une main secourable. Peut-être bien qu’il va la prendre tout entière cette main, et le bras tout entier, et, parfois le corps tout entier n’y suffit pas, ton âme voilà ce qu’il lui faut. « I gave you my heart, but you wanted my soul. Don’t think twice, it’s all right”, chante Dylan. Et le vieil Adam Smith, qui savait garder les yeux froids, l’avait bien compris : la sympathie – il se garde bien de parler de compassion ou de pitié, trop dangereuse en effet – exige en celui qui souffre un rétrécissement de ses émotions et de ses sentiments. Sinon, il est trop loin, inaccessible, engoncé dans le château-fort de sa détresse. Et puis-je est-ce que ça se fait de se laisser aller comme ça ? N’est-ce pas indécent ? Même un peu dégoûtant. Il y a de quoi se détourner d’un spectacle aussi déplaisant. Car enfin la mise en scène de son propre malheur, non décidément, ça ne se fait pas.
    Mais imaginons un instant que, malgré tout, il te la flanque à la gueule sa détresse, sa misère, sa souffrance. Qu’il ne soit pas assez poli ou pudique pour la garder pour soi. Qu’il rechigne à lui donner une expression convenable, acceptable, assimilable. Envisage qu’il te la noue autour du cou comme un lacet, un garrot, cette obligation de secours que tu serais un beau salaud d’ignorer. A quoi fait-il appel ? Au meilleur de toi-même, enfin c’est ce que tu penses, c’est ce qu’on t’a toujours enseigné, c’est même ce que tu éprouves au plus profond de toi. Dans le fond de ton cœur, comme on dit. Comme si ce cœur, on ne lui avait pas aussi appris ce qu’il faut éprouver Que le sacrifice, il n’y a vraiment rien de plus beau, de plus noble, de plus désintéressé. Si tu ne joues pas banco, tu n’es qu’un petit épicier qui croit qu’on peut faire des plans sur l’existence. Un peu sordide, non ? Mais vas-y donc. Saisis-la cette merveilleuse occasion de montrer comme tu es bon. A toi sinon aux autres. Mais cela n’a rien d’égoïste. Oh non ! Ce n’est pas de cela dont il s’agit.
    Voici qu’on te donne enfin l’occasion de te perdre, et superbement encore ! D’être une belle âme qui dépense son bien, son intérêt, son profit. Pour sûr que tu vas y aller, quoiqu’en pensent les autres. Surtout s’ils réprouvent ou condamnent ton choix. Enfin, tout le monde ne ferait pas de même. Mais tout le piment est là : n’es-tu pas meilleur qu’eux ? Ah ce goût du vide, ce vertige de la perte, cette kénose christique, l’imitatio Dei ! Tu le tiens ton Vendredi saint. Il a bien raison d’en profiter, l’autre qui ne te laisse pas d’issue, qui t’emporte dans son trop plein de misères. Et s’il se moque de toi après, ou s’il te regarde couler avec indifférence, ou s’il ne partage rien de ta détresse, ou si quoique tu fasses, il te reproche de ne jamais donner assez, à qui donc peux-tu t’en prendre, sinon à toi-même ? N’est-ce pas ce que tu voulais ? Ta couronne d’épines, ta somme de crachats les yeux bandés. Le vieux souvenir en toi de la fresque de Fra Angelico. Sûr que tu étais mal parti. Faut pas s’étonner qu’il y en ait un qui t’ait pris au collet. Tu l’attendais !
    L’animal sympathique doit garder sa distance, sa réserve, son impartialité. C’était la leçon de notre bon Smith, si aimable, si prudent, si raisonnable, si bourgeois en somme. Une obligation qui s’impose également à l’être souffrant. Mais si c’est pour lui le moyen de tenir à sa merci ? Et pour toi l’occasion de montrer ta grandeur d’âme ? Alors le piège destructeur se renferme. Il est des cas où l’on n’échappe au funeste attrait de la bonté, au désastre incendiaire de la sympathie qu’au prix de ce qui paraît être si contraire à ce sentiment : une certaine forme de dureté, d’insensibilité qui, pour l’autre, a toutes les allures de la cruauté. L’animal sympathique, s’il veut ne pas se perdre, doit savoir, parfois, se donner un cœur de pierre.
    On peut brocarder les rationalisations prudentielles d’Adam Smith, n’y voir qu’une morale presque aussi étriquée que la morale utilitariste de l’épicier. Notre homme avait pourtant vu juste : il est des élans au bien dont il convient de se méfier. Ils obéissent à un désir de mort. La sympathie, dans ses excès, conduit parfois à une forme de suicide."

  • www.revuedumauss.com
  • vendredi 14 novembre 2008

    Surveillance à l'Education nationale

    Si l'on doutait encore que, dans la foulée du Fichier Edvige, se développe, en France, une société de la surveillance généralisée sur le modèle du panoptique benthamien, il suffirait pour en être enfin convaincu de prendre connaissance de l'appel d'offre, en date du 15 octobre, que vient de lancer la Délégation à la communication des ministères de l'Education nationale et de l'enseignement supérieur, intitulé : "Cahier des clauses particulières - Objet: veille de l'opinion".
    "Article 1: Les présents marchés portent sur la veille de l'opinion dans les domaines de l'éducation, de l'enseignement supérieur et de la recherche. (...)
    Article 4 : Chaque marché est conclu du 1er janvier 2009 jusqu'au 31 décembre 2009."
    C'est un peu plus loin que la volonté des ministères concernés apparait le plus explicitement ("description des prestations") :
    "Le dispositif de veille vise, en particulier sur Internet, à :
    - identifier les thèmes stratégiques (pérennes, prévisibles, émergents)
    - identifier et analyser les sources stratégiques ou structurant l'opinion
    - repérer les leaders d'opinion, les lanceurs d'alerte, et analyser leur potentiel d'influence et leur capacité à se constituer en réseau
    - décrypter les sources des débats et leur mode de propagation
    - anticiper les risques de contagion et de crise.
    Suit une liste des espaces à surveiller de plus près, blogs et sites participatifs notamment, auxquels s'ajoutent, selon les termes de l'appel d'offre, médias traditionnels, dépêches d'agences, baromètres et enquêtes annuelles.
    Le texte complet est disponible à l'adresse suivante

  • www.fabula.org

    Voir également :

  • www.rue89.com
  • http://science21.blogs.courrierinternational.com
  • jeudi 13 novembre 2008

    Possible pardon pour les actes de torture

    Selon James Ross, le directeur des affaires légales de Human Rights Watch, Georges Bush envisage d'accorder un pardon présidentiel à tous ceux, y compris lui-même, qui ont organisé et mis en pratique des actes brutaux de torture sous son administration, empêchant préventivement que toute poursuite judiciaire puisse être entreprise par son successeur.
    Le président des Etats-Unis dispose, en effet, du pouvoir constitutionnel d'accorder son pardon aux crimes fédéraux, avant tout jugement et procédure judiciaire, à l'exception de l'impeachment (article II de la Constitution des Etats-Unis)
    Historiquement, cette mesure a été adoptée après des situations d'insurrection et de guerre afin de restaurer, selon les mots d'Hamilton, "la tranquillité de la communauté". C'est ainsi qu'en 1865 Andrew Johnson pardonna les soldats de la Confédération qui n'avaient pas été couverts par la politique de "reconstruction" nationale du président Lincoln, et que Jimmy Carter proclama, au lendemain de sa prise de fonction en 1977, une large amnistie pour les pacifistes et objecteurs de conscience qui s'étaient opposés à la guerre du Viêt-Nam. Mais généralement elle ne concerne que des cas particuliers d'individus qui ont déjà fait l'objet de condamnations pénales.
    Si une telle mesure générale devrait être prise, il s'agirait de la première fois dans l'histoire des Etats-Unis qu'un pardon serait accordé à des crimes de guerre. Une manière de reconnaître implicitement que la politique menée dans le cadre de la "guerre contre la terreur" était, contrairement aux constantes déclarations du président et des plus hauts représentants de l'Etat, illégale et criminelle. Il faudra probablement attendre les derniers jours de la présidence Bush pour savoir ce qu'il en est. Mais d'ores et déjà circule, dans les milieux proches du nouveau président élu, l'intention, non seulement de fermer Guantanamo - ce à quoi s'est publiquement engagé Barak Obama - mais de conduire des enquêtes sur les méthodes d'interrogatoire employées par l'administration précédente et les "transferts extrajudiciaires" de "détenus fantômes" qu'elle a autorisés vers des pays pratiquant la torture. Le sujet est hautement sensible puisque ce sont des milliers de personnes qui pourraient se trouver mises en cause, incluant l'ancien président lui-même et ses plus proches collaborateurs, tels Dick Cheney ou Donald Rumsfeld. Une procédure qui, selon les déclarations de Barak Obama, ne serait envisageable que lors de son second mandat.

  • www.salon.com

    Pour plus de détails, voir l'article de Margaret Colgate Love, "Reinventing the President's Pardon Power", qui analyse les dérives, depuis les années 80, de la pratique du pardon présidentiel :

  • www.acslaw.org
  • dimanche 9 novembre 2008

    Saint Savonarole ?

    Une amie m'apprend que l'on songe sérieusement au Vatican à canoniser Jérome Savonarole, le prieur du couvent San Marco qui fut pendu et brûlé le 23 mai 1498 sur la Place de la Seigneurie à Florence. Après la tentative, aujourd'hui suspendue, de faire de Pie XII un saint, est-ce là une nouvelle provocation de l'Eglise catholique en vue de béatifier certaines des figures les plus ambigues de son histoire ?
    Le cas de Savonorale est, pourtant, bien différent de celui en qui l'on a pu voir, sinon "le pape d'Hitler" - une fabrication des Soviétiques - du moins un homme insensible au coeur froid, incapable de s'opposer comme il l'aurait dû à la politique nazie d'extermination des Juifs.
    Sur ce point, je renvoie à l'article de John Allen, "L'heure est-elle venue de canoniser Pie XII ?" que l'on peut consulter à l'adresse suivante :
  • http://beatriceweb.eu
    Quand on songe à Savonarole, la première image qui vient généralement à l'esprit est celle d'une sorte de moine fou, prédicateur passionné et prophète égaré par ses visions, qui aurait travaillé à instaurer à Florence une théocratie implacable, dont il est heureux que les Florentins ait su se débarrasser, avant qu'elle ne déploie toutes ses potentialitès totalitaires. Mais cette vision des choses se rapporte à une légende noire que l'admirable biographie de Roberto Ridolfi (traduite en français chez Arthème-Fayard en 1957) congédie de façon très convaincante. Notons que l'historien est également l'auteur de deux autres biographies passionnantes, l'une de Machiavel - de loin, la plus belle que j'ai lue -, l'autre de François Guichardin.
    Machiavel lui-même, peu enclin à juger avec bienveillance les ardeurs vertueuses du moine dominicain - qui annoncent avant l'heure la réforme entreprise, quelques vingt ans plus tard, par Luther -, en parle avec révérence et s'il le critique, c'est pour s'être confié à la prière plutôt qu'à la force des armes, c'est-à-dire parce qu'il incarne la figure idéaliste, condamné à l'échec, du "prophète désarmé" - une critique qui, en réalité, s'adresse secrètement au Christ lui-même. Et, dans le fait, quel fut le crime de Savonarole ? De s'être attaqué à la corruption de l'Eglise qui a l'époque était dirigée par l'un des papes les plus vils de l'histoire, Alexandre VI Borgia. S'il est exact que ses prédications enflammées conduisirent à dresser ce "bûcher des vanités", sur lequel furent jetés aux flammes livres obscènes et colifichets de luxe, elles furent également cause d'une restauration de la vie civique, d'un souci des pauvres et d'une pacification, sans précédent dans le passé de la cité, qui impressionna ses contemporains au point qu'elle faillit conduire Pic de la Mirandole, ami et disciple de Savonarole, à revêtir la robe de bure.
    Nonobstant l'image d'Epinal, Savonarole n'était pas, avant l'heure, une sorte de Ben Laden au pouvoir. Ne serait-ce que parce que l'autorité qui était la sienne - et, à un moment donné, elle fut immense - procédait uniquement de la puissance véhémente de sa parole, de la vertu incontestée de sa vie personnelle, et de la réalisation, difficile pour nous à admettre aujourd'hui mais que personne presque ne contestait à l'époque, de ses visions prophétiques. La sagesse politique a probablement peu à voir avec les imprécations des prophètes bibliques - et sans doute vaut-il mieux qu'il en soit ainsi - mais si celles-ci ont pu ouvrir la voie à une contestation et à une résistance radicales face aux autorités les plus oppressantes et les plus corrompues, en quoi y a-t-il lieu de les mépriser ?
    Pour prendre la mesure de la question ici posée, il faudrait, en effet, relire Machiavel, ce qui veut dire prendre au sérieux sa critique de la vertu en politique lorsque, sous sa forme chrétienne, elle désarme le ciel et efféminise le monde, autrement dit lorsque conduit les hommes les meilleurs à mourir en croix ou à brûler en place publique. Et pourquoi donc ? Parce qu'ils n'ont su opposer à la mechanceté des hommes que l'exemple de leur vie et les appels de la parole, refusant les arguments autrement plus convaincants de la force et des armes.
    Comme on le voit, vues de près, les choses sont toujours plus compliquées, intéressantes et profondes, que leurs présentations réductrices. Saint Savonarole, finalement pourquoi pas ?
  • samedi 8 novembre 2008

    Christian Ferras, le violon d'Icare

    Avant que son existence ne sombre dans l'abîme, le grand violoniste français, Christian Ferras (1933-1982), donna une interprétation, aujourd'hui légendaire, du concerto pour violon de Jean Sibelius qu'on ne peut écouter sans être saisi aux cheveux par la puissante virtuosité, la sonorité "veloutée et chaleureuse", selon l'expression de son ami et partenaire, le pianiste Pierre Barbizet, et l'intensité unique de son jeu.
    Le titre de ce billet renvoie à l'ouvrage de référence que Thierry de Choudens a consacré à cet immense artiste, foudroyé en plein vol (Editions Papillon, 2004).
    Etrange qu'entre ces deux hommes, le compositeur et l'un de ses plus brillants interprètes, se reconnaissent les traits communs d'une triste destinée. Lorsqu'apparut le dodécaphonisme et la musique sérielle, Sibelius (1865-1957) sombra dans la dépression et cessa presque de composer durant les trente dernières années de sa vie. Ce n'est que tardivement qu'on reconnut en lui un des plus grands symphonistes du début du XXe siècle, quoique la musicologie récente refuse encore de comparer l'importance de son oeuvre à celle de son contemporain, Gustav Malher. Sans doute est-ce avec justice, mais le concerto pour violon, qui fut dirigé, pour la première fois, à Berlin en 1905 sous sa forme définitive par Richard Strauss, constitue incontestablement un chef d'oeuvre du genre et l'un des plus beaux de l'époque, aux côtés du concerto "A la mémoire d'un ange" d'Alban Berg.
    Dans cet extrait, le 3è mouvement, l'orchestre est placé sous la direction de Zubin Mehta.


    mercredi 5 novembre 2008

    La noblesse politique

    On aura beau dire que l'individualisme des sociétés modernes réduit chacun à la considération de ses intérêts privés, en sorte que les vertus de l'honnetêté, du courage, de la probité, du dévouement au bien commun perdent leur valeur d'attrait - c'est faux ! D'où vient que le monde entier salue un homme - peu importe la couleur de sa peau - chez qui elles paraissent se manifester avec une élégance quasi-aristocratique ? Quand la vertu s'allie à l'éloquence, que retrouve-t-on, sinon cette figure de l'homme politique dont les Anciens avaient dressé le portrait et qu'on croyait que la médiocrité des passions démocratiques avait effacé ? Peut-être est-ce le mérite des périodes de crise de donner leur chance aux hommes les meilleurs : non pas les plus compétents - ce n'est pas une affaire d'expertise - ni les plus ambitieux - quoique l'ambition n'ait rien en politique d'une passion coupable - et je ne parle pas non plus du héros providentiel, mais les plus désireux de mettre leur talent au service des problèmes de l'heure. La grandeur de l'action politique - nul doute que le président Obama en mesurera bientôt la nature tragique - tient aussi à ce qu'elle exige une noblesse de caractère qui se rencontre rarement et qu'on est heureux de saluer aujourd'hui. Quoiqu'on puisse se tromper ou exagérer les qualités qu'on lui prête, l'avenir nous le dira, du moins est-il désormais attesté que nous n'avons pas perdu le sens des valeurs morales qu'on attend d'un homme d'Etat digne de ce nom. Que pour les faire reconnaître, il ait fallu que soient mis en place une logistique d'une formidable efficacité et des moyens financiers jamais atteints à ce jour ne signifie pas qu'il faille toujours, en politique, voir dans le réalisme de l'action une forme de cynisme. Avec cette victoire, nous avons tous le sentiment - les Américains pas seulement - d'être un peu grandis et, comment dire ? ennoblis.
    Ce président des Etats-Unis, démocrate et noir de surcroît, où donc en avons-nous vu la première incarnation ? Eh bien, dans cette même série 24 heures dont nous avons dit tout le mal qu'elle a fait pour populariser et légitimer la torture. Serait-ce qu'à sa manière, elle aurait préparé le terrain au succès qus nous connaissons aujourd'hui ? L'hypothèse n'a rien d'absurde : David Palmer est bel et bien doté de ces traits d'intelligence et d'intégrité remarquables que l'on attribue à Barak Obama. Deux personnages, l'un de fiction, l'autre de chair et de sang, qui incarnent la figure du "prince bon" tel que Machiavel le décrit et auquel doit être enseigné la leçon de devoir "entrer dans le mal" lorsque les circonstances l'exigent.
    Nous savons d'ores et déjà que les heures les plus rudes qui attendent Barak Obama sont devant lui et qu'il ne pourra satisfaire à toutes les attentes. Mais ce que nous espérons et attendons, c'est que de ces déceptions inévitables et des compromis qu'il devra passer avec sa propre conscience, il fasse une expérience qui soit amère, non qu'il s'y résolve avec indifférence et cynisme.
    Chez l'homme noble et intègre, le succès en politique et l'accès aux plus hautes fonctions se payent d'une acceptation de voir ses principes et ses convictions buter contre les obstacles et les résistances du monde tel qu'il est. Si nous nous réjouissons aujourd'hui que ce soit cet homme-là qui ait été élu, c'est parce que nous savons d'ores et déjà qu'il va en souffrir.

    lundi 3 novembre 2008

    La série 24 heures et la corruption des esprits

    Je remercie l'interlocuteur, désireux de garder l'anonymat, de m'avoir fait parvenir le diaporama qu'il a monté sur les scènes de torture auxquelles on assiste dans les diverses saisons de la série 24 heures, que l'on peut consulter à l'adresse suivante :

  • http://pagesperso-orange.fr

    Nonobstant cet usage répété - 42 séances de torture durant les six premières saisons dont 30 sont le fait des agents de l'Etat - ainsi que le rappelle l'auteur :"La série 24 h chrono"a obtenu l'Emmy Award du meilleur scénario novateur, lors de la cérémonie du 11
    septembre 2002.
    En 2006 ce sont les prix de la meilleure série dramatique, du meilleur réalisateur et du meilleur acteur".
    Sur ce diagramme, on voit la multiplication et la banalisation des scènes de torture dans les séries américaines diffusées en prime time, chaque fois présentées comme le moyen légitime d'obtenir des informations "vitales" dans une situation d'exception correspondant à la "bombe à retardement", dont j'ai montré qu'elle n'est cependant qu'une fiction irréaliste et perverse :


















    C'est ainsi que se met en oeuvre, insidieusement, un patient travail de perversion de l'esprit, qu'il ne suffit pas de dénoncer mais qu'il faut réfuter avec des arguments précis.
  • samedi 1 novembre 2008

    Vanité d'auteur

    Il faudra un jour s'expliquer sur cette fameuse "vanité d'auteur". Mais s'agit-il, lorsqu'on écrit, de se mettre en scène ? Il y a sans doute le plaisir du travail lui-même, qui est aussi fait de longues et pénibles périodes de vide. La documentation préparatoire une fois réunie, c'est un chaos foisonnant où tout part aux vents les plus divers et qui, pour être mis en ordre, exige que l'on mette ses idées au clair. Il n'est pas de sujet qui n'exige tout d'abord qu'on ne s'y perde. Les chercheurs, étudiants ou hommes de métier plus aguerris, savent ce que ce préalable exige de silence et de patience, d'angoisses, de découragements et de doutes surmontés, pour que la composition finale se dégage au terme d'une obscure et laborieuse alchimie. Puis l'écriture qui vient, parfois avec une rapidité inattendue, mais qu'il a fallu attendre sans s'y précipiter - de là vient le défaut de bien des livres : ils ont été écrits avec une trop grande hâte. Et au moment de la rédaction, le plaisir de s'adresser à un lecteur idéal, qu'on imagine à la fois bienveillant et exigeant, où l'on s'extirpe enfin de la pesante réflexion de soi à soi.
    Je n'imagine pas le fait d'écrire un livre autrement que comme une forme d'ouverture aux autres, attente d'un dialogue que l'on espère et qui, viendra-t-il un jour, est, pour un auteur, sa plus belle récompense. Je ne dis pas que le désir de satisfaire les appétits de l'ego soit inexistant - au reste, la quête de la reconnaisssance n'a rien de méprisable en soi -, mais c'est d'abord d'un travail dont il s'agit qui, comme tout travail, a ses lois, source de joies et de peines, et qui se nourrit de l'espérance, sinon de la promesse, d'un partage. Au bout du compte, un livre est le fruit d'un travail artisanal que l'on polit avec soin, pour qu'à cette table bien faite et qui tienne sur ses quatre pieds les autres aient envie de s'asseoir et de discuter ensemble avec courtoisie et aménité.
    Mais écrire pour faire le fanfaron, plaire et séduire, connaître le succès ou obtenir un peu de notoriété ? Le pari est pour le moins incertain. Aucun bon livre n'est jamais sorti de là, voudrait-on comme le jeune Hugo être Chateaubriand ou rien.

    France Inter

    La chronique "Parenthèse" de Laurence Luret et l'entretien que nous avons eu ensemble ce matin sur France-Inter, auquel se sont joints Stéphane Paoli et Sandra Freeman, peut être réécoutée à l'adresse suivante :

  • www.radiofrance.fr

    De toutes les émissions de radio auxquelles j'ai eu le privilège de participer - n'exagérons rien : il n'y en eut pas tant que cela - aucune ne m'a donné pareil sentiment d'être animée par des professionnels aussi formidablement compétents et chaleureux. Je vous laisse le soin de juger de ma prestation qui m'a franchement exaspéré lorsque je l'ai réentendue - une chose, parait-il, à éviter précautionneusement - avec une oreille objective et critique. Il faut pourtant apprendre le métier, serait-ce en étrillant les plumes de notre petit ego, toujours prompt à faire la roue. Passons ! Ce qui compte, c'est que les enjeux de ce débat soient mieux connus et compris dans leur urgence et leur gravité.