On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

vendredi 8 février 2013

Retour sur l'expérience Milgram (I)

Au cours de sa riche, quoique relativement brève carrière académique, Stanley Milgram – il est mort à cinquante et un an d'une crise cardiaque - entreprit de nombreuses recherches dans les domaines les plus divers de la psychologie sociale. Néanmoins, son nom reste indéfectiblement lié aux célèbres expériences sur la soumission à l'autorité qu'il conduisit à l'université de Yale entre août 1961 et mai 1962, alors qu'il était jeune assistant professeur, et dont il devait bientôt tirer une notoriété internationale.
Stanley Milgram est né dans le quartier du Bronx à New-York, le 15 août 1933, d'une famille modeste de Juifs immigrés, originaires d'Europe de l'Est. Son père, boulanger, avait fui la Hongrie en 1921, sa mère était née en Roumanie. Après de brillantes études secondaires – très tôt il avait été remarqué pour ses exceptionnelles qualités intellectuelles - il poursuivit sa formation universitaire à Queens Collège en sciences politiques. Désireux de se tourner vers un domaine de recherches moins théorique, il obtint une bourse pour l'université de Harvard où, après quelques difficultés (liées à sa formation antérieure) il fut admis en 1954 au département des Relations Sociales. Après avoir obtenu son doctorat consacré au « Caractère national » - ces traits qui distinguent une culture d'une autre – il fut nommé professeur assistant à l'université de Yale.
L'idée de mener un programme de recherche sur l'obéissance à l'autorité lui était venue dès le printemps ou le début de l'été 1960, alors qu'il assistait Salomon Ash, un des pionniers de la psychologie sociale, dans la rédaction d'un ouvrage consacré à la conformité dont ce-dernier était, à l'université de Princeton, un éminent spécialiste. Milgram souhaitait donner une « plus grande intensité humaine » aux expériences menées par Ash et il en vint à se poser la question qui sera à l'origine du protocole expérimental organisé par la suite : « Je me demandais si des groupes pourraient exercer sur une personne une pression telle qu'elle exécuterait un acte (…) peut-être en agissant de façon agressive envers une autre personne, par exemple en lui administrant des chocs de plus en plus sévères (…) Jusqu'où une personne serait-elle prête à aller si elle était placée sous les ordres d'un expérimentateur ? C'était un moment incandescent ... ». Mais l'intérêt de Milgram pour l'obéissance venait de plus loin : de sa volonté de comprendre quelles étaient les causes à l'origine de l'extermination du peuple juif auquel il se sentait profondément lié. Ainsi qu'il l'écrit dans L'individu et le monde social2 : « L'influence de l'Holocauste sur ma propre psyché donna toute son impulsion à mon intérêt pour l'obéissance et détermina la forme particulière sous laquelle je l'ai étudiée ».
Il est remarquable de souligner qu'à la même époque très exactement où germait dans son esprit le projet d'expérimenter la soumission à l'autorité, Adolph Eichmann était enlevé (le 11 mai 1960) de son domicile à Buenos Aires par des agents des services secrets israéliens, le Mossad. Emmené à Jérusalem, il sera jugé et condamné à mort pour son rôle dans l'organisation logistique de l'extermination de six millions de Juifs. Le procès débuta en avril 1961 et se déroula durant ces mois où Milgram – les premières expériences furent conduites aux mois d'août et de septembre - découvrait avec effroi la capacité humaine à obéir à une autorité destructrice, dès lors qu'elle est considérée comme légitime. Eichmann fut pendu peu avant minuit le 31 mai 1962, quatre jours après que Milgram ait achevé son étude sur l'obéissance.
Dans la Préface à la deuxième édition française de Soumission à l'autorité Milgram établit clairement le lien entre ses propres recherches et le fait qu'il se soit « surtout intéressé aux évènements de la Seconde Guerre mondiale, particulièrement aux atrocités commises par les nazis. » Au premier chapitre, il précise : « Avec un souci de rendement comparable à celui d'une usine de pièces détachées, on a construit des chambres à gaz, gardé des camps de la mort, fourni des quotas journaliers de cadavres. Il se peut que des politiques aussi inhumaines aient été conçus par un cerveau unique, mais jamais elles n'auraient été appliquées sur une telle échelle s'il ne s'était trouvé autant de gens pour les exécuter sans discuter […] L'extermination des Juifs européens par les nazis reste l'exemple extrême d'actions abominables accomplies par des milliers d'individus au nom de l'obéissance. » De fait, ce qui fit des expériences conduites par Milgram une expérience-choc, une des plus troublantes et, certainement la plus connue, de toute l'histoire de la psychologie sociale moderne, c'est qu'elles révélèrent, au cœur de la nature humaine, une propension effrayante des individus à obéir, dans certaines circonstances, à une autorité qui leur donnait ordre d'infliger de terribles souffrances à une victime innocente : « C'est peut-être là l'enseignement essentiel de notre étude : des gens ordinaires, dépourvus de toute hostilité, peuvent, en s'acquittant simplement de leur tâche, devenir des agents d'un atroce processus de destruction. » Milgram voyait là une illustration empirique incontestable du paradigme de la « banalité du mal » qu'Hannah Arendt avait exposé, en 1963, dans son livre controversé sur Eichmann. Le scientifique rencontrait la philosophe dans la mise en évidence d'une vérité anthropologique universelle qui ne cesse, aujourd'hui encore, de nous surprendre et de nous inquiéter. Mais comment Stanley Milgram en était-il arrivé là ?

Une mise en scène sophistiquée

L'expérience sur l'obéissance, telle que nous la connaissons aujourd'hui dans sa forme finale, avait été précédée, fin novembre début décembre 1960, par une série d'études pilote conduites avec une vingtaine d'étudiants de l'université de Yale. Dans une lettre adressée au Bureau de la Recherche Navale (Office of Naval Research), que Milgram avait écrite afin d'obtenir un financement public à ses recherches, il en avait clairement décrit le protocole de base : « Les sujets croient qu'ils participent à une expérience sur l'apprentissage humain […] Le sujet actionne un panneau de commande, consistant en une série de commutateurs, disposés en ligne. Le commutateur à gauche est étiqueté « 1. Choc très léger » ; … le commutateur à l'extrême droite « 15. Choc extrême : danger ». Ce panneau de commande permet au sujet A (le sujet naïf) d'administrer une série graduée de chocs électriques au sujet B (la victime). Il va sans dire que le sujet B, la victime, ne souffre pas en réalité, mais est un complice de l'expérimentateur. Le sujet A l'ignore et croit qu'il administre réellement des chocs au sujet A.
A mesure que l'expérience sur l'apprentissage continue, le sujet reçoit l'ordre de délivrer des chocs de plus en plus élevés. Les résistances internes devenant plus fortes, à un certain moment, il refuse de continuer l'expérience. Le comportement antérieur à cette rupture, nous le considérerons comme obéissance, en ce que le sujet exécute les ordres de l'expérimentateur. Le point de rupture est l'acte de désobéissance. »
Le générateur de choc avait été fabriqué en une semaine par les étudiants de Milgram. Lorsque les premières expériences furent menées, sous cette version encore assez rudimentaire, les résultats furent pour tous une source de grand étonnement. Ainsi que lui-même le rapporte : « Il y avait un sentiment général que quelque chose d'extraordinaire était arrivé ». En substance, ce que Milgram venait de découvrir, c'est que, contre toute attente, des personnes à qui étaient données ordre de commettre des actes contraires à leurs plus profondes règles morales étaient disposées à obéir à ces ordres, tout en manifestant de réels signes de tension et d'anxiété ; de même étaient-elles parfaitement convaincues de la réalité de l'expérience, étant certaines qu'elles délivraient des chocs électriques extrêmement douloureux. Le rapport que Milgram fit auprès de l'organisme gouvernemental dont il avait sollicité le soutien était suffisamment saisissant pour qu'il obtienne un financement de plus de vingt-quatre mille dollars pour poursuivre ses recherches. Des résultats aussi surprenants méritaient, en effet, d'être confirmés et Milgram avait désormais à l'esprit un projet d'une toute autre ampleur. De fait, ce sont plus d'un millier de personnes, de sexe masculin (à une exception près), appartenant à toutes les couches de la société, qui, dans les mois suivant, allaient participer à son étude sur l'obéissance.
Milgram se mit aussitôt à la tâche. Entre juin et juillet 1961, le laboratoire fut installé dans les locaux de l'université, les volontaires recrutés par petites annonces dans le journal local et par courrier afin de participer (prétendument) à une étude scientifique sur la mémoire (un dédommagement horaire de 4 dollars 50 était proposé, une somme largement supérieure au salaire minimum), les procédures établies, les scripts rédigés, les voix de la victime, allant des premières plaintes jusqu'aux supplications déchirantes qu'on la laisse sortir, pré-enregistrées, une machine factice, de bien meilleure facture que la précédente, enfin construite. D'une longueur de un mètre sur quarante centimètres à peu près de largeur et de profondeur, son aspect avait quelque chose de sobre et d'inquiétant : une série de trente commutateurs étaient disposés en ligne, assortis d'indication sur le niveau des chocs délivrés (de 15 volts à 450 volts) et sur leur intensité (de « faible » jusqu'à « danger : choc sévère »), un son bourdonnant se déclenchant .à chaque décharge, alors que l'aiguille du voltamètre se déplaçait sur le cadran situé en haut à droite de l'appareil et que deux petites lumières bleu et rouge s'allumaient. Une plaque de fabrication rehaussait la vraisemblance de l'appareil : « Générateur de choc, Type ZLB, Société Instrument Dyson, Waltham, Mass, Sortie 15 – 450 volts ». Le laboratoire ouvrit ses portes le 7 août.

Dans le huis-clos de ces pièces allait se jouer un drame dont les acteurs seront les uns ignorants du scénario, alors que les autres en connaitront la teneur véritable. On reprochera vivement par la suite à Stanley Milgram d'avoir manipulé à leur insu les sujets naïfs qui se sont portés volontaires pour son étude. Mais il s'en défendra, arguant que s'ils étaient bel et bien ignorants des aspects réels de l'expérience, un tel subterfuge n'avait rien d'une duperie malfaisante. Du reste, ainsi que le remarque Thomas Blass : « Une expérience de psychologie sociale bien exécutée tient généralement tout autant de la dramaturgie et de la mise en scène que des principes de la méthode scientifique. »
Dès leur arrivée dans le laboratoire, les sujets étaient introduits auprès de deux hommes : le premier, un américain d'origine irlandaise de quarante-sept ans à l'allure rondouillarde et sympathique, « Mr Wallace », était soi-disant un autre volontaire – en réalité, il s'agissait d'un des deux assistants de Milgram (son vrai nom était James McDonough) qui allait jouer le rôle de « l'élève » (Learner) - par la suite, c'est par cette qualité anonyme qu'il sera appelé ; l'autre, le second assistant de Milgram, un homme de trente et un an au maintien sec et austère, John Williams, se présentait, revêtu d'une blouse grise, comme le responsable qui allait diriger l'expérience (désormais appelé « l'expérimentateur »). Les sujets se voyaient expliquer par ce-dernier qu'ils devaient participer à une étude sur la mémoire – ce qu'ils savaient déjà. Mais ce qu'ils ignoraient et qu'ils découvraient à cet instant, c'est qu'à celui qui tiendrait la place du « moniteur » (Teacher), il serait demandé de punir par l'envoi de décharges électriques croissantes toute erreur commise par l'élève dans la répétition d'une séquence de mots, conformément à l'idée que l'usage de la sanction favorise les facultés de mémorisation. A ce stade, aucun sujet ne protesta contre les modalités de l'expérience ni ne refusa d'y participer. Puis l'expérimentateur procédait au tirage au sort pour savoir qui des deux tiendrait l'un ou l'autre rôle. Le tirage était truqué de telle sorte que seul le sujet naïf se voyait attribuer la fonction de moniteur. L'élève était ensuite installé sur un fauteuil métallique, les poignets fixés par des attaches et reliés à des électrodes. Pour s'assurer que le sujet ne mettrait pas en doute la réalité de l'expérience, il recevait une faible décharge de 45 volts. Dans les faits, c'est la seule décharge qui devait être effectivement envoyée au cours de l'expérience, ce que bien sûr le sujet ignorait. Celui-ci était enfin placé devant le générateur de choc dont le fonctionnement lui était expliqué. L'expérience pouvait désormais commencer.
La mise en scène était si parfaitement orchestrée qu'aucun sujet ne pouvait soupçonner que la prestigieuse université à laquelle il avait accordé sa confiance l'avait insidieusement dupé en lui dissimulant les règles du jeu auquel il s'apprêtait à se livrer. Lui aurait-on expliqué qu'il était attendu de lui qu'il refuse d'obéir aux ordres d'envoyer des décharges électriques à une victime innocente et non qu'il agisse en exécuteur docile, sans doute le comportement du plus grand nombre aurait-il été différent. Mais les leçons de la soumission à l'autorité et de l'obéissance destructive auraient été perdues et nous manquerions aujourd'hui d'une clé cruciale pour mieux comprendre les facteurs qui, dans certaines circonstances, poussent des hommes ordinaires à se comporter avec une malfaisance insigne. Car, de fait, c'est bel et bien ainsi que les acteurs de l'expérience Milgram ont agi, quoique ce soit selon des proportions très différentes selon les variables introduites.
[A suivre...]

23 commentaires:

Unknown a dit…


L'expérience de Milgram permet de soulever la question de la responsabilité.

Il serait sans doute aisé de considérer que la capacité des candidats-professeurs à infliger des décharges électriques réside dans leur personnalité.
Pervers, brute sanguinaire, tel serait le profil-type des candidats; leur acte serait ainsi facilement explicable, leur responsabilité rapidement établie.

Cependant il n'en est rien... Milgram repousse cette hypothèse et montre que la possibilité d'un tel acte doit être imputée au contexte d'expérimentation.
Réalisée dans un cadre scientifique, l'expérience apparaît légitime, acceptable aux yeux des candidats. Ceux-ci s'en remettent aux expérimentateurs. Ils ne leur viendraient nullement à l'esprit de remettre en cause leurs ordres. Les candidats se dégagent ainsi naturellement de leur responsabilité par soumission à l'autorité scientifique.
En conséquence ils se voient réduits au statut de simples rouages dans la complexe machinerie scientifique. Pareils à la figure de Chaplin dans Les Temps Modernes, ils exécutent en automates des gestes mécaniques sans aucune conscience.

Milgram expose que la « déresponsabilisation » est rendue également possible par l'emploi de divers procédés.
Tout d'abord les expérimentateurs avaient pour consigne de prononcer différentes phrases dès lors qu'ils voyaient le candidat hésiter.
On répertorie ainsi des phrases telles que « Continuez, je prends toute la responsabilité sur mes épaules. » ou « C'est pour la science » ou encore « C'est à cause de l'élève ».
Ensuite le contexte d'expérimentation devait supprimer toute forme d'empathie avec les élèves interrogés. Ainsi à aucun moment les candidats-professeurs ne devaient entrer en contact direct avec les élèves. Ces derniers n'étaient plus considérés comme des êtres humains-des semblables-mais bien comme des objets pour la science. A l'inverse Milgram rapporte que si le sujet devait toucher l'élève, par exemple pour le forcer à poser sa main sur la plaque électrique censée envoyer le choc, le taux d'obéissance chutait.
Ce processus de déshumanisation n'est pas sans rappeler l'utilisation des numéros en lieu et place de nouvelle identité pour les déportés.

Une interrogation demeure à la suite de cette expérience : à quel moment devons-nous cesser d'obéir à une autorité que l'on considère pourtant comme légitime?
La réponse trouve sans doute écho dans le concept de « désobéissance civile » inventé par Henry David Thoreau qui suggère de refuser de se soumettre à une loi jugée inique. Cependant qu'est ce qu'une loi inique? Comment définir l'injustice? Doit-elle être définie au regard de principes supérieurs ou doit-elle au contraire être laissée à l'appréciation de chaque individu?
Si l'on choisit l'hypothèse des principes supérieurs, il devient ainsi possible de prôner la désobéissance au nom du respect de la personne humaine. Une autorité, qui ordonnerait un acte allant à l'encontre de la dignité et du respect de la personne humaine, cesserait d'être reconnue comme légitime. En conséquence personne ne serait désormais plus tenu de suivre ses ordres.
Reprenant une formule célèbre prônons « un droit de désobéissance par humanité. »...


Alice Breniaux (L2 SEPAD)

Michel Terestchenko a dit…

Cher Alice,
Merci pour votre commentaire. Sur un point cependant, il faut préciser les choses. Dans la 3e variation, dite "Proximité", les sujets étaient en contact avec l'élève, au point de le contraindre à poser sa main sur une plaque qui dispensait les décharges. Il est vrai que dans ce cas le taux d'obéissance est tombé à 30%, mais tout de même !

R. D. a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Catherine.Cudicio a dit…

Bonjour à tous, Dans le compte rendu de l’expérience, Stanley Milgram insiste longuement sur les difficultés suscitées par son enquête. Le décalage entre les prévisions de comportement des sujets (moniteurs) testés et leur comportement réel enregistré lors des sessions, le tout provenant de «bons citoyens». Milgram déclare « c’est cette propension extrême des adultes à la soumission quasi inconditionnelle aux ordres de l’autorité qui constitue la découverte majeure de notre étude»(p21) et son propre effroi apparaît quand il cite Orwell « tandis que j’écris ces lignes, des êtres humains hautement civilisés passent au-dessus de ma tête et s’efforcent de me tuer...» Ce récit dérange:
On peut se demander ce que cette expérience mesure vraiment, s’agit-il d’obéissance, ou d’autre chose, comme l’incompréhension du mal.
Quand on situe l’obéissance dans le cadre de la socialisation comme le montre Milgram au chapitre 10 «Pourquoi obéir» cela implique que, pour être un bon citoyen, il faut obéir et accepter la place que la hiérarchie assigne, mais c’est précisément cette soumission qui permet l’apparition des conduites que la morale dénonce.
Il y a aussi dans ce texte un questionnement sur la légitimité de l’autorité scientifique et en même temps un double jeu des plus dérangeants: c’est en effet au nom de la Science que l’expérience a lieu, il est intéressant d’observer dans les commentaires que toutes les «autorités» utilisent ce même argument. Pourtant, ce sont les exigences cruelles de cette même Science qui devaient pousser les sujets à la rébellion.
Bien sûr, on peut aussi facilement s’identifier aux sujets, qu’aurions-nous fait, sachant qu’être un bon citoyen selon les normes pourrait bien interdire le courage de résister.
On peut aussi s’interroger sur la pratique de la manipulation qui conduit à la dépossession de soi, Milgram l’évoque aussi à propos du conditionnement militaire, mais ne tente-t-il pas de l’exercer dans l’expérience?
Malgré le suivi, on peut aussi se demander si les participants sont vraiment sortis indemnes de l’expérience, infliger de la souffrance rend indigne quel que soit le côté de la barrière.
La posture agentique, déconnectée de soi, autorise le bourreau à agir. Mais, a-t-elle une autre fonction? Ne serait-ce pas celle de se protéger de l’intolérable que l’empathie pourrait mettre au premier plan de la conscience?
Dans son livre « Un si fragile vernis d’humanité», Mr Terestchenko évoque d’autres expériences et surtout esquisse un profil de l’acteur du bien que tout un chacun pourrait être sans avoir à utiliser pour cela les mécanismes de soumission à un ordre moral lequel, Milgram l’a bien montré ne protège ni de l’injustice ni de la cruauté.

Vincent M1 SEPAD a dit…

Le livre Robert Vincent Joule et Robert Léon Beauvois Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens fait mention de cette expérimentation de Milgram. Il est effectivement intéressant de noter que le contexte, la mise en scène, créent les conditions qui vont conduire à la soumission à une autorité comme pourraient y contribuer une blouse blanche, un uniforme, un costume, une soutane accompagnés d’un langage en adéquation. Dans cette expérience, le fait que l’étudiant qui tourne les manettes accorde cette autorité aux expérimentateurs est troublant. En effet, rien ne l’oblige à se soumettre; en aucun cas, il n’est menacé et obligé d'agir. Pourtant il reconnaît cette autorité et donne son consentement. Et c’est, il me semble, une différence avec le pouvoir qui établit un rapport de forces et de domination.
Pour autant, que cherche à prouver Milgram? Fallait- il une telle mise en scène pour découvrir que l'homme peut faire preuve de faiblesses? Qu'il est capable de vilenies? de supprimer son prochain?
Je me souviens qu'à la même époque je dévorais une nouvelle de Philip K. Dick, Le temps désarticulé, dans laquelle le personnage principal répondait chaque jour à un jeu organisé par un journal. Je crois me souvenir qu’en réalité, sa parfaite maîtrise de l’exercice permettait à son gouvernement de protéger à son insu la terre d’une menace ennemie. Le monde qui l’entourait? une simple mise en scène. Ses proches? des comédiens. La lecture de cette nouvelle agit alors en moi comme un remède à cette expérience de Milgram.
Aujourd’hui en pensant à l’expérience de Milgram, je ne peux m’empêcher de penser à cet homme qui sur le chemin du retour constatait ses plaies, meurtri d’avoir pu commettre l’irréparable, confondu, humilié de découvrir qu’il s’agissait d’une simple supercherie déguisée en expérience scientifique... à cet instant sur le trottoir il devait encore hésiter à ramasser un billet de 20 dollars reposant à ses pieds.

Nina a dit…

Bonjour à tous,

la comparaison avec la Shoah et les nazis a ses limites : dans cette expérience, le "bourreau" pense que la "victime" a également choisi d'être ici, pour recevoir, tout comme lui, ses 4 dollars 50 de l'heure.
Le nazi, lui, savait pertinemment que sa victime subissait entièrement la situation.
Est-ce que ça ne rend pas les choses bien pires ? N'y a-t-il pas (si c'est seulement possible) un pas supplémentaire dans la déshumanisation de la victime (et du bourreau) ?

Nina (L2 SEPAD)

Noel a dit…

On retrouve cette fameuse expérimentation de Milgram dans un film de Costas-Gavras (Z avec Yves Montand). De mémoire, on voit dans le film, Milgram recevoir Yves Montand et lui expliquer les raisons (fausses) ces travaux.

Sur les premiers chocs infligés, Montant ne réagit pas. Au fur et à mesure que le voltage du choc augmente, la « victime » crie de plus en plus fort et une sensation de malaise apparaît chez Montand. N’en pouvant plus d’entendre les cris et supplices de la victime, Montand demande alors à Milgram de stopper l’expérimentation arguant que celle-ci est immorale. Milgram réplique alors, malicieusement, que depuis le début (c'est-à-dire même sans les cris et supplices), l’expérimentation est immorale, sans qu’il n’ait réagi pour autant…

C’est sans doute là toute la force de l’expérimentation de Milgram : l’état agentique repose pour partie sur la crédibilité que confère une différence de statut (scientifique vs profane) et sur la capacité de l’homme à se déresponsabiliser sous prétexte que des objectifs le dépassent.

Enfin, Comme signalé au début du post, les travaux sur la soumission à l’autorité, sont indissociables de ceux sur le conformisme menés par Ash (1956, 1971). L’expérimentation étant même peut-être encore un peu plus « vicieuse » (cf. les variantes sur le nombre de personne ou de l’emplacement du cobaye). Des expérimentations absolument fantastiques de la psychologie sociale !

Noel A (M1 SEPAD)

Anonyme a dit…

Ces expériences soulèvent des questions dans plusieurs champs : anthropologique, éthique, social et psychologique. Il me semble que tout enseignement qui peut en être tiré doit se rattacher à chacun de ces quatre champs faute de risquer més-interprétations ou sur-interprétations.
Par exemple, sous le choc des résultats de Milgram, on peut être prompt à conclure à la terrible faiblesse éthique de l'être humain et à l'enraciner, sur le mode pessimiste, dans un égoïsme et une insensibilité à l'autre comme données de base de l'espèce.
Certes, nous ne sommes pas des anges mais une sorte particulière de mammifère : la violence nous est constitutive, la cruauté possible, l'égoïsme certain. Mais tout comme le sont le besoin de partage, les élans de solidarité, la compassion.
Il s'agit là de notre gamme humaine. Ensuite, la musique psychologique, sociale, éthique, nous pouvons la composer en en choisissant les notes. Cette image est simpliste mais elle veut dire que si on ne peut contester un donné humain incompressible, des variations sans nombre sont possible à partir de ce donné. Du moins le crois-je.
Dans cette perspective, ce dont Milgram prend la mesure c'est du comportement psychologique, social et éthique d'individus produits par une société particulière porteuse d'un modèle psychologique particulier et d'une éthique particulière. Milgram nous dit ce que peut être l'humain dans certaines circonstances, non pas ce qu'il est. D'ailleurs, ce n'est pas vraiment surprenant que cette expérience donne ces résultats car elle s'inscrit dans un cadre social général (la société états-unienne de son temps) et particulier (l'université) qui produit les individus pour s'y soumettre et accomplir ce qu'on leur dit attendre d'eux. Sans l'habitude de la soumission aveugle à l'autorité, Milgram ne peut rien faire et sans l'habitude de la rémunération pour des actes dont le bénéficiaire n'interroge pas le sens, elle est rendue bien plus difficile.

Gil Boulenger, M1

marcus a dit…

Bonjour cher Professeur,
Bonjour Gil, (sourire... je surveille tes formidables fulgurances « rocks » sur la grande toile de l'humanité, j'adore... mais ne suis pas tout à fait d'accord avec ton dernier billet...)

Cambridge, Massachusetts, expérience de Stanley Migram et... Israël, procès de Eichmann : « je n'ai fait qu'obéir aux ordres »... 1960...
Aujourd'hui. 2013 ? …

Entre ces deux balises « historiques » (53 ans) nous pourrions peut être nous défendre de considérer que nous sommes imbriqués dans une nouvelle forme de société débarrassée des contraintes, des obéissances forcées et/ou manipulatrices. Ne sommes-nous pas aujourd'hui définitivement sortis des ères totalitaires ? Des ères de la manipulation ? Des ères de cette société américaine frileuse à peine remise du maccarthysme ? Ne sommes-nous pas « au courant » ? Avertis ? N'y aurait-il plus/pas dans notre beau pays, de guides suprêmes, d'idéologies criminelles ni de contraintes physiques sur les individus ?

Je pense, cher Gil, que les « masses » existent toujours sous une forme inédite, indépendamment d'un contexte « historique particulier » et ne doit pas être disqualifiées aussi rapidement que tu sembles vouloir le faire. Et votre CD audio (que je viens de découvrir) sur le mal, cher Professeur, confirme cette permanence des « masses » en posant des ponts entre l'extermination des juifs d'Europe, l'expérience de psychologie sociale de Milgram que vous relatez dans ce billet, et la transposition de cette même expérience dans le cadre d'un jeu télévisée.... Presque 50 ans plus tard... 2009 : la « zone Xtrême. »

Certes , il n'y a plus de défilés sur la place Rouge, de grands-messes à Nuremberg, de jeunesses hitlériennes, de slogans obligatoires, de cours d'histoire falsifiés, de menaces maccarthystes... Pourtant le « jeu » des « masses » persiste et doit nous questionner. La télévision, et la « zone Xtrême » (au cœur de votre propos sur ce CD audio) le montrent et illustrent à merveille la production d 'une nouvelle modalité de l'homme-foule avec ses 81% de sujets obéissants, et dont la déconcertante sujétion aurait abasourdi Hannah Arendt : agir seul comme si on faisait partie de la foule ; devenir bourreau volontaire en quelques heures, sans terreur ni idéologie. La force de ce « jeu » de « masse » tiendrait en partie au fait que tous, participants d'un jeu ou téléspectateurs, éprouveraient un sentiment d'irréalité. Même la barbarie deviendrait virtuelle. A la télé, l'individu n'aurait plus besoin d'être en foule, il n'aurait pas même à sortir de chez lui pour adopter un type de comportement de « masse. » C'est en isolant les individus les uns des autres que la télévision pourrait les faire agir, isolément, comme des foules. Et la télé réussirait ce tour de force de conjuguer les mauvaises manières de l'homme enlevé au regard de l'autre et celles de la foule que rien ne semble arrêter... Soulevée par un sentiment de puissance infinie et contagieuse, la foule, débarrassée de toute responsabilité personnelle, ne pourrait-elle pas verser dans les pires extrémités ? Perte de la responsabilité, abandon hypnotique à l'autorité, manifestations d'émotions qui n'empêchent pas la plus parfaite docilité, déracinement, arrachement aux proches... Tout semble coïncider avec l'expérience de Milgram. N'aurions-nous pas alors le devoir de nous interroger et de nous inquiéter sur cette hypnose télévisuelle ? Et de revenir à Milgram... Et de revenir à Eichmann... Histoire, cher Gil, de ne pas (trop?) relativiser la propension de l'homme à faire le mal et de considérer cette propension « bonne » à penser...

marcus M1

Anonyme a dit…

Bonjour Marc,

Je pense que nous sommes absolument d'accord sur le constat que tu dresses. Je considère que nous ne sommes en rien sortis du modèle dans lequel s'inscrivent les expériences de Milgram et donc les résultats du jeu dont tu parles (émission que j'ai vu, par ailleurs, et qui mériterait elle aussi en tant que telle une critique détaillée) ne m'étonnent en rien. Nous ne sommes pas les individus libres et autonomes tels qu'il me semblerait souhaitable de l'être si nous voulons que les fonctionnements que Milgram a mis en lumière ne soient plus possibles.
Je ne crois pas à un homme nouveau, nettoyé de ses pulsions destructrices, ou Dieu sait quelle baliverne de cet ordre. Je pense juste qu'il est possible et qu'il existe en nous tous la possibilité de se construire, individuellement et collectivement, en s'appuyant sur ce qui nous rend le plus responsable, au sens fort du terme, de nos actes, c'est-à-dire en les assumant en connaissance de cause, en "âme et conscience" selon la formule consacrée. Quelqu'un, dans la discussion, évoquait Thoreau. Il me semble que c'est dans cette orbite-là que se situe mon propos. Très amicalement, cher Marc.

Gil Boulenger, M1

Jean-baptiste Richard a dit…

L'expérience de Milgram met en évidence le problème de l'obéissance. Ce problème c'est celui de chacun d'entre nous : jusqu'où devons-nous obéir ?
Au travail, dans la société, nous obéissons à des lois, à une hiérarchie et nous sommes placés dans des situations qui nous incitent à obéir. L'obéissance est d'ailleurs nécessaire à l'ordre public. Mais où se trouve la limite ?
"Un fonctionnaire a un devoir d'obéissance sauf si l'ordre donné est manifestement illégal ou de nature à compromettre gravement l'intérêt public". La difficulté résidant dans le fait de savoir quand un ordre est de nature à compromettre gravement l'intérêt public. Je pense qu'une réflexion sur ce problème de l'obéissance et de la désobéissance devrait être intégrée dans la formation des fonctionnaires et notamment dans la formation des policiers et des militaires qui se trouvent dans une situation d'obéissance à chaque moment de leur profession et dont les directives peuvent changer suivant les différents gouvernements.
Je pense que Platon n'a pas tort quand il dit dans la République que "les meilleurs gardiens de la Cité doivent être des philosophes".
Mais il en va de même dans le monde de l'entreprise.
Au quotidien, on est souvent face à des situations dans lesquelles le bon sens nous incite à désobéir, pourtant certaines personnes zélées répondent avec un formalisme administratif et protocolaire que "les ordres sont les ordres".
Alain disait que "Penser c'est dire non".
Et si parfois être sage c'était désobéir ? ...

Michel Terestchenko a dit…

Merci, chers amis, pour vos commentaires. Vous avez porté le débat et la réflexion très haut.

Emmanuel Gaudiot a dit…

Dans ce tardif commentaire, j'aimerais considérer les choses du point de vue de la psychologie. Depuis ce cours de L2 de Michel Terestchenko il y a quelques années où l'expérience de Milgram figurait, à la lecture de "Eichmann à Jérusalem" de Hannah Arendt, à celle de votre "Vernis fragile", cher Michel, une lente réflexion a succédé au trouble.
De plus en plus enraciné dans la conviction que la condition humaine réside dans le balancement entre intériorité et altérité, je pense qu'il faut se tourner vers la psychologie pour comprendre, enfin pour partie, ce qu'est l'homme.
Une fois j'ai entendu sur une radio les résultats d'une étude qui mettait en évidence le fait que le groupe interfère sur la délibération de chacun. Il s'agit là d'un "apparaitre" qui nous placerait dans le regard des autres.
Une autre fois nous devisions avec une amie sur le fait que l'un comme l'autre nous ne reconnaissions quasiment jamais des personnes rencontrées une seule fois, quand bien même nous les aurions côtoyées assez longtemps, le temps d'un repas, par exemple. Nous en vînmes à la conclusion que ce que nous cherchons dans le visage des autres n'est pas l'appréciation des traits, du moins pas exclusivement, mais des expressions, des informations sur ce qui se cache derrière.
Ainsi nous avons un message à exprimer systématiquement aux autres, un message qui déborde la communication orale ; une position sociale, pourquoi pas psychologique.
Ces petites considérations commencent au-delà (ou en-deçà) de toute réflexion, comme pour dire quelque chose sans parler, pour poser ce qu'un pourraît appeler un "champ phénoménal", pour employer une métaphore husserlienne.
J'espère que vous pouvez saisir mon propos ; je pense que vous le comprendrez mieux si vous êtes timides...

Anonyme a dit…

Si tout un chacun est susceptible de se transformer en bourreau en fonction du contexte, "je ne suis pas un monstre, je n'ai fait qu'obéir aux ordres" déclarait Eischmann lors de son procès, cela relativise sérieusement la culpabilité du quidam.
C'est on le sait un processus mystérieux qui au sein de la perversion dont on relève le caractère exeptionnel, apparaît le visage terne et inexpressif de la banalité.
Il y a quelques années P. Breton publiait un ouvrage invalidant en partie les résultats de Milgram. Dans : " Comment refuse-t-on d'être un exécuteur ", il distingue en sus des executants et des résistants héroïques qui au nom d'une d'une morale supérieure à l'intérêt du groupe refuse le mal, il repère un 4ème groupe : "les refusants", à la vie intéreure riche nourrissant une sorte de débat intérieur qui les préserve de l'Idéologie régulatrice du groupe. Cela aussi relève d'un mystère tout aussi radical que celui qui mue un individu ordinaire en bourreau tout aussi ordinaire...
MarieEmma

kleinhans parzyjagla charlotte a dit…

L’expérience de Milgram, malheureusement, confirme ce que nous savions déjà suite aux évènements de la seconde guerre mondiale. Je vois la nécessité qu’il y a d’essayer de comprendre pourquoi les hommes sont capables à ce point d’agir contre leur bon-sens et leurs valeurs. Mais tout me pousse à croire que ce n’est pas forcément l’individu en lui-même qui est responsable de cela mais le conditionnement dans lequel il s’est trouvé. Au risque de faire un parallèle hors sujet, je voudrais parler d’une expérience que j’ai pu faire en enseignant la philosophie en classe de terminale dans un lycée.
Les élèves qui arrivaient en terminale me semblaient plus dociles, c’est à dire plus discipliné et moins spontanés que ceux de secondes que je pouvais observer, cela je l’expliquais en raison du fait qu’ils avaient subit une pression durant trois ans en vue du bac. Par surcroit il me semble que cet enseignement qu’ils ont reçu consistait à surtout les empêcher de penser par eux-mêmes. Le lycée maintient à mon avis un « idéal » d’apprentissage par cœur qui me semble opposé à la formation de l’esprit critique ou même savant. Quand j’arrivais pour enseigner la philosophie, je croyais un peu naïvement qu’en leur disant « dans cette classe, on va essayer de réfléchir et confronter des idées» ils seraient contents. En vérité je remarqua rapidement que leur demander de réfléchir par eux-mêmes était une violence tout aussi grande que celle d’avoir dû pendant toutes ces années abandonner leur subjectivité. Lorsqu’il énonçait un avis il me demandait systématiquement si ce qu’ils disaient était juste. Lorsque je leur disais qu’il pouvait mettre un exemple de leur cru pour compléter mon cours ils me rétorquaient qu’ils préféraient que je leur en donne un. Ce fut assez effarant pour moi -d’autant plus que je n’ai pas suivis d’enseignement au lycée mais des cours en correspondances- de voir le manque de confiance qu’ils avaient en leur jugement. Ce qui était selon moi d’autant plus inquiétant c’est que je voyais que je pouvais leur raconter à peu près n’importe quoi, qu’ils m’auraient cru. Je crois que cette expérience m’a permise de comprendre un peu mieux comment une personne pouvait se trouver tout à fait coupée de ses instincts et de son autonomie au point d’être totalement influençable. Je crois aujourd’hui qu’on est tous un peu dans cette situation quand on veut s’intégrer quelque part ou simplement faire preuve d’une certaine modestie pour avancer dans la vie. Je crois qu’on peu rapidement suivre un modèle dominant jusqu’à s’oublier soi-même. Et puis une fois qu’on est totalement coupé de soi-même, il est très difficile de se poser la question : « Mais en quoi crois-je, moi ? »
Je ne cherche à excuser personne ni à dire que mes élèves sont des nazis en puissance, juste rappeler combien il est difficile de toujours écouter « sa propre voix ».

Woodtli Benjamin M1 SEPAD a dit…

La situation et les propriétés qu'elle contient explique pour une part la déviance morale des actions commises dans le cadre de l'expérience Milgram. Ce ne sont pas les caractères des personnes ni encore moins des faits de société (faut-il rappeler que l'expérience, comme toute bonne expérience a été reproduite dans diverses sociétés et ne se cantonne pas à la "société états-unienne"),qui sont les traits explicatifs pertinents de ces comportements. Il faut, en effet, tenir compte des variations introduites dans le protocole par l'expérimentateur et qui ont pour effet de diminuer considérablement le taux d'obéissance des sujets. Or ces variations n'ont, d'elles-mêmes pas de pertinence morale comme le fait remarquer Ruwen Ogien ("L'influence de l'odeur des croissants chauds sur la bonté humaine"). Il peut s'agir de simples taches sur la blouse de l'expérimentateur qui ont pour effet de diminuer l'influence que son statut lui confère. Enfin un excellent livre fait le parallèle entre l'expérience Milgram et l'histoire d'un bataillon pas particulièrement fanatisé (il s'agit de la police de réserve) de la police allemande qui joua un rôle dans "la Shoah par balle","des hommes ordinaires: Christopher Browning". Or ce que l'auteur démontre c'est que le conformisme plus que la soumission à l'autorité fût, dans ce cas, déterminant.

Aurélie Sbr a dit…

Je me permets de souligner que les philosophes ne sont pas les seuls à avoir alimenté la réflexion sur des causes possibles de la cruauté comme nous montre ce commentaire sur Milgram de M. Terestchenko.

Asch et Milgram mettent en avant respectivement le conformisme et l’état agentique comme sources possibles de comportements humains. Dans les deux cas, cela pose question par rapport à l’exercice du jugement moral. Et même si la méthodologie et les conclusions des tests de Milgram sont à prendre avec des pincettes, on peut les lier au point de vue d’Arendt à propos de la "banalité du mal". En effet, la thèse de Milgram consiste à dire qu’en situation où un individu serait perçu comme un "simple robot" qui exécuterait des tâches, il aurait tendance à se décharger de sa responsabilité et devient alors susceptible de commettre des actes immoraux, sans vraiment « y réfléchir » (sachant que d’autres justifications peuvent être invoquées a posteriori), au sens d’exercer son jugement moral par rapport à ses actes.
Hannah Arendt (dans le livre : Eichmann à Jerusalem) et sa thèse de la "banalité du mal" s’inscrit ici dans un revers de la modernité : l’être humain n’est plus considéré comme purement rationnel, conscient, maître de lui et du monde, mais il est fragile et est sujet au quotidien à la possibilité du mal. Selon elle, qui étudie le cas d’Adolf Eichmann, tout homme "banal" qui n’exerce pas ses facultés morales (à distinguer des facultés intellectuelles, bien que toutes deux fassent appel à un effort de jugement – cf. Kant et la distinction entre pensée théorique et pensée pratique) est capable de réaliser les pires choses. La différence entre la pensée théorique et la pensée pratique est explicitée notamment chez Kant. C’est la différence entre le domaine de la connaissance (cognition, épistémologie) et celui de la morale (mœurs, éthique).

Concrètement, ce n’est pas parce que l’on calcule bien, que l’on sait construire un raisonnement cohérent ou logique que l’on exerce des jugements moraux ou que l’on s’interroge sur notre propre éthique. Cette délimitation permet à mon sens de mieux situer le propos d’Arendt lorsque celle-ci qualifie Eichmann de "banal" et lui attribue un manque d’exercice de son jugement.
En d’autres termes, une personne n’est pas un monstre écervelé une fois pour toute, mais peut le devenir si elle ne prête pas attention à la portée de ses actes. En envisageant un tel point de vue, le défi éthique est de taille : comment lutter contre cette faiblesse ?
Arendt propose à ce sujet de développer une habitude à exercer son jugement moral. Cette recommandation éthique est proche de thèses existentialistes : cela signifie que nous ne sommes pas "bons" ou "mauvais" une fois pour toute, que la moralité n’est pas quelque chose d’acquis, mais c'est surtout l’objet d’une attention permanente.

1/2

Aurélie Sbr a dit…

La question de la responsabilité est également proche des considérations de Hans Jonas : dans la mesure où il est possible désormais de contribuer à détruire l’humanité en appuyant sur un bouton, l’homme est d’autant plus responsable (le principe responsabilité, 1979).
Et je voulais faire ici un parallèle avec l'actuelle guerre entre la Russie et l'Ukraine qui se déroule en ce moment. Il est si facile pour les Hommes de bombarder d'autres pays/villes que si tout le monde ripostait, le monde serait complètement perdu.
L’influence du milieu est selon moi importante à prendre en compte par rapport à l’action humaine (tension entre "déterminismes" et liberté). S’il ne faut pas beaucoup à certains hommes pour devenir "inhumains", il faut néanmoins rechercher les situations qui, potentiellement, favorisent ou non de tels comportements, les encouragent. Face à l’adversité, à l’injustice (certains n’ont pas eu besoin de cela), quel homme ne serait pas capable de commettre des actes nuisibles, à lui-même ou à autrui ? Quelles sont les situations sociales susceptibles de favoriser ou de défavoriser l’exercice d’une action plus humaine (exclusion et inégalités sociales, identités, communautarismes et idéologies, aliénations, etc.).

(PS: Si certains lisent mon commentaire, s'intéressent à Milgram et que vous n'avez pas encore vu le film Experimenter de 2015, consacré à ce dernier, je vous le conseille. Milgram fait de la théorie de la banalité du mal d’Hannah Arendt, l’une des inspirations de ses expériences de soumission à l’autorité comme l'a énoncé dans le commentaire de M. Terestchenko.)

2/2

Tom a dit…

Commentaire Tom Hayoun, partie 1.

L’expérience de Stanley Milgram est aussi décriée que connue, aussi impressionnante que sordide.

L’article que nous avons sous les yeux qui traite de cette expérience insiste sur trois points en particulier : d’abord la biographie du chercheur juif ashkénaze traumatisé qui « justifie » ses recherches, ensuite le procédé de mise en scène sophistiqué qui s’approche d’une certaine manipulation, assez novateur en psychologie sociale, enfin la proximité temporelle et idéologique avec Hannah Arendt et ses recherches sur la banalité du mal.

Pour notre part, nous allons focaliser notre commentaire sur la « banalité du mal » d’une part, c’est-à-dire la dilution de la responsabilité quand celle-ci s’inscrit dans une machine bien huilée, et sur la mise en scène de cette expérience de psychologie sociale d’autre part avec les questions éthiques qu’elle soulève.

Comment mesurer la responsabilité d’un homme dans un mal commis, lorsque celui-ci n’a fait qu’obéir à une autorité supérieure ? C’est-à-dire que le jugement doit-il être atténuée par le fait de sa simple obéissance, ou doit-on être d’autant plus dur du fait que son action soit tout entière indifférente au mal produit ?
Dans le talmud de Babylone, il est plusieurs questions qui rejoignent les réflexions de Milgram et d’Hannah Arendt bien avant la shoah, et qui traite de la responsabilité indirecte d’un individu : si un ouvrier qui était en train de creuser un trou dans la chaussée pour y réparer des canalisations est appelé par son supérieur pour une urgence, que doit-il faire ? Imaginez, cet ouvrier répond au téléphone : « désolé chef, mais je ne peux pas laisser un trou béant dans la chaussée ou quelqu’un va tomber », et son responsable qui répond « ne t’occupe pas du trou, j’ai besoin de toi pour quelque chose d’autrement plus important ». Alors sur qui repose la responsabilité de la chute éventuelle d’un passant dans ce trou ? Shamaï et Hillel, les deux contradicteurs habituels du Talmud répondent par bribe et avec des « si ». Et si l’ouvrier est dans un danger de pauvreté, et qu’il risque de perdre son travail s’il ne répond pas positivement à son chef ? Peut-on condamner juridiquement le chef, mais moralement l’employé ? La réponse est malaisée (et, à vrai dire, je ne me souviens pas de la conclusion de cette discussion interminable), le débat passionnant.

Tom a dit…

Commentaire Tom, partie 2

Aujourd’hui, la notion de « banalité du mal » et de dilution de la responsabilité est largement connue et popularisée. J’ai tendance à penser que, comme tous les biais cognitifs, la connaissance du biais influe sur le biais lui-même, et qu’il s’agirait en quelque sorte d’une prophétie anti-auto-réalisatrice. Je me risquerai à dire qu’entre deux échantillons de populations sujettes de la même expérience : une qui a connaissance de l’expérience de Milgram, et une qui n’en n’a pas connaissance, la première d’entre les deux serait moins susceptible de sombrer dans cette barbarie de la soumission à l’autorité. Pour ma part, ayant une opinion fort élevée de l’homme et de ses devoirs moraux, j’aurais tendance à dire qu’Eichmann, tout comme les sujets de l’expérience de Milgram, sont coupables de faute de jugement, d’indifférence au mal, de faiblesse d’esprit et de nombreux autres mots qui traduisent tous le même jugement – le mal – et qui peuvent aboutir en une condamnation.

Nous allons maintenant discuter du deuxième volet de notre exposé qui concerne plus largement la psychologie sociale elle-même. Une expérience avec une telle mise en scène biaisée peut-elle être « scientifique » ? Doit-on prendre en compte une certaine « éthique » dans la mise en place d’une telle expérience ? L’on pourrait par exemple imaginer un traumatisme durable des sujets qui ont réalisé à postériori avoir cédé au sirènes du meurtre sous l’autorité. La plupart des questions qui s’élèvent ici resteront en suspens.

Robesdore a dit…

Bonjour Monsieur,

L'expérience de Milgram a provoqué des réflexions philosophiques remarquables. Elle témoigne de la portée des résultats obtenus par la science dans la discipline philosophique. C'est notamment en philosophie morale que cette expérience a fait la preuve de son utilité. Mais les premières réflexions éthiques issues de cette expérience, bien que tout à fait intéressantes, n'étaient pas celles auxquelles je m'attendais à être confronté. Les critiques émises à l'égard de la méthode que Milgram avait utilisée visaient à dénoncer la potentielle détresse émotionnelle ressentie par les participants. Cette critique relève donc de l'éthique de la recherche scientifique. La production de connaissances par la science est un but louable, mais ce but ne suffit pas à justifier des méthodes immorales : la fin ne justifie pas les moyens. Les retours des participants, très largement positifs, ne confirment pas l'hypothèse selon laquelle la méthode utilisée par Milgram put avoir des conséquences négatives.
Mais les questions susceptibles d'attiser ma curiosité sont différentes. L'expérience de Milgram montre qu'une large majorité de personnes a tendance à obéir à une figure d'autorité qui leur demande d'accomplir une tâche entrant en conflit avec leurs valeurs morales. L'obéissance (ou la soumission) à l'autorité serait alors un moyen de pousser des personnes ordinaires à commettre de terribles choses. Le mal pourrait alors surgir de n'importe quelle personne, les principes moraux n'immuniseraient pas nécessairement contre le vice. Ovide, dans son ouvrage Métamorphoses, dit "je vois le meilleur et je l'approuve, je fais le pire" : le fait de connaître le bien ne garantit pas qu'il se déploie dans les actes. Mais qu'en est-il alors de la responsabilité morale ? Si l'être humain est naturellement enclin à commettre des actes immoraux lorsqu'une autorité le lui ordonne, peut-il être tenu pour moralement responsable ? N'est-il pas trop simple pour un policier qui commet des violences, un soldat de guerre ou encore à un membre de la SS de se dédouaner de toute responsabilité morale du fait de l'obéissance à l'autorité ?Ce désengagement moral a-t-il une quelconque légitimité ?
L'application des résultats de cette expérience à l'Holocauste ne fait, par exemple, pas consensus. En effet, les taux de soumission à l'autorité baissaient significativement lorsque certains paramètres étaient modifiés (présence de personnes demandant au participant de ne pas appuyer sur les boutons, langage vulgaire de l'expérimentateur, tâche sur la blouse...). Ainsi, l'autorité ne semble pas toujours être un outil de banalisation du mal : la resistance des participants varie en fonction du contexte. Le temps de l'expérimentation était court. Les participants étaient informés que personne ne serait blessé. Les membres de la SS avaient, quant à eux, plusieurs années pour se livrer à une réflexion et une introspection, ils connaissaient les dégats physiques et moraux que leurs actions engendraient, ils étaient témoins de supplications, d'appels à la raison ou de cris de souffrance des victimes de leur indifférence. Enfin, les participants de l'étude de Milgram témoignaient de sentiments de gêne et de malaise : il était difficile - voire douloureux - pour eux de réaliser les tâches en question. C'est d'ailleurs cette détresse psychologique provoquée par l'expérimentation qui était décrite comme éthiquement inacceptable. Et c'est cette même détresse qui, par son absence chez les criminels de guerre, distingue l'obéissance à l'autorité de la cruauté. (1)

Robesdore a dit…

La prudence s'impose alors dans l'exploitation des résultats de cette expérience. La soumission à l'autorité est un phénomène très puissant et particulièrement impressionnant mais ce biais psychologique ne saurait, à lui seul, affranchir les bourreaux - subordonnés à une autorité - de leur responsabilité morale. Mais l'ensemble des situations forment un spectre : depuis la personne la plus libre jusqu'à la personne totalement contrainte par une autorité extérieure. L'existence de ce spectre du rapport entre l'agent moral et une autorité extérieure implique de s'intéresser aux critères qui permettraient d'attribuer (ou de dispenser) l'agent de la responsabilité morale. L'expérience de Milgram est un outil précieux de réflexion philsophique issu de la psychologie sociale.
C'est d'ailleurs pour ceci que Ruwen Ogien, à la fin de la première partie de son ouvrage "L'influence de l'odeur des croissants chauds sur la bonté humaine" exploite l'expérience de Milgram. C'est pour traiter de l'éthique de la vertu que le philosophe cite l'expérience. Il explique que l'expérience de Milgram "tend à montrer que ce qui détermine les comportements, ce n'est pas le caractère, mais d'autres facteurs liés à la situation, comme la pression d'un groupe ou d'une autorité" puis ajoute qu'une hypothèse qu'on pourrait en tirer est "qu'il n'existe rien de tel que des personnalités morales ou immorales". Il oppose alors l'éthique de la vertu à la logique dite "situationniste". Selon la logique situationniste la propension à aider autrui découle davantage des circonstances extérieures que de traits de caractère spécifiques.
L'ensemble de ces questionnements - éminemment philosophiques - puisent dans la psychologie sociale de nombreuses ressources indispensables au déroulement rationnel de nos pensées. (2)

Sélim A. EAD philosophie

Anonyme a dit…

L'expérience de Milgram a démontré avec éclat la capacité de l'autorité à pervertir la raison et l'éthique humaines. En effet, les sujets de l'expérience, censés infliger des chocs électriques à un individu sous prétexte de tester sa mémoire, ont accepté de continuer à donner des chocs, même quand ils pensaient que cela pouvait gravement blesser la personne, sous la pression de l'autorité scientifique.

Cette expérience est l'un des nombreux exemples de la manière dont le pouvoir de surveillance et de discipline a été utilisé dans l'histoire pour imposer des normes sociales et politiques arbitraires, et pour établir des formes d'autorité qui réduisent la liberté individuelle. C'est ce que Michel Foucault a décrit dans son livre "Surveiller et punir", où il analyse les mécanismes de surveillance et de discipline dans les institutions sociales et les prisons.

Dans ce contexte, la prison panoptique, avec son architecture circulaire qui permet une surveillance constante des prisonniers sans qu'ils ne sachent jamais s'ils sont observés ou non, est un exemple frappant de la manière dont le pouvoir disciplinaire a été mis en place dans la société. En créant un sentiment d'omniprésence et de contrôle absolu, la prison panoptique permet de discipliner les individus sans avoir besoin de recourir à la violence physique, mais en utilisant la menace constante de la surveillance et de la punition.

Cependant, le pouvoir disciplinaire ne se limite pas aux institutions punitives telles que les prisons, mais est également présent dans toutes les sphères de la vie sociale, de l'éducation à l'industrie en passant par le contrôle de l'information. L'expérience de Milgram nous montre comment cette autorité peut être utilisée pour justifier des actes immoraux ou inhumains, en aliénant l'individu de sa propre conscience et en le soumettant à une autorité supérieure.

Ainsi, pour résister à la pression de l'autorité et de la discipline, il est essentiel de développer une conscience critique, une capacité de réflexion autonome qui permet de remettre en question les normes et les conventions imposées par la société. C'est seulement en reconnaissant la réalité de notre propre conditionnement, en réfléchissant sur notre propre pouvoir et notre propre vulnérabilité, que nous pourrons surmonter les barrières de l'autorité et devenir des acteurs libres et responsables de notre propre vie.

Ludovic J.