Texte paru dans Bonnefoy et la philosophie, sous la direction de Jérôme Thélot, Editions Manucius, 2023.
Ayant tôt rompu avec les errements fantasmatiques du surréalisme, hostile aux lectures abstraites de l'intertextualité pour lesquelles seul existe l'autoréférencement du signe, à l'écart des épistémologies relativistes qui voient dans la réalité inaccessible au mieux une asymptote, Yves Bonnefoy refuse résolument de vider l'homme de sa relation au monde. Dans l'inactualité de son « grand réalisme » ontologique, Bonnefoy s'affirme, au contraire, comme le poète de la présence. Une notion, placée au cœur de ce que lui-même appelle « l'acte poétique », et sur laquelle il n'a cessé de revenir dans ses entretiens et écrits. Mais qu'est-ce donc cela, la présence ? Cette notion, comment, non pas la comprendre, mais l'entendre ? De quelle approche, où l'emportent la vue, la maîtrise et l'appropriation, se distingue-t-elle dans une rupture radicale ? Et d'où vient que la poésie ouvre un lieu unique où les hommes peuvent habiter ensemble dans l'accueil de l'être, l'intensification de la vie et le respect de la dignité humaine ? Pour quelle raison la présence au monde et aux autres est-elle « la chance unique » que la poésie propose politiquement aux hommes et aux femmes de notre temps, à ce moment sans précédent de l'histoire humaine où nous sommes collectivement confrontés au risque existentiel de voir disparaître une terre habitable. S'élargissant en amont et en aval de tout cadre strictement « littéraire », la poétique de la présence est autant métaphysique que politique. Mais il faut d'abord l'entendre dans son sens profond, dans la série d'oppositions – immanence / transcendance, lieu / espace, présence / concept – qu'elle implique, dans l'inachèvement de ce que la poésie ne cesse de faire advenir entre les hommes.
Le chemin de la liberté
Il faut d'abord partir de ce qui est, chez Bonnefoy, une décision plutôt qu'un constat : il y a de l'être et non pas rien, et cette décision inaugurale, « l'autre réponse à l'épiphanie du non-être »1, se fait aussitôt monde. Non pas en raison d'un geste divin créateur auquel il s'agirait de croire, mais de la donation première, inséparable de la chose même, et irréductible à toute emprise, cet « il y a », ce « Es gibt », comme une transcendance voilée au cœur de l'immanence, sur lequel la philosophie contemporaine depuis Heidegger n'a cessé de s'interroger et qu'il s'agit d'accueillir parce que l'Être s'adresse à nous et nous appelle : « Seul de tout l'étant, l'homme éprouve, appelé par la voix de l'Être, la merveille des merveilles : Que l'étant est », lit-on dans Qu'est-ce que la métaphysique ?
Yves Bonnefoy, pourtant, n'était pas un grand lecteur de Heidegger et, bien qu'il ait été formé à la philosophie par son maître, Jean Wahl, sa connaissance des auteurs de la tradition et de son temps, il le reconnaît lui-même à propos de Hegel, est lacunaire. Seules quelques rares figures émergent comme des phares, Plotin et la préséance de l'Un, Kiergegaard ou Chestov, « ces grands penseurs des problématiques de l'existence »4. Mais des grands philosophes contemporains, seraient-ils français, Sartre, Merleau-Ponty ou plus tard Michel Foucault, de la philosophie analytique, de la phénoménologie, du structuralisme, Bonnefoy se tient à l'écart. Leur affaire n'est pas la sienne. Trop de concepts assurément. La parenté, pourtant, avec la pensée de Heidegger aurait pu frapper. Il existe incontestablement entre le philosophe et le poète ce que Marianne Zarader appelle « un espace commun », noué autour de la parole et de la présence, de l'ouverture à l'Être à laquelle l'oeuvre d'art offre un abri, même si chez Heidegger manque, ce qui est essentiel pour Bonnefoy, le partage de l'oeuvre au sein de la communauté des hommes. À Être et temps, il adressera le reproche de questionner le fait d'être « sans visée ni saisie des traits d'un être particulier ». À la différence d'avec René Char, nul dialogue ne se noua entre ces deux hommes-là dont on ne peut envisager les rapports intellectuels, dans leurs rapprochements et leurs différences, que de l'extérieur. Or, ce n'est jamais ainsi que Bonnefoy s'y prend.
Bonnefoy aura toujours suivi un chemin entièrement personnel, tissant des liens fraternels, « consanguins », avec les penseurs, les poètes et les peintres qui comptent pour lui, et cette famille sera de tous les temps : « Tous les auteurs sont vivants », non dans le passé mais dans un « éternel présent ». Et il fera revivre à sa manière le souci du réel, la présence au monde, chez ces amis choisis, ses « contemporains », Rimbaud, Baudelaire, Shakespeare, Léopardi parmi les écrivains, ou encore Piero della Francesca, Poussin ou Giacometti, dont il analyse les œuvres - un choix totalement assumé dans l'Avant-propos à Notre besoin de Rimbaud - avec une liberté indifférente aux exigences du discours scientifique universitaire refusant, plus encore, toute adhésion partisane à un courant idéologique de pensée. Ce qu'il s'agit dans chacune de ces rencontres d'expérimenter, ce n'est pas un texte, mais une « présence d'être » une « voix ». Bonnefoy n'est l'homme d'aucune chapelle, et ce n'est jamais d'un point de vue extérieur qu'il se place dans son rapport au monde, aux êtres et, par conséquent, aux œuvres des créateurs qu'il étudie.
En finir avec la vue de dehors
Sans doute, l'objectivité scientifique exige-t-elle, et c'est une de ses conditions premières, de se mettre à distance de son objet, d'adopter à son égard une attitude de stricte neutralité. Mais la connaissance, on le sait depuis Kant et La critique de la raison pure, ne nous donne jamais accès à l'être même. La connaissance est une mise en ordre et une parcellisation du monde – les choses n'y sont jamais vues que dans leurs aspects où l'Un se perd dans le multiple, Bonnefoy ne cesse d'insister sur ce point - par des catégories abstraites dont le langage est le grand outil et qui sont autant de schématisations en vue de le rendre intelligible et maîtrisable. Sur ce point, Bonnefoy suit au plus près la conception nietzschéenne de la connaissance10, qu'il ne cite pourtant pas. Peut-être parce qu'il refuse de dissoudre avec Nietzsche l'unité de l'être dans le chaos du devenir.
Le phènomène, c'est l'être tel qu'il paraît, mais d'ores et déjà structuré par les schèmes de la représentation et du langage. Sans doute, la structuration abstraite de la réalité a-t-elle son utilité ; on ne saurait même penser, Bonnefoy le reconnaît, sans recours aux outils de l'intellect qui introduisent de l'intelligibilité dans l'infinie diversité du réel : « Il ne s'agit pas de se refuser à la pensée conceptuelle, c'est notre seule façon de réfléchir et d'agir »11. De cette démarche, il faudra pourtant se défaire. La tâche du poète n'est pas de représenter le monde des phénomènes avec objectivité, de le connaître dans ses lois formulables, moins encore de réduire notre représentation à un réseau de signifiants qui ne renverraient à aucun signifié, un texte duquel le monde est absent - « la poésie », au contraire « est foncièrement transitive », affirme-t-il avec force - ce n'est pas non plus d'en proposer des images, seraient-elles belles ou lyriques, autre tentation du rêve qui nous détourne du réel, c'est de nous mettre en présence de l'être, de l'accueillir comme un tout dans son épiphanie et son immédiateté.
Telle est la quête, inlassablement poursuivie, par la poésie, la peinture et la sculpture, lorsqu'elles sont à la hauteur de la tâche que Bonnefoy leur assigne. Et cela exige de se dépendre, autant que possible, des modalités cognitives et linguistiques – les « approches par le dehors » - par lesquelles s'extériorise notre relation au monde. Substitution de la chose à la présence, que Bonnefoy ne cesse de mettre au compte d'une notion générique : le concept, autant que des illusions de l'imaginaire et de l'image-monde qui lui sont associées. L'acte poétique, car la poésie est acte, se comprend comme cet exercice, en permanence recommencé, qui passe par une réappropriation de la capacité désignative, et non plus simplement significative, du mot. Le mot dit la chose, non pas en sa signification, mais en sa présence, en son existence actuelle, concrète, telle que la mémoire en conserve le souvenir à nouveau vibrant : « Faire que le mot “arbre” ne nous retienne pas dans le dictionnaire, mais nous fasse nous ressouvenir de quelque grand arbre bruissant de toutes ses feuilles, campé sur le chemin de notre vie la plus personnelle, c'est bien ce que fait la poésie, je ne cherche pas à définir le poème autrement que par ce projet, cette tâche. »
Partage sans transcendance
Est-ce faire là l'apologie de la subjectivité ? Ouvrir la porte, pendant on y est, à l'irrationnel ? Loin de là !14 L'ouverture à l'être doit être pensé dans le dépassement de ces catégories et de ces clivages, dès lors que ce n'est pas le moi qui s'offre dans le mot à l'accueil de la chose nue, mais le Je – ou le Soi, ici Bonnefoy se fait proche de Paul Ricoeur qu'il a lu attentivement – et ce Je n'est jamais seul, mais originairement lié aux autres, ajoutons : dans l'amour et la compassion : « Le Je est complexe autant que le moi : la différence étant que ses émotions et ses jugements, ses douleurs et ses joies, ne se referment pas sur son illusion d'absolu, ils sont tournés vers les autres pour davantage de vrais échanges, avec un vœu de partage, de communion. L'autre advient avec le Je »15. De là vient que dans la présence des choses simples, accueillies dans leur totalité immédiate - « la pleine réalité de ces murs et de ces chemins, du ciel, des jeux de l'ombre et de la lumière sur une flaque » - c'est un « lieu », une « terre seconde » - titre d'un essai figurant dans Le nuage rouge, rappelle Jean Starobinski dans sa préface à l'édition Gallimard des Poèmes – qui n'est pas un espace, avec le système d'appropriation, d'exploitation et, à grande échelle, de destruction qu'il produit, mais un pays, un pays humain, qui n'est jamais tant donné qu'à reconquérir et à sauvegarder. La présence à soi, et inséparablement au monde et aux autres, exige une constante ascèse de l'attention, une vigilance également, dès lors que les abstractions réifiantes, les illusions de l'imagination, les tentations du rêve, menacent en permanence de nous ramener à l'univers appauvri et déshumanisant du concept.
La poétique de la présence a, Bonnefoy le reconnaît non sans grande réserve, une dimension sacrée. Mais si elle est éloignée de toute mystique, c'est que l'être n'est pas la figure de Dieu, à laquelle Bonnefoy ne croit pas ou plutôt dont il n'a pas besoin : la plénitude, la présence au monde, dans la conscience de notre finitude humaine, « ce sentiment spontané de coïncidence avec soi dans l'ici et le maintenant » et le partage avec les autres suffisent : « La poésie, c'est ce qui plonge assez bas dans l'immédiateté de la pratique du monde pour y dissiper toutes les croyances, toutes les postulations de réalité métasensible ». Rien ne vient ici trouer l'âme d'un manque qui appelerait à l'eros du divin. La transcendance est ici immanence pure, un absolu sans Dieu « qui est dans le proche », Bonnefoy parle d'une « ontophanie de la terre », qui n'appelle pas au sacrifice de soi, mais à l'ouverture et au partage. Bonnefoy n'est pas le poète de la verticalité. La réalité « n'a pas de profondeur, c'est là que gît son mystère ».
L'ontologie du « grand réalisme » qui refuse de sacrifier à nos constructions conceptuelles l'existence du monde, la décision inaugurale qu'il y a de l'être et non pas rien, l'affirmation que tout n'est pas « texte », une posture que Bonnefoy juge suicidaire, enracine l'acte poétique dans une authentique métaphysique. Et celle-ci, bien qu'elle soit tout à fait inactuelle au regard des courants de pensée dominants, se déploie en une éthique de la sauvegarde et une politique de la dignité humaine qui sont, elles, d'une urgente actualité. Les préoccupations écologiques ont beau être relativement discrètes dans les nombreux entretiens accordés par Yves Bonnefoy, elles surgissent au passage avec une inquiétude profonde qui atteste de l'inscription de l'homme en son époque. L'engagement du poète est certes d'une nature singulière. Citoyen ordinaire, soucieux « autant que quiquonque », des événements de son temps, mais porteur d'une vision et d'un projet révolutionnaire qui est « mise en question de tous les systèmes de représentation du monde ou de l'existence ». C'est aux sources fécondes d'un nouvelle manière d'être au monde qu'avec lui il importe de s'abreuver, non de s'ouvrir à l'attente heideggerienne d'un nouveau dieu. Tout est là, cette « terre seconde », aux antipodes du monde tel que nous nous rapportons à lui, de nos sociétés modernes à l'ère de la technique, où règne, et dans sa toute sa démesure, « l'arraisonnement » d'un fonds indéfininement disponible (du moins le croyait-on jusqu'à peu), selon une des idées-force de Heidegger que Bonnefoy, sur ce point, n'eut pas désavoué. C'est pourquoi la poésie offre aux hommes d'aujourd'hui une « chance unique ». Nulle naïveté dans cette espérance qui serait le propre de « rêveurs confortablement établis dans des mots qui les dispensent d'agir. » La poésie repose sur une décision, un acte, et elle est source d'action, en particulier politique, autant qu'elle est pourvoyeuse de valeurs. Métaphysiquement instauratrice d'être, elle institue inséparablement la dignité humaine, à l'encontre des entreprises de négation, idéologiques et donc conceptuelles, qui réduisent la personne à des abstractions. La résistance farouche de Bonnefoy aux totalitarismes est d'abord née de là : " De grands rythmes montent du corps dans le poème, ils disloquent dans l'échange humain le discours qui réifie, qui aveugle et opprime, et c'est alors la personne d'autrui qui reparaît dans sa dignité, en son droit à être librement elle- même, c'est la démocratie qui redevient évidence. La poésie, c'est la société rénovée."
Poésie et cécité
Si l'acte poétique est une décision qui nous met en présence des choses et des êtres dans leur plénitude immédiate, la poésie en passe par les mots, les « grands vocables du simple ». Or, les mots, on ne les voit dans leur forme que pour les entendre, restitués dans leurs pouvoirs par le son et le rythme. Primauté ici de l'ouïe sur la vision qui ouvre à une toute autre expérience du monde que celle qui, depuis la théôria platonicienne, fait l'apologie de la contemplation et de la vue. Mais cette notion de présence, ce grand motif chez Bonnefoy, comment lui donner, non seulement sens, mais vie ? Comment la rendre concrète, dès lors que c'est à la chose présente toujours qu'on s'attache, non à la présence elle-même. Car l'une se voit, l'autre non. La présence s'entend et elle s'entend dans le langage poétique, la manière unique dont celui-ci tente de rejoindre les choses et les êtres dans leur existence ici et maintenant, réintensifiant le sentiment de la vie dans la vibration des « cordes du texte » : « Il y a poésie quand le “arbre” ou le mot “pierre” prennent des allures d'épiphanies. » Ou encore : « Ce que j'attendais de la poésie […] le besoin, et le projet, d'intensifier dans l'emploi des mots la présence des choses et des êtres. » Dans un entretien publié dans L'inachevé, Bonnefoy insiste sur l'importance de la voix en ces premiers moments de l'écriture poétique où la forme (visuelle) est en quelque sorte tirée de la sonorité des mots : "Ce début d'un rythme implique des sons, éveille des assonances, et donc dans la voix qu'il nait, se découvre forme, pressent des pouvoirs dans la forme. Or, par la voix, c'est tout le corps, le corps mortel, qui s'exprime et cherche, c'est sa finitude qui est présente et active avec tout ce qui la constitue, c'est-à-dire des choses du lieu et cette temporalité de la vie vécue."31 La voix porte en elle la plénitude de la présence charnelle de l'être au monde, et c'est dans les mots, la poésie telle qu'elle les pratique, qu'advient cette « ontophanie ».
Nul état n'éclaire davantage l'expérience « poétique » de la présence au monde, que la manière dont l'être privé de vue, l'aveugle, fait corps avec les éléments alentour dont il perçoit avec une acuité unique les bruissements. Faire le détour par l'expérience de la cécité, ce n'est pas envisager ce que Bonnefoy nous donne à entendre de l'extérieur, c'est y ouvrir un accès dans une intimité bouleversante.
Dans un passage de l'admirable journal que John Hull rédigea sur son expérience de la cécité – ce théologien, professeur à l'université de Birmingham, devient entièrement aveugle, en 1983, à l'âge de quarante-huit ans – et où il retrace l'épreuve, souvent terrible, qui affecta sa relation aux autres et au monde, à un moment il décrit la beauté soudaine, le sentiment de l'unité du monde – grand thème chez Bonnefoy – qui le saisit un jour de pluie : "Le soir, vers 9h, je m'apprêtais à quitter la maison. J'ouvris la porte d'entrée. La pluie tombait. Je restais là quelques minutes, perdu dans sa beauté. La pluie a une manière particulière de faire surgir les contours de toute chose. Elle jette un manteau coloré sur des choses précédemment invisibles. Au lieu d'un monde intermittent et fragmenté, la pluie, dans sa coulée constante, crée la continuité d'une expérience acoustique.
Je l'entends tapoter sur le toit au-dessus de moi, couler le long des murs à ma gauche et à ma droite, jaillissant de la gouttière sur le sol, alors que plus à gauche encore, se fait entendre un clapotis plus léger : la pluie, presque inaudible, tombe sur un arbuste feuillu. À droite, elle tambourine sur la pelouse d'un son plus stable et calme. Je peux même me figurer les contours de la pelouse qui s'élève en une petite colline. Un peu plus loin, à droite encore, elle résonne sur la barrière qui sépare notre maison de la maison voisine. À l'avant, les contours du chemin et des pas sont marqués descendant jusqu'à la porte du jardin. Ici, la pluie frappe le béton, là elle éclabousse les flaques les plus profondes qui se sont déjà formées. Ici et là, une légère cascade ruisselle goutte à goutte. Le bruit sur le chemin est tout à fait différent du bruit de la pluie tambourinant sur la pelouse à droite et il est encore différent de la sensation couverte, lourde et détrempée, du grand buisson sur la gauche. Plus loin, les sons sont moins précis. Je peux entendre la pluie tomber sur la route, et le vrombissement des voitures qui vont et viennent. La scène entière est bien plus différenciée que la description que je puis en donner, parce qu'il y a partout de petites failles dans les motifs, les obstacles et les projections, quelques interruptions ou différences dans la texture où l'écho apporte un détail additionnel à la scène. Sur le tout, semblable à la lumière tombant sur le paysage, règne le doux motif d'un fond rassemblé dans le murmure continu de la pluie.
[…] La pluie présente immédiatement la plénitude d'une situation entière, non présentement remémoré, non par anticipation, mais là, actuellement et maintenant. […] C'est une expérience de grande beauté. J'ai l'impression que le monde, caché sous un voile jusqu'à ce que je le touche, s'est soudain révélé à moi. Je sens que a pluie est gracieuse, qu'elle m'a fait un don : le don du monde. Je ne suis plus isolé, préoccupé par mes pensées, concentré sur ce que je dois faire l'instant d'après. Au lieu de m'inquiéter où il se trouve et ce qu'il rencontrera, je suis présent à une totalité, un monde qui s'adresse à moi.
S'il fallait citer ce passage entier, c'est que tout est dit là, en ces mots simples, de l'expérience poétique bouleversante de la présence à soi, aux autres et aux choses, dans l'unité du monde où est accueilli avec une attention parfaitement concrète, l'adresse de l'être dans son infinie beauté. La poésie, comparable en cela à la cécité, ne rend pas tant le monde visible qu'elle le rend présent. De là vient que l'expérience que fait l'aveugle du monde en certains moments de grâce – la révélation du paysage, un jour de pluie - donne plus qu'aucune à entendre ce qu'est, pour Bonnefoy, la tâche de la poésie et le sens de la notion qu'il a placé en son cœur.
Le langage de l'apparaître et de l'épiphanie marque, certes, la prévalence de la vue, mais oeuvrer par les mots, la présence ne se donne pas dans la distance du visuel - représentation de l'ob-jet jeté par-devers soi - mais en l'immédiateté sonore de l'écoute, telle qu'elle est éprouvée dans la nuit de l'affect. Et de même que le monde se manifeste à nous en deux façons opposées, la nuit elle aussi dit ou bien l'hiver du concept - « la nuit est tombée sur le monde » - ou bien la présence rendue indivisible par le mot où le son l'emporte sur le sens.
Poésie et cécité, la comparaison étonne. Car le monde de l'aveugle, fragmenté et parcellisé plus qu'aucun autre, ne sort du néant que par l'ouïe et les perceptions de sa canne. C'est le son, le vent et l'orage non le soleil, qui rend le monde présent dans son unité spatiale : " Pour moi le vent a remplacé le soleil, et une belle journée est une journée avecune légère brise. Cela ramène à la vie tous les sons de mon environnement. Les feuilles bruissent, des morceaux de papier volent le long des trottoirs, les murs et les larges coins de mur jaillissent sous l'impact du vent. Une journée simplement chaude serait, je suppose, une belle journée calme, mais l'orage la rend plus excitante, parce que l'orage produit soudain un sens de l'espace et de la distance. L'orage met un toit sur la tête, un plafond très haut et vouté, fait de grondement. Je prends conscience que je suis dans un vaste espace, alors que précédemment, il n'y avait rien. La personne voyante a toujours un toit au-dessus d'elle sous la forme du ciel bleu, des nuages ou, la nuit, des étoiles. Il en est de même du son des arbres pour la personne aveugle. Le son crée les arbres ; on est entouré d'arbres, alors qu'avant, il n'y avait rien."
Mais cet « avant, il n'y avait rien », ce néant, ce n'est pas seulement l'absence de monde pour celui qui est privé de la vue lorsqu'il ne l'entend pas ou ne le perçoit pas. N'est-ce pas, très exactement, ce que produit la représentation par concepts ? Analogie entre la cécité et l'abstraction réifiante et déshumanisante des approches par le dehors – le concept aveugle, dit explicitement Bonnefoy - dont il s'agit de défaire. Mais comment ? Non par la vue, mais par la puissance évocatrice du mot et du son. Entendue dans sa sonorité, l'oeuvre poétique, rétablit l'unité de la chose dans sa présence et nous réunit à elle, tout comme l'aveugle peut en faire l'expérience lorsque les sons créent les choses et que soudain « on est entouré d'arbres, alors qu'avant, il n'y avait rien ». « Présence, oui, présence absence ressentie comme la seule réalité dans un monde d'ombres, voilà bien ce qu'il savait entrevoir, et même dire », écrit Bonnefoy à propos d'Alberto Giacometti34. Nous ne sortons pas de la nuit de la cécité ou du concept, ce « monde d'ombres, en nous ouvrant solitairement à l'éclaircie anonyme de l'Être, mais en accueillant dans le mot et le son la présence immédiate, concrète, de la chose, et cette expérience partage avec les autres, des personnes toujours particulières, la conscience de notre finitude et de notre précarité communes, tissant entre nous les liens d'une terre habitable, où chacun sera pour les autres « moins rêveur qu'existant et aimant ». Telle est selon Yves Bonnefoy « la seule réalité qui vaille, la valeur qui fonde toutes les autres»35, le pari de l'être qui, seul, mérite d'être tenu dans toutes ses exigences métaphysiques, poétiques, éthiques et politiques.
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
Affichage des articles dont le libellé est Littérature et philosophie. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Littérature et philosophie. Afficher tous les articles
mardi 12 août 2025
mercredi 12 juillet 2023
In Memoriam Milan Kundera,
Ce texte, publié le 2 avril 2011, fut rédigé à l'occasion de l'édition en deux volumes de l'Oeuvre de Milan Kundera, parus, sous la direction de François Ricard*, dans la Bibliothèque de la Pléiade chez Gallimard - un honneur et une consécration rarement réservés à un auteur encore vivant :
Milan Kundera est un romancier sans biographie, et qui entend rester tel. Un explorateur des voies et des expériences encore inconnues du « monde de la vie », à une époque – celle du pouvoir totalitaire et de l'idéologie, mais aussi de la technique, des mass médias, de la division du travail et de la « spécialisation effrénée » - où les possibilités imprévues de l'existence humaine et « les beautés de la singularité » sont restreintes et diminuées comme jamais auparavant par les grisailles de la réduction et de l'uniformité. C'est bien cela pourtant que le roman kundérien se donne pour tâche d'explorer, et dont se déduit toute sa morale : « Le roman qui ne découvre pas une portion jusqu'alors inconnue de l'existence est immoral » (L'art du roman).
Ainsi dans L'insoutenable légèrete de l'être , toute une série de thèmes apparaissent, incarnés dans des personnages qui sont autant d'« ego expérimentaux », et variant à chaque fois selon le point de vue d'une subjectivité absolue.
Le hasard, tout d'abord, c'est la rencontre de Tereza et de Tomas à la brasserie de la gare, qui tient au livre qu'il a posé sur la table, mais mille autres possibilités auraient pu se produire et lui faire en aimer une autre.
L'existence humaine qui se laisse penser dans le double registre de la légèreté, en tant qu'elle est irrémédiablement vécue une fois seulement, sans répétition possible, dans sa contingence fortuite et absurde, et de la pesanteur, relevant de la nécessité, du destin irrévocable ou du déterminisme, du "il le faut" noté par Beethoven dans la partition de son dernier quatuor.
La compassion, ensuite, qui conduit Thomas à revenir auprès de Tereza à Prague, mais il ne sait si elle est une grâce ou bien une malédiction, l'expression de l'amour qu'il éprouve pour elle ou de son contraire, la pitié.
Le vertige chez Tereza de sa faiblesse pour Tomas, également liée à l'interrogation sur ce qui constitue pour elle son identité (est-elle ce corps qu'elle voit dans miroir ou une chose immatérielle, une "âme"), la distinction entre l'amour.
Enfin, la sexualité chez le « baiseur libertin » qui recherche en chaque femme le dissemblable.
Tous ces thèmes kundériens (ils sont évidemment bien plus nombreux), sont toujours inscrits dans des codes existentiels singuliers.
Les « catégories », qui donnent aux romans de Kundera leur titre (La lenteur, L'immortalité, L'identité, L'ignorance, etc.), sont abordées dans une polysémie qui tient au fait qu'il en est ainsi pour tel personnage unique, quoiqu'elles se développent également en digressions thématiques, souvent dévastatrices, telle la destruction radicale des illusions qui relèvent du « kitsch », l'accord catégorique avec l'être, des idylles lyriques (dans La vie est ailleurs), et, plus généralement, de toute croyance à l'innocence. La richesse sémantique des mots et, symbolique, des images, un sens aigu de la complexité, l'habilité extrême dans la composition expliquent la structure des romans de Kundera où le récit épique s'imbrique dans des variations polyphoniques, savamment orchestrées. « Le roman, écrit-il dans L'immortalité, ne doit pas ressembler à une course cycliste, mais à un banquet où l'on passe quantité de plats. »
En cela Kundera est fidèle à Cervantes, cet anti-Descartes, dans lequel L'art du roman voit l'autre fondateur des Temps modernes. Plus rien ne demeure des certitudes évidentes de la vérité ; seules se déploient les ressources inépuisables de l'ambiguïté, de la fantaisie, de l'humour, de l'inventivité imaginative, de la liberté euphorique et ludique, où l'homme, balloté entre interrogations, esquisses et incertitudes, est tout sauf « maître et possesseur de la nature ». La seule « vérité » qui se dégage de la dialectique entre l'essai et la fable, où Kundera auteur intervient dans le corps même du récit – une méthode, souvent employée, qu'il tient de Diderot, un autre de ses grands maîtres, auquel il rend hommage dans sa variation théâtrale, Jacques et son maître - est de nature romanesque, et elle exprime dans l'éclipse de la raison et l'échec de ses prétentions, « la sagesse de la relativité ».
Les romans de Kundera ne sont ni historiques, ni psychologique, ni sociologiques, à la manière des grandes oeuvres réalistes du XIXe ; ce qu'ils explorent ce sont des possibilités existentielles "dans le piège du monde". Sans doute peut-on aisément dégager de son oeuvre une série de thèmes directeurs, tels l'inconsistance du moi, la douleur d'être et de porter partout et toujours une subjectivité douloureuse, l'insurmontable et obscure dualité de l'âme et du corps, le désordre comme essence du monde, la nostalgie d'un passé perdu dont nous sommes irrémédiablement exilés, la critique de l'innocence, de l'aveuglement lyrique et qui relève du « kitsch », le libertinage, la compassion, la critique des illusions lyriques, etc, mais on ne saurait en tirer quelque chose comme la "philosophie" de Milan Kundera.
Lorsque l'histoire apparaît, ce n'est jamais comme le cadre, l'arrière-plan, le contexte dans lequel le récit se déroule, mais toujours comme une « situation humaine, une situation existentielle en agrandissement ». Mais il faut dire ceci : tous les aspects de l'existence que le roman kundérien explore et découvre, « ils les découvrent comme beauté ».
___________________
* François Ricard est l'auteur du plus beau livre que j'ai lu sur Kundera - (il en existe bien peu d'ailleurs en français), Le dernier après-midi d'Agnès, coll. Arcades, Gallimard, Paris, 2003.
Milan Kundera est un romancier sans biographie, et qui entend rester tel. Un explorateur des voies et des expériences encore inconnues du « monde de la vie », à une époque – celle du pouvoir totalitaire et de l'idéologie, mais aussi de la technique, des mass médias, de la division du travail et de la « spécialisation effrénée » - où les possibilités imprévues de l'existence humaine et « les beautés de la singularité » sont restreintes et diminuées comme jamais auparavant par les grisailles de la réduction et de l'uniformité. C'est bien cela pourtant que le roman kundérien se donne pour tâche d'explorer, et dont se déduit toute sa morale : « Le roman qui ne découvre pas une portion jusqu'alors inconnue de l'existence est immoral » (L'art du roman).
Ainsi dans L'insoutenable légèrete de l'être , toute une série de thèmes apparaissent, incarnés dans des personnages qui sont autant d'« ego expérimentaux », et variant à chaque fois selon le point de vue d'une subjectivité absolue.
Le hasard, tout d'abord, c'est la rencontre de Tereza et de Tomas à la brasserie de la gare, qui tient au livre qu'il a posé sur la table, mais mille autres possibilités auraient pu se produire et lui faire en aimer une autre.
L'existence humaine qui se laisse penser dans le double registre de la légèreté, en tant qu'elle est irrémédiablement vécue une fois seulement, sans répétition possible, dans sa contingence fortuite et absurde, et de la pesanteur, relevant de la nécessité, du destin irrévocable ou du déterminisme, du "il le faut" noté par Beethoven dans la partition de son dernier quatuor.
La compassion, ensuite, qui conduit Thomas à revenir auprès de Tereza à Prague, mais il ne sait si elle est une grâce ou bien une malédiction, l'expression de l'amour qu'il éprouve pour elle ou de son contraire, la pitié.
Le vertige chez Tereza de sa faiblesse pour Tomas, également liée à l'interrogation sur ce qui constitue pour elle son identité (est-elle ce corps qu'elle voit dans miroir ou une chose immatérielle, une "âme"), la distinction entre l'amour.
Enfin, la sexualité chez le « baiseur libertin » qui recherche en chaque femme le dissemblable.
Tous ces thèmes kundériens (ils sont évidemment bien plus nombreux), sont toujours inscrits dans des codes existentiels singuliers.
Les « catégories », qui donnent aux romans de Kundera leur titre (La lenteur, L'immortalité, L'identité, L'ignorance, etc.), sont abordées dans une polysémie qui tient au fait qu'il en est ainsi pour tel personnage unique, quoiqu'elles se développent également en digressions thématiques, souvent dévastatrices, telle la destruction radicale des illusions qui relèvent du « kitsch », l'accord catégorique avec l'être, des idylles lyriques (dans La vie est ailleurs), et, plus généralement, de toute croyance à l'innocence. La richesse sémantique des mots et, symbolique, des images, un sens aigu de la complexité, l'habilité extrême dans la composition expliquent la structure des romans de Kundera où le récit épique s'imbrique dans des variations polyphoniques, savamment orchestrées. « Le roman, écrit-il dans L'immortalité, ne doit pas ressembler à une course cycliste, mais à un banquet où l'on passe quantité de plats. »
En cela Kundera est fidèle à Cervantes, cet anti-Descartes, dans lequel L'art du roman voit l'autre fondateur des Temps modernes. Plus rien ne demeure des certitudes évidentes de la vérité ; seules se déploient les ressources inépuisables de l'ambiguïté, de la fantaisie, de l'humour, de l'inventivité imaginative, de la liberté euphorique et ludique, où l'homme, balloté entre interrogations, esquisses et incertitudes, est tout sauf « maître et possesseur de la nature ». La seule « vérité » qui se dégage de la dialectique entre l'essai et la fable, où Kundera auteur intervient dans le corps même du récit – une méthode, souvent employée, qu'il tient de Diderot, un autre de ses grands maîtres, auquel il rend hommage dans sa variation théâtrale, Jacques et son maître - est de nature romanesque, et elle exprime dans l'éclipse de la raison et l'échec de ses prétentions, « la sagesse de la relativité ».
Les romans de Kundera ne sont ni historiques, ni psychologique, ni sociologiques, à la manière des grandes oeuvres réalistes du XIXe ; ce qu'ils explorent ce sont des possibilités existentielles "dans le piège du monde". Sans doute peut-on aisément dégager de son oeuvre une série de thèmes directeurs, tels l'inconsistance du moi, la douleur d'être et de porter partout et toujours une subjectivité douloureuse, l'insurmontable et obscure dualité de l'âme et du corps, le désordre comme essence du monde, la nostalgie d'un passé perdu dont nous sommes irrémédiablement exilés, la critique de l'innocence, de l'aveuglement lyrique et qui relève du « kitsch », le libertinage, la compassion, la critique des illusions lyriques, etc, mais on ne saurait en tirer quelque chose comme la "philosophie" de Milan Kundera.
Lorsque l'histoire apparaît, ce n'est jamais comme le cadre, l'arrière-plan, le contexte dans lequel le récit se déroule, mais toujours comme une « situation humaine, une situation existentielle en agrandissement ». Mais il faut dire ceci : tous les aspects de l'existence que le roman kundérien explore et découvre, « ils les découvrent comme beauté ».
___________________
* François Ricard est l'auteur du plus beau livre que j'ai lu sur Kundera - (il en existe bien peu d'ailleurs en français), Le dernier après-midi d'Agnès, coll. Arcades, Gallimard, Paris, 2003.
mercredi 10 novembre 2021
Le monde enchanté d'Isabelle Sorente
Il est des romans qui ont l'allure de cérémonies : il faut un temps de préparation et apporter sur l'autel les éléments du rituel avant que l'esprit prenne son envol et entende la parole des dieux. Tel est le cas de la dernière œuvre d'Isabelle Sorente, La femme et l'oiseau, publié aux éditions Jean-Claude Lattès.
Chaque personnage entre en scène avec ses traits distinctifs, aussi reconnaissables que les ornements bigarrés des prêtres : Elisabeth – on l'imagine vétue d'un tailleur bleu nuit – directrice à quarante-quatre ans d'une société de production, archétype de la self-made woman parisienne à qui tout réussit, sauf peut-être l'éducation de sa fille de quatorze ans Vina, obtenue par gestation pour autrui d'une mère biologique indienne, enfant surdouée et tourmentée – par son corps, par ses origines - soudainement emportée par un acte de violence inexpliqué qui la fait exclure provisoirement de son lycée, et avec elle à n'en pas douter la couleur serait rouge sang. Si l'on ajoute que le mari et le père est mort, on a là tous les ingrédients de ce qui pourrait être un épisode de Thérapie. Sauf que ce n'est pas chez l'analyste que ces deux-là vont chercher guérison de leurs manques et de leurs traumatismes, mais chez un grand-oncle, âgée de 91 ans, Thomas, dont on apprendra qu'enrôlé de force par les Allemands, pendant la Seconde Guerre mondiale, ce « Malgré-nous » a connu avec son frère, le père d'Elisabeth, les horreurs de la captivité par les Soviétiques dans le camp 188 de Tambov, situé à quelques centaines de kilomètres de Moscou. Entre le vieil homme solitaire et sa nièce, l'amour qui les liait autrefois s'est relâché avec le temps et la distance, et puis il y a cet enfant qu'il ne connaît pas. D'où vient alors qu'entre ces trois là, si mal préparés à se rencontrer, va s'accomplir une chimie des éléments cicatrisant leurs blessures et leurs angoisses?
Chez Isabelle Sorente, les névroses humaines ne se résolvent pas dans une connaissance de l'origine, la fracture inaugurale, dont il convient de faire le récit. Les êtres s'en sortent par le haut, et le haut, c'est le domaine du ciel et des oiseaux, tels ces faucons à qui Thomas apporte chaque matin dans la forêt des morceaux de viande fraîche, et avec lesquels il partage de s'envoler dans le vaste ciel « où l'on perçoit d'un côté le passé et de l'autre l'avenir ». À cette vision, Thomas a été initié dans le camp de Tambov aux pires heures de son existence, lorsque les morts qu'il fallait enterrer et brûler, ces centaines de corps empilés comme des faguots, ouvraient l'esprit à la prière – que pouvait-il donc faire d'autre, sinon prier pour chacun d'entre eux ? - et que l'esprit découvrait qu'il pouvait s'envoler « au-dessus des barbelés et des miradors ». Non pour fuir le carnage dans une sorte d'illusion mystique qui serait lâcheté mais pour, et c'est un courage extrême, relier en ce lieu infernal les vivants aux morts et l'amour à la vie. Cet envol de l'esprit qui conduit à la réconciliation au cœur de l'enfer, le vieil homme en fait le récit à Vina et ce récit est une thérapie et une initiation, une ouverture à la bienveillance, à la compréhension mutuelle et à l'amour, l'apprentissage du grand Oui qui se déploie dans les aspects les plus concrets de l'existence, Vina « qui n'aimait pas la vie », qui aussi loin qu'elle s'en souvienne se sentait exclue, en découvrira bientôt les merveilleuses possibilités : « Tout ce qu'elle commençait à percevoir, cette paix qu'elle commençait à peine à ressentir... » Car tels sont pour Isabelle Sorente les fruits de l'esprit lorsque nous faisons corps avec l'âme du monde. Coulent alors les mots pour décrire l'aiguisement de la conscience dans une magnifique langue poétique où les personnages – centré sur la trame principale du roman, nous sommes loin de les avoir tous introduits – se trouvent enfin eux-mêmes dans le rétablissement d'un lien - présence à soi, au monde et aux autres - qui est d'abord et avant tout spirituel. Qui ne voudrait partager avec elle cet acte de foi ?
Chaque personnage entre en scène avec ses traits distinctifs, aussi reconnaissables que les ornements bigarrés des prêtres : Elisabeth – on l'imagine vétue d'un tailleur bleu nuit – directrice à quarante-quatre ans d'une société de production, archétype de la self-made woman parisienne à qui tout réussit, sauf peut-être l'éducation de sa fille de quatorze ans Vina, obtenue par gestation pour autrui d'une mère biologique indienne, enfant surdouée et tourmentée – par son corps, par ses origines - soudainement emportée par un acte de violence inexpliqué qui la fait exclure provisoirement de son lycée, et avec elle à n'en pas douter la couleur serait rouge sang. Si l'on ajoute que le mari et le père est mort, on a là tous les ingrédients de ce qui pourrait être un épisode de Thérapie. Sauf que ce n'est pas chez l'analyste que ces deux-là vont chercher guérison de leurs manques et de leurs traumatismes, mais chez un grand-oncle, âgée de 91 ans, Thomas, dont on apprendra qu'enrôlé de force par les Allemands, pendant la Seconde Guerre mondiale, ce « Malgré-nous » a connu avec son frère, le père d'Elisabeth, les horreurs de la captivité par les Soviétiques dans le camp 188 de Tambov, situé à quelques centaines de kilomètres de Moscou. Entre le vieil homme solitaire et sa nièce, l'amour qui les liait autrefois s'est relâché avec le temps et la distance, et puis il y a cet enfant qu'il ne connaît pas. D'où vient alors qu'entre ces trois là, si mal préparés à se rencontrer, va s'accomplir une chimie des éléments cicatrisant leurs blessures et leurs angoisses?
Chez Isabelle Sorente, les névroses humaines ne se résolvent pas dans une connaissance de l'origine, la fracture inaugurale, dont il convient de faire le récit. Les êtres s'en sortent par le haut, et le haut, c'est le domaine du ciel et des oiseaux, tels ces faucons à qui Thomas apporte chaque matin dans la forêt des morceaux de viande fraîche, et avec lesquels il partage de s'envoler dans le vaste ciel « où l'on perçoit d'un côté le passé et de l'autre l'avenir ». À cette vision, Thomas a été initié dans le camp de Tambov aux pires heures de son existence, lorsque les morts qu'il fallait enterrer et brûler, ces centaines de corps empilés comme des faguots, ouvraient l'esprit à la prière – que pouvait-il donc faire d'autre, sinon prier pour chacun d'entre eux ? - et que l'esprit découvrait qu'il pouvait s'envoler « au-dessus des barbelés et des miradors ». Non pour fuir le carnage dans une sorte d'illusion mystique qui serait lâcheté mais pour, et c'est un courage extrême, relier en ce lieu infernal les vivants aux morts et l'amour à la vie. Cet envol de l'esprit qui conduit à la réconciliation au cœur de l'enfer, le vieil homme en fait le récit à Vina et ce récit est une thérapie et une initiation, une ouverture à la bienveillance, à la compréhension mutuelle et à l'amour, l'apprentissage du grand Oui qui se déploie dans les aspects les plus concrets de l'existence, Vina « qui n'aimait pas la vie », qui aussi loin qu'elle s'en souvienne se sentait exclue, en découvrira bientôt les merveilleuses possibilités : « Tout ce qu'elle commençait à percevoir, cette paix qu'elle commençait à peine à ressentir... » Car tels sont pour Isabelle Sorente les fruits de l'esprit lorsque nous faisons corps avec l'âme du monde. Coulent alors les mots pour décrire l'aiguisement de la conscience dans une magnifique langue poétique où les personnages – centré sur la trame principale du roman, nous sommes loin de les avoir tous introduits – se trouvent enfin eux-mêmes dans le rétablissement d'un lien - présence à soi, au monde et aux autres - qui est d'abord et avant tout spirituel. Qui ne voudrait partager avec elle cet acte de foi ?
mardi 25 mai 2021
Bernanos, "Journal d’un curé de campagne, un roman psycho-physiologique", par Timothée Morel
J'inaugure, ici, une nouvelle rubrique qui publiera les dossiers de lecture les plus remarquables réalisés par mes étudiants du cours par correspondance à l'université de Reims (EAD), "Philosophie et littérature". Je remercie vivement Timothée Morel de m'avoir autorisé à mettre en ligne sa profonde et belle lecture du Journal d'un curé de campagne de Georges Bernanos.
La lecture philosophique d'une oeuvre romanesque n'a pas pour tâche d'être "vraie", mais d'être féconde et éclairante. Celle-ci, inspirée par la philosophie de Nietzsche, répond indiscutablement à cette exigence, et c'est ce qui en fait la valeur.
« Il faut vivre, c’est affreux ! […] Vous ne trouvez pas ? »
Introduction : l’intrigue
L’intrigue n’est pas – si paradoxal que cela puisse paraître – le sujet véritable du roman. Un jeune prêtre, nommé curé d’Ambricourt, s’installe dans sa nouvelle paroisse. Naïf, maigre, malade, attentionné, compatissant ; il se donne sans compter à ses paroissiens qui considèrent avec méfiance ce jeune homme au regard fiévreux, un peu trop croyant et dévoué à leur goût. Bernanos prête ses mots au jeune prêtre qui note ses pensées, ses réflexions et son histoire dans un journal sans dates, où jours et nuits se succèdent sans se dire. C’est au lecteur de deviner combien de temps a passé, à lui de combler les fréquentes ellipses creusées par les pages arrachées. Nombre de personnages se succèdent au fil des pages et des rencontres. Le curé de Torcy, un homme fort, dur, mais profondément sensible, qui prend le jeune prêtre sous son aile. Le comte et la comtesse, noblaillons de province, leur fille Mlle Chantal, Mlle Louise qui est institutrice au service de cette famille où, sous des dehors policés, couvent rancoeurs et tromperies. Monsieur Olivier, le neveu de la comtesse, soldat de la légion étrangère, un vent de liberté qui tranche avec l’air insalubre de misère qui règne dans la vie du curé d’Ambricourt. Le docteur Delbende, un homme de foi qui a perdu son Dieu, et s’est mis en tête d’étrangler l’injustice à la force du poignet. Le docteur Laville, médecin Lillois morphinomane, qui, à la fin de l’histoire, se fera, auprès du jeune curé, le messager de la mort qui vient. Dufréty, enfin, ancien camarade du séminaire, que l’on ne connaît que par ses quelques lettres, et dont la présence ne se solidifiera qu’à la toute fin du roman.
Ces personnages se croisent, s’entremêlent, meurent parfois. Ils se font écho et se répondent, et chacune de leurs paroles est comme un touche de peinture supplémentaire sur la toile tendue par le journal, qui nous donnera, à l’issue du roman, le portrait du jeune prêtre. Ainsi, dans ses premières discussions avec le curé de Torcy, on découvre un homme sensible, timide, conscient de lui-même, faible dans son corps mais déterminé à amener ses paroissiens vers Dieu. Puis, le docteur Delbende, Monsieur Olivier, le docteur Laville enfin, le reconnaîtront pout « l’un des leurs » : comprendre, un de ceux qui « fait face », qui refusent de courber l’échine face à l’injustice. Comment se fait-il que ces hommes déterminés, forts, confiants, s’identifient au freluquet malingre et cacochyme ? Chacun de ces personnages est, à sa façon, un médecin qui pose un diagnostic. Médecin de l’âme, pour le curé de Torcy, médecin du corps, pour Delbende et Laville – ils prétendent tous plus ou moins explicitement à ce titre de médecin. On le comprend : c’est que, ce qui sous-tend véritablement le roman, c’est la maladie. Celle du prêtre, celle des êtres qu’ils croisent. Maladies du corps, maladies de l’âme ; le plus souvent maladies psycho-physiologiques, où le corps et l’esprit jouent de concert. Pour poser à notre tour un diagnostic, c’est toute l’histoire de la maladie du prêtre qu’il nous faudra comprendre et analyser : cette première « famille » de personnages fera par conséquent l’objet d’une étude approfondie.
La seconde « famille » est celle du comte et de la comtesse. Mlle Louise, l’institutrice, est tourmentée par Mlle Chantal. Tour à tour, l’une et l’autre se confient au jeune prêtre, et peu à peu, entre deux pages déchirées, une vérité se dégage du calme de la première, des mensonges et de la violence de la seconde : Mlle Louise est l’amante du comte, Mlle Chantal les a surpris et voue une haine farouche à celle qui prétend lui dérober son père – le seul être, peut-être, qu’elle ait jamais aimé. Mlle Chantal menace de s’enfuir, de se déshonorer – menace factice qui en cache une autre, bien plus sombre. Le curé a compris que Mlle Chantal s’ôterait la vie. On prévoit de l’envoyer en pension en Angleterre pour quelques temps, son départ est proche : il faut se hâter. Madame la comtesse reçoit notre jeune prêtre, et un long dialogue, presque surnaturel, s’ensuit.
La comtesse est une femme fière et intransigeante. Elle sait tout des infidélités de son mari, qu’elle a supportées bien des années durant. Elle sait tout de la bassesse de sa fille, sournoise, manipulatrice, une « bête de proie » qui s’empare de ce qu’elle désire et écrase ceux qui lui déplaisent. Peu lui importe dit-elle, que sa fille se tue : ne peut-elle pas endurer ce qu’elle-même a accepté avec orgueil toutes ces années ? Sa fille, maîtresse véritable du château, formant un couple ambigu avec ce père médiocre et volage. Sa fille qui est la seule à être trompée, aujourd’hui. Que pense la comtesse de cette situation ? Rien. La comtesse s’est coupée des autres, enfermée dans une tour de glace. Elle regarde les êtres vivre, drapée dans sa fierté et son orgueil, elle les regarde vivre et s’entre-dévorer. Une seule chose au monde lui importait, son petit garçon, mort il y a bien des années, à l’âge de cinq ans. Un enfant haï par sa soeur, évidemment, et bien vite oublié. Elle n’aime que lui, son souvenir vit en elle, elle n’attend que de le retrouver, plus tard, là-haut ? Le présent ne lui appartient plus. Le prêtre est chétif et ridicule ; mais une certaine majesté se dégage de lui. Ses yeux font « sortir le péché », il sait les choses avant qu’on les lui dise, on lui livre les secrets avec lesquels on s’était juré de mourir. A force de prières intérieures, le prêtre arrache la comtesse à son indifférence, à sa solitude, à la colère rentrée qui l’isolait du monde depuis la mort de son enfant. « L’enfer, c’est de ne plus aimer. ». La comtesse s’était empoisonnée de chagrin et, à force de pleurer l’enfant perdu, s’était perdue elle-même. Perdue en dehors de Dieu, dirait notre curé, parce que perdue loin de l’amour des hommes. Le prêtre lui intime l’ordre de se considérer bien en face : a-t-elle encore le droit de prétendre à l’amour de son fils ? La comtesse se rebelle, se débat avec hargne. Mais elle ne peut rien contre l’inexorable force qui l’enserre, non, qui l’enveloppe, et lui communique un peu de sa chaleur : la foi. Le soir même, il reçoit une lettre de la comtesse, qui le remercie et le bénit. Elle est heureuse, à nouveau. Elle a retrouvé la paix. Elle mourra dans la nuit. « Comment n’ai-je pas deviné qu’un tel jour serait sans lendemain […]? », s’interroge le jeune curé. Ses mots ont rendu la paix à une femme épuisée par sa lutte contre elle-même, se pourraitil qu’une telle tension psychologique, subitement relâchée, détendue, ait été la cause de sa mort ?
Mlle Chantal travaille dans l’ombre à humilier le prêtre. Elle a tout entendu de sa conversation avec la comtesse, et le prétend responsable de sa mort. Mlle Louise est chassée et plonge dans la misère.
Il ne faut pas se laisser tromper : cette intrigue n’est pas celle du roman, et elle ne doit pas occulter son sujet véritable. Elle est un évènement parmi d’autres, surgi de pages qui prennent de plus en plus la consistance d’un brouillard halluciné. Nous l’avons déjà dit : ce qui sous-tend ce texte, c’est la maladie – et c’est avec elle que s’achève l’ouvrage. Le curé d’Ambricourt va consulter à Lille. Sa dyspepsie chronique, ses hémorragies à répétition, le convainquent de suivre l’avis du docteur Delbende ; et il se laisse examiner par celui qu’il croit être le professeur Lavigne. Il s’agit en réalité du docteur Laville, et son diagnostic est définitif : le prêtre est condamné. Il lui reste, tout au plus, six mois à vivre. On le devine, c’est l’estomac qui est en cause : il se ronge lui-même, il dévore le prêtre de l’intérieur. Laville, lui aussi, est mourant. Ce médecin, consulté par hasard, souffre d’un mal incurable. Pourquoi lui ? Laville devait être rencontré. Il était la pénultième étape sur la route du prêtre; il est temps maintenant de rencontrer Dufréty. Dufréty, le prêtre défroqué, Dufréty qui prétend avoir refait sa vie et s’être « ouvert de nouveaux horizons intellectuels », Dufréty, qui aime « une jeune personne », « très fine ». Dufréty qui vit en réalité dans la misère, dans le regret d’avoir abandonné Dieu, dans le péché ; qui a fait entrer dans sa vie une petite ouvrière simple dont il s’acharne à faire une grande dame. Dufréty, un autre mourant, qui a donné son mal à sa compagne. Et c’est chez lui, dans son taudis miséreux, dans un monde qu’il ne connaît pas, après avoir reçu une sentence de mort, que notre prêtre trouve la clef de sa propre énigme, et parvient – l’espace d’un petit instant – à s’aimer lui-même. Il tombe de son lit, comme la comtesse avait chuté du sien. On le relève, l’hémorragie se déclenche. Le journal s’est tu, il ne nous manque plus que la touche finale. « Tout est grâce » : ainsi s’achève l’aquarelle de Bernanos. A nous d’en démêler la cohérence cachée – à nous, qui connaissons désormais le visage du prêtre, d’en élucider la genèse.
Le paradigme nietzschéen
C’est un portrait extraordinairement complexe que celui du curé d’Ambricourt : cacochyme mais intransigeant, timide et gauche mais sachant dominer d’un regard, maladroit mais pénétrant au point de transformer en profondeur les caractères les plus fiers. Le curé toue à tour méprise et se méprise, et la pitié larmoyante côtoie chez lui le dégoût pour la bassesse d’autrui…enfin, s’il est capable de « digérer » les insultes, la misère, la méchanceté et la violence, un regard de travers suffit à le plonger dans la rumination, la honte, le « remâchage » du passé.
Soumis mais dominateur, réactif mais affirmateur ; faible, mais fort. Ce n’est pas un personnage au caractère figé que nous cherchons à comprendre, mais de multiples personnages qui vivent en un seul, dont chacun obéit à une logique propre. Bien souvent, le prêtre agit sans savoir ce qui le porte : « Comment ai-je eu l’audace de parler ainsi ? » (p. 178-179) se demande-t-il après son entretien avec la comtesse. Faut-il conclure sans plus de réflexion à une intervention surnaturelle ? Certains passages de l’ouvrage suggèrent en effet qu’une intervention divine confère au prêtre des pouvoirs mystiques – il devine ce qu’il ne devrait pas savoir, « fait sortir le péché » de ceux qu’il croise, livre d’un regard tout une pensée...Mais se contenter d’expliquer le prêtre à l’aune de l’intervention divine constituerait une erreur d’interprétation, une exégèse infidèle et trop hâtive du texte de l’ouvrage. Il ne faut pas oublier, en effet, que c’est le prêtre lui-même qui se raconte : tout le contenu du journal est coloré par son interprétation du monde. Nous ne suggérons pas que le curé ait menti volontairement, ou transformé la réalité – au contraire, sa démarche introspective semble honnête. Il s’agit simplement de lire prudemment, en se gardant du réductionnisme explicatif : chercher à tout prix à expliquer le personnage du curé par une cause surnaturelle, ce serait étouffer la diversité d’attitudes, de comportements et d’actions que Bernanos déploie dans son oeuvre.
Mais comment penser la complexité sans la réduire ? Comment comprendre ce personnage multiple, dont nous ne connaissons que ce qu’il a bien voulu nous dire de lui-même ? Il faut ici s’en remettre à la méthode du Bernanos : le roman tout entier peut-être considéré comme une double tentative de diagnostic. Le prêtre a des symptômes physiologiques – il crache du sang, a des hémorragies à répétition, ne peut rien avaler, il est maigre, fatigué, couvert de rides malgré sa jeunesse – et psychologiques – l’angoisse et une infinie tristesse, en particulier. Outre l’analyse personnelle qu’il propose de ces symptômes, il rencontre des personnages qui tous, d’une façon ou d’une autre, sont des « médecins ». Ainsi du curé de Torcy, qui expliquera de diverses manière la personnalité du prêtre, sa neurasthénie, mais aussi sa physiologie ; de même du docteur Delbende, de Monsieur Olivier, plus tard de Laville. Bien que d’autres personnages posent également un jugement sur le prêtre, c’est surtout à travers l’oeil de ces quatre « médecins » – cinq, si l’on compte le prêtre lui-même – que sera finalement posé un diagnostic à la fois psychologique et physiologique. Pour l’instant, le contenu de ce diagnostic ne nous intéresse pas : nous cherchons une méthode d’analyse de l’oeuvre. Elle nous est suggérée par sa nature même de roman « médical », ou « psycho-physiologique » : nous devons, autant que faire se peut, considérer chaque petit fait, chaque commentaire, chaque action comme le symptôme de quelque chose qui cherche à s’exprimer. Non plus seulement essayer de comprendre le prêtre, mais de dégager les interactions sous-jacentes qui constituent la trame de son personnage.
C’est donc une démarche généalogique qui s’impose ; et plus spécifiquement une démarche nietzschéenne. D’une part, parce que Nietzsche est un penseur de la complexité de l’individu : tout homme est pour lui un complexe hiérarchisé de ce qu’il appelle des pulsions, des processus interprétatifs qui essaient de se dominer les uns les autres. Un même évènement sera par exemple interprété différemment selon que la pulsion de colère, de reconnaissance ou de curiosité domine chez un homme. Une telle domination hiérarchique peut néanmoins n’être que provisoire : tout complexe pulsionnel est en perpétuel réarrangement, une situation particulière peut « nourrir » davantage telle ou telle pulsion. Il faut aussi préciser que si chaque complexe complexe pulsionnel est absolument singulier, on peut néanmoins distinguer des « types » d’organisations pulsionnelles, c’est-à-dire des configurations pulsionnelles relativement invariantes et récurrentes, caractérisées par une structure hiérarchique donnée. Par exemple au §260 de Par-delà bien et mal, et plus tard dans le premier traité de la Généalogie de la morale, Nietzsche distingue le type du « noble » de celui de l’ « esclave » : le type noble est caractérisé, entre autres, par la spontanéité de la force, le sentiment de sa propre valeur et la tendance à hiérarchiser ; tandis que le type esclave est réactif et négateur. Là où le noble laisse libre cours à ses instincts et se réjouit de la vie, l’esclave, faute de puissance, réprime ses instincts – la vie lui est douloureuse, il la hait : on pourra bientôt le caractériser comme un « homme du ressentiment ». Nous aurons l’occasion de revenir à cette distinction typologique qui nous servira de paradigme ; mais il faut dès à présent le préciser : ces « types » ne constituent pas des essences ou des abstractions idéalistes, ils peuvent se croiser, se « mélanger », voire se juxtaposer au sein d’un seul et même individu. Il ne s’agit pas là non plus d’une grille de lecture unique. L’opposition entre type actif et type réactif peut être déclinée selon toute une variété de nuances, ne serait-ce que parce que chaque représentant d’un type – chaque individu au sein duquel ont été repéré les caractéristiques propres à tel ou tel type – conserve son entière singularité et peut porter en lui-même des caractéristiques qui divergent de celles du dit type.
Ajoutons que Nietzsche pense toujours la physiologie et la psychologie en interdépendance : le type du prêtre ascétique, par exemple, est caractérisé par le ressentiment mais aussi par la perte de l’instinct de guérison – il se prescrit et prescrit autour de lui des régimes alimentaires qui affaiblissent le corps et on pour conséquence de détacher encore davantage de la vie. L’homme du type réactif – dont le prêtre ascétique est à certains égards un représentant – souffre d’une dyspepsie psycho-physiologique : il ne sait digérer ni les aliments, ni les évènements. En adoptant l’outil analytique nietzschéen, nous pourrons donc mener le diagnostic des symptômes psychologiques et physiologiques « de front », sans omettre les uns au profit des autres. [...]
L’ouvrage de Bernanos regorge de détails. Chacun d’entre eux mériterait que l’on y consacre tout une analyse, particulièrement si l’on adopte une grille de lecture nietzschéenne. Tout est signifiant, et tout est complexe : malheureusement nous ne pouvons ici procéder à une analyse page par page. Nous nous proposons de retracer à grands traits le portrait du curé d’Ambricourt. A grands traits, c’est-à-dire en nous attardant sur les évènements qui, selon nous, donnent le plus de matière à l’analyse : les rencontres. Cinq personnages. Le curé de Torcy, le docteur Delbende, la comtesse, Monsieur Olivier, et le Docteur Laville. Cinq coups de pinceau, cinq touches de couleurs qui, nous l’espérons, permettront – à défaut de pouvoir en donner une image précise – de faire deviner au moins la silhouette du curé d’Ambricourt. Notre démarche sera donc nécessairement partielle. Gageons qu’elle parviendra tout de même à saisir quelque chose du personnage du curé : les impressionnistes aussi, après tout, peignaient par touches de couleurs.
Le portrait
Les premières pages du roman esquissent l’image d’un être faible, malade, pour qui l’existence est un poids, et incapable ni de décider ni de commander : c’est presque une caricature du type faible nietzschéen qui est ébauchée. Et pourtant, certaines nuances annoncent déjà le portrait final – les premiers « symptômes » du dénouement apparaissent. Le chapitre premier s’ouvre sur un discours qui témoigne, sinon d’un rejet, du moins d’un certain dégoût du monde : une espèce de « poussière » d’ennui recouvre les choses, le village est pareil à une « bête épuisé », le ciel « hideux ». On remarque immédiatement l’omniprésence du champ lexical de la physiologie : l’ennui « dévore », il est contagieux et rappelle la lèpre, on le le respire, on le boit, on le mange ; la pluie fine descend « jusqu’au ventre ». Le prêtre ne digère visiblement pas son nouvel environnement, et cette dyspepsie psychologique annonce la grave dyspepsie physiologique dont il est affecté. Peut-être même fait elle davantage que l’annoncer : en serait-elle la source ? C’est ce que suggère une remarque effrayante de prémonition, en toute première page :
« Ma paroisse est dévorée par l’ennui. […] Quelque jour peut-être la contagion nous gagnera, et nous découvrirons en nous ce cancer. On peut vivre très longtemps avec ça. »7 A force de trouver le monde laid, peut-on se rendre malade de laideur ? Le dégoût du sensible ne peut-il, à force de rumination, passer dans le corps, l’empoisonner, vicier ce qui était sain ? Le « cancer » de l’ennui dont parle le prêtre pourrait très bien s’être incarné dans sa chair en un cancer bien réel – ce cancer de l’estomac que diagnostiquera le docteur Laville à la fin du roman. Mais l’interprétation suggérée ici pourrait encore être une mésinterprétation : il se pourrait aussi que le dégoût du monde qui se devine dans les premières pages ne soit qu’une conséquence de la maladie, une interprétation d’un état physiologique projetée sur l’extérieur. Gardons-nous d’aller trop vite en besogne, et laissons le pinceau faire son oeuvre.
Le curé de Torcy
Le curé de Torcy est le premier « médecin » du prêtre, le premier à poser un diagnostic. Il est aussi l’occasion pour le jeune prêtre d’un autoportrait négatif : son admiration, son envie parfois à l’égard de la force, de l’autorité et de la santé qui se dégagent du curé de Torcy, nous en disent long sur ce qu’il n’est pas.
« J’ai été voir hier le curé de Torcy. C’est un bon prêtre, très ponctuel, que je trouve ordinairement un peu terre à terre, un fils de paysans riches qui sait le prix de l’argent et m’en impose beaucoup par son expérience mondaine. »
La toute première remarque à propos du curé de Torcy est d’ordre social : le curé est fils de riches paysans, et fort à l’aise dans la vie mondaine. Elle n’a rien de triviale – le curé d’Ambricourt est né pauvre, et n’a jamais connu qu’une misère abjecte. Il ressent son ascendance comme un profond handicap : il ne sait pas commander, ni traiter avec les « grands » ; la gestion du budget de sa paroisse lui est une corvée dont il s’acquitte d’ailleurs assez mal. Derrière ces différences prosaïques, c’est une différence d’hérédité qui se dessine, une hérédité qui constituera l’un de nos instruments de diagnostic.
« Mon Dieu, que je souhaiterais avoir sa santé, son courage, son équilibre ! »
Pour le jeune prêtre, le curé de Torcy paraît être un homme vigoureux, sûr de lui-même et de son rôle. Il commande le silence d’un regard, on veut auprès de lui chercher un conseil, une caresse, une parole rassurante : il est un maître, un guide ; et en cela semble exemplifier un type d’homme radicalement différent de celui du jeune prêtre. Son discours tend d’ailleurs à confirmer cette première impression :
« Je me demande ce que vous avez dans les veines, vous autres jeunes prêtres ! De mon temps, on formait des hommes d’Eglise – ne froncez pas les sourcils, vous me donnez envie de vous calotter – oui, des hommes d’Eglise, prenez le mot comme vous voudrez, des chefs de paroisse, des maîtres, des hommes de gouvernement. Ça vous tenait un pays, ces gens-là, rien qu’en haussant le menton. […] Maintenant, les séminaires nous envoient des enfants de choeur, des petits va-nu-pieds qui s’imaginent travailler plus que personne parce qu’ils ne viennent à bout de rien. Ça pleurniche au lieu de commander. »
Un quasi-dualisme se dessine entre, d’un côté, le type de l’homme d’Eglise qui domine, commande – du « chef », et de l’autre le type « enfant de choeur », incapable de commander, pleurnichard, faible. On remarque que la caractérisation donnée est presque déjà psychophysiologique : « je me demande ce que vous avez dans les veines » évoque la question de l’hérédité, d’une faiblesse héréditaire. L’enfant de choeur est malade, son sang est vicié – on devine au contraire que celui de l’homme d’Eglise coule puissamment dans ses veines tendues, et l’image du menton qui n’a besoin que d’être redressé pour « tenir un pays » renvoie à celle d’un corps vigoureux, en pleine possession de ses moyens. Cette interprétation du discours de Torcy est d’ailleurs confirmée par le descriptif des habitudes alimentaires de ces « maîtres » :
« Oh ! Je sais ce que vous allez me dire : ils mangeaient bien, buvaient de même, et ne crachaient pas sur les cartes. »
Les hommes d’Eglise digèrent tout, eux – contrairement au narrateur dont le mal d’estomac progresse en arrière-plan de cette conversation : il « jaunit »11 et n’a « pas fameuse » mine.12 On peut ajouter – la double caractérisation psycho-physiologique étant décidément présente presque à chaque phrase – que le fait que le type de l’ « enfant de choeur » ne « vienne à bout de rien » fait écho au début de la conversation. Le jeune prêtre y est encore bouleversé par la scène qu’un de ses paroissiens lui a fait plusieurs heures auparavant. On sait juste assez de cette scène pour deviner l’insignifiance de ses motifs : le jeune prêtre est incapable d’oublier, de digérer, les reproches, les critiques, les attaques menées contre lui ; tout comme il est incapable de digérer, de s’adapter à son nouvel environnement13 . Lui non plus ne vient « à bout de rien », en un sens physiologique cette fois.
Ce sont donc deux types parfaitement antithétiques qui se dessinent. L’homme d’Eglise a le sens de la hiérarchie, des distances, du commandement et de l’obéissance ; il est affirmateur et créateur – il dit le bien et le mal. L’enfant de choeur est fragile, incapable de commander, « ruminant » – c’est-à-dire incapable de ne pas resasser tout le mal qu’on lui fait. Et ces deux types seraient incarnés, exemplifiés respectivement par le curé de Torcy et le jeune prêtre. C’est ici que la grille de lecture nietzschéenne nous devient utile : Nietzsche récuse tout dualisme et met en garde contre la lecture hâtive du texte dont on cherche à faire sens. La distinction qu’opère le curé de Torcy est trop claire, trop nette, elle laisse trop peu de place à la subtilité pour permettre de tout à fait saisir une individualité. Il nous faut obéir à la méthode que Nietzsche appelle « philologique », rassembler davantage d’indices, pour affiner et éventuellement modifier cette distinction.
Pour celui qui avait l’intention d’assimiler le curé de Torcy au type nietzschéen du « maître »14, c’est-à-dire à l’homme noble, affirmateur, plein de confiance en lui-même et envers la vie, plusieurs détails frappent.
« Une paroisse, c’est sale, forcément. Une chrétienté, c’est encore plus sale. Attendez le jour du jugement, vous verrez ce que les anges auront à retirer des plus saints monastères, par pelletées – quelle vidange ! »
«Le bon Dieu n’a pas écrit que nous étions le miel de la terre, mon garçon, mais le sel. Or notre pauvre monde ressemble au vieux père Job sur son fumier, plein de plaies et d’ulcères. Du sel sur une peau à vif, ça brûle. Mais ça empêche aussi de pourrir. »
Le monde est essentiellement sale. Le sauver est impossible : la hideur repousse comme la mousse entre les dalles d’une Eglise qu’on aurait voulu nettoyer à grande eau. Il faut accepter la laideur du monde, l’endurer. Tout au plus, on peut se faire médecin, mais pas un médecin qui soigne : un médecin qui conserve, qui empêche que les plaies ne s’infectent plus que de raison.
Seule la venue du royaume de Dieu sur terre – la parousie, le jugement dernier – purifiera le monde, telle une « vidange » vengeresse et définitive.
Derrière la force et la vigueur apparente du curé de Torcy se découvre le même dégoût du monde que celui du jeune prêtre, la même intolérance pour la souffrance, en quelque sorte la même « dyspepsie » – il n’est d’ailleurs pas anodin que la main du curé de Torcy soit « enflée par le diabète » : le curé aussi est malade, et sa pathologie a aussi à voir avec la digestion. Les deux prêtres partagent une même dyspepsie psycho-physiologique – une même faiblesse donc. Mais tandis que la faiblesse du jeune prêtre semble s’exprimer par des difficultés à commander, et même une volonté de soumission – ainsi que le laissera deviner sa première rencontre avec le comte – ; la faiblesse du curé de Torcy s’incarne paradoxalement dans une volonté de domination. Il lui semble que les hommes ont besoin d’être guidés, conduits par les hommes d’Eglise, qu’ils doivent être ramenés au sentiment d’impuissance du petit enfant qui s’en remet à sa mère. Sous prétexte d’apporter « la joie », l’Eglise réduit les hommes à l’état d’agneaux dociles mais heureux : grâce à elle ils se sentiront « fils de Dieu »18, leur existence sera justifiée à jamais en Dieu, par Dieu :
« La faim, la soif, la pauvreté, la jalousie, nous ne serons jamais assez forts pour mettre le diable dans notre poche, tu penses ! Mais l’homme se serait su le fils de Dieu, voilà le miracle ! Il aurait vécu, il serait mort avec cette idée dans la caboche. »
L’Eglise donnerait donc un sens à la souffrance, permettant ainsi au souffrant, au type faible, au dyspeptique, de survivre. Et ainsi l’homme d’Eglise se met à la tête du troupeau des faibles – berger d’êtres diminués, certes, mais chef, mais dominateur. Ceux qui se refusent à le suivre attente à la joie elle-même :
« L’Eglise dispose de la joie, de toute la part de joie réservée à ce triste monde. Ce que vous avez fait contre elle, vous l’avez fait contre la joie. »
L’Homme d’Eglise tel que le conçoit le curé de Torcy – tel qu’il se conçoit lui-même – guide les faibles et enlève toute légitimité aux forts : ceux qui le contredisent sont méchants, seule l’Eglise détient la joie, le bien, en elle seule l’homme peut-être sauvé. Ce qui est pauvre, laid, bas, il le place sous sa protection, il l’institue comme « bon ». Et ainsi les maîtres et les puissants devront ployer le genou devant les « bons » :
« Car les faibles vous seront toujours un fardeau insupportable, un poids mort que vos civilisations orgueilleuses se repassent l’une à l’autre avec colère et dégoût. J’ai mis mon signe sur leur front, et vous n’osez plus approcher qu’en rampant, vous dévorez la brebis perdue, vous n’oserez plus jamais vous attaquer au troupeau. »
Le curé de Torcy décrit très exactement ici le mécanisme de « renversement des valeurs » qu’opère le type du prêtre ascétique dans le paradigme Nietzschéen. Il faut s’y attarder quelques instants pour bien comprendre le type exemplifié par le curé de Torcy – ce qui en retour facilitera l’analyse du prêtre d’Ambricourt.
Il faut reprendre la distinction entre le type du maître et celui de l’esclave21, brièvement décrite au début de la présente étude. Le maître est affirmateur, et a le sens de la hiérarchie : il se sent supérieur, il fixe la valeur des choses. « Ce qui est bon pour moi est juste en soi », ainsi réfléchit le type du maître. Ce qu’il désire, il le prend ; et de même il prend plaisir à lui-même, à décharger ses instincts sans se préoccuper des éventuelles conséquences. Il est ce que Nietzsche appelle « une bête de proie », un dominateur qui domine sans arrière-pensées, tout simplement parce que cela est dans sa nature. Le type du maître se dit « oui » à lui-même, à son corps, à la vie : il est en pleine « santé » – terme qu’il faut entendre en un psycho-physiologique. La santé désigne la capacité à surmonter les éléments maladifs – à tout « digérer », en quelque sorte ; à la vie forte, puissante, capable de continuer à vivre.
A l’inverse, le type de l’esclave est fondamentalement réactif : il souffre, il ne supporte pas la vie ; lui aussi a des instincts de domination, mais il est trop faible pour les extérioriser. Il conçoit de la rancoeur envers tout ce qui en est capable : envers les maîtres. Il se définit donc avant tout par un « non », le « non » jeté à la vie, le « non » devant le bonheur des maîtres. Il est un homme du ressentiment, terme par lequel Nietzsche désigne fois cette haine rentrée, qui se tait faute d’avoir assez de puissance pour s’exprimer et ronge de l’intérieur – provoquant ainsi un pourrissement au sein duquel mature un désir de vengeance intelligent et pervers. Le ressentiment naît de la souffrance, plus exactement du désir d’échapper à cette souffrance en trouvant un coupable sur lequel décharger sa rancoeur envers la souffrance : « C’est uniquement là que se trouve, selon ma conjecture, la véritable causalité physiologique du ressentiment, de la vengeance et des phénomènes qui leurs sont apparentés, donc dans un désir d’engourdir la douleur grâce à l’affect. »
Le prêtre ascétique est apparenté au type de l’esclave : il est, lui aussi, malade de ressentiment. Mais il se place à la tête du « troupeau » des malades, il leur propose un remède à la souffrance, une morale qui fait d’eux les « bons » et les « justes », et des maîtres les « méchants ». Il crée un au-delà, un «vrai monde », par opposition au monde terrestre, qui est faux, trompeur, mauvais : et soudainement, la souffrance est justifiée, et la vengeance tant recherchée garantie : le péché originel explique la souffrance, le jugement dernier se chargera de punir les « maîtres », les puissants. Le type du prêtre ascétique est donc complexe : à la fois malade, médecin, esclave et puissant :
« Il nous faut considérer le prêtre ascétique comme le sauveur, le berger, l’avocat prédestiné au troupeau malade […]. La domination sur ceux qui souffrent constitue son royaume, c’est à elle que le renvoie son instinct, en elle qu’il possède son art le plus spécifique, son art consommé, son genre de bonheur. Il lui faut être lui-même malade, il lui faut être fondamentalement apparenté aux malades pour s’entendre avec eux ; mais il lui faut aussi être fort, plus maître de lui-même encore que des autres […], pour pouvoir inspirer aux malades confiance et peur , pour pouvoir être pour eux soutien, résistance, appui, contrainte, instructeur, tyran, dieu. Il doit le défendre son troupeau […] contre ceux qui sont en bonne santé […]. »
C’est cette complexité qui se retrouve dans le personnage du curé de Torcy, chez qui se côtoient force et faiblesse. Le curé est malade, mais il est aussi celui qui domine les autres malades, les défend contre le monde, donne un sens à leur souffrance, et les soigne. Nous avons déjà vu que le curé se considérait comme médecin – mais quel remède propose-t-il ? Il ne s’agit pas de guérir la souffrance, mais de lui donner un sens, de la rendre supportable – non pas de chasser le ressentiment, mais de lui permettre de se « décharger » à l’extérieur. Selon Nietzsche, là réside le sens du dogme du péché originel : il constitue une inflexion du ressentiment : « ‘Je souffre : il faut bien que ce soit la faute de quelqu’un’ – voilà ce que pense tout mouton maladif. Mais son berger, le prêtre ascétique, lui dit :’C’est bien cela mon mouton ! il faut bien que cela soit la faute de quelqu’un : mais ce quelqu’un, c’est toi-même, c’est ta faute à toi seul – tu es seul fautif à l’égard de toi-même : ! ‘ »
Et ainsi le chrétien est encouragé à rechercher la souffrance, il l’interprètera désormais comme un juste fardeau, et retournera toutes ses pulsions inhibées contre lui-même. Le remède du prêtre ascétique est, à long terme, pire que le mal : il augmente la souffrance, aggrave la maladie, détache encore davantage du monde. Aussi celui qui le suit est-il un dépravé, un décadent, c’est-à-dire :
« J’appelle dépravé tout animal, toute espèce, tout individu qui perd ses instincts, qui choisit, qui préfère ce qui lui fait du mal. […] ».
Cette longue digression permet de formuler une hypothèse eu égard au rapport entre le curé de Torcy et le jeune prêtre. Tous deux sont souffrants, tous deux sont des hommes du ressentiment : cette parenté psycho-physiologique explique sans doute en partie une vocation et une foi partagées. Mais leur ressentiment est, dans chaque cas, infléchi de manière différente. Le curé de Torcy se pose en maître de la souffrance, ce qui lui permet de satisfaire à la fois sa haine de la vie, son désir de faire souffrir les autres, ainsi qu’une pulsion de commandement, de domination – qui pourrait être un atavisme. Le curé d’Ambricourt, à l’inverse, ne parvient pas à se poser en maître, il reste animal du troupeau et applique le remède de l’Eglise. Son ressentiment se mue en haine de soi : il se fait du mal, ses instincts déréglés ne choisissent plus que ce qui est mauvais pour lui. On pourra le constater tout au long du roman. Le journal en lui-même constitue une preuve de cette détestation de soi-même qui l’afflige : « J’espérais que ce journal m’aiderait à fixer ma pensée qui se dérobe toujours aux rares moments où je puis réfléchir un peu. […] Et voilà qu’il me découvre la place énorme, démesurée, que tiennent dans ma pauvre vie ces mille petits soucis quotidiens dont il m’arrivait parfois de me croire délivré. »
Le curé d’Ambricourt, en notant ses pensées, aggrave sa dyspepsie. De même que par son régime alimentaire ahurissant, il fragilise encore sa santé :
« J’ai délibérément supprimé la viande, les légumes, je me nourris de pain trempé dans le vin, pris en très petite quantité, chaque fois que je me sens un peu étourdi. Le jeûne me réussit d’ailleurs très bien. »
On découvrira plus tard que le « vin » dont il est fait mention ici est de piètre qualité et qu’il affaiblit le prêtre au point de lui faire perdre connaissance. Comme tout décadent, il a perdu ce que Nietzsche nomme « l’instinct de guérison », la tendance spontanée à surmonter les éléments maladifs, et ne choisit plus que ce qui est mauvais pour lui. Tout ceci, répétons-le, s’inscrit dans la culture de la haine de soi que prône la doctrine du péché originel.
Les échanges avec le curé de Torcy permettent donc de dégager une première caractérisation du curé d’Ambricourt : homme du ressentiment, trop peu dominateur pour être prêtre ascétique, animal de troupeau malade et souffrant qui s’applique à lui-même des remèdes dévastateurs et cultive la haine de soi. Un portrait qui s’annonce peu flatteur…mais est-il bien complet ? N’oublions pas que la réalité est, pour Nietzsche du moins, fondamentalement processuelle. Nous n’avons fait pour l’instant que poser, en quelque sorte, un « cadre » : le complexe pulsionnel décrit est celui autour duquel le prêtre gravite, un référentiel heuristique dont il faudra peut-être s’éloigner radicalement pour comprendre son évolution.
Delbende
Delbende est le second médecin à poser un diagnostic – diagnostic médical et physiologique d’abord, et diagnostic psychologique ensuite. Tout comme le curé de Torcy, il séparera l’humanité en « types » et caractérisera le jeune prêtre selon le paradigme ainsi établi. Une fois encore, il nous faudra avancer prudemment, non pas admettre ce paradigme comme valable en lui-même, mais demander quelle est sa signification au regard du caractère psychophysiologique de celui qui en est l’auteur.
Le diagnostic médical permet de considérer le curé d’Ambricourt sous un jour nouveau – dans la perspective de son hérédité. Selon Delbende, la faiblesse maladive du prêtre, sa maigreur, ses maux d’estomac, sont le fruit d’une longue histoire familial. A ces symptômes que nous connaissons déjà, il en ajoute un nouveau, qui a son importance : l’alcoolisme.
« Et l’alcool, qu’est-ce que vous en faites, de l’alcool ? Oh ! pas celui que vous avez bu, naturellement. Celui qu’on a bu pour vous, bien avant que vous ne veniez au monde. […] » annonce brutalement Delbende. Le prêtre accuse le coup :
« Mon Dieu, je sais parfaitement que l’hérédité pèse lourd sur des épaules comme les miennes, mais ce mot d’alcoolisme est dur à entendre. ».
Sans le diagnostic de Delbende il nous eût été difficile de deviner l’alcoolisme du prêtre : il nous décrit un jeûne quasi permanent, et la teneur en alcool de son régime ne paraît pas démesurée. Une lecture rétrospective toutefois fait réfléchir : le prêtre mange extrêmement peu, mais, quand il mange, sa nourriture est diluée dans du vin. Relativement à ce qu’il ingère, le vin occupe une place prépondérante – ce qui explique d’ailleurs peut-être qu’il se sente « plus fort » (voir supra) : il est bien possible qu’il soit ivre en permanence. L’apaisement de ses souffrances pourrait n’être qu’une illusion narcotique, le résultat d’une insensibilisation artificielle.
Ce recours à l’alcool pour apaiser ses souffrances n’est que très cohérent avec notre première esquisse de compréhension du prêtre. Homme du ressentiment, le curé d’Ambricourt ne supporte pas la souffrance – ni la sienne, ni celle des autres : elle lui fait éprouver le monde comme quelque chose de laid et la vie comme condamnable. C’est ainsi qu’il prononce la phrase que nous avons choisi de mettre en exergue de la présente étude :
« Il faut vivre, c’est affreux ! […] Vous ne trouvez pas ? »
La vie et la souffrance sont insupportables, intolérables : il faut, pour continuer à vivre, trouver des moyens de les supporter. Un moyen potentiel, nous l’avons vu, consiste à interpréter sa souffrance et la laideur de la vie comme une punition divine ; à justifier sa souffrance par la culpabilité : telle est la « formule » que, selon Nietzsche, propose le christianisme. Une autre solution consisterait à « endormir » sa souffrance, à la mettre à distance, à l’étouffer : ainsi opère l’alcool. Pour Nietzsche, le christianisme comme l’alcool constituent des moyens « narcotiques » :
« Question et réponse. – Qu’est-ce que les peuplades sauvages commencent aujourd’hui par emprunter aux Européens ? L’eau de vie et le christianisme, les narcotica européens. – Et qu’est-ce qui les fait périr le plus vite ? – Les narcotica européens. »
Rappelons que Nietzsche avait caractérisé le christianisme comme un remède délétère qui, à long terme, aggrave le mal : de même de l’alcool, et de tous les autres narcotiques. Ils empêchent de regarder la souffrance en face, de l’affronter, donc éventuellement de la surmonter. L’usage de l’alcool confirme donc que le prêtre est un « décadent », au sens de ce qui a perdu l’ « instinct de guérison » : encore une fois, il use d’un remède qui le conduira potentiellement à sa perte. L’application de cette remarque est ici très concrète : il est douteux que qui ce soit puisse soigner une dyspepsie chronique en adoptant un régime à base d’alcool. Le curé d’Ambricourt fait donc usage de deux « narcotiques » à la fois – ce qui suggère une extrême sensibilité à la souffrance, plus grande peut-être que celle du curé de Torcy qui, en tant que prêtre ascétique trouve une certaine satisfaction dans le fait de guider, de protéger ses ouailles, d’être le berger de son troupeau. Le paradigme d’analyse du genre humain proposé par Delbende, et son interprétation selon une grille de lecture Nietzschéenne, permettront de formuler une hypothèse quant à la raison de cette extrême sensibilité.
Mais attardons-nous un instant encore sur ce problème de l’alcoolisme. Delbende, rappelonsle, ne fait pas reposer la culpabilité du rapport pathologique du prêtre à l’alcool sur le prêtre luimême : c’est l’hérédité qui est en cause. Les ancêtres du prêtre – ces paysans pauvres dont il a déjà été fait mention – buvaient ; sans doute – on peut l’inférer d’après les quelques passages qui décrivent l’enfance du narrateur – par nécessité, pour supporter une misère et une souffrance omniprésente. Les parents du prêtres usaient donc eux-aussi de narcotiques, ce qui est important dans la mesure où, pour Nietzsche, on ne peut jamais échapper tout à fait à son hérédité : « On ne peut effacer de l’âme d’un homme ce que ses ancêtres ont fait le plus volontiers et le plus constamment […]– ce genre de choses doit passer chez l’enfant de manière aussi certaine qu’un sang vicié ; et à l’aide de la meilleure éducation et formation, on ne parviendra tout au plus qu’à faire illusion sur cette hérédité. »
Il est donc nécessaire de poser l’hypothèse suivante : il est possible que le prêtre semble appartenir au type « malade », au type faible, parce que son hérédité l’y déterminait. Ce qui n’exclut pas que le prêtre développe d’autres instincts, potentiellement en contradiction avec ceux dont il a hérité : nous ouvrons ici la voir à l’intelligibilité de la complexité du personnage. Venons-en au paradigme analytique proposé par Delbende. Première indication : Torcy, le jeune prêtre et Delbende appartiennent, selon ce dernier, à la même « race ». Stupeur du prêtre, qui ne comprend pas qu’on puisse l’identifier à ces deux hommes vigoureux, sûrs d’eux-mêmes, en bonne santé ; qui lui apparaissent en somme comme des antithèses de sa propre personne. Quant à nous, qui savons désormais que le curé de Torcy et celui d’Ambricourt, en dépit de leur opposition apparente, appartiennent à la même « famille » typologique ; nous pouvons formuler l’hypothèse que c’est d’une proximité pulsionnelle qu’il est ici question.
De quelle race s’agit-il ? « Celle qui tient debout », répond Delbende. C’est-à-dire, ainsi que le dévoileront les pages suivantes, la race des hommes qui ne tolèrent pas l’ «injustice » du monde, qui refusent la souffrance des autres.
« Seulement, autre chose est souffrir l’injustice, autre chose la subir. Ils la subissent. Elle les dégrade. Je ne peux pas voir ça. C’est un sentiment dont on est pas maître, hein ? » Sauver, préserver les faibles de la souffrance, c’est ce que Delbende appelle « la rage des causes perdues » – et que selon, lui il partage avec le jeune prêtre. On comprend qu’il s’agit là d’une des caractéristiques des « hommes qui se tiennent debout ». Au contraire, pour l’autre partie de l’humanité – l’autre « espèce » d’hommes – la justice n’a rien d’un sentiment inexorable, d’un désir irrépressible d’aider, d’alléger la souffrance d’autrui : elle n’est qu’un « équilibre, un compromis »34 ; c’est à dire un outil au service de la cohésion sociale.
On apprendra, quelques pages plus loin, comment Delbende avait choisi de consacrer toute sa vie et sa maigre fortune à « étrangler de petites injustices », à venir en aide à des individus qui ne le méritaient pas, à s’épuiser, à s’humilier, à se ruiner pour les autres. Et, de la même manière, tout au long du roman, le curé d’Ambricourt s’obstine à soutenir ceux qui le rejettent, ceux même qu’il rejette et considère avec dégoût. Cette incapacité à tolérer la souffrance que confesse Delbende (voir supra), le prêtre la partage, elle transparaît dans « la peur enfantine » qu’il éprouve à « la vue de la souffrance des autres »35. C’est de pitié qu’il s’agit ici, d’altruisme, de compassion. L’homme qui se tient debout est trop inquiet, trop nerveux, trop empathique pour pouvoir seulement s’asseoir paisiblement et prendre plaisir à lui-même. Il y a temps de souffrance dans le monde : on devine qu’une telle pensée le réveille la nuit, lui interdit le repos et le bonheur. Ainsi le prêtre, quand il souffre, s’en veut de se plaindre : n’y en a-t-il pas bien d’autres qui souffrent, et plus péniblement encore que lui ? La « race » d’homme à laquelle appartiennent Delbende et le prêtre est une « race » compatissante et altruiste.
Pour poser la question en termes nietzschéens : que signifie cette compassion ? Quelle lecture pulsionnelle peut-on en faire ? Remarquons tout d’abord que l’utilisation du terme « race » est fréquente dans le corpus nietzschéen36 : il renvoie toujours à la pensée typologique déjà décrite ci-dessus. Or Delbende semble bien, lui aussi, utiliser le mot « race » pour désigner toute autre chose qu’une série de caractéristiques figées et commune à un peuple ou une nation. C’est bien, tout comme chez le curé de Torcy, une pensée « typologique » qui est ici sollicitée. On considère habituellement la compassion comme le fruit et le produit d’un sentiment altruiste : le compatissant n’est-il pas celui qui se donne entièrement à l’autre, qui se sacrifie au bien de l’autre ? La compassion n’est-elle pas un moyen de réduire la quantité de souffrance dans le monde, de la rendre plus supportable ? En réalité, pour Nietzsche, la compassion double la souffrance : on ne peut jamais accéder à la souffrance d’autrui, qui reste absolument individuelle, et on s’impose à soit même de subir la souffrance de l’autre : compatir, c’est donc encore se faire souffrir inutilement, se punir. 37 Mais l’on agit jamais pour un seul mobile, et l’acte de compassion peut aussi être un moyen de se libérer de sa propre souffrance, suscitée par la misère de l’autre. C’est pour soi-même que l’on compatit, et l’on est jamais, pour Nietzsche, altruiste que par égoïsme. La compassion pourrait être un expédient, au même titre que l’alcool et le dogme chrétien. Dans l’alcool, la souffrance est diluée, par le dogme chrétien, elle est justifiée, dans la compassion, elle est apaisée. Peut-être ne faut-il d’ailleurs pas la séparer du christianisme : n’est-elle pas recommandée par le prêtre, n’est-elle pas un de ces instruments qui lui permettent de maintenir en vie les animaux malades ?
« […] en prescrivant l’ « amour du prochain », le prêtre prescrit fondamentalement une excitation de la pulsion la plus forte, de celle qui dit le plus oui à la vie, même si c’est avec le dosage le plus prudent,– la volonté de puissance. Le bonheur de l’ « infime supériorité », qui accompagne tout acte consistant à faire du bien, à être utile, à aider, à distinguer, est le moyen de consolation le plus généreux dont usent d’ordinaire ceux qui sont physiologiquement inhibés, à supposer qu’ils soient bien conseillés […] »
La « petite joie » que procure la compassion, le désir de supériorité comme remède, serait-ce là un des motif de l’homme qui se tient debout, du compatissant ? Delbende en suggère un autre : l’orgueil, sous-entendu le fait de prendre la souffrance de l’autre comme une injure personnelle. « […] je me demande si nous ne sommes pas simplement des orgueilleux. »
L’orgueil, la volonté de ne plus souffrir, peut-être une obscure volonté de souffrance ; tous ces motifs pourraient se conjuguer et se combiner dans le complexe pulsionnel de l’homme compatissant. Nietzsche pensait d’ailleurs également que l’orgueil pouvait avoir un rôle à jouer dans la tendance à la compassion :
« dans la compassion […] L’accident d’autrui nous offense et nous convaincrait d’impuissance, peut-être de lâcheté, si nous ne lui portions secours. […]Nous rejetons ce genre de peine et d’offense et nous y ripostons par un acte de compassion qui peut renfermer une subtile autodéfense ou même une vengeance. […] »
Un peu plus loin dans le même paragraphe, Nietzsche ajoute que, chez les non-compatissants, la « vanité n’est pas si prompte à s’offenser quand il arrive quelque chose qu’ils pourraient empêcher ». C’est donc bien de vanité, de fierté, d’orgueil qu’il s’agit ici : secourir l’autre, c’est aussi satisfaire un orgueil démesuré, blessé par une souffrance qui lui est un affront personnel. La fierté excessive n’est pas incompatible avec le type faible, bien au contraire. C’est parce que le faible digère mal, n’oublie rien, qu’il devient orgueilleux – il ne pardonne pas, se sent systématiquement lésé, injustement traité.
La « généalogie » de la compassion la dévoile comme produit d’une multiplicité de pulsions, qui toutes se ramènent à une certaine incapacité à supporter la souffrance, la sienne comme celle des autres.. Le caractère « compatissant » du prêtre s’accorde avec la caractérisation donnée à l’issue du dialogue avec le curé de Torcy : le curé d’Ambricourt est un animal malade, qui se cherche des expédients pour compenser sa difficulté à vivre. Il est de plus, comme dit maintes fois, « physiologiquement inhibé », donc physiologiquement motivé à trouver des expédients pour alléger sa souffrance…mais, qu’en est-il de Delbende ? Si notre raisonnement est juste – c’est-à-dire si la compassion est effectivement ici un expédient à l’usage des souffrants et des malades – alors il devrait également s’appliquer au cas du docteur Delbende.
L’incapacité à supporter la souffrance et la compassion active tranchent avec l’apparente solidité physiologique du médecin. Seulement, comme dans le cas du curé de Torcy, cette solidité n’est que de façade. Le docteur Delbende est lui aussi un grand souffrant, plus encore peut-être que le curé de Torcy dont le diabète n’inhibe pas l’instinct de domination. Dans le passage qui nous a occupé jusqu’à présent, Delbende mettait un point d’honneur à rappeler son athéisme au jeune prêtre. « Je ne crois pas en Dieu, l’Eglise trahit les pauvres », voilà en substance son message. Il semble s’enorgueillir de n’user pas d’expédients, de prendre toute la misère du monde pour lui, de l’affronter seul et sans le soutien d’un Dieu. Mais est-il pour autant bien différent des deux curés ? On apprendra plus tard que Delbende voulait se faire missionnaire, avant de perdre la foi durant ses études de médecine41. Pourtant, ne s’est-il pas assigné les buts d’un prêtre ? « Vaincre l’injustice », n’est-ce pas la mission de l’Eglise qui protège les pauvres ? L’athéisme ne suffit pas à se libérer des valeurs chrétiennes qui sont celles de la civilisation européenne : les « remèdes » du prêtre ascétique s’adressent à tous les souffrants. Or Delbende souffre, de l’injustice certes – comme dit précédemment -, mais il souffre aussi physiologiquement. Quand il s’installe à Ambricourt, son excès de travail en faculté de médecine avait déjà « grandement compromis sa santé » 42 . La souffrance de Delbende, comme celle du prêtre, a toujours été psycho-physiologique : il est malade. Nous avons dit que les « remèdes » du prêtre ascétique aggravent le mal. Qu’en est-il de la compassion ? Nietzsche met le compatissant en garde :
« Compatir, dans la mesure où cela fait véritablement pâtir […] est une faiblesse comme tout abandon à un affect nocif. Cela accroît la souffrance dans le monde […]. Celui qui a déjà tenté une fois l’expérience de rechercher intentionnellement pendant un certain temps les occasions de compatir dans sa vie pratique et qui se représente constamment la détresse qui s’offre à lui dans son entourage devient forcément malade et mélancolique. Mais celui qui veut, d’une manière ou d’une autre, servir l’humanité en médecin devra se montrer très prudent envers cette sensation – elle le paralyse régulièrement au moment décisif, elle entrave son savoir et sa main délicate et secourable. »
« Rechercher intentionnellement pendant un certain temps les occasions de compatir dans sa vie pratique », c’est exactement ce que fait Delbende. Or n’est-il pas le docteur Delbende ? Médecin du corps, et médecin de l’âme : en tout Maxence Delbende chercher à soigner l’humanité. Seulement compatir rend malade, fait souffrir encore davantage, éventuellement paralyse. La souffrance des autres empoisonne. Pour Delbende, l’empoisonnement sera mortel : il se suicidera quelques jours – quelques semaines ? – après sa rencontre avec le prêtre. On peut proposer l’hypothèse suivante : malade de compassion, Delbende ne survivait plus que des « petites joies » que lui apportait encore la compassion. Seulement, l’héritage d’une vieille tante lui échappe : il ne peut plus effacer les dettes des uns ni protéger les autres, son seul expédient a disparu. Seul avec sa souffrance, sans échappatoire, sans le christianisme et son prêtre ascétique pour canaliser son ressentiment d’animal malade, il retourne tout son dégoût du monde contre lui-même, et se tue.
En quoi cette analyse est-elle utile pour dresser le portrait du prêtre ? « Nous sommes de la même race », affirme Delbende au curé d’Ambricourt. Deux hommes de même race, avec les mêmes démons ? Le curé aussi a une attitude de médecin, il cherchera perpétuellement à apaiser ceux qui souffrent, à réparer l’injustice. Et lui aussi est malade de compassion, de sollicitude : il prend tous ses semblables en pitié. L’exemple de Delbende, et sa fin, nous renseigne sur le mal qui guette le prêtre : la haine de soi. Haine de soi devant sa propre impuissance face à la souffrance – la sienne comme celle des autres – ; haine du monde et de sa laideur morale que, faute de pouvoir se venger sur le monde lui-même, on retourne contre soi-même sous la forme d’un désespoir absolu et sans retour.
Un portrait, c’est aussi l’ombre d’un portrait. Le relief du regard, par exemple, ne peut transparaître que si on laisse sa part à l’obscurité. Nous sommes partis à la recherche de cette obscurité, et nous savons désormais quelle ombre guette le jeune prêtre : l’ombre de la haine de soi, l’ombre du suicide.
La comtesse
La comtesse ne se veut aucunement médecin, et elle ne pose par conséquent pas de diagnostic en tant que tel – bien qu’elle exprime un jugement. Au contraire, cette fois-ci, c’est le jeune prêtre lui-même qui se fait médecin : il analyse, devine, puis soulage son interlocutrice. C’est dans la méthode de diagnostic que réside pour nous l’intérêt principal de l’échange : quelque chose de divin guide le prêtre, une force surnaturelle lui inspire ses réponses. Il faut accueillir cette interprétation de l’échange comme le symptôme d’un certain état psycho-physiologique, peut-être un état de fatigue extrême, entretenue par le jeûne, l’alcool et la mauvaise hygiène de vie. Outre cette la méthode, le résultat nous intéressera également : une fois la comtesse convaincue et, en quelque sorte, vaincue ; quel sentiment habite le prêtre ? Que signifie-t-il au regard de son complexe pulsionnel ?
Du point de vue du prêtre qui est – rappelons-le – fils de paysans pauvres, la comtesse est une grande dame. Jusqu’au point du roman qui nous occupe (à partir de la page 175), il a toujours été nerveux et presque craintif en sa présence : il se sent misérable, elle lui apparaît majestueuse, distante, inatteignable. Il le dira dans la conversation à venir, il la considère comme une « puissante » , ce qui ne signifie d’ailleurs pas qu’elle le soit véritablement – la comtesse, nous allons le voir, est en réalité animée par un esprit de vengeance, par une rancoeur envers la vie qui n’est pas sans rappeler la caractérisation du type faible décrite plus haut. Sa puissance matérielle est elle aussi relativement limitée : sa famille est moins fortunée qu’on pourrait le croire. Mais peu importe en réalité que la comtesse soit « puissante » – que l’on comprenne ce mot dans son acception matérielle ou dans nietzschéenne – ; seule compte l’interprétation que fait le prêtre de la famille du comte.
Durant toute la première partie du roman, il témoigne d’un grand respect et d’une certaine crainte envers le comte et la comtesse ; il les considère comme des être supérieurs. Aussi son attitude tout au long de la conversation avec la comtesse peut-elle surprendre : il est sûr de lui, dominateur ; il se pose en guide, en conseiller, en « père ». Petit à petit il fait céder les défenses de la comtesse qui lui confie sa peine, son malheur, sa haine de la vie.44 La scène s’achève sur un abandon de Madame la comtesse au jeune prêtre : il lui demande – plutôt lui intime – de céder entièrement à Dieu, de se donner toute entière à la foi, à « l’amour » – entendre, à l’amour du prochain. On peut donner une lecture assez froide de ce passage : la comtesse a perdu son fils en bas-âge et ne s’en est jamais remise ; le prêtre lui démontre que son attitude vis-à-vis de sa fille – qu’elle s’apprête à exclure de chez elle, sachant très bien que Mlle Chantal se tuerait plutôt que d’accepter ce sort – lui interdira de retrouver son enfant après la mort. La comtesse n’a d’autre choix que d’aimer à nouveau, d’aimer même ceux qui l’ont laissée seule dans son malheur des années durant. Bien entendu, le prêtre ne le raconte pas ainsi, il ne le pense sans doute pas ainsi non plus. Il écrit lui-même ne pas avoir suivi de plan déterminé, etc…toujours est-il que, planifié ou non, c’est bien par le biais d’une sorte de chantage métaphysique que le prêtre ramène la comtesse vers la foi, qu’il l’a conduit à se soumettre à nouveau à Dieu. A Dieu ? « C’est à vous que je me rends. »45, dit-elle au prêtre. La comtesse, depuis si longtemps drapé dans son orgueil silencieux , fière au point souffrir sans mot dire les innombrables infidélités de son mari, cette même comtesse qui devant Dieu lui-même se refusait jusqu’à peu à courber l’échine ; la voici, reconnaissante, soumise, vaincue. Prenons garde aux mots qu’elle emploie : on ne se rend pas à un allié, à un ami ; mais à un adversaire contre lequel on a durement lutté. La comtesse se rend, le prêtre a vaincu : la comtesse sera, pour le temps qui lui reste à vivre, une chrétienne dévote et aimante.
Comment expliquer le subit retournement du prêtre, devenu capable d’autorité ? Une fois encore, une lecture selon le paradigme nietzschéen pourrait être pertinente. Le faible prêtre s’écarte du type que nous lui avions assigné : il n’est plus seulement cet animal malade qui se cherche des remèdes, il s’est fait prêtre ascétique, conquérant, dominateur. En ramenant la comtesse dans la Foi, il se fait l’agent de l’Eglise qui protège les faibles en faisant ployer les puissants :
« faire plier tout ce qui est souverain, viril, conquérant, tyrannique, tous les instincts propres au type d’homme le plus haut et le plus réussi, pour le changer en insécurité, détresse de la conscience, autodestruction […]– Voilà la tâche que l’Eglise s’est donnée […]. » Le prêtre interprète la comtesse comme un être supérieur, comme un individu souverain et puissant. Mais cette vision de puissance crée immédiatement, chez l’animal malade, de la rancoeur : il lui faut rabaisser ce qui est grand, le faire tomber sous son joug. Aussi se fait-il « dompteur de fauve » ; et s’attache-t-il à asseoir sa domination grâce à une méthode caractéristique du prêtre ascétique : rendre malade.
« Il apporte onguents et baumes, cela ne fait aucun doute, mais il a d’abord besoin d’infliger des blessures pour être médecin ; en apaisant la douleur que cause cette blessure, il empoisonne simultanément cette blessure – c’est en effet avant tout à cela qu’il excelle, ce magicien et ce dompteur de fauves auprès duquel tout ce qui est en bonne santé devient nécessairement malade, et tout ce qui est malade nécessairement apprivoisé. »
Autrement dit, le prêtre n’est plus simplement un patient du prêtre ascétique, il se fait prêtre ascétique lui-même ; il a cessé de simplement s’astreindre au remède chrétien : il l’inocule. Il se fait « médecin » au sens où Delbende et le curé de Torcy se revendiquaient médecin ; luimême d’ailleurs a conscience de ce rôle qu’il se donne :
« Un prêtre est comme un médecin, il ne doit pas avoir peut des plaies, du pu, de la sanie. »48 Tout ceci n’est qu’hypothèse, mais une hypothèse plausible au regard du sentiment de « bonheur » qui habite le prêtre à l’issue de l’entretien.
« […] je ne retrouverai jamais plus des heures aussi pleines, si douces, toutes remplies d’une présence, d’un regard, d’une vie humaine […] » Le prêtre, une fois n’est pas coutume, est heureux : il prend plaisir à lui-même, une profonde quiétude s’installe en lui du fait de ce qu’il vient d’accomplir. Plus parlant encore est son son subit rétablissement psychologique. Juste après l’entretien, il s’achète du pain et du beurre et mange de bon appétit ; lui qui quelques heures auparavant se tordait de douleur et était bien incapable de rien avaler ! Pour utiliser un vocabulaire nietzschéen, nous pourrions dire que, tout comme chez le prêtre ascétique, une pulsion de domination est assouvie de manière détournée ; que le sentiment de puissance du prêtre s’est accru, l’arrachant ainsi – brièvement – à la décadence.
Ceci permet de compléter quelque peu le portrait psycho-physiologique du prêtre : il n’est pas qu’un être souffrant qui a besoin de narcotiques pour se soutenir, il peut aussi convertir sa souffrance en un appareil de domination, il n’est pas seulement animal du troupeau, mais aussi berger : l’ « homme d’église » se superpose à l’ « enfant de choeur » – pour reprendre la distinction opéré par le curé de Torcy.
Le prêtre administre un « remède » à la comtesse : il lui enlève d’abord son orgueil, puis sa souffrance avant de lui offrir la quiétude de l’ « amour en Dieu ». Mais comment s’y prend-t-il pour si bien la manipuler ? Pour être si convaincant dans son propos ? Revenons au texte. Plusieurs fois le prêtre se décrit comme inspiré par une force mystérieuse qui le guide et lui donne confiance. Son analyse introspective suggère qu’il se croit habité par quelque chose de divin.
« J’ai, depuis quelques temps, l’impression que ma seule présence fait sortir le péché de son repère, l’amène comme à la surface de l’être, dans les yeux, la bouche, la voix… »50 Le prêtre entre dans un état second, il est persuadé d’être capable de lire dans le coeur de la comtesse, de deviner ce qui lui pèse. Il lui semble que celle-ci, du simple fait de sa présence, est devenue incapable de mentir. Vers la fin de la conversation, alors qu’il a presque achevé de vaincre les résistances de la comtesse, il sort de sa transe : la terreur le saisit. Mais, bien vite, « l’esprit de prière »51 vient à son secours. Il reprend conscience et achève son oeuvre. Comment faut-il interpréter ce secours presque métaphysique ? Il pourrait n’être que le sentiment de quiétude que procure la communion avec Dieu dont parlent les chrétiens. Il faut également envisager la possibilité d’une intervention surnaturelle véritable : le prêtre pourrait réellement être inspiré par une puissance divine. Ceci, toutefois, est encore une hypothèse, et qui diffère grandement de notre hypothèse méthodologique initiale, à savoir que Le journal d’un curé de campagne peut être lu comme un roman psycho-physiologique. Pour être fidèle au mode de raisonnement nietzschéen, nous devons pousser les possibilités heuristiques de cette hypothèse aussi loin que possible. Comme le dit Nietzsche :
« [...] cela est ordonné par la conscience de la méthode : Ne pas supposer plusieurs espèces de causalité tant que la tentative de se contenter d’une seule n’a pas été poussée jusqu’à sa limite ultime ( – jusqu’à l’absurde, s’il m’est permis de dire) : voilà une morale de la méthode à laquelle on n’a pas le droit de se soustraire aujourd’hui […] »
Il nous faut donc considérer les interventions divines décrites par le prêtre comme des symptômes psychologiques. Avec ces seuls données néanmoins, il est difficile de poser un diagnostic : voyons si des données physiologiques peuvent nous éclairer. Rappelons tout d’abord que, tout au long de l’entretien, le prêtre est dans un état de faiblesse psychologique extrême. Il tient à peine debout, la comtesse doit le faire asseoir. Avant de venir au château, il s’est convulsé de douleur, et même son régime alimentaire délétère le trahit – il ne peut plus rien avaler. A cela il faut ajouter le jeûne prolongé des jours précédents, le mauvais sommeil, une fatigue immense. Le prêtre est, physiquement, à bout. A cela il faut ajouter son comportement pendant l’entretien. La comtesse, après s’être abandonnée, jette le médaillon qui contenait une des mèches de cheveux de son fils au feu. Le prêtre se précipite : il plonge le bras entier dans les flammes. Sa peau se craquelle, il saigne, des cloques se forment...il ne ressent aucune douleur. Cette insensibilité à la douleur, de même que cette réaction irréfléchie et ahurissante – plonger sa main dans un feu est tout à fait contre-intuitif – témoignent d’un état de nervosité extrême.
Cet état d’épuisement pourrait être la cause partielle, chez le prêtre, du sentiment d’être inspiré par un souffle divin. Les « remèdes » proposés par le christianisme, par ailleurs, et notamment la compassion envers le prochain, « empoisonnent », c’est-à-dire affaiblissent l’équilibre psychologiques de ceux qui les appliquent. Le suicide de Delbende en constitue une preuve suffisante. L’état physiologique du prêtre n’est pas étranger à l’application de ces remèdes : nous avons déjà montré que le christianisme favorise une certaine décadence, qu’il fait perdre l’instinct de santé : le prêtre ne se soigne pas.
Il est donc possible que le sentiment de la présence divine ne soit que la manifestation de ce que Nietzsche appelle une « folie circulaire » : « […] les états les plus « sublimes » que le christianisme a suspendu au-dessus de l’humanité comme « valeur des valeurs » sont des formes épileptoïdes. […] Je me suis une fois permis de définir toute le « training » chrétien de pénitence et de rédemption […] comme une « folie circulaire » méthodiquement produite, bien entendu sur un terrain déjà préparé, c’est-à-dire fondamentalement morbide. »
Autrement dit, les pressentiments surnaturels du prêtre sont interprétables comme un délire auto-induit par une application trop stricte du remède chrétien. En cela, il est fort semblable à ceux que l’Eglise canonise – pour Nietzsche du moins.
Tout au long du roman, le prêtre est saisi par cette inspiration, ces pressentiments dont on devine qu’il leur attribue une origine divine. Nous leur étendons l’interprétation ci-dessus. Ces pressentiments font partie intégrante du portrait que le prêtre dresse de lui-même – de même ils devaient être transposés dans le nôtre, bien que sous une forme différente. L’analyse de l’entretien avec la comtesse a également permis de déceler chez le prêtre une tendance, sinon à la domination, du moins au commandement : il n’est pas qu’un animal malade ; il est tout à fait capable de se faire berger.
Monsieur Olivier
La rencontre avec Monsieur Olivier, de son vrai nom Monsieur Tréville-Sommerange – le cousin de la Comtesse, décédée à ce stade du roman – est un des rares moments lumineux du roman. Le prêtre y exprime une joie profonde et enfantine, il se sent aimé et compris. Son dégoût du monde, sa souffrance ; tout cela disparaît dans le paysage qui le bolide du soldat fait défiler à toute vitesse. Cette scène est peut-être la seule de tout le roman où le prêtre rit de bon coeur, où il cesse d’être embrassé de lui-même, où il cesse même de penser du mal de lui-même. Sa joie n’est pas celle de la prière, elle n’est pas non plus celle d’avoir aidé, ou sauvé une brebis égaré de Dieu, encore moins cette euphorie que lui inspirent l’alcool ou le jeûne. C’est une joie franche, affirmatrice, transformatrice peut-être. Quand Monsieur Olivier, soldat de la légion étrangère, reconnaît le curé d’Ambricourt comme son égal, quand il reconnaît son courage, sa persévérance, sa force ; il lui enseigne à interpréter différemment sa propre vie. Le curé, qui se définissait comme timide, insignifiant, un « déchet » même parfois, qui peinait à admettre que quelqu’un qu’il admire comme le curé de Torcy puisse lui témoigner du respect ; saisit tout à coup à quel point son attitude relève de la haine de soi. Cette haine de soi dont nous avions fait, dans le cadre de notre lecture nietzschéenne du texte, une des caractéristiques du prêtre, et qu’il s’avoue désormais à lui-même. Aussi, plus que l’entretien avec Monsieur Olivier, ce sont ses conséquences qui nous intéressent, et tout particulièrement le paragraphe suivant : « J’ai décidé de partir pour Lille. […] Il est certain que j’ai trop douté de moi, jusqu’ici. Le doute de soi n’est pas l’humilité, je crois même qu’il est parfois la forme la plus exaltée, la plus délirante de l’orgueil, une sorte de férocité jalouse qui fait se retourner un malheureux contre lui-même pour se dévorer. […]
Voilà longtemps que l’indifférence que je sens pour ce qu’on est convenu d’appeler les vanités de ce monde m’inspire plus de méfiance que de contentement. Je me dis qu’il y a quelque chose de trouble dans l’espèce de dégoût insurmontable que j’éprouve pour ma ridicule personne. Le peu de soin que je prends de moi, la gaucherie naturelle contre laquelle je ne lutte plus et jusqu’au plaisir que je trouve à certaines petites injustices qu’on me fait […] ne cachent-il spas une déception dont la cause, au regard de Dieu, n’est pas pure ? […] Certes, si les paroles de M. Olivier m’ont fait plaisir, elles ne m’ont pas tourné la tête. J’en retiens seulement que je puis emporter du premier coup la sympathie d’êtres qui lui ressemblent, qui me sont supérieurs de tant de manières…[…] »
Ce paragraphe est d’une importance capitale : le prêtre, pour la première fois, pose un diagnostic rationnel sur lui-même, il se fait son propre médecin. Toute la fin du roman constituera le prolongement des premières analyses livrées ici, et qui marquent un tournant dans sa manière de vivre.
La première phrase constitue à elle seule une preuve de ce changement. « J’ai décidé de partir pour Lille » ; comprendre « J’ai décidé de me soigner ». Le prêtre, après avoir systématiquement ignoré les conseils qu’on lui prodigue, et repoussé maintes et maintes fois la visite lilloise préconisée par Delbende, décide enfin de prendre soin de lui. Il retrouve, en quelque sorte, ce fameux instinct de santé dont la perte faisait de lui un décadent ; et échappe ce faisant à la spirale infernale des remèdes qui empoisonnent : l’alcool, le jeûne, mais aussi la fascination pour la souffrance des autres, la justification de sa propre souffrance à l’aide du narratif chrétien, etc.
La suite du paragraphe confirmer certaines de nos hypothèses de travail. Le prêtre s’ausculte, et il relève les mêmes symptômes psycho-physiologiques que nous : dégoût de soi-même, plaisir pris à sa propre souffrance, rejet du monde sensible, refus de prendre soin de soi, humiliation volontaire…tout y est ! Et jusqu’au diagnostic qui, s’il ne s’identifie pas au nôtre, n’est du moins pas incompatible avec lui : le prêtre parle de « déception », quelle déception ? Une déception envers le monde, un certain ressentiment envers le monde peut-être ? Il faut de garder d’extrapoler abusivement : le prêtre ne se désigne pas lui-même comme un animal malade, comme un être incapable de supporter la vie, qui a recours à des expédients variés pour se donner l’illusion d’en être capable. Toutefois ses remarques confirment dans une certaine mesure not intuitions.
Il confirme aussi le profond changement qui est en train de s’opérer en lui : la sympathie de Monsieur Olivier lui permet de s’interpréter comme digne de respect, digne de vie. Ressentir une joie innocente, sans doute, lui aura permis de comprendre que la vie n’est pas que souffrance.
D’une certaine manière, le curé s’éloigne du christianisme, du moins d’un certain christianisme, du christianisme en tant que religion des malades et de la maladie, du christianisme empoisonneur dénoncé par Nietzsche. Il s’en éloigne, mais pour aller où ?
Laville
Laville sera le dernier médecin du prêtre, et aussi sa dernière épreuve. Il constitue comme un rappel de ce que le prêtre était avant sa rencontre avec Monsieur Olivier, une vieille ombre sortie des premières pages du roman revenue hanter son possesseur avant la fin. Laville est médecin donc, et son diagnostic est sans appel : cancer de l’estomac. L’incapacité à digérer le monde s’est faite rongeuse ; la bête s’est installée et ne partira plus. Ou était-ce cette bête rampante qui, depuis toujours, dictait au prêtre une certaine interprétation du monde ? Laquelle était première, de la psychologie ou de la physiologie ? Il serait vain de chercher à les séparer, tant elles sont imbriquées l’une à l’autre par Bernanos. On note, toutefois, que c’est au moment où l’interprétation du prêtre se fait plus lumineuse, plus libre de dégoût, que la bête physiologique se révèle au grand jour et qu’elle se fait plus puissante. Comme un toxicomane qui souffre encore de ses excès des années après avoir abandonné son vice, et peut-être finit par en mourir, le prêtre subit les conséquences de l’abus des remèdes qui empoisonnent. Laville le dit bien : une telle pathologie se développe très rarement chez les individus de l’âge du prêtre. Ne peut-on raisonnablement conjecturer que sa tristesse permanente, sa persévérance dans la souffrance infligée à soi-même, ses excès de compassion, ont constitué autant de facteurs aggravant d’une maladie à laquelle le prêtre était déjà prédisposé par son hérédité ? Une hérédité qui, elle aussi, le poursuit et le rattrape, alors qu’enfin il était parvenu à s’en détacher, à abandonner l’alcool, l’envie envers le plus riche, l’amour de la pauvreté. Laville aussi est un condamné à mort, Laville aussi a ses remèdes qui empoisonnent, Laville aussi subit son hérédité. Il se reconnaît dans le prêtre, il croit se voir lui-même. Laville a travaillé d’arrache-pied pour se faire médecin du corps, tout comme le prêtre pour se faire médecin de l’âme. Il nous rappelle Delbende, mais un Delbende moins compatissant, moins souffrant donc – un Delbende sans suicide. En cela il ressemble encore davantage au prêtre que le vieux médecin, davantage encore que le curé de Torcy qui, en se faisant homme de pouvoir, a trouvé un échappatoire inaccessible au jeune prêtre. Laville est triste, désabusé : on le sent plein de colère envers son destin et envers la vie. En cela, disions-nous, il est une ombre du prêtre rencontré au début du roman : il cherche le secours dans la drogue, comme le prêtre se tournait désespérément vers Dieu.
Mais le prêtre n’est-il pas transformé ? Après être passé par le plus haut degré de la fatigue psycho-physiologique – lors de l’entretien avec la comtesse – n’a-t-il pas appris quelque chose ? Il faut bien rendre compte à notre lecteur que la rencontre avec Laville ne suit pas immédiatement, dans le roman, celle de M. Olivier. Le prêtre a eu le temps d’apprendre à porter un autre regard sur les choses, surtout il a eu le temps d’apprendre à aimer la vie, à ne plus vouloir la subir. Il est plus confiant, plus affirmateur : il n’a plus peur. L’ultime diagnostic de Laville est un test : replongera-t-il dans les affres du désespoir ? Va-t-il se fondre dans l’ombre qui le poursuit, à laquelle Laville offre un passage ? Pour un temps, en effet, le prêtre ressentira du dégoût. A tel point que, arrivé à la table de son, ami Dufréty, il sera de nouveau incapable de rien avaler. A tel point que la haine de soi revient, en face du docteur Laville : « Je n’ai jamais été si près de me haïr »55, dit-il après avoir écouté sa sentence.
Il nous semble, toutefois, que le prêtre sort victorieux de cette dernière épreuve. Certes, il est près de se haïr, mais non plus parce qu’il se méprise, non plus par dégoût de lui-même. Il se hait de s’être autant haï, de s’être fermé les yeux à la possibilité d’une certaine joie. Ce sont « des larmes d’amour » qu’il pleure : amour d’une vie jusqu’à présent délaissée au profit d’expédients dont toute l’inanité lui est révélée soudain. Le prêtre est resté fidèle à son retournement, à sa nouvelle interprétation : l’ombre n’a pas réussi à se saisir de lui.
Conclusion – Le chrétien
Que devient le curé d’Ambricourt ? S’arrache-t-il, du fait de sa condamnation à mort, à son état d’animal malade, devient-il homme de « grande santé », au sens nietzschéen, qui s’affirme et prend plaisir à lui-même et à la vie ? La transformation ne saurait être si totale, et elle n’aurait pas grand sens. Le curé reste malade : c’est l’interprétation de cette maladie qui change. La souffrance n’est plus recherchée pour elle-même, la haine de soi cesse d’être cultivée. Que reste-t-il du prêtre ? Quelles nouvelles valeurs a-t-il le temps de se créer ? Le temps : c’est bien ce qui lui manque, comme à nous pour le décrire. Après le diagnostic de Laville, le journal ne compte plus qu’une trentaine de pages. Le prêtre s’exprime à peine ; pourtant là il dit tout. Nous disposons, à partir de ce moment, de moins de symptômes, de moins d’indices ; et nous n’avons pas non plus de « médecin » pour venir à notre secours. Le prêtre sera son propre médecin désormais : de ses conclusions nous tâcherons de tirer les nôtres.
Chez Dufréty – son ami du séminaire – le curé perd conscience. Une crise, violente, le saisit. Il s’étend sur un petit lit. Nous ne nous attardons pas sur le séjour du prêtre, ses discussions avec son ancien ami et avec sa compagne, petite ouvrière dure au mal, qu’il cache dans un appartement adjacent. Que l’on dise seulement que le prêtre n’a jamais été entouré de temps de laideur : laideur physique – le logis de Dufréty est un taudis mal éclairé – , laideur morale – Dufréty, anciennement prêtre, vit en concubinage avec une ouvrière qui a refusé de l’épouser –, laideur de l’injustice du monde enfin, et de son injustice – Dufréty est mourant, il a transmis son mal à sa compagne, qui en est réduite à faire des ménages pour sustenter une vie commune misérable qu’elle sait devoir s’achever sous peu. Ce que le prêtre écrira à la toute fin de son journal, il l’écrira malgré cette laideur, écho de la laideur du monde contre laquelle il concevait tant de ressentiment au début du roman. Les derniers mots qu’il prononcera le seront alors qu’il est plongé dans cette laideur. Et ceci constituera pour nous un indice et une preuve. « L’espèce de méfiance que j’avais de moi, de ma personne, vient de se dissiper, je crois, pour toujours. Cette lutte a pris fin. Je ne la comprends plus. Je me suis réconcilié avec moi-même, cette pauvre dépouille.
Il est plus facile qu’on ne croit de se haïr. La grâce est de s’oublier. Mais si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s’aimer humblement soi-même, comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ. »
Ces mots sont les derniers du journal. Ils achèvent le mouvement commencé après la rencontre avec Monsieur Olivier : le prêtre ne se hait plus, il abandonne le paradigme de la souffrance, il ne cherche plus à se distraire de lui-même par des expédients de compassion, de jeûne, de souffrances plus grandes encore. Il s’est réconcilié, dans une certaine mesure, avec lui-même ; c’est-à-dire qu’il ne se considère plus comme quelque chose de vil qui mérite son sort. Il n’a plus de ressentiment : parce qu’il ne veut plus se venger du monde et de la vie de l’avoir fait tel qu’il est, de l’avoir tant blessé. En cela, il n’a plus besoin de la doctrine chrétienne qui seule, en redirigeant le ressentiment, empêche les êtres malades de se dévorer eux-mêmes : c’est que « la lutte a pris fin » ; il ne se ronge plus de l’intérieur – il n’a plus besoin de s’empoisonner. Désormais, ce que le prêtre désire, c’est s’oublier. Ne plus condamner la vie, mais vivre avec le moins de douleur possible, vivre détaché de soi-même – se détacher du monde et aimer son prochain « comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ ». Nous formulons ici l’hypothèse suivante : en dissipant toute haine de soi, en n’aspirant qu’à un amour universel et sans colère, en abandonnant tout idée de vengeance – vengeance retournée contre soi-même, notamment – ; le prêtre s’éloigne de la chrétienté du prêtre ascétique. Il n’est plus chrétien. Du moins au sens où nous l’avons entendu dans la présente étude. Son type psycho-physiologique s’est modifié – il n’est plus un animal malade habité de ressentiment. Reste à tâcher de cerner le nouveau « type » qu’il exemplifie. Et ici intervient notre seconde hypothèse, qui s’appuie elle-même sur une conjecture non démontrée de Nietzsche : le curé a cessé d’être chrétien au sens de Saint-Paul – du prêtre ascétique – pour devenir chrétien au sens de l’enseignement du Christ.
Expliquons. Dans l’Antéchrist, Nietzsche présente l’entreprise chrétienne comme une falsification. Le Christ n’était pas un rebelle qui cherchait à renverser le dogme en vigueur pour en instaurer un nouveau : il n’avait que faire des dogmes. Il n’est pas mort sur la croix pour racheter nos péchés, mais pour nous montrer comment vivre. Il ne croyait pas à l’au-delà, ni au châtiment, ni à la récompense : il ne voulait que donner l’exemple d’une manière d’agir. Nietzsche le décrit comme un « bouddhiste » parce que, dit-il « le bouddhisme ne promet pas, mais tient ; le christianisme promet tout, mais ne tient rien. »58. Le bouddhisme enseigne le bonheur sur terre à ceux qui sont fatigués de la vie : il leur propose une échappatoire dans une certaine hygiène de vie et un certain regard porté sur le monde. Le christianisme rend plus malade encore ceux qui le sont déjà, il les astreint à une débauche perpétuelle de sentiment à laquelle il conditionne l’entrée dans un au-delà invisible. Certes, il s’agit là de deux religions de décadence , dans la mesure où elles s’adressent toutes deux au type « malade », inadapté, souffrant. Mais bouddhisme du moins permet de diminuer la souffrance, là où le christianisme l’accroît. Certes, la « haine instinctive de toute réalité »59 fait partie du type du « Rédempteur », du Christ : mais cette haine est transformée en plaisir pris au monde intérieur, qui est le seul monde.
Le Christ n’est donc pas le prêtre ascétique ; il est même son antithèse. L’Eglise, le dogme, le troupeau, ne l’intéressent pas. Il enseigne une certaine façon de vivre, qui permet d’atteindre la béatitude ; Dieu est cette béatitude.
« L’idée de « vie », l’unique expérience qu’il a de la vie, répugne chez lui à tout ce qui est « lettre », formule, loi, croyance, dogme. Il ne parle que de ce qu’il y a de plus intérieur : « vie », « vérité » et « lumière » sont les noms qu’il donne à ce monde intérieur […]»60, « […]et, la « Bonne nouvelle », c’est précisément cela. La béatitude n’est pas promise, elle n’est soumise à aucune condition : elle est la seule réalité – le reste n’est que signe permettant d’en parler […]. Le profond instinct de la manière dont on doit vivre pour se sentir « au ciel », pour se sentir « éternel » […], c’est cela, et cela seulement qui est la réalité psychologique de la rédemption : un nouveau mode de vie, et non une nouvelle croyance… »
Une manière de vivre. Mais comment affirmer que le curé l’a trouvée, adoptée ? Considérons ce que l’hypothèse de Nietzsche implique :
« Le « règne de Dieu » n’est rien que l’on puisse attendre ; il n’a ni hier, ni après-demain, il ne viendra pas « dans mille ans » – c’est l’expérience d’un coeur : il est partout, il n’est nulle part… »
Dans le christianisme du rédempteur, il n’est nul besoin d’un au-delà : la béatitude est partout, et il enseigne à en faire l’expérience constamment. Peu importe que l’on ait suivi ou non tel ou tel dogme, peu importe même que l’on ait eu ou non la foi. Il n’y a pas de conditions d’accès à ce Dieu-ci, rien que la réjouissance d’être déjà en lui ; rien que la béatitude de le découvrir dans son propre monde intérieur.
Or, quelle est la réponse du curé quand Dufréty lui annonce qu’il n’aura peut-être pas le temps de recevoir les derniers sacrements ? Le prêtre a eu une hémorragie, il va mourir. Et l’Eglise n’aurait pas le temps d’accompagner l’un des siens vers Dieu, vers l’au-delà ? « Qu’est-ce que cela fait ? Tout est grâce. »
Ces mots, rapportés par Dufréty dans une lettre adressé au curé de Torcy, sont les derniers du curé d’Ambricourt. Ils suggèrent un détachement des institutions, des dogmes, de la chrétienté du prêtre ascétique qui préconise la souffrance. Dans « tout est grâce », nous lisons un rapprochement avec le Rédempteur , mort sur la croix sans haine aucune – selon Nietzsche – pour ceux qui le tuent. De même, le curé d’Ambricourt meurt sans haine pour ce monde qui l’a tant maltraité et blessé. « Tout est grâce », c’est la béatitude du royaume de Dieu qu’on ne craint plus de ne pas trouver, puisqu’il est déjà là.
Faible, fort, malade, dominateur, berger et mouton. Le prêtre est tout cela à la fois ; multiplicité changeante que les rencontres et les diagnostics font évoluer. Il est une psychologie et une physiologie qui se déterminent mutuellement. Il est aussi son propre médecin ; et le meilleur. Aucun de ceux qui posent un diagnostic n’auront réussi à lui arracher ce qui le ronge en parallèle de sa pathologie : la haine de soi. C’est seulement dans une forme de retour au Christ – tel qu’il est décrit par Nietzsche – qu’il trouve son salut.
« au fond, il n’y a jamais eu qu’un seul chrétien, et il est mort sur la croix. »62, écrit Nietzsche. Touche finale : le curé d’Ambricourt, aussi, était chrétien.
La lecture philosophique d'une oeuvre romanesque n'a pas pour tâche d'être "vraie", mais d'être féconde et éclairante. Celle-ci, inspirée par la philosophie de Nietzsche, répond indiscutablement à cette exigence, et c'est ce qui en fait la valeur.
« Il faut vivre, c’est affreux ! […] Vous ne trouvez pas ? »
Introduction : l’intrigue
L’intrigue n’est pas – si paradoxal que cela puisse paraître – le sujet véritable du roman. Un jeune prêtre, nommé curé d’Ambricourt, s’installe dans sa nouvelle paroisse. Naïf, maigre, malade, attentionné, compatissant ; il se donne sans compter à ses paroissiens qui considèrent avec méfiance ce jeune homme au regard fiévreux, un peu trop croyant et dévoué à leur goût. Bernanos prête ses mots au jeune prêtre qui note ses pensées, ses réflexions et son histoire dans un journal sans dates, où jours et nuits se succèdent sans se dire. C’est au lecteur de deviner combien de temps a passé, à lui de combler les fréquentes ellipses creusées par les pages arrachées. Nombre de personnages se succèdent au fil des pages et des rencontres. Le curé de Torcy, un homme fort, dur, mais profondément sensible, qui prend le jeune prêtre sous son aile. Le comte et la comtesse, noblaillons de province, leur fille Mlle Chantal, Mlle Louise qui est institutrice au service de cette famille où, sous des dehors policés, couvent rancoeurs et tromperies. Monsieur Olivier, le neveu de la comtesse, soldat de la légion étrangère, un vent de liberté qui tranche avec l’air insalubre de misère qui règne dans la vie du curé d’Ambricourt. Le docteur Delbende, un homme de foi qui a perdu son Dieu, et s’est mis en tête d’étrangler l’injustice à la force du poignet. Le docteur Laville, médecin Lillois morphinomane, qui, à la fin de l’histoire, se fera, auprès du jeune curé, le messager de la mort qui vient. Dufréty, enfin, ancien camarade du séminaire, que l’on ne connaît que par ses quelques lettres, et dont la présence ne se solidifiera qu’à la toute fin du roman.
Ces personnages se croisent, s’entremêlent, meurent parfois. Ils se font écho et se répondent, et chacune de leurs paroles est comme un touche de peinture supplémentaire sur la toile tendue par le journal, qui nous donnera, à l’issue du roman, le portrait du jeune prêtre. Ainsi, dans ses premières discussions avec le curé de Torcy, on découvre un homme sensible, timide, conscient de lui-même, faible dans son corps mais déterminé à amener ses paroissiens vers Dieu. Puis, le docteur Delbende, Monsieur Olivier, le docteur Laville enfin, le reconnaîtront pout « l’un des leurs » : comprendre, un de ceux qui « fait face », qui refusent de courber l’échine face à l’injustice. Comment se fait-il que ces hommes déterminés, forts, confiants, s’identifient au freluquet malingre et cacochyme ? Chacun de ces personnages est, à sa façon, un médecin qui pose un diagnostic. Médecin de l’âme, pour le curé de Torcy, médecin du corps, pour Delbende et Laville – ils prétendent tous plus ou moins explicitement à ce titre de médecin. On le comprend : c’est que, ce qui sous-tend véritablement le roman, c’est la maladie. Celle du prêtre, celle des êtres qu’ils croisent. Maladies du corps, maladies de l’âme ; le plus souvent maladies psycho-physiologiques, où le corps et l’esprit jouent de concert. Pour poser à notre tour un diagnostic, c’est toute l’histoire de la maladie du prêtre qu’il nous faudra comprendre et analyser : cette première « famille » de personnages fera par conséquent l’objet d’une étude approfondie.
La seconde « famille » est celle du comte et de la comtesse. Mlle Louise, l’institutrice, est tourmentée par Mlle Chantal. Tour à tour, l’une et l’autre se confient au jeune prêtre, et peu à peu, entre deux pages déchirées, une vérité se dégage du calme de la première, des mensonges et de la violence de la seconde : Mlle Louise est l’amante du comte, Mlle Chantal les a surpris et voue une haine farouche à celle qui prétend lui dérober son père – le seul être, peut-être, qu’elle ait jamais aimé. Mlle Chantal menace de s’enfuir, de se déshonorer – menace factice qui en cache une autre, bien plus sombre. Le curé a compris que Mlle Chantal s’ôterait la vie. On prévoit de l’envoyer en pension en Angleterre pour quelques temps, son départ est proche : il faut se hâter. Madame la comtesse reçoit notre jeune prêtre, et un long dialogue, presque surnaturel, s’ensuit.
La comtesse est une femme fière et intransigeante. Elle sait tout des infidélités de son mari, qu’elle a supportées bien des années durant. Elle sait tout de la bassesse de sa fille, sournoise, manipulatrice, une « bête de proie » qui s’empare de ce qu’elle désire et écrase ceux qui lui déplaisent. Peu lui importe dit-elle, que sa fille se tue : ne peut-elle pas endurer ce qu’elle-même a accepté avec orgueil toutes ces années ? Sa fille, maîtresse véritable du château, formant un couple ambigu avec ce père médiocre et volage. Sa fille qui est la seule à être trompée, aujourd’hui. Que pense la comtesse de cette situation ? Rien. La comtesse s’est coupée des autres, enfermée dans une tour de glace. Elle regarde les êtres vivre, drapée dans sa fierté et son orgueil, elle les regarde vivre et s’entre-dévorer. Une seule chose au monde lui importait, son petit garçon, mort il y a bien des années, à l’âge de cinq ans. Un enfant haï par sa soeur, évidemment, et bien vite oublié. Elle n’aime que lui, son souvenir vit en elle, elle n’attend que de le retrouver, plus tard, là-haut ? Le présent ne lui appartient plus. Le prêtre est chétif et ridicule ; mais une certaine majesté se dégage de lui. Ses yeux font « sortir le péché », il sait les choses avant qu’on les lui dise, on lui livre les secrets avec lesquels on s’était juré de mourir. A force de prières intérieures, le prêtre arrache la comtesse à son indifférence, à sa solitude, à la colère rentrée qui l’isolait du monde depuis la mort de son enfant. « L’enfer, c’est de ne plus aimer. ». La comtesse s’était empoisonnée de chagrin et, à force de pleurer l’enfant perdu, s’était perdue elle-même. Perdue en dehors de Dieu, dirait notre curé, parce que perdue loin de l’amour des hommes. Le prêtre lui intime l’ordre de se considérer bien en face : a-t-elle encore le droit de prétendre à l’amour de son fils ? La comtesse se rebelle, se débat avec hargne. Mais elle ne peut rien contre l’inexorable force qui l’enserre, non, qui l’enveloppe, et lui communique un peu de sa chaleur : la foi. Le soir même, il reçoit une lettre de la comtesse, qui le remercie et le bénit. Elle est heureuse, à nouveau. Elle a retrouvé la paix. Elle mourra dans la nuit. « Comment n’ai-je pas deviné qu’un tel jour serait sans lendemain […]? », s’interroge le jeune curé. Ses mots ont rendu la paix à une femme épuisée par sa lutte contre elle-même, se pourraitil qu’une telle tension psychologique, subitement relâchée, détendue, ait été la cause de sa mort ?
Mlle Chantal travaille dans l’ombre à humilier le prêtre. Elle a tout entendu de sa conversation avec la comtesse, et le prétend responsable de sa mort. Mlle Louise est chassée et plonge dans la misère.
Il ne faut pas se laisser tromper : cette intrigue n’est pas celle du roman, et elle ne doit pas occulter son sujet véritable. Elle est un évènement parmi d’autres, surgi de pages qui prennent de plus en plus la consistance d’un brouillard halluciné. Nous l’avons déjà dit : ce qui sous-tend ce texte, c’est la maladie – et c’est avec elle que s’achève l’ouvrage. Le curé d’Ambricourt va consulter à Lille. Sa dyspepsie chronique, ses hémorragies à répétition, le convainquent de suivre l’avis du docteur Delbende ; et il se laisse examiner par celui qu’il croit être le professeur Lavigne. Il s’agit en réalité du docteur Laville, et son diagnostic est définitif : le prêtre est condamné. Il lui reste, tout au plus, six mois à vivre. On le devine, c’est l’estomac qui est en cause : il se ronge lui-même, il dévore le prêtre de l’intérieur. Laville, lui aussi, est mourant. Ce médecin, consulté par hasard, souffre d’un mal incurable. Pourquoi lui ? Laville devait être rencontré. Il était la pénultième étape sur la route du prêtre; il est temps maintenant de rencontrer Dufréty. Dufréty, le prêtre défroqué, Dufréty qui prétend avoir refait sa vie et s’être « ouvert de nouveaux horizons intellectuels », Dufréty, qui aime « une jeune personne », « très fine ». Dufréty qui vit en réalité dans la misère, dans le regret d’avoir abandonné Dieu, dans le péché ; qui a fait entrer dans sa vie une petite ouvrière simple dont il s’acharne à faire une grande dame. Dufréty, un autre mourant, qui a donné son mal à sa compagne. Et c’est chez lui, dans son taudis miséreux, dans un monde qu’il ne connaît pas, après avoir reçu une sentence de mort, que notre prêtre trouve la clef de sa propre énigme, et parvient – l’espace d’un petit instant – à s’aimer lui-même. Il tombe de son lit, comme la comtesse avait chuté du sien. On le relève, l’hémorragie se déclenche. Le journal s’est tu, il ne nous manque plus que la touche finale. « Tout est grâce » : ainsi s’achève l’aquarelle de Bernanos. A nous d’en démêler la cohérence cachée – à nous, qui connaissons désormais le visage du prêtre, d’en élucider la genèse.
Le paradigme nietzschéen
C’est un portrait extraordinairement complexe que celui du curé d’Ambricourt : cacochyme mais intransigeant, timide et gauche mais sachant dominer d’un regard, maladroit mais pénétrant au point de transformer en profondeur les caractères les plus fiers. Le curé toue à tour méprise et se méprise, et la pitié larmoyante côtoie chez lui le dégoût pour la bassesse d’autrui…enfin, s’il est capable de « digérer » les insultes, la misère, la méchanceté et la violence, un regard de travers suffit à le plonger dans la rumination, la honte, le « remâchage » du passé.
Soumis mais dominateur, réactif mais affirmateur ; faible, mais fort. Ce n’est pas un personnage au caractère figé que nous cherchons à comprendre, mais de multiples personnages qui vivent en un seul, dont chacun obéit à une logique propre. Bien souvent, le prêtre agit sans savoir ce qui le porte : « Comment ai-je eu l’audace de parler ainsi ? » (p. 178-179) se demande-t-il après son entretien avec la comtesse. Faut-il conclure sans plus de réflexion à une intervention surnaturelle ? Certains passages de l’ouvrage suggèrent en effet qu’une intervention divine confère au prêtre des pouvoirs mystiques – il devine ce qu’il ne devrait pas savoir, « fait sortir le péché » de ceux qu’il croise, livre d’un regard tout une pensée...Mais se contenter d’expliquer le prêtre à l’aune de l’intervention divine constituerait une erreur d’interprétation, une exégèse infidèle et trop hâtive du texte de l’ouvrage. Il ne faut pas oublier, en effet, que c’est le prêtre lui-même qui se raconte : tout le contenu du journal est coloré par son interprétation du monde. Nous ne suggérons pas que le curé ait menti volontairement, ou transformé la réalité – au contraire, sa démarche introspective semble honnête. Il s’agit simplement de lire prudemment, en se gardant du réductionnisme explicatif : chercher à tout prix à expliquer le personnage du curé par une cause surnaturelle, ce serait étouffer la diversité d’attitudes, de comportements et d’actions que Bernanos déploie dans son oeuvre.
Mais comment penser la complexité sans la réduire ? Comment comprendre ce personnage multiple, dont nous ne connaissons que ce qu’il a bien voulu nous dire de lui-même ? Il faut ici s’en remettre à la méthode du Bernanos : le roman tout entier peut-être considéré comme une double tentative de diagnostic. Le prêtre a des symptômes physiologiques – il crache du sang, a des hémorragies à répétition, ne peut rien avaler, il est maigre, fatigué, couvert de rides malgré sa jeunesse – et psychologiques – l’angoisse et une infinie tristesse, en particulier. Outre l’analyse personnelle qu’il propose de ces symptômes, il rencontre des personnages qui tous, d’une façon ou d’une autre, sont des « médecins ». Ainsi du curé de Torcy, qui expliquera de diverses manière la personnalité du prêtre, sa neurasthénie, mais aussi sa physiologie ; de même du docteur Delbende, de Monsieur Olivier, plus tard de Laville. Bien que d’autres personnages posent également un jugement sur le prêtre, c’est surtout à travers l’oeil de ces quatre « médecins » – cinq, si l’on compte le prêtre lui-même – que sera finalement posé un diagnostic à la fois psychologique et physiologique. Pour l’instant, le contenu de ce diagnostic ne nous intéresse pas : nous cherchons une méthode d’analyse de l’oeuvre. Elle nous est suggérée par sa nature même de roman « médical », ou « psycho-physiologique » : nous devons, autant que faire se peut, considérer chaque petit fait, chaque commentaire, chaque action comme le symptôme de quelque chose qui cherche à s’exprimer. Non plus seulement essayer de comprendre le prêtre, mais de dégager les interactions sous-jacentes qui constituent la trame de son personnage.
C’est donc une démarche généalogique qui s’impose ; et plus spécifiquement une démarche nietzschéenne. D’une part, parce que Nietzsche est un penseur de la complexité de l’individu : tout homme est pour lui un complexe hiérarchisé de ce qu’il appelle des pulsions, des processus interprétatifs qui essaient de se dominer les uns les autres. Un même évènement sera par exemple interprété différemment selon que la pulsion de colère, de reconnaissance ou de curiosité domine chez un homme. Une telle domination hiérarchique peut néanmoins n’être que provisoire : tout complexe pulsionnel est en perpétuel réarrangement, une situation particulière peut « nourrir » davantage telle ou telle pulsion. Il faut aussi préciser que si chaque complexe complexe pulsionnel est absolument singulier, on peut néanmoins distinguer des « types » d’organisations pulsionnelles, c’est-à-dire des configurations pulsionnelles relativement invariantes et récurrentes, caractérisées par une structure hiérarchique donnée. Par exemple au §260 de Par-delà bien et mal, et plus tard dans le premier traité de la Généalogie de la morale, Nietzsche distingue le type du « noble » de celui de l’ « esclave » : le type noble est caractérisé, entre autres, par la spontanéité de la force, le sentiment de sa propre valeur et la tendance à hiérarchiser ; tandis que le type esclave est réactif et négateur. Là où le noble laisse libre cours à ses instincts et se réjouit de la vie, l’esclave, faute de puissance, réprime ses instincts – la vie lui est douloureuse, il la hait : on pourra bientôt le caractériser comme un « homme du ressentiment ». Nous aurons l’occasion de revenir à cette distinction typologique qui nous servira de paradigme ; mais il faut dès à présent le préciser : ces « types » ne constituent pas des essences ou des abstractions idéalistes, ils peuvent se croiser, se « mélanger », voire se juxtaposer au sein d’un seul et même individu. Il ne s’agit pas là non plus d’une grille de lecture unique. L’opposition entre type actif et type réactif peut être déclinée selon toute une variété de nuances, ne serait-ce que parce que chaque représentant d’un type – chaque individu au sein duquel ont été repéré les caractéristiques propres à tel ou tel type – conserve son entière singularité et peut porter en lui-même des caractéristiques qui divergent de celles du dit type.
Ajoutons que Nietzsche pense toujours la physiologie et la psychologie en interdépendance : le type du prêtre ascétique, par exemple, est caractérisé par le ressentiment mais aussi par la perte de l’instinct de guérison – il se prescrit et prescrit autour de lui des régimes alimentaires qui affaiblissent le corps et on pour conséquence de détacher encore davantage de la vie. L’homme du type réactif – dont le prêtre ascétique est à certains égards un représentant – souffre d’une dyspepsie psycho-physiologique : il ne sait digérer ni les aliments, ni les évènements. En adoptant l’outil analytique nietzschéen, nous pourrons donc mener le diagnostic des symptômes psychologiques et physiologiques « de front », sans omettre les uns au profit des autres. [...]
L’ouvrage de Bernanos regorge de détails. Chacun d’entre eux mériterait que l’on y consacre tout une analyse, particulièrement si l’on adopte une grille de lecture nietzschéenne. Tout est signifiant, et tout est complexe : malheureusement nous ne pouvons ici procéder à une analyse page par page. Nous nous proposons de retracer à grands traits le portrait du curé d’Ambricourt. A grands traits, c’est-à-dire en nous attardant sur les évènements qui, selon nous, donnent le plus de matière à l’analyse : les rencontres. Cinq personnages. Le curé de Torcy, le docteur Delbende, la comtesse, Monsieur Olivier, et le Docteur Laville. Cinq coups de pinceau, cinq touches de couleurs qui, nous l’espérons, permettront – à défaut de pouvoir en donner une image précise – de faire deviner au moins la silhouette du curé d’Ambricourt. Notre démarche sera donc nécessairement partielle. Gageons qu’elle parviendra tout de même à saisir quelque chose du personnage du curé : les impressionnistes aussi, après tout, peignaient par touches de couleurs.
Le portrait
Les premières pages du roman esquissent l’image d’un être faible, malade, pour qui l’existence est un poids, et incapable ni de décider ni de commander : c’est presque une caricature du type faible nietzschéen qui est ébauchée. Et pourtant, certaines nuances annoncent déjà le portrait final – les premiers « symptômes » du dénouement apparaissent. Le chapitre premier s’ouvre sur un discours qui témoigne, sinon d’un rejet, du moins d’un certain dégoût du monde : une espèce de « poussière » d’ennui recouvre les choses, le village est pareil à une « bête épuisé », le ciel « hideux ». On remarque immédiatement l’omniprésence du champ lexical de la physiologie : l’ennui « dévore », il est contagieux et rappelle la lèpre, on le le respire, on le boit, on le mange ; la pluie fine descend « jusqu’au ventre ». Le prêtre ne digère visiblement pas son nouvel environnement, et cette dyspepsie psychologique annonce la grave dyspepsie physiologique dont il est affecté. Peut-être même fait elle davantage que l’annoncer : en serait-elle la source ? C’est ce que suggère une remarque effrayante de prémonition, en toute première page :
« Ma paroisse est dévorée par l’ennui. […] Quelque jour peut-être la contagion nous gagnera, et nous découvrirons en nous ce cancer. On peut vivre très longtemps avec ça. »7 A force de trouver le monde laid, peut-on se rendre malade de laideur ? Le dégoût du sensible ne peut-il, à force de rumination, passer dans le corps, l’empoisonner, vicier ce qui était sain ? Le « cancer » de l’ennui dont parle le prêtre pourrait très bien s’être incarné dans sa chair en un cancer bien réel – ce cancer de l’estomac que diagnostiquera le docteur Laville à la fin du roman. Mais l’interprétation suggérée ici pourrait encore être une mésinterprétation : il se pourrait aussi que le dégoût du monde qui se devine dans les premières pages ne soit qu’une conséquence de la maladie, une interprétation d’un état physiologique projetée sur l’extérieur. Gardons-nous d’aller trop vite en besogne, et laissons le pinceau faire son oeuvre.
Le curé de Torcy
Le curé de Torcy est le premier « médecin » du prêtre, le premier à poser un diagnostic. Il est aussi l’occasion pour le jeune prêtre d’un autoportrait négatif : son admiration, son envie parfois à l’égard de la force, de l’autorité et de la santé qui se dégagent du curé de Torcy, nous en disent long sur ce qu’il n’est pas.
« J’ai été voir hier le curé de Torcy. C’est un bon prêtre, très ponctuel, que je trouve ordinairement un peu terre à terre, un fils de paysans riches qui sait le prix de l’argent et m’en impose beaucoup par son expérience mondaine. »
La toute première remarque à propos du curé de Torcy est d’ordre social : le curé est fils de riches paysans, et fort à l’aise dans la vie mondaine. Elle n’a rien de triviale – le curé d’Ambricourt est né pauvre, et n’a jamais connu qu’une misère abjecte. Il ressent son ascendance comme un profond handicap : il ne sait pas commander, ni traiter avec les « grands » ; la gestion du budget de sa paroisse lui est une corvée dont il s’acquitte d’ailleurs assez mal. Derrière ces différences prosaïques, c’est une différence d’hérédité qui se dessine, une hérédité qui constituera l’un de nos instruments de diagnostic.
« Mon Dieu, que je souhaiterais avoir sa santé, son courage, son équilibre ! »
Pour le jeune prêtre, le curé de Torcy paraît être un homme vigoureux, sûr de lui-même et de son rôle. Il commande le silence d’un regard, on veut auprès de lui chercher un conseil, une caresse, une parole rassurante : il est un maître, un guide ; et en cela semble exemplifier un type d’homme radicalement différent de celui du jeune prêtre. Son discours tend d’ailleurs à confirmer cette première impression :
« Je me demande ce que vous avez dans les veines, vous autres jeunes prêtres ! De mon temps, on formait des hommes d’Eglise – ne froncez pas les sourcils, vous me donnez envie de vous calotter – oui, des hommes d’Eglise, prenez le mot comme vous voudrez, des chefs de paroisse, des maîtres, des hommes de gouvernement. Ça vous tenait un pays, ces gens-là, rien qu’en haussant le menton. […] Maintenant, les séminaires nous envoient des enfants de choeur, des petits va-nu-pieds qui s’imaginent travailler plus que personne parce qu’ils ne viennent à bout de rien. Ça pleurniche au lieu de commander. »
Un quasi-dualisme se dessine entre, d’un côté, le type de l’homme d’Eglise qui domine, commande – du « chef », et de l’autre le type « enfant de choeur », incapable de commander, pleurnichard, faible. On remarque que la caractérisation donnée est presque déjà psychophysiologique : « je me demande ce que vous avez dans les veines » évoque la question de l’hérédité, d’une faiblesse héréditaire. L’enfant de choeur est malade, son sang est vicié – on devine au contraire que celui de l’homme d’Eglise coule puissamment dans ses veines tendues, et l’image du menton qui n’a besoin que d’être redressé pour « tenir un pays » renvoie à celle d’un corps vigoureux, en pleine possession de ses moyens. Cette interprétation du discours de Torcy est d’ailleurs confirmée par le descriptif des habitudes alimentaires de ces « maîtres » :
« Oh ! Je sais ce que vous allez me dire : ils mangeaient bien, buvaient de même, et ne crachaient pas sur les cartes. »
Les hommes d’Eglise digèrent tout, eux – contrairement au narrateur dont le mal d’estomac progresse en arrière-plan de cette conversation : il « jaunit »11 et n’a « pas fameuse » mine.12 On peut ajouter – la double caractérisation psycho-physiologique étant décidément présente presque à chaque phrase – que le fait que le type de l’ « enfant de choeur » ne « vienne à bout de rien » fait écho au début de la conversation. Le jeune prêtre y est encore bouleversé par la scène qu’un de ses paroissiens lui a fait plusieurs heures auparavant. On sait juste assez de cette scène pour deviner l’insignifiance de ses motifs : le jeune prêtre est incapable d’oublier, de digérer, les reproches, les critiques, les attaques menées contre lui ; tout comme il est incapable de digérer, de s’adapter à son nouvel environnement13 . Lui non plus ne vient « à bout de rien », en un sens physiologique cette fois.
Ce sont donc deux types parfaitement antithétiques qui se dessinent. L’homme d’Eglise a le sens de la hiérarchie, des distances, du commandement et de l’obéissance ; il est affirmateur et créateur – il dit le bien et le mal. L’enfant de choeur est fragile, incapable de commander, « ruminant » – c’est-à-dire incapable de ne pas resasser tout le mal qu’on lui fait. Et ces deux types seraient incarnés, exemplifiés respectivement par le curé de Torcy et le jeune prêtre. C’est ici que la grille de lecture nietzschéenne nous devient utile : Nietzsche récuse tout dualisme et met en garde contre la lecture hâtive du texte dont on cherche à faire sens. La distinction qu’opère le curé de Torcy est trop claire, trop nette, elle laisse trop peu de place à la subtilité pour permettre de tout à fait saisir une individualité. Il nous faut obéir à la méthode que Nietzsche appelle « philologique », rassembler davantage d’indices, pour affiner et éventuellement modifier cette distinction.
Pour celui qui avait l’intention d’assimiler le curé de Torcy au type nietzschéen du « maître »14, c’est-à-dire à l’homme noble, affirmateur, plein de confiance en lui-même et envers la vie, plusieurs détails frappent.
« Une paroisse, c’est sale, forcément. Une chrétienté, c’est encore plus sale. Attendez le jour du jugement, vous verrez ce que les anges auront à retirer des plus saints monastères, par pelletées – quelle vidange ! »
«Le bon Dieu n’a pas écrit que nous étions le miel de la terre, mon garçon, mais le sel. Or notre pauvre monde ressemble au vieux père Job sur son fumier, plein de plaies et d’ulcères. Du sel sur une peau à vif, ça brûle. Mais ça empêche aussi de pourrir. »
Le monde est essentiellement sale. Le sauver est impossible : la hideur repousse comme la mousse entre les dalles d’une Eglise qu’on aurait voulu nettoyer à grande eau. Il faut accepter la laideur du monde, l’endurer. Tout au plus, on peut se faire médecin, mais pas un médecin qui soigne : un médecin qui conserve, qui empêche que les plaies ne s’infectent plus que de raison.
Seule la venue du royaume de Dieu sur terre – la parousie, le jugement dernier – purifiera le monde, telle une « vidange » vengeresse et définitive.
Derrière la force et la vigueur apparente du curé de Torcy se découvre le même dégoût du monde que celui du jeune prêtre, la même intolérance pour la souffrance, en quelque sorte la même « dyspepsie » – il n’est d’ailleurs pas anodin que la main du curé de Torcy soit « enflée par le diabète » : le curé aussi est malade, et sa pathologie a aussi à voir avec la digestion. Les deux prêtres partagent une même dyspepsie psycho-physiologique – une même faiblesse donc. Mais tandis que la faiblesse du jeune prêtre semble s’exprimer par des difficultés à commander, et même une volonté de soumission – ainsi que le laissera deviner sa première rencontre avec le comte – ; la faiblesse du curé de Torcy s’incarne paradoxalement dans une volonté de domination. Il lui semble que les hommes ont besoin d’être guidés, conduits par les hommes d’Eglise, qu’ils doivent être ramenés au sentiment d’impuissance du petit enfant qui s’en remet à sa mère. Sous prétexte d’apporter « la joie », l’Eglise réduit les hommes à l’état d’agneaux dociles mais heureux : grâce à elle ils se sentiront « fils de Dieu »18, leur existence sera justifiée à jamais en Dieu, par Dieu :
« La faim, la soif, la pauvreté, la jalousie, nous ne serons jamais assez forts pour mettre le diable dans notre poche, tu penses ! Mais l’homme se serait su le fils de Dieu, voilà le miracle ! Il aurait vécu, il serait mort avec cette idée dans la caboche. »
L’Eglise donnerait donc un sens à la souffrance, permettant ainsi au souffrant, au type faible, au dyspeptique, de survivre. Et ainsi l’homme d’Eglise se met à la tête du troupeau des faibles – berger d’êtres diminués, certes, mais chef, mais dominateur. Ceux qui se refusent à le suivre attente à la joie elle-même :
« L’Eglise dispose de la joie, de toute la part de joie réservée à ce triste monde. Ce que vous avez fait contre elle, vous l’avez fait contre la joie. »
L’Homme d’Eglise tel que le conçoit le curé de Torcy – tel qu’il se conçoit lui-même – guide les faibles et enlève toute légitimité aux forts : ceux qui le contredisent sont méchants, seule l’Eglise détient la joie, le bien, en elle seule l’homme peut-être sauvé. Ce qui est pauvre, laid, bas, il le place sous sa protection, il l’institue comme « bon ». Et ainsi les maîtres et les puissants devront ployer le genou devant les « bons » :
« Car les faibles vous seront toujours un fardeau insupportable, un poids mort que vos civilisations orgueilleuses se repassent l’une à l’autre avec colère et dégoût. J’ai mis mon signe sur leur front, et vous n’osez plus approcher qu’en rampant, vous dévorez la brebis perdue, vous n’oserez plus jamais vous attaquer au troupeau. »
Le curé de Torcy décrit très exactement ici le mécanisme de « renversement des valeurs » qu’opère le type du prêtre ascétique dans le paradigme Nietzschéen. Il faut s’y attarder quelques instants pour bien comprendre le type exemplifié par le curé de Torcy – ce qui en retour facilitera l’analyse du prêtre d’Ambricourt.
Il faut reprendre la distinction entre le type du maître et celui de l’esclave21, brièvement décrite au début de la présente étude. Le maître est affirmateur, et a le sens de la hiérarchie : il se sent supérieur, il fixe la valeur des choses. « Ce qui est bon pour moi est juste en soi », ainsi réfléchit le type du maître. Ce qu’il désire, il le prend ; et de même il prend plaisir à lui-même, à décharger ses instincts sans se préoccuper des éventuelles conséquences. Il est ce que Nietzsche appelle « une bête de proie », un dominateur qui domine sans arrière-pensées, tout simplement parce que cela est dans sa nature. Le type du maître se dit « oui » à lui-même, à son corps, à la vie : il est en pleine « santé » – terme qu’il faut entendre en un psycho-physiologique. La santé désigne la capacité à surmonter les éléments maladifs – à tout « digérer », en quelque sorte ; à la vie forte, puissante, capable de continuer à vivre.
A l’inverse, le type de l’esclave est fondamentalement réactif : il souffre, il ne supporte pas la vie ; lui aussi a des instincts de domination, mais il est trop faible pour les extérioriser. Il conçoit de la rancoeur envers tout ce qui en est capable : envers les maîtres. Il se définit donc avant tout par un « non », le « non » jeté à la vie, le « non » devant le bonheur des maîtres. Il est un homme du ressentiment, terme par lequel Nietzsche désigne fois cette haine rentrée, qui se tait faute d’avoir assez de puissance pour s’exprimer et ronge de l’intérieur – provoquant ainsi un pourrissement au sein duquel mature un désir de vengeance intelligent et pervers. Le ressentiment naît de la souffrance, plus exactement du désir d’échapper à cette souffrance en trouvant un coupable sur lequel décharger sa rancoeur envers la souffrance : « C’est uniquement là que se trouve, selon ma conjecture, la véritable causalité physiologique du ressentiment, de la vengeance et des phénomènes qui leurs sont apparentés, donc dans un désir d’engourdir la douleur grâce à l’affect. »
Le prêtre ascétique est apparenté au type de l’esclave : il est, lui aussi, malade de ressentiment. Mais il se place à la tête du « troupeau » des malades, il leur propose un remède à la souffrance, une morale qui fait d’eux les « bons » et les « justes », et des maîtres les « méchants ». Il crée un au-delà, un «vrai monde », par opposition au monde terrestre, qui est faux, trompeur, mauvais : et soudainement, la souffrance est justifiée, et la vengeance tant recherchée garantie : le péché originel explique la souffrance, le jugement dernier se chargera de punir les « maîtres », les puissants. Le type du prêtre ascétique est donc complexe : à la fois malade, médecin, esclave et puissant :
« Il nous faut considérer le prêtre ascétique comme le sauveur, le berger, l’avocat prédestiné au troupeau malade […]. La domination sur ceux qui souffrent constitue son royaume, c’est à elle que le renvoie son instinct, en elle qu’il possède son art le plus spécifique, son art consommé, son genre de bonheur. Il lui faut être lui-même malade, il lui faut être fondamentalement apparenté aux malades pour s’entendre avec eux ; mais il lui faut aussi être fort, plus maître de lui-même encore que des autres […], pour pouvoir inspirer aux malades confiance et peur , pour pouvoir être pour eux soutien, résistance, appui, contrainte, instructeur, tyran, dieu. Il doit le défendre son troupeau […] contre ceux qui sont en bonne santé […]. »
C’est cette complexité qui se retrouve dans le personnage du curé de Torcy, chez qui se côtoient force et faiblesse. Le curé est malade, mais il est aussi celui qui domine les autres malades, les défend contre le monde, donne un sens à leur souffrance, et les soigne. Nous avons déjà vu que le curé se considérait comme médecin – mais quel remède propose-t-il ? Il ne s’agit pas de guérir la souffrance, mais de lui donner un sens, de la rendre supportable – non pas de chasser le ressentiment, mais de lui permettre de se « décharger » à l’extérieur. Selon Nietzsche, là réside le sens du dogme du péché originel : il constitue une inflexion du ressentiment : « ‘Je souffre : il faut bien que ce soit la faute de quelqu’un’ – voilà ce que pense tout mouton maladif. Mais son berger, le prêtre ascétique, lui dit :’C’est bien cela mon mouton ! il faut bien que cela soit la faute de quelqu’un : mais ce quelqu’un, c’est toi-même, c’est ta faute à toi seul – tu es seul fautif à l’égard de toi-même : ! ‘ »
Et ainsi le chrétien est encouragé à rechercher la souffrance, il l’interprètera désormais comme un juste fardeau, et retournera toutes ses pulsions inhibées contre lui-même. Le remède du prêtre ascétique est, à long terme, pire que le mal : il augmente la souffrance, aggrave la maladie, détache encore davantage du monde. Aussi celui qui le suit est-il un dépravé, un décadent, c’est-à-dire :
« J’appelle dépravé tout animal, toute espèce, tout individu qui perd ses instincts, qui choisit, qui préfère ce qui lui fait du mal. […] ».
Cette longue digression permet de formuler une hypothèse eu égard au rapport entre le curé de Torcy et le jeune prêtre. Tous deux sont souffrants, tous deux sont des hommes du ressentiment : cette parenté psycho-physiologique explique sans doute en partie une vocation et une foi partagées. Mais leur ressentiment est, dans chaque cas, infléchi de manière différente. Le curé de Torcy se pose en maître de la souffrance, ce qui lui permet de satisfaire à la fois sa haine de la vie, son désir de faire souffrir les autres, ainsi qu’une pulsion de commandement, de domination – qui pourrait être un atavisme. Le curé d’Ambricourt, à l’inverse, ne parvient pas à se poser en maître, il reste animal du troupeau et applique le remède de l’Eglise. Son ressentiment se mue en haine de soi : il se fait du mal, ses instincts déréglés ne choisissent plus que ce qui est mauvais pour lui. On pourra le constater tout au long du roman. Le journal en lui-même constitue une preuve de cette détestation de soi-même qui l’afflige : « J’espérais que ce journal m’aiderait à fixer ma pensée qui se dérobe toujours aux rares moments où je puis réfléchir un peu. […] Et voilà qu’il me découvre la place énorme, démesurée, que tiennent dans ma pauvre vie ces mille petits soucis quotidiens dont il m’arrivait parfois de me croire délivré. »
Le curé d’Ambricourt, en notant ses pensées, aggrave sa dyspepsie. De même que par son régime alimentaire ahurissant, il fragilise encore sa santé :
« J’ai délibérément supprimé la viande, les légumes, je me nourris de pain trempé dans le vin, pris en très petite quantité, chaque fois que je me sens un peu étourdi. Le jeûne me réussit d’ailleurs très bien. »
On découvrira plus tard que le « vin » dont il est fait mention ici est de piètre qualité et qu’il affaiblit le prêtre au point de lui faire perdre connaissance. Comme tout décadent, il a perdu ce que Nietzsche nomme « l’instinct de guérison », la tendance spontanée à surmonter les éléments maladifs, et ne choisit plus que ce qui est mauvais pour lui. Tout ceci, répétons-le, s’inscrit dans la culture de la haine de soi que prône la doctrine du péché originel.
Les échanges avec le curé de Torcy permettent donc de dégager une première caractérisation du curé d’Ambricourt : homme du ressentiment, trop peu dominateur pour être prêtre ascétique, animal de troupeau malade et souffrant qui s’applique à lui-même des remèdes dévastateurs et cultive la haine de soi. Un portrait qui s’annonce peu flatteur…mais est-il bien complet ? N’oublions pas que la réalité est, pour Nietzsche du moins, fondamentalement processuelle. Nous n’avons fait pour l’instant que poser, en quelque sorte, un « cadre » : le complexe pulsionnel décrit est celui autour duquel le prêtre gravite, un référentiel heuristique dont il faudra peut-être s’éloigner radicalement pour comprendre son évolution.
Delbende
Delbende est le second médecin à poser un diagnostic – diagnostic médical et physiologique d’abord, et diagnostic psychologique ensuite. Tout comme le curé de Torcy, il séparera l’humanité en « types » et caractérisera le jeune prêtre selon le paradigme ainsi établi. Une fois encore, il nous faudra avancer prudemment, non pas admettre ce paradigme comme valable en lui-même, mais demander quelle est sa signification au regard du caractère psychophysiologique de celui qui en est l’auteur.
Le diagnostic médical permet de considérer le curé d’Ambricourt sous un jour nouveau – dans la perspective de son hérédité. Selon Delbende, la faiblesse maladive du prêtre, sa maigreur, ses maux d’estomac, sont le fruit d’une longue histoire familial. A ces symptômes que nous connaissons déjà, il en ajoute un nouveau, qui a son importance : l’alcoolisme.
« Et l’alcool, qu’est-ce que vous en faites, de l’alcool ? Oh ! pas celui que vous avez bu, naturellement. Celui qu’on a bu pour vous, bien avant que vous ne veniez au monde. […] » annonce brutalement Delbende. Le prêtre accuse le coup :
« Mon Dieu, je sais parfaitement que l’hérédité pèse lourd sur des épaules comme les miennes, mais ce mot d’alcoolisme est dur à entendre. ».
Sans le diagnostic de Delbende il nous eût été difficile de deviner l’alcoolisme du prêtre : il nous décrit un jeûne quasi permanent, et la teneur en alcool de son régime ne paraît pas démesurée. Une lecture rétrospective toutefois fait réfléchir : le prêtre mange extrêmement peu, mais, quand il mange, sa nourriture est diluée dans du vin. Relativement à ce qu’il ingère, le vin occupe une place prépondérante – ce qui explique d’ailleurs peut-être qu’il se sente « plus fort » (voir supra) : il est bien possible qu’il soit ivre en permanence. L’apaisement de ses souffrances pourrait n’être qu’une illusion narcotique, le résultat d’une insensibilisation artificielle.
Ce recours à l’alcool pour apaiser ses souffrances n’est que très cohérent avec notre première esquisse de compréhension du prêtre. Homme du ressentiment, le curé d’Ambricourt ne supporte pas la souffrance – ni la sienne, ni celle des autres : elle lui fait éprouver le monde comme quelque chose de laid et la vie comme condamnable. C’est ainsi qu’il prononce la phrase que nous avons choisi de mettre en exergue de la présente étude :
« Il faut vivre, c’est affreux ! […] Vous ne trouvez pas ? »
La vie et la souffrance sont insupportables, intolérables : il faut, pour continuer à vivre, trouver des moyens de les supporter. Un moyen potentiel, nous l’avons vu, consiste à interpréter sa souffrance et la laideur de la vie comme une punition divine ; à justifier sa souffrance par la culpabilité : telle est la « formule » que, selon Nietzsche, propose le christianisme. Une autre solution consisterait à « endormir » sa souffrance, à la mettre à distance, à l’étouffer : ainsi opère l’alcool. Pour Nietzsche, le christianisme comme l’alcool constituent des moyens « narcotiques » :
« Question et réponse. – Qu’est-ce que les peuplades sauvages commencent aujourd’hui par emprunter aux Européens ? L’eau de vie et le christianisme, les narcotica européens. – Et qu’est-ce qui les fait périr le plus vite ? – Les narcotica européens. »
Rappelons que Nietzsche avait caractérisé le christianisme comme un remède délétère qui, à long terme, aggrave le mal : de même de l’alcool, et de tous les autres narcotiques. Ils empêchent de regarder la souffrance en face, de l’affronter, donc éventuellement de la surmonter. L’usage de l’alcool confirme donc que le prêtre est un « décadent », au sens de ce qui a perdu l’ « instinct de guérison » : encore une fois, il use d’un remède qui le conduira potentiellement à sa perte. L’application de cette remarque est ici très concrète : il est douteux que qui ce soit puisse soigner une dyspepsie chronique en adoptant un régime à base d’alcool. Le curé d’Ambricourt fait donc usage de deux « narcotiques » à la fois – ce qui suggère une extrême sensibilité à la souffrance, plus grande peut-être que celle du curé de Torcy qui, en tant que prêtre ascétique trouve une certaine satisfaction dans le fait de guider, de protéger ses ouailles, d’être le berger de son troupeau. Le paradigme d’analyse du genre humain proposé par Delbende, et son interprétation selon une grille de lecture Nietzschéenne, permettront de formuler une hypothèse quant à la raison de cette extrême sensibilité.
Mais attardons-nous un instant encore sur ce problème de l’alcoolisme. Delbende, rappelonsle, ne fait pas reposer la culpabilité du rapport pathologique du prêtre à l’alcool sur le prêtre luimême : c’est l’hérédité qui est en cause. Les ancêtres du prêtre – ces paysans pauvres dont il a déjà été fait mention – buvaient ; sans doute – on peut l’inférer d’après les quelques passages qui décrivent l’enfance du narrateur – par nécessité, pour supporter une misère et une souffrance omniprésente. Les parents du prêtres usaient donc eux-aussi de narcotiques, ce qui est important dans la mesure où, pour Nietzsche, on ne peut jamais échapper tout à fait à son hérédité : « On ne peut effacer de l’âme d’un homme ce que ses ancêtres ont fait le plus volontiers et le plus constamment […]– ce genre de choses doit passer chez l’enfant de manière aussi certaine qu’un sang vicié ; et à l’aide de la meilleure éducation et formation, on ne parviendra tout au plus qu’à faire illusion sur cette hérédité. »
Il est donc nécessaire de poser l’hypothèse suivante : il est possible que le prêtre semble appartenir au type « malade », au type faible, parce que son hérédité l’y déterminait. Ce qui n’exclut pas que le prêtre développe d’autres instincts, potentiellement en contradiction avec ceux dont il a hérité : nous ouvrons ici la voir à l’intelligibilité de la complexité du personnage. Venons-en au paradigme analytique proposé par Delbende. Première indication : Torcy, le jeune prêtre et Delbende appartiennent, selon ce dernier, à la même « race ». Stupeur du prêtre, qui ne comprend pas qu’on puisse l’identifier à ces deux hommes vigoureux, sûrs d’eux-mêmes, en bonne santé ; qui lui apparaissent en somme comme des antithèses de sa propre personne. Quant à nous, qui savons désormais que le curé de Torcy et celui d’Ambricourt, en dépit de leur opposition apparente, appartiennent à la même « famille » typologique ; nous pouvons formuler l’hypothèse que c’est d’une proximité pulsionnelle qu’il est ici question.
De quelle race s’agit-il ? « Celle qui tient debout », répond Delbende. C’est-à-dire, ainsi que le dévoileront les pages suivantes, la race des hommes qui ne tolèrent pas l’ «injustice » du monde, qui refusent la souffrance des autres.
« Seulement, autre chose est souffrir l’injustice, autre chose la subir. Ils la subissent. Elle les dégrade. Je ne peux pas voir ça. C’est un sentiment dont on est pas maître, hein ? » Sauver, préserver les faibles de la souffrance, c’est ce que Delbende appelle « la rage des causes perdues » – et que selon, lui il partage avec le jeune prêtre. On comprend qu’il s’agit là d’une des caractéristiques des « hommes qui se tiennent debout ». Au contraire, pour l’autre partie de l’humanité – l’autre « espèce » d’hommes – la justice n’a rien d’un sentiment inexorable, d’un désir irrépressible d’aider, d’alléger la souffrance d’autrui : elle n’est qu’un « équilibre, un compromis »34 ; c’est à dire un outil au service de la cohésion sociale.
On apprendra, quelques pages plus loin, comment Delbende avait choisi de consacrer toute sa vie et sa maigre fortune à « étrangler de petites injustices », à venir en aide à des individus qui ne le méritaient pas, à s’épuiser, à s’humilier, à se ruiner pour les autres. Et, de la même manière, tout au long du roman, le curé d’Ambricourt s’obstine à soutenir ceux qui le rejettent, ceux même qu’il rejette et considère avec dégoût. Cette incapacité à tolérer la souffrance que confesse Delbende (voir supra), le prêtre la partage, elle transparaît dans « la peur enfantine » qu’il éprouve à « la vue de la souffrance des autres »35. C’est de pitié qu’il s’agit ici, d’altruisme, de compassion. L’homme qui se tient debout est trop inquiet, trop nerveux, trop empathique pour pouvoir seulement s’asseoir paisiblement et prendre plaisir à lui-même. Il y a temps de souffrance dans le monde : on devine qu’une telle pensée le réveille la nuit, lui interdit le repos et le bonheur. Ainsi le prêtre, quand il souffre, s’en veut de se plaindre : n’y en a-t-il pas bien d’autres qui souffrent, et plus péniblement encore que lui ? La « race » d’homme à laquelle appartiennent Delbende et le prêtre est une « race » compatissante et altruiste.
Pour poser la question en termes nietzschéens : que signifie cette compassion ? Quelle lecture pulsionnelle peut-on en faire ? Remarquons tout d’abord que l’utilisation du terme « race » est fréquente dans le corpus nietzschéen36 : il renvoie toujours à la pensée typologique déjà décrite ci-dessus. Or Delbende semble bien, lui aussi, utiliser le mot « race » pour désigner toute autre chose qu’une série de caractéristiques figées et commune à un peuple ou une nation. C’est bien, tout comme chez le curé de Torcy, une pensée « typologique » qui est ici sollicitée. On considère habituellement la compassion comme le fruit et le produit d’un sentiment altruiste : le compatissant n’est-il pas celui qui se donne entièrement à l’autre, qui se sacrifie au bien de l’autre ? La compassion n’est-elle pas un moyen de réduire la quantité de souffrance dans le monde, de la rendre plus supportable ? En réalité, pour Nietzsche, la compassion double la souffrance : on ne peut jamais accéder à la souffrance d’autrui, qui reste absolument individuelle, et on s’impose à soit même de subir la souffrance de l’autre : compatir, c’est donc encore se faire souffrir inutilement, se punir. 37 Mais l’on agit jamais pour un seul mobile, et l’acte de compassion peut aussi être un moyen de se libérer de sa propre souffrance, suscitée par la misère de l’autre. C’est pour soi-même que l’on compatit, et l’on est jamais, pour Nietzsche, altruiste que par égoïsme. La compassion pourrait être un expédient, au même titre que l’alcool et le dogme chrétien. Dans l’alcool, la souffrance est diluée, par le dogme chrétien, elle est justifiée, dans la compassion, elle est apaisée. Peut-être ne faut-il d’ailleurs pas la séparer du christianisme : n’est-elle pas recommandée par le prêtre, n’est-elle pas un de ces instruments qui lui permettent de maintenir en vie les animaux malades ?
« […] en prescrivant l’ « amour du prochain », le prêtre prescrit fondamentalement une excitation de la pulsion la plus forte, de celle qui dit le plus oui à la vie, même si c’est avec le dosage le plus prudent,– la volonté de puissance. Le bonheur de l’ « infime supériorité », qui accompagne tout acte consistant à faire du bien, à être utile, à aider, à distinguer, est le moyen de consolation le plus généreux dont usent d’ordinaire ceux qui sont physiologiquement inhibés, à supposer qu’ils soient bien conseillés […] »
La « petite joie » que procure la compassion, le désir de supériorité comme remède, serait-ce là un des motif de l’homme qui se tient debout, du compatissant ? Delbende en suggère un autre : l’orgueil, sous-entendu le fait de prendre la souffrance de l’autre comme une injure personnelle. « […] je me demande si nous ne sommes pas simplement des orgueilleux. »
L’orgueil, la volonté de ne plus souffrir, peut-être une obscure volonté de souffrance ; tous ces motifs pourraient se conjuguer et se combiner dans le complexe pulsionnel de l’homme compatissant. Nietzsche pensait d’ailleurs également que l’orgueil pouvait avoir un rôle à jouer dans la tendance à la compassion :
« dans la compassion […] L’accident d’autrui nous offense et nous convaincrait d’impuissance, peut-être de lâcheté, si nous ne lui portions secours. […]Nous rejetons ce genre de peine et d’offense et nous y ripostons par un acte de compassion qui peut renfermer une subtile autodéfense ou même une vengeance. […] »
Un peu plus loin dans le même paragraphe, Nietzsche ajoute que, chez les non-compatissants, la « vanité n’est pas si prompte à s’offenser quand il arrive quelque chose qu’ils pourraient empêcher ». C’est donc bien de vanité, de fierté, d’orgueil qu’il s’agit ici : secourir l’autre, c’est aussi satisfaire un orgueil démesuré, blessé par une souffrance qui lui est un affront personnel. La fierté excessive n’est pas incompatible avec le type faible, bien au contraire. C’est parce que le faible digère mal, n’oublie rien, qu’il devient orgueilleux – il ne pardonne pas, se sent systématiquement lésé, injustement traité.
La « généalogie » de la compassion la dévoile comme produit d’une multiplicité de pulsions, qui toutes se ramènent à une certaine incapacité à supporter la souffrance, la sienne comme celle des autres.. Le caractère « compatissant » du prêtre s’accorde avec la caractérisation donnée à l’issue du dialogue avec le curé de Torcy : le curé d’Ambricourt est un animal malade, qui se cherche des expédients pour compenser sa difficulté à vivre. Il est de plus, comme dit maintes fois, « physiologiquement inhibé », donc physiologiquement motivé à trouver des expédients pour alléger sa souffrance…mais, qu’en est-il de Delbende ? Si notre raisonnement est juste – c’est-à-dire si la compassion est effectivement ici un expédient à l’usage des souffrants et des malades – alors il devrait également s’appliquer au cas du docteur Delbende.
L’incapacité à supporter la souffrance et la compassion active tranchent avec l’apparente solidité physiologique du médecin. Seulement, comme dans le cas du curé de Torcy, cette solidité n’est que de façade. Le docteur Delbende est lui aussi un grand souffrant, plus encore peut-être que le curé de Torcy dont le diabète n’inhibe pas l’instinct de domination. Dans le passage qui nous a occupé jusqu’à présent, Delbende mettait un point d’honneur à rappeler son athéisme au jeune prêtre. « Je ne crois pas en Dieu, l’Eglise trahit les pauvres », voilà en substance son message. Il semble s’enorgueillir de n’user pas d’expédients, de prendre toute la misère du monde pour lui, de l’affronter seul et sans le soutien d’un Dieu. Mais est-il pour autant bien différent des deux curés ? On apprendra plus tard que Delbende voulait se faire missionnaire, avant de perdre la foi durant ses études de médecine41. Pourtant, ne s’est-il pas assigné les buts d’un prêtre ? « Vaincre l’injustice », n’est-ce pas la mission de l’Eglise qui protège les pauvres ? L’athéisme ne suffit pas à se libérer des valeurs chrétiennes qui sont celles de la civilisation européenne : les « remèdes » du prêtre ascétique s’adressent à tous les souffrants. Or Delbende souffre, de l’injustice certes – comme dit précédemment -, mais il souffre aussi physiologiquement. Quand il s’installe à Ambricourt, son excès de travail en faculté de médecine avait déjà « grandement compromis sa santé » 42 . La souffrance de Delbende, comme celle du prêtre, a toujours été psycho-physiologique : il est malade. Nous avons dit que les « remèdes » du prêtre ascétique aggravent le mal. Qu’en est-il de la compassion ? Nietzsche met le compatissant en garde :
« Compatir, dans la mesure où cela fait véritablement pâtir […] est une faiblesse comme tout abandon à un affect nocif. Cela accroît la souffrance dans le monde […]. Celui qui a déjà tenté une fois l’expérience de rechercher intentionnellement pendant un certain temps les occasions de compatir dans sa vie pratique et qui se représente constamment la détresse qui s’offre à lui dans son entourage devient forcément malade et mélancolique. Mais celui qui veut, d’une manière ou d’une autre, servir l’humanité en médecin devra se montrer très prudent envers cette sensation – elle le paralyse régulièrement au moment décisif, elle entrave son savoir et sa main délicate et secourable. »
« Rechercher intentionnellement pendant un certain temps les occasions de compatir dans sa vie pratique », c’est exactement ce que fait Delbende. Or n’est-il pas le docteur Delbende ? Médecin du corps, et médecin de l’âme : en tout Maxence Delbende chercher à soigner l’humanité. Seulement compatir rend malade, fait souffrir encore davantage, éventuellement paralyse. La souffrance des autres empoisonne. Pour Delbende, l’empoisonnement sera mortel : il se suicidera quelques jours – quelques semaines ? – après sa rencontre avec le prêtre. On peut proposer l’hypothèse suivante : malade de compassion, Delbende ne survivait plus que des « petites joies » que lui apportait encore la compassion. Seulement, l’héritage d’une vieille tante lui échappe : il ne peut plus effacer les dettes des uns ni protéger les autres, son seul expédient a disparu. Seul avec sa souffrance, sans échappatoire, sans le christianisme et son prêtre ascétique pour canaliser son ressentiment d’animal malade, il retourne tout son dégoût du monde contre lui-même, et se tue.
En quoi cette analyse est-elle utile pour dresser le portrait du prêtre ? « Nous sommes de la même race », affirme Delbende au curé d’Ambricourt. Deux hommes de même race, avec les mêmes démons ? Le curé aussi a une attitude de médecin, il cherchera perpétuellement à apaiser ceux qui souffrent, à réparer l’injustice. Et lui aussi est malade de compassion, de sollicitude : il prend tous ses semblables en pitié. L’exemple de Delbende, et sa fin, nous renseigne sur le mal qui guette le prêtre : la haine de soi. Haine de soi devant sa propre impuissance face à la souffrance – la sienne comme celle des autres – ; haine du monde et de sa laideur morale que, faute de pouvoir se venger sur le monde lui-même, on retourne contre soi-même sous la forme d’un désespoir absolu et sans retour.
Un portrait, c’est aussi l’ombre d’un portrait. Le relief du regard, par exemple, ne peut transparaître que si on laisse sa part à l’obscurité. Nous sommes partis à la recherche de cette obscurité, et nous savons désormais quelle ombre guette le jeune prêtre : l’ombre de la haine de soi, l’ombre du suicide.
La comtesse
La comtesse ne se veut aucunement médecin, et elle ne pose par conséquent pas de diagnostic en tant que tel – bien qu’elle exprime un jugement. Au contraire, cette fois-ci, c’est le jeune prêtre lui-même qui se fait médecin : il analyse, devine, puis soulage son interlocutrice. C’est dans la méthode de diagnostic que réside pour nous l’intérêt principal de l’échange : quelque chose de divin guide le prêtre, une force surnaturelle lui inspire ses réponses. Il faut accueillir cette interprétation de l’échange comme le symptôme d’un certain état psycho-physiologique, peut-être un état de fatigue extrême, entretenue par le jeûne, l’alcool et la mauvaise hygiène de vie. Outre cette la méthode, le résultat nous intéressera également : une fois la comtesse convaincue et, en quelque sorte, vaincue ; quel sentiment habite le prêtre ? Que signifie-t-il au regard de son complexe pulsionnel ?
Du point de vue du prêtre qui est – rappelons-le – fils de paysans pauvres, la comtesse est une grande dame. Jusqu’au point du roman qui nous occupe (à partir de la page 175), il a toujours été nerveux et presque craintif en sa présence : il se sent misérable, elle lui apparaît majestueuse, distante, inatteignable. Il le dira dans la conversation à venir, il la considère comme une « puissante » , ce qui ne signifie d’ailleurs pas qu’elle le soit véritablement – la comtesse, nous allons le voir, est en réalité animée par un esprit de vengeance, par une rancoeur envers la vie qui n’est pas sans rappeler la caractérisation du type faible décrite plus haut. Sa puissance matérielle est elle aussi relativement limitée : sa famille est moins fortunée qu’on pourrait le croire. Mais peu importe en réalité que la comtesse soit « puissante » – que l’on comprenne ce mot dans son acception matérielle ou dans nietzschéenne – ; seule compte l’interprétation que fait le prêtre de la famille du comte.
Durant toute la première partie du roman, il témoigne d’un grand respect et d’une certaine crainte envers le comte et la comtesse ; il les considère comme des être supérieurs. Aussi son attitude tout au long de la conversation avec la comtesse peut-elle surprendre : il est sûr de lui, dominateur ; il se pose en guide, en conseiller, en « père ». Petit à petit il fait céder les défenses de la comtesse qui lui confie sa peine, son malheur, sa haine de la vie.44 La scène s’achève sur un abandon de Madame la comtesse au jeune prêtre : il lui demande – plutôt lui intime – de céder entièrement à Dieu, de se donner toute entière à la foi, à « l’amour » – entendre, à l’amour du prochain. On peut donner une lecture assez froide de ce passage : la comtesse a perdu son fils en bas-âge et ne s’en est jamais remise ; le prêtre lui démontre que son attitude vis-à-vis de sa fille – qu’elle s’apprête à exclure de chez elle, sachant très bien que Mlle Chantal se tuerait plutôt que d’accepter ce sort – lui interdira de retrouver son enfant après la mort. La comtesse n’a d’autre choix que d’aimer à nouveau, d’aimer même ceux qui l’ont laissée seule dans son malheur des années durant. Bien entendu, le prêtre ne le raconte pas ainsi, il ne le pense sans doute pas ainsi non plus. Il écrit lui-même ne pas avoir suivi de plan déterminé, etc…toujours est-il que, planifié ou non, c’est bien par le biais d’une sorte de chantage métaphysique que le prêtre ramène la comtesse vers la foi, qu’il l’a conduit à se soumettre à nouveau à Dieu. A Dieu ? « C’est à vous que je me rends. »45, dit-elle au prêtre. La comtesse, depuis si longtemps drapé dans son orgueil silencieux , fière au point souffrir sans mot dire les innombrables infidélités de son mari, cette même comtesse qui devant Dieu lui-même se refusait jusqu’à peu à courber l’échine ; la voici, reconnaissante, soumise, vaincue. Prenons garde aux mots qu’elle emploie : on ne se rend pas à un allié, à un ami ; mais à un adversaire contre lequel on a durement lutté. La comtesse se rend, le prêtre a vaincu : la comtesse sera, pour le temps qui lui reste à vivre, une chrétienne dévote et aimante.
Comment expliquer le subit retournement du prêtre, devenu capable d’autorité ? Une fois encore, une lecture selon le paradigme nietzschéen pourrait être pertinente. Le faible prêtre s’écarte du type que nous lui avions assigné : il n’est plus seulement cet animal malade qui se cherche des remèdes, il s’est fait prêtre ascétique, conquérant, dominateur. En ramenant la comtesse dans la Foi, il se fait l’agent de l’Eglise qui protège les faibles en faisant ployer les puissants :
« faire plier tout ce qui est souverain, viril, conquérant, tyrannique, tous les instincts propres au type d’homme le plus haut et le plus réussi, pour le changer en insécurité, détresse de la conscience, autodestruction […]– Voilà la tâche que l’Eglise s’est donnée […]. » Le prêtre interprète la comtesse comme un être supérieur, comme un individu souverain et puissant. Mais cette vision de puissance crée immédiatement, chez l’animal malade, de la rancoeur : il lui faut rabaisser ce qui est grand, le faire tomber sous son joug. Aussi se fait-il « dompteur de fauve » ; et s’attache-t-il à asseoir sa domination grâce à une méthode caractéristique du prêtre ascétique : rendre malade.
« Il apporte onguents et baumes, cela ne fait aucun doute, mais il a d’abord besoin d’infliger des blessures pour être médecin ; en apaisant la douleur que cause cette blessure, il empoisonne simultanément cette blessure – c’est en effet avant tout à cela qu’il excelle, ce magicien et ce dompteur de fauves auprès duquel tout ce qui est en bonne santé devient nécessairement malade, et tout ce qui est malade nécessairement apprivoisé. »
Autrement dit, le prêtre n’est plus simplement un patient du prêtre ascétique, il se fait prêtre ascétique lui-même ; il a cessé de simplement s’astreindre au remède chrétien : il l’inocule. Il se fait « médecin » au sens où Delbende et le curé de Torcy se revendiquaient médecin ; luimême d’ailleurs a conscience de ce rôle qu’il se donne :
« Un prêtre est comme un médecin, il ne doit pas avoir peut des plaies, du pu, de la sanie. »48 Tout ceci n’est qu’hypothèse, mais une hypothèse plausible au regard du sentiment de « bonheur » qui habite le prêtre à l’issue de l’entretien.
« […] je ne retrouverai jamais plus des heures aussi pleines, si douces, toutes remplies d’une présence, d’un regard, d’une vie humaine […] » Le prêtre, une fois n’est pas coutume, est heureux : il prend plaisir à lui-même, une profonde quiétude s’installe en lui du fait de ce qu’il vient d’accomplir. Plus parlant encore est son son subit rétablissement psychologique. Juste après l’entretien, il s’achète du pain et du beurre et mange de bon appétit ; lui qui quelques heures auparavant se tordait de douleur et était bien incapable de rien avaler ! Pour utiliser un vocabulaire nietzschéen, nous pourrions dire que, tout comme chez le prêtre ascétique, une pulsion de domination est assouvie de manière détournée ; que le sentiment de puissance du prêtre s’est accru, l’arrachant ainsi – brièvement – à la décadence.
Ceci permet de compléter quelque peu le portrait psycho-physiologique du prêtre : il n’est pas qu’un être souffrant qui a besoin de narcotiques pour se soutenir, il peut aussi convertir sa souffrance en un appareil de domination, il n’est pas seulement animal du troupeau, mais aussi berger : l’ « homme d’église » se superpose à l’ « enfant de choeur » – pour reprendre la distinction opéré par le curé de Torcy.
Le prêtre administre un « remède » à la comtesse : il lui enlève d’abord son orgueil, puis sa souffrance avant de lui offrir la quiétude de l’ « amour en Dieu ». Mais comment s’y prend-t-il pour si bien la manipuler ? Pour être si convaincant dans son propos ? Revenons au texte. Plusieurs fois le prêtre se décrit comme inspiré par une force mystérieuse qui le guide et lui donne confiance. Son analyse introspective suggère qu’il se croit habité par quelque chose de divin.
« J’ai, depuis quelques temps, l’impression que ma seule présence fait sortir le péché de son repère, l’amène comme à la surface de l’être, dans les yeux, la bouche, la voix… »50 Le prêtre entre dans un état second, il est persuadé d’être capable de lire dans le coeur de la comtesse, de deviner ce qui lui pèse. Il lui semble que celle-ci, du simple fait de sa présence, est devenue incapable de mentir. Vers la fin de la conversation, alors qu’il a presque achevé de vaincre les résistances de la comtesse, il sort de sa transe : la terreur le saisit. Mais, bien vite, « l’esprit de prière »51 vient à son secours. Il reprend conscience et achève son oeuvre. Comment faut-il interpréter ce secours presque métaphysique ? Il pourrait n’être que le sentiment de quiétude que procure la communion avec Dieu dont parlent les chrétiens. Il faut également envisager la possibilité d’une intervention surnaturelle véritable : le prêtre pourrait réellement être inspiré par une puissance divine. Ceci, toutefois, est encore une hypothèse, et qui diffère grandement de notre hypothèse méthodologique initiale, à savoir que Le journal d’un curé de campagne peut être lu comme un roman psycho-physiologique. Pour être fidèle au mode de raisonnement nietzschéen, nous devons pousser les possibilités heuristiques de cette hypothèse aussi loin que possible. Comme le dit Nietzsche :
« [...] cela est ordonné par la conscience de la méthode : Ne pas supposer plusieurs espèces de causalité tant que la tentative de se contenter d’une seule n’a pas été poussée jusqu’à sa limite ultime ( – jusqu’à l’absurde, s’il m’est permis de dire) : voilà une morale de la méthode à laquelle on n’a pas le droit de se soustraire aujourd’hui […] »
Il nous faut donc considérer les interventions divines décrites par le prêtre comme des symptômes psychologiques. Avec ces seuls données néanmoins, il est difficile de poser un diagnostic : voyons si des données physiologiques peuvent nous éclairer. Rappelons tout d’abord que, tout au long de l’entretien, le prêtre est dans un état de faiblesse psychologique extrême. Il tient à peine debout, la comtesse doit le faire asseoir. Avant de venir au château, il s’est convulsé de douleur, et même son régime alimentaire délétère le trahit – il ne peut plus rien avaler. A cela il faut ajouter le jeûne prolongé des jours précédents, le mauvais sommeil, une fatigue immense. Le prêtre est, physiquement, à bout. A cela il faut ajouter son comportement pendant l’entretien. La comtesse, après s’être abandonnée, jette le médaillon qui contenait une des mèches de cheveux de son fils au feu. Le prêtre se précipite : il plonge le bras entier dans les flammes. Sa peau se craquelle, il saigne, des cloques se forment...il ne ressent aucune douleur. Cette insensibilité à la douleur, de même que cette réaction irréfléchie et ahurissante – plonger sa main dans un feu est tout à fait contre-intuitif – témoignent d’un état de nervosité extrême.
Cet état d’épuisement pourrait être la cause partielle, chez le prêtre, du sentiment d’être inspiré par un souffle divin. Les « remèdes » proposés par le christianisme, par ailleurs, et notamment la compassion envers le prochain, « empoisonnent », c’est-à-dire affaiblissent l’équilibre psychologiques de ceux qui les appliquent. Le suicide de Delbende en constitue une preuve suffisante. L’état physiologique du prêtre n’est pas étranger à l’application de ces remèdes : nous avons déjà montré que le christianisme favorise une certaine décadence, qu’il fait perdre l’instinct de santé : le prêtre ne se soigne pas.
Il est donc possible que le sentiment de la présence divine ne soit que la manifestation de ce que Nietzsche appelle une « folie circulaire » : « […] les états les plus « sublimes » que le christianisme a suspendu au-dessus de l’humanité comme « valeur des valeurs » sont des formes épileptoïdes. […] Je me suis une fois permis de définir toute le « training » chrétien de pénitence et de rédemption […] comme une « folie circulaire » méthodiquement produite, bien entendu sur un terrain déjà préparé, c’est-à-dire fondamentalement morbide. »
Autrement dit, les pressentiments surnaturels du prêtre sont interprétables comme un délire auto-induit par une application trop stricte du remède chrétien. En cela, il est fort semblable à ceux que l’Eglise canonise – pour Nietzsche du moins.
Tout au long du roman, le prêtre est saisi par cette inspiration, ces pressentiments dont on devine qu’il leur attribue une origine divine. Nous leur étendons l’interprétation ci-dessus. Ces pressentiments font partie intégrante du portrait que le prêtre dresse de lui-même – de même ils devaient être transposés dans le nôtre, bien que sous une forme différente. L’analyse de l’entretien avec la comtesse a également permis de déceler chez le prêtre une tendance, sinon à la domination, du moins au commandement : il n’est pas qu’un animal malade ; il est tout à fait capable de se faire berger.
Monsieur Olivier
La rencontre avec Monsieur Olivier, de son vrai nom Monsieur Tréville-Sommerange – le cousin de la Comtesse, décédée à ce stade du roman – est un des rares moments lumineux du roman. Le prêtre y exprime une joie profonde et enfantine, il se sent aimé et compris. Son dégoût du monde, sa souffrance ; tout cela disparaît dans le paysage qui le bolide du soldat fait défiler à toute vitesse. Cette scène est peut-être la seule de tout le roman où le prêtre rit de bon coeur, où il cesse d’être embrassé de lui-même, où il cesse même de penser du mal de lui-même. Sa joie n’est pas celle de la prière, elle n’est pas non plus celle d’avoir aidé, ou sauvé une brebis égaré de Dieu, encore moins cette euphorie que lui inspirent l’alcool ou le jeûne. C’est une joie franche, affirmatrice, transformatrice peut-être. Quand Monsieur Olivier, soldat de la légion étrangère, reconnaît le curé d’Ambricourt comme son égal, quand il reconnaît son courage, sa persévérance, sa force ; il lui enseigne à interpréter différemment sa propre vie. Le curé, qui se définissait comme timide, insignifiant, un « déchet » même parfois, qui peinait à admettre que quelqu’un qu’il admire comme le curé de Torcy puisse lui témoigner du respect ; saisit tout à coup à quel point son attitude relève de la haine de soi. Cette haine de soi dont nous avions fait, dans le cadre de notre lecture nietzschéenne du texte, une des caractéristiques du prêtre, et qu’il s’avoue désormais à lui-même. Aussi, plus que l’entretien avec Monsieur Olivier, ce sont ses conséquences qui nous intéressent, et tout particulièrement le paragraphe suivant : « J’ai décidé de partir pour Lille. […] Il est certain que j’ai trop douté de moi, jusqu’ici. Le doute de soi n’est pas l’humilité, je crois même qu’il est parfois la forme la plus exaltée, la plus délirante de l’orgueil, une sorte de férocité jalouse qui fait se retourner un malheureux contre lui-même pour se dévorer. […]
Voilà longtemps que l’indifférence que je sens pour ce qu’on est convenu d’appeler les vanités de ce monde m’inspire plus de méfiance que de contentement. Je me dis qu’il y a quelque chose de trouble dans l’espèce de dégoût insurmontable que j’éprouve pour ma ridicule personne. Le peu de soin que je prends de moi, la gaucherie naturelle contre laquelle je ne lutte plus et jusqu’au plaisir que je trouve à certaines petites injustices qu’on me fait […] ne cachent-il spas une déception dont la cause, au regard de Dieu, n’est pas pure ? […] Certes, si les paroles de M. Olivier m’ont fait plaisir, elles ne m’ont pas tourné la tête. J’en retiens seulement que je puis emporter du premier coup la sympathie d’êtres qui lui ressemblent, qui me sont supérieurs de tant de manières…[…] »
Ce paragraphe est d’une importance capitale : le prêtre, pour la première fois, pose un diagnostic rationnel sur lui-même, il se fait son propre médecin. Toute la fin du roman constituera le prolongement des premières analyses livrées ici, et qui marquent un tournant dans sa manière de vivre.
La première phrase constitue à elle seule une preuve de ce changement. « J’ai décidé de partir pour Lille » ; comprendre « J’ai décidé de me soigner ». Le prêtre, après avoir systématiquement ignoré les conseils qu’on lui prodigue, et repoussé maintes et maintes fois la visite lilloise préconisée par Delbende, décide enfin de prendre soin de lui. Il retrouve, en quelque sorte, ce fameux instinct de santé dont la perte faisait de lui un décadent ; et échappe ce faisant à la spirale infernale des remèdes qui empoisonnent : l’alcool, le jeûne, mais aussi la fascination pour la souffrance des autres, la justification de sa propre souffrance à l’aide du narratif chrétien, etc.
La suite du paragraphe confirmer certaines de nos hypothèses de travail. Le prêtre s’ausculte, et il relève les mêmes symptômes psycho-physiologiques que nous : dégoût de soi-même, plaisir pris à sa propre souffrance, rejet du monde sensible, refus de prendre soin de soi, humiliation volontaire…tout y est ! Et jusqu’au diagnostic qui, s’il ne s’identifie pas au nôtre, n’est du moins pas incompatible avec lui : le prêtre parle de « déception », quelle déception ? Une déception envers le monde, un certain ressentiment envers le monde peut-être ? Il faut de garder d’extrapoler abusivement : le prêtre ne se désigne pas lui-même comme un animal malade, comme un être incapable de supporter la vie, qui a recours à des expédients variés pour se donner l’illusion d’en être capable. Toutefois ses remarques confirment dans une certaine mesure not intuitions.
Il confirme aussi le profond changement qui est en train de s’opérer en lui : la sympathie de Monsieur Olivier lui permet de s’interpréter comme digne de respect, digne de vie. Ressentir une joie innocente, sans doute, lui aura permis de comprendre que la vie n’est pas que souffrance.
D’une certaine manière, le curé s’éloigne du christianisme, du moins d’un certain christianisme, du christianisme en tant que religion des malades et de la maladie, du christianisme empoisonneur dénoncé par Nietzsche. Il s’en éloigne, mais pour aller où ?
Laville
Laville sera le dernier médecin du prêtre, et aussi sa dernière épreuve. Il constitue comme un rappel de ce que le prêtre était avant sa rencontre avec Monsieur Olivier, une vieille ombre sortie des premières pages du roman revenue hanter son possesseur avant la fin. Laville est médecin donc, et son diagnostic est sans appel : cancer de l’estomac. L’incapacité à digérer le monde s’est faite rongeuse ; la bête s’est installée et ne partira plus. Ou était-ce cette bête rampante qui, depuis toujours, dictait au prêtre une certaine interprétation du monde ? Laquelle était première, de la psychologie ou de la physiologie ? Il serait vain de chercher à les séparer, tant elles sont imbriquées l’une à l’autre par Bernanos. On note, toutefois, que c’est au moment où l’interprétation du prêtre se fait plus lumineuse, plus libre de dégoût, que la bête physiologique se révèle au grand jour et qu’elle se fait plus puissante. Comme un toxicomane qui souffre encore de ses excès des années après avoir abandonné son vice, et peut-être finit par en mourir, le prêtre subit les conséquences de l’abus des remèdes qui empoisonnent. Laville le dit bien : une telle pathologie se développe très rarement chez les individus de l’âge du prêtre. Ne peut-on raisonnablement conjecturer que sa tristesse permanente, sa persévérance dans la souffrance infligée à soi-même, ses excès de compassion, ont constitué autant de facteurs aggravant d’une maladie à laquelle le prêtre était déjà prédisposé par son hérédité ? Une hérédité qui, elle aussi, le poursuit et le rattrape, alors qu’enfin il était parvenu à s’en détacher, à abandonner l’alcool, l’envie envers le plus riche, l’amour de la pauvreté. Laville aussi est un condamné à mort, Laville aussi a ses remèdes qui empoisonnent, Laville aussi subit son hérédité. Il se reconnaît dans le prêtre, il croit se voir lui-même. Laville a travaillé d’arrache-pied pour se faire médecin du corps, tout comme le prêtre pour se faire médecin de l’âme. Il nous rappelle Delbende, mais un Delbende moins compatissant, moins souffrant donc – un Delbende sans suicide. En cela il ressemble encore davantage au prêtre que le vieux médecin, davantage encore que le curé de Torcy qui, en se faisant homme de pouvoir, a trouvé un échappatoire inaccessible au jeune prêtre. Laville est triste, désabusé : on le sent plein de colère envers son destin et envers la vie. En cela, disions-nous, il est une ombre du prêtre rencontré au début du roman : il cherche le secours dans la drogue, comme le prêtre se tournait désespérément vers Dieu.
Mais le prêtre n’est-il pas transformé ? Après être passé par le plus haut degré de la fatigue psycho-physiologique – lors de l’entretien avec la comtesse – n’a-t-il pas appris quelque chose ? Il faut bien rendre compte à notre lecteur que la rencontre avec Laville ne suit pas immédiatement, dans le roman, celle de M. Olivier. Le prêtre a eu le temps d’apprendre à porter un autre regard sur les choses, surtout il a eu le temps d’apprendre à aimer la vie, à ne plus vouloir la subir. Il est plus confiant, plus affirmateur : il n’a plus peur. L’ultime diagnostic de Laville est un test : replongera-t-il dans les affres du désespoir ? Va-t-il se fondre dans l’ombre qui le poursuit, à laquelle Laville offre un passage ? Pour un temps, en effet, le prêtre ressentira du dégoût. A tel point que, arrivé à la table de son, ami Dufréty, il sera de nouveau incapable de rien avaler. A tel point que la haine de soi revient, en face du docteur Laville : « Je n’ai jamais été si près de me haïr »55, dit-il après avoir écouté sa sentence.
Il nous semble, toutefois, que le prêtre sort victorieux de cette dernière épreuve. Certes, il est près de se haïr, mais non plus parce qu’il se méprise, non plus par dégoût de lui-même. Il se hait de s’être autant haï, de s’être fermé les yeux à la possibilité d’une certaine joie. Ce sont « des larmes d’amour » qu’il pleure : amour d’une vie jusqu’à présent délaissée au profit d’expédients dont toute l’inanité lui est révélée soudain. Le prêtre est resté fidèle à son retournement, à sa nouvelle interprétation : l’ombre n’a pas réussi à se saisir de lui.
Conclusion – Le chrétien
Que devient le curé d’Ambricourt ? S’arrache-t-il, du fait de sa condamnation à mort, à son état d’animal malade, devient-il homme de « grande santé », au sens nietzschéen, qui s’affirme et prend plaisir à lui-même et à la vie ? La transformation ne saurait être si totale, et elle n’aurait pas grand sens. Le curé reste malade : c’est l’interprétation de cette maladie qui change. La souffrance n’est plus recherchée pour elle-même, la haine de soi cesse d’être cultivée. Que reste-t-il du prêtre ? Quelles nouvelles valeurs a-t-il le temps de se créer ? Le temps : c’est bien ce qui lui manque, comme à nous pour le décrire. Après le diagnostic de Laville, le journal ne compte plus qu’une trentaine de pages. Le prêtre s’exprime à peine ; pourtant là il dit tout. Nous disposons, à partir de ce moment, de moins de symptômes, de moins d’indices ; et nous n’avons pas non plus de « médecin » pour venir à notre secours. Le prêtre sera son propre médecin désormais : de ses conclusions nous tâcherons de tirer les nôtres.
Chez Dufréty – son ami du séminaire – le curé perd conscience. Une crise, violente, le saisit. Il s’étend sur un petit lit. Nous ne nous attardons pas sur le séjour du prêtre, ses discussions avec son ancien ami et avec sa compagne, petite ouvrière dure au mal, qu’il cache dans un appartement adjacent. Que l’on dise seulement que le prêtre n’a jamais été entouré de temps de laideur : laideur physique – le logis de Dufréty est un taudis mal éclairé – , laideur morale – Dufréty, anciennement prêtre, vit en concubinage avec une ouvrière qui a refusé de l’épouser –, laideur de l’injustice du monde enfin, et de son injustice – Dufréty est mourant, il a transmis son mal à sa compagne, qui en est réduite à faire des ménages pour sustenter une vie commune misérable qu’elle sait devoir s’achever sous peu. Ce que le prêtre écrira à la toute fin de son journal, il l’écrira malgré cette laideur, écho de la laideur du monde contre laquelle il concevait tant de ressentiment au début du roman. Les derniers mots qu’il prononcera le seront alors qu’il est plongé dans cette laideur. Et ceci constituera pour nous un indice et une preuve. « L’espèce de méfiance que j’avais de moi, de ma personne, vient de se dissiper, je crois, pour toujours. Cette lutte a pris fin. Je ne la comprends plus. Je me suis réconcilié avec moi-même, cette pauvre dépouille.
Il est plus facile qu’on ne croit de se haïr. La grâce est de s’oublier. Mais si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s’aimer humblement soi-même, comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ. »
Ces mots sont les derniers du journal. Ils achèvent le mouvement commencé après la rencontre avec Monsieur Olivier : le prêtre ne se hait plus, il abandonne le paradigme de la souffrance, il ne cherche plus à se distraire de lui-même par des expédients de compassion, de jeûne, de souffrances plus grandes encore. Il s’est réconcilié, dans une certaine mesure, avec lui-même ; c’est-à-dire qu’il ne se considère plus comme quelque chose de vil qui mérite son sort. Il n’a plus de ressentiment : parce qu’il ne veut plus se venger du monde et de la vie de l’avoir fait tel qu’il est, de l’avoir tant blessé. En cela, il n’a plus besoin de la doctrine chrétienne qui seule, en redirigeant le ressentiment, empêche les êtres malades de se dévorer eux-mêmes : c’est que « la lutte a pris fin » ; il ne se ronge plus de l’intérieur – il n’a plus besoin de s’empoisonner. Désormais, ce que le prêtre désire, c’est s’oublier. Ne plus condamner la vie, mais vivre avec le moins de douleur possible, vivre détaché de soi-même – se détacher du monde et aimer son prochain « comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ ». Nous formulons ici l’hypothèse suivante : en dissipant toute haine de soi, en n’aspirant qu’à un amour universel et sans colère, en abandonnant tout idée de vengeance – vengeance retournée contre soi-même, notamment – ; le prêtre s’éloigne de la chrétienté du prêtre ascétique. Il n’est plus chrétien. Du moins au sens où nous l’avons entendu dans la présente étude. Son type psycho-physiologique s’est modifié – il n’est plus un animal malade habité de ressentiment. Reste à tâcher de cerner le nouveau « type » qu’il exemplifie. Et ici intervient notre seconde hypothèse, qui s’appuie elle-même sur une conjecture non démontrée de Nietzsche : le curé a cessé d’être chrétien au sens de Saint-Paul – du prêtre ascétique – pour devenir chrétien au sens de l’enseignement du Christ.
Expliquons. Dans l’Antéchrist, Nietzsche présente l’entreprise chrétienne comme une falsification. Le Christ n’était pas un rebelle qui cherchait à renverser le dogme en vigueur pour en instaurer un nouveau : il n’avait que faire des dogmes. Il n’est pas mort sur la croix pour racheter nos péchés, mais pour nous montrer comment vivre. Il ne croyait pas à l’au-delà, ni au châtiment, ni à la récompense : il ne voulait que donner l’exemple d’une manière d’agir. Nietzsche le décrit comme un « bouddhiste » parce que, dit-il « le bouddhisme ne promet pas, mais tient ; le christianisme promet tout, mais ne tient rien. »58. Le bouddhisme enseigne le bonheur sur terre à ceux qui sont fatigués de la vie : il leur propose une échappatoire dans une certaine hygiène de vie et un certain regard porté sur le monde. Le christianisme rend plus malade encore ceux qui le sont déjà, il les astreint à une débauche perpétuelle de sentiment à laquelle il conditionne l’entrée dans un au-delà invisible. Certes, il s’agit là de deux religions de décadence , dans la mesure où elles s’adressent toutes deux au type « malade », inadapté, souffrant. Mais bouddhisme du moins permet de diminuer la souffrance, là où le christianisme l’accroît. Certes, la « haine instinctive de toute réalité »59 fait partie du type du « Rédempteur », du Christ : mais cette haine est transformée en plaisir pris au monde intérieur, qui est le seul monde.
Le Christ n’est donc pas le prêtre ascétique ; il est même son antithèse. L’Eglise, le dogme, le troupeau, ne l’intéressent pas. Il enseigne une certaine façon de vivre, qui permet d’atteindre la béatitude ; Dieu est cette béatitude.
« L’idée de « vie », l’unique expérience qu’il a de la vie, répugne chez lui à tout ce qui est « lettre », formule, loi, croyance, dogme. Il ne parle que de ce qu’il y a de plus intérieur : « vie », « vérité » et « lumière » sont les noms qu’il donne à ce monde intérieur […]»60, « […]et, la « Bonne nouvelle », c’est précisément cela. La béatitude n’est pas promise, elle n’est soumise à aucune condition : elle est la seule réalité – le reste n’est que signe permettant d’en parler […]. Le profond instinct de la manière dont on doit vivre pour se sentir « au ciel », pour se sentir « éternel » […], c’est cela, et cela seulement qui est la réalité psychologique de la rédemption : un nouveau mode de vie, et non une nouvelle croyance… »
Une manière de vivre. Mais comment affirmer que le curé l’a trouvée, adoptée ? Considérons ce que l’hypothèse de Nietzsche implique :
« Le « règne de Dieu » n’est rien que l’on puisse attendre ; il n’a ni hier, ni après-demain, il ne viendra pas « dans mille ans » – c’est l’expérience d’un coeur : il est partout, il n’est nulle part… »
Dans le christianisme du rédempteur, il n’est nul besoin d’un au-delà : la béatitude est partout, et il enseigne à en faire l’expérience constamment. Peu importe que l’on ait suivi ou non tel ou tel dogme, peu importe même que l’on ait eu ou non la foi. Il n’y a pas de conditions d’accès à ce Dieu-ci, rien que la réjouissance d’être déjà en lui ; rien que la béatitude de le découvrir dans son propre monde intérieur.
Or, quelle est la réponse du curé quand Dufréty lui annonce qu’il n’aura peut-être pas le temps de recevoir les derniers sacrements ? Le prêtre a eu une hémorragie, il va mourir. Et l’Eglise n’aurait pas le temps d’accompagner l’un des siens vers Dieu, vers l’au-delà ? « Qu’est-ce que cela fait ? Tout est grâce. »
Ces mots, rapportés par Dufréty dans une lettre adressé au curé de Torcy, sont les derniers du curé d’Ambricourt. Ils suggèrent un détachement des institutions, des dogmes, de la chrétienté du prêtre ascétique qui préconise la souffrance. Dans « tout est grâce », nous lisons un rapprochement avec le Rédempteur , mort sur la croix sans haine aucune – selon Nietzsche – pour ceux qui le tuent. De même, le curé d’Ambricourt meurt sans haine pour ce monde qui l’a tant maltraité et blessé. « Tout est grâce », c’est la béatitude du royaume de Dieu qu’on ne craint plus de ne pas trouver, puisqu’il est déjà là.
Faible, fort, malade, dominateur, berger et mouton. Le prêtre est tout cela à la fois ; multiplicité changeante que les rencontres et les diagnostics font évoluer. Il est une psychologie et une physiologie qui se déterminent mutuellement. Il est aussi son propre médecin ; et le meilleur. Aucun de ceux qui posent un diagnostic n’auront réussi à lui arracher ce qui le ronge en parallèle de sa pathologie : la haine de soi. C’est seulement dans une forme de retour au Christ – tel qu’il est décrit par Nietzsche – qu’il trouve son salut.
« au fond, il n’y a jamais eu qu’un seul chrétien, et il est mort sur la croix. »62, écrit Nietzsche. Touche finale : le curé d’Ambricourt, aussi, était chrétien.
Inscription à :
Articles (Atom)