Par une glaciale matinée de janvier 2007, un homme entre deux âges jouait du violon dans le hall d'une station de métro de la ville de Washington. Pendant près de quarante-cinq minutes, il interpréta des partitions parmi les plus belles et les plus difficiles du répertoire, notammant des Partitas de de Jean-Sébastien Bach. Faisait-il grincer son archet ? Jouait-il mal ? Il faut le croire si l'on en juge par la réaction des passants, pressés, il est vrai, de se rendre à leur travail. Quelques-uns s'arrêtèrent un instant, bientôt repartis ; un jeune homme s'appuya au mur, puis repris hâtivement son chemin après avoir jeté un œil à sa montre ; un enfant de trois ans voulut s'attarder, aussitôt tiré par la main de sa mère et la chose se répéta à plusieurs reprises avec d'autres bambins qui, visiblement, étaient les seuls à être attirés par le spectacle. Sur les centaines de voyageurs qui défilèrent devant lui, six d'entre eux s'arrêtèrent un court moment pour l'écouter, alors qu'il enchainait les œuvres dans l'indifférence quasi-générale. Seule une personne l'avait reconnu. Au bout d'une heure, il s'arrêta, rangea son violon dans son étui, et ramassa les 32 dollars qu'il avait récoltés dans son chapeau. Puis il partit aussi invisible qu'il était arrivé. Sans applaudissement, ni remerciement.
L'homme qui disparaissait ainsi était Josuah Bell, l'un des plus grands violonistes contemporains, et il avait joué sur un Stradivarus de 1713, d'une valeur de plus de 3,5 millions de dollars, les plus belles œuvres composées pour cet instrument. Quelques jours auparavant, l'artiste, mondialement célèbre, avait donné un concert à Boston où il avait été ovationné par les auditeurs lesquels avaient payé 100 dollars leur place.
Cette histoire véridique est le résultat d'une expérience, organisée par le Washington Post, consacrée à la perception, au goût et aux priorités que les individus considèrent comme importantes.
Dans la conclusion de son article, « Pearls before Breakfast » (Washington Post, 8 avril 2007), le journaliste, Gene Weigarten, s'interroge : « Dans un environnement ordinaire, à une heure inappropriée, sommes-nous capables de percevoir la beauté, de nous arrêter pour l'apprécier, de reconnaître le talent dans un contexte inattendu ? ». Cette expérience, et surtout l'article qui fut publié, valurent à son auteur un Prix Pulitzer en 2008.
Combien de choses, magnifiques et belles, manquons-nous ainsi au quotidien, à force d'être pressés ? De toute évidence, beaucoup !
Profitons du don de chaque instant. La vie a une date d'expiration !
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
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samedi 18 février 2012
samedi 1 août 2009
Culte des apparences
Et si le voile islamique ou le tchador répondaient à la volonté de soustraire les femmes au culte, j'allais dire au diktat si cruel des apparences ? S'il s'agissait de réserver leur corps à celui qui est destiné à l'aimer (je n'ai pas dit à le "posséder") et non pas de l'exposer à la convoitise des regards, souvent si vulgaire et indécente ? Je suis assez certain qu'il s'agit aussi de cela. En sorte que, non, je ne suis pas disposé à voir dans ces coutumes et ces règles, par définition, une aliénation de la femme.
Au reste, ces canons vestimentaires sont-ils nécessairement opposés à l'érotique des relations amoureuses ? La tradition islamique a pourtant donné de magnifiques textes qui valent bien Le cantique des cantiques, ne serait-ce, pour celui que je connais, Les mille et une nuits. Je suis bien trop ignorant de cette culture et de ses pratiques pour être en mesure d'envisager tous les aspects du sujet. Mais j'imagine volontiers qu'une femme puisse tout à la fois être extrêmement pudique dans son apparence et libre et enjouée dans ses relations intimes privées.
La vraie question est plutôt de savoir si les femmes, voilées ou non, ont droit à une vie publique indépendante, si elles ont le droit de sortir de la sphère familiale et de s'exposer, non pas au regard des autres, mais à la rencontre, à l'échange, au débat, au travail aussi. Et là, c'est entendu, il y a bien des progrès à faire dans le monde musulman.
C'est le confinement des femmes dans l'espace clos de la vie domestique qu'il faut dénoncer, non la réserve dont elles peuvent faire preuve dans l'exposition de leur corps - ou, pour être plus explicite, de leurs formes. Il se peut que l'un aille avec l'autre - tel est, en effet, le cas dans certains pays musulmans - mais rien, en soi, n'impose de lier pudeur et oppression.
Au reste, ces canons vestimentaires sont-ils nécessairement opposés à l'érotique des relations amoureuses ? La tradition islamique a pourtant donné de magnifiques textes qui valent bien Le cantique des cantiques, ne serait-ce, pour celui que je connais, Les mille et une nuits. Je suis bien trop ignorant de cette culture et de ses pratiques pour être en mesure d'envisager tous les aspects du sujet. Mais j'imagine volontiers qu'une femme puisse tout à la fois être extrêmement pudique dans son apparence et libre et enjouée dans ses relations intimes privées.
La vraie question est plutôt de savoir si les femmes, voilées ou non, ont droit à une vie publique indépendante, si elles ont le droit de sortir de la sphère familiale et de s'exposer, non pas au regard des autres, mais à la rencontre, à l'échange, au débat, au travail aussi. Et là, c'est entendu, il y a bien des progrès à faire dans le monde musulman.
C'est le confinement des femmes dans l'espace clos de la vie domestique qu'il faut dénoncer, non la réserve dont elles peuvent faire preuve dans l'exposition de leur corps - ou, pour être plus explicite, de leurs formes. Il se peut que l'un aille avec l'autre - tel est, en effet, le cas dans certains pays musulmans - mais rien, en soi, n'impose de lier pudeur et oppression.
mercredi 18 février 2009
Le droit de ne rien produire
"A-t-on assez compris un aspect essentiel de la colère des universitaires contre le projet gouvernemental de réforme du statut des enseignants-chercheurs ? Le fait est que celui-ci porte gravement atteinte à la nature et à la pratique de la recherche. La qualité du travail de la recherche ne peut pas se laisser évaluer par des critères purement quantitatifs, par exemple, la simple addition des articles publiés dans des revues à comité de lecture international (ne parlons plus des livres : à cette aune, s'agirait-il du Discours de la méthode ou de Sein und Zeit, il ne s'agit que de publications "sauvages" qui n'ont strictement aucune valeur mesurable). Si l'on devait accepter d'entrer dans cette logique bêtement comptable vers laquelle on veut nous conduire, le plus grave, outre d'autres défauts, serait de tuer dans l'oeuf le patient travail de fécondation des idées.
Produire du sens, voir le monde sous un autre angle, déplacer les représentations habituelles, suivre des chemins de traverse, cela demande du temps. Le temps de se défaire des regards convenus, seraient-ils philosophiquement ou scientifiquement établis. C'est là une affaire de patience, de longs silences improductifs où rien ne se dégage encore, de sédimentation des idées qui suivent leurs cours et se déposent à notre insu dans un ordre qu'on ne connaît pas d'avance. Combien il est pénible et pourtant nécessaire d'accepter ces périodes de vide où l'on n'a tout simplement rien à dire. Quiconque s'est engagé dans un long travail de recherche, professeur ou étudiant, apprendra bientôt, s'il ne le sait déjà, à quel point c'est là une dure ascèse. L'exercice de la pensée n'est pas une mécanique de production économique du savoir, moins encore bien évidemment une répétition de ce qui a déjà dit par soi-même ou par d'autres, mais une dynamique paradoxale où il faut d'abord apprendre à se vider. Voir autrement et aller voir ailleurs, se nourrir d'autres regards, des apports éventuellement d'autres champs de la connaissance, voire d'autres cultures - ce qui est plus difficile encore - exige d'abord de chacun qu'il accepte de se perdre, de se rendre en quelque sorte étranger à soi-même et à ses propres acquis : consentement à éprouver l'angoisse de sentir le sol de ses certitudes et de ses préjugés se dérober sous ses pas à laquelle nous conviait par exemple Descartes. Le temps qu'il faudra, et qui sera peut être long. N'est-ce pas ce sentiment d'étrangeté et de doute, d'ouverture en réalité, que nous cherchons à susciter chez les étudiants et que nous voulons leur transmettre, au-delà même de l'acquisition d'un savoir ou d'une compétence, de la préparation à un concours ou à un métier ? Y parvient-on un peu, c'est la plus belle et la moins mesurable de nos réussites. Mais ce que nous cherchons à transmettre, l'angoissante et fructueuse disposition critique à abandonner son point de vue, à prendre la mesure de sa propre ignorance qui n'aboutit tout d'abord à rien mais qui est le condition de tout enrichissement intellectuel, il faut d'abord en faire soi-même l'expérience. Aussi je milite en faveur d'une liberté, d'un droit même accordé au chercheur, de ne rien produire ! La fécondité et la créativite du travail de recherche sont à ce prix. Mais que vient faire ici cette exigence de productivité qu'on voudrait stupidement nous imposer ? Car enfin, on le sait assez, créer, ce n'est pas produire : les fruits de l'esprit humain ne sont ni des produits finis ni des biens mercantiles ou des objets de consommation. L'expression "industrie culturelle" est d'abord une horreur lexicale ! Quant à la demande consumériste des étudiants d'engranger un savoir immédiatement utilisable, il faut aussi savoir y résister. L'éducation est autant une formation au savoir qu'un apprentissage de l'ignorance, du moins si l'on veut y voir autre chose qu'un "formatage" social des représentations.
Soyons honnêtes : les premiers responsables de cette idiote dérive calculatrice sont les universitaires eux-mêmes. Pour s'en convaincre, il suffit de savoir un peu comment se passe l'examen des dossiers de candidature dans les commissions de spécialistes : ils se jugent plus au poids que sur la qualité intrinsèque des travaux présentés. Car, enfin, qui donc a le temps de les lire et de les prendre au sérieux ? Et que personne ne s'avise de sortir de sa discipline et de son champ de "compétence", sauf à vouloir prendre le risque de ruiner sa carrière académique. Si nous sommes aujourd'hui l'objet d'un tel mépris de la part du gouvernement, c'est aussi, sachons-le, parce que, entre nous, nous nous sommes beaucoup méprisés ! Etudiants et enseignants, mais ces-derniers bien plus que les premiers, nous avons tous été les artisans de la ruine institutionnelle de la pensée. Le problème ne sera pas résolu avec le retrait espéré de ce malheureux projet de décret.
Si l'université doit à l'avenir continuer de répondre à sa vocation humaniste d'être le lieu non seulement de la transmission du savoir mais de la formation à l'esprit critique, un lieu d'ouverture, de liberté et de gratuité, un laboratoire non marchand où l'on apprend autant connaître qu'à ignorer - car l'ignorance, cela aussi s'apprend - alors, il faut que chacun commence à balayer devant sa porte ! Cela étant dit, que le mouvement de protestation continue. Nous n'aurons pas d'autre occasion de défendre nos plus hautes valeurs. Que les médias et la société dans son ensemble les comprennent ou non !
Produire du sens, voir le monde sous un autre angle, déplacer les représentations habituelles, suivre des chemins de traverse, cela demande du temps. Le temps de se défaire des regards convenus, seraient-ils philosophiquement ou scientifiquement établis. C'est là une affaire de patience, de longs silences improductifs où rien ne se dégage encore, de sédimentation des idées qui suivent leurs cours et se déposent à notre insu dans un ordre qu'on ne connaît pas d'avance. Combien il est pénible et pourtant nécessaire d'accepter ces périodes de vide où l'on n'a tout simplement rien à dire. Quiconque s'est engagé dans un long travail de recherche, professeur ou étudiant, apprendra bientôt, s'il ne le sait déjà, à quel point c'est là une dure ascèse. L'exercice de la pensée n'est pas une mécanique de production économique du savoir, moins encore bien évidemment une répétition de ce qui a déjà dit par soi-même ou par d'autres, mais une dynamique paradoxale où il faut d'abord apprendre à se vider. Voir autrement et aller voir ailleurs, se nourrir d'autres regards, des apports éventuellement d'autres champs de la connaissance, voire d'autres cultures - ce qui est plus difficile encore - exige d'abord de chacun qu'il accepte de se perdre, de se rendre en quelque sorte étranger à soi-même et à ses propres acquis : consentement à éprouver l'angoisse de sentir le sol de ses certitudes et de ses préjugés se dérober sous ses pas à laquelle nous conviait par exemple Descartes. Le temps qu'il faudra, et qui sera peut être long. N'est-ce pas ce sentiment d'étrangeté et de doute, d'ouverture en réalité, que nous cherchons à susciter chez les étudiants et que nous voulons leur transmettre, au-delà même de l'acquisition d'un savoir ou d'une compétence, de la préparation à un concours ou à un métier ? Y parvient-on un peu, c'est la plus belle et la moins mesurable de nos réussites. Mais ce que nous cherchons à transmettre, l'angoissante et fructueuse disposition critique à abandonner son point de vue, à prendre la mesure de sa propre ignorance qui n'aboutit tout d'abord à rien mais qui est le condition de tout enrichissement intellectuel, il faut d'abord en faire soi-même l'expérience. Aussi je milite en faveur d'une liberté, d'un droit même accordé au chercheur, de ne rien produire ! La fécondité et la créativite du travail de recherche sont à ce prix. Mais que vient faire ici cette exigence de productivité qu'on voudrait stupidement nous imposer ? Car enfin, on le sait assez, créer, ce n'est pas produire : les fruits de l'esprit humain ne sont ni des produits finis ni des biens mercantiles ou des objets de consommation. L'expression "industrie culturelle" est d'abord une horreur lexicale ! Quant à la demande consumériste des étudiants d'engranger un savoir immédiatement utilisable, il faut aussi savoir y résister. L'éducation est autant une formation au savoir qu'un apprentissage de l'ignorance, du moins si l'on veut y voir autre chose qu'un "formatage" social des représentations.
Soyons honnêtes : les premiers responsables de cette idiote dérive calculatrice sont les universitaires eux-mêmes. Pour s'en convaincre, il suffit de savoir un peu comment se passe l'examen des dossiers de candidature dans les commissions de spécialistes : ils se jugent plus au poids que sur la qualité intrinsèque des travaux présentés. Car, enfin, qui donc a le temps de les lire et de les prendre au sérieux ? Et que personne ne s'avise de sortir de sa discipline et de son champ de "compétence", sauf à vouloir prendre le risque de ruiner sa carrière académique. Si nous sommes aujourd'hui l'objet d'un tel mépris de la part du gouvernement, c'est aussi, sachons-le, parce que, entre nous, nous nous sommes beaucoup méprisés ! Etudiants et enseignants, mais ces-derniers bien plus que les premiers, nous avons tous été les artisans de la ruine institutionnelle de la pensée. Le problème ne sera pas résolu avec le retrait espéré de ce malheureux projet de décret.
Si l'université doit à l'avenir continuer de répondre à sa vocation humaniste d'être le lieu non seulement de la transmission du savoir mais de la formation à l'esprit critique, un lieu d'ouverture, de liberté et de gratuité, un laboratoire non marchand où l'on apprend autant connaître qu'à ignorer - car l'ignorance, cela aussi s'apprend - alors, il faut que chacun commence à balayer devant sa porte ! Cela étant dit, que le mouvement de protestation continue. Nous n'aurons pas d'autre occasion de défendre nos plus hautes valeurs. Que les médias et la société dans son ensemble les comprennent ou non !
samedi 4 octobre 2008
Témoignage troublant
Un de mes amis, désireux de rester anonyme, m'a envoyé récemment le témoignage suivant qu'il m'a autorisé à publier ici. Je le livre tel que je l'ai reçu, vous laissant le soin d'être ou non d'accord avec la conclusion qu'il en tire :
"Mon père, puisque c’est de lui dont je veux te parler, avait été un membre actif de la Résistance, pendant la Seconde Guerre mondiale. En fait, il appartenait à un réseau de maquisards implanté dans le Vercors, sous le commandement du lieutenant Chabal. Eh bien, il était là, ce fameux, ce terrible jour de juillet 1944, le 23, où eut lieu leur grand sacrifice.
Le matin, la compagnie, le 6e B.C.A., avait pris ses positions au village de Valchevrière. Des mines avaient été placées dans la forêt pour contraindre les Allemands à emprunter la route. Ce jour-là, les soldats allemands sont arrivés en force et les ont pris sous le feu de leurs mitrailleuses. Un à un, ils se sont faits descendre, jusqu’au moment où il resta plus de vivant que Chabal qui continuait de tirer comme un forcené avec son arme lourde et son bazooka, et mon père. Informé de la situation, l’état-major leur donna ordre de se retirer, mais pour Chabal, cet ordre de retraite était totalement inacceptable. Aussi demanda-t-il à mon père de transmettre au commandant du secteur le message suivant, qu’il rédigea à la hâte sur un petit bout de papier : « Je suis complètement encerclé. Nous nous apprêtons à faire Sidi Brahim. Vive la France ! ». Mon père, à ce moment terrible, il voyait bien qu’ils allaient mourir tous les deux. Et l’idée de laisser son commandant en arrière lui tira des larmes de désespoir. Chabal lui hurla d’obéir et de foutre le camp au plus vite. Mais mon père ne bougeait toujours pas, paralysé, il n’arrivait même pas à tirer avec son arme. Quelques instants plus tard, Chabal fut touché à l’épaule. Il se leva douloureusement, et jeta au loin le carnet qu’il portait toujours sur lui dans lequel était inscrit le nom et l’adresse de ses compagnons. Naturellement, il voulait éviter que les Allemands s’en emparent et arrêtent leurs familles en représailles. A son retour, voyant que mon père était toujours là, il se mit dans une fureur noire et renouvela son ordre, le menaçant de son arme. Alors mon père s’en alla, prenant ses jambes à son cou. Chabal resta seul à tirer avec sa mitrailleuse. Il fut bientôt atteint d’une balle dans la tête. Lorsque les Allemands sont descendus au village, abandonné de ses habitants, ils ont incendié les maisons, ne laissant intacte que la chapelle. Eh bien, vois-tu, cette obéissance, mon père n’a jamais pu se la pardonner. Il considérait qu’il avait déserté. Que c’était une trahison, une lâcheté, d’avoir laissé son chef se laisser abattre sans être là pour le défendre. La retraite que Chabal avait refusée, lui, il l’avait acceptée. Bien sûr, il n’avait fait qu’obéir à un ordre. Quelle faute, quel manquement, y avait-il-là ? Mais pour lui, son acte lui paraissait tout simplement impardonnable.
Lorsqu’il me raconta cet épisode, tant d’années après qu’il eut lieu, il fondit en larmes. « Aujourd’hui encore, j’ai tellement honte ! C’était une lâcheté, une lâcheté ! » Je ne l’avais jamais vu pleurer, tu sais, pas une seule fois de ma vie entière. Je suis resté là, à ne dire rien dire. Que pouvais-je dire ? Puis, il s’est calmé et m’a demandé de le laisser seul. Nous n’en avons plus jamais reparlé et il est mort quelques mois plus tard. Il devait sentir que sa fin était proche et ne voulait pas, je ne sais pas, je suppose, que je l’apprenne, lui une fois parti, d’une autre source. Une manière aussi, je le suppose encore, de soulager sa conscience de ce qu’il avait porté si longtemps en silence et qui lui pesait autant qu’à la première heure.
Ce n’était pas une tâche sur son honneur, juste une ombre, une ombre, tu comprends…Une ombre sur le bien qu’il avait toujours tenté de faire, mais qui n’est jamais, chez personne, comment dire ? … impeccable."
"Mon père, puisque c’est de lui dont je veux te parler, avait été un membre actif de la Résistance, pendant la Seconde Guerre mondiale. En fait, il appartenait à un réseau de maquisards implanté dans le Vercors, sous le commandement du lieutenant Chabal. Eh bien, il était là, ce fameux, ce terrible jour de juillet 1944, le 23, où eut lieu leur grand sacrifice.
Le matin, la compagnie, le 6e B.C.A., avait pris ses positions au village de Valchevrière. Des mines avaient été placées dans la forêt pour contraindre les Allemands à emprunter la route. Ce jour-là, les soldats allemands sont arrivés en force et les ont pris sous le feu de leurs mitrailleuses. Un à un, ils se sont faits descendre, jusqu’au moment où il resta plus de vivant que Chabal qui continuait de tirer comme un forcené avec son arme lourde et son bazooka, et mon père. Informé de la situation, l’état-major leur donna ordre de se retirer, mais pour Chabal, cet ordre de retraite était totalement inacceptable. Aussi demanda-t-il à mon père de transmettre au commandant du secteur le message suivant, qu’il rédigea à la hâte sur un petit bout de papier : « Je suis complètement encerclé. Nous nous apprêtons à faire Sidi Brahim. Vive la France ! ». Mon père, à ce moment terrible, il voyait bien qu’ils allaient mourir tous les deux. Et l’idée de laisser son commandant en arrière lui tira des larmes de désespoir. Chabal lui hurla d’obéir et de foutre le camp au plus vite. Mais mon père ne bougeait toujours pas, paralysé, il n’arrivait même pas à tirer avec son arme. Quelques instants plus tard, Chabal fut touché à l’épaule. Il se leva douloureusement, et jeta au loin le carnet qu’il portait toujours sur lui dans lequel était inscrit le nom et l’adresse de ses compagnons. Naturellement, il voulait éviter que les Allemands s’en emparent et arrêtent leurs familles en représailles. A son retour, voyant que mon père était toujours là, il se mit dans une fureur noire et renouvela son ordre, le menaçant de son arme. Alors mon père s’en alla, prenant ses jambes à son cou. Chabal resta seul à tirer avec sa mitrailleuse. Il fut bientôt atteint d’une balle dans la tête. Lorsque les Allemands sont descendus au village, abandonné de ses habitants, ils ont incendié les maisons, ne laissant intacte que la chapelle. Eh bien, vois-tu, cette obéissance, mon père n’a jamais pu se la pardonner. Il considérait qu’il avait déserté. Que c’était une trahison, une lâcheté, d’avoir laissé son chef se laisser abattre sans être là pour le défendre. La retraite que Chabal avait refusée, lui, il l’avait acceptée. Bien sûr, il n’avait fait qu’obéir à un ordre. Quelle faute, quel manquement, y avait-il-là ? Mais pour lui, son acte lui paraissait tout simplement impardonnable.
Lorsqu’il me raconta cet épisode, tant d’années après qu’il eut lieu, il fondit en larmes. « Aujourd’hui encore, j’ai tellement honte ! C’était une lâcheté, une lâcheté ! » Je ne l’avais jamais vu pleurer, tu sais, pas une seule fois de ma vie entière. Je suis resté là, à ne dire rien dire. Que pouvais-je dire ? Puis, il s’est calmé et m’a demandé de le laisser seul. Nous n’en avons plus jamais reparlé et il est mort quelques mois plus tard. Il devait sentir que sa fin était proche et ne voulait pas, je ne sais pas, je suppose, que je l’apprenne, lui une fois parti, d’une autre source. Une manière aussi, je le suppose encore, de soulager sa conscience de ce qu’il avait porté si longtemps en silence et qui lui pesait autant qu’à la première heure.
Ce n’était pas une tâche sur son honneur, juste une ombre, une ombre, tu comprends…Une ombre sur le bien qu’il avait toujours tenté de faire, mais qui n’est jamais, chez personne, comment dire ? … impeccable."
lundi 29 septembre 2008
Dieu fit les lois du marché et Il vit qu'elles étaient bonnes
Le plan présenté par Henry Paulson, le secrétaire au Trésor, a été rejeté hier après-midi par la Chambre des Représentants, plongeant la bourse américaine dans une chute historique. De tous cotés fusent des critiques contre ce plan qui déplaît à beaucoup de monde, partie pour des raisons techniques - il serait inefficace et aisément contournable - partie pour des raisons de principe. Le journal Le Monde, dans son édition de ce jour, rapporte les propos de Mike Pence, réprésentant républicain de l'Indiana : "La liberté économique recouvre la liberté de réussir et la liberté d'échouer. Donner au gouvernement fédéral la possibilité de nationaliser pratiquement tous les emprunts suspend cette vérité fondamentale de notre économie". Mais cette "vérité fondamentale", qui est au coeur du credo néo-libéral, faut-il s'y tenir coûte que coûte ? C'est au nom du principe de responsabilité que le secrétaire au Trésor et le président de la FED, quelle que soit la qualité de leur tentative désespérée, jugent nécessaire de déroger au principe sacro-saint de l'autocicatrisation du marché et de la non-intervention de l'Etat. Fort bien ! Mais tous ne l'entendent pas de cette oreille. Ainsi notre représentant, ajoute-t-il en bon croyant : "Si vous êtes venus ici parce que vous croyez [eh oui, il s'agit bien d'une croyance !] au gouvernement limité et au libre marché, votez en accord avec vos convictions. Le devoir est le nôtre ; les résultats appartiennent à Dieu". Formidable ! Notre homme aurait pu citer Weber qui définit, en ces termes, la fameuse distinction entre l'éthique de la conviction et l'éthique de la responsabilité. Il existe "une distinction abyssale entre l'attitude de celui qui agit selon les maximes de l'éthique de la conviction - dans un langage religieux nous dirions : "le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat, il s'en remet à Dieu" et l'attitude de celui qui agit selon l'éthique de la responsabilité qui dit : "Nous devons repondre des conséquences prévisibles de nos actes" (Le savant et le politique, La Découverte, 2003, p. 172, souligné par moi).
Il est heureux qu'il se trouve, dans les présentes circonstances, des hommes de conviction et de foi pour garder la tête froide, et nous rappeler au devoir de rester fidèles à cette vérité dogmatique que c'est Dieu qui a institué les lois du marché auto régulé. Vous n'aviez pas trouvé cela dans les Ecritures ? C'est que vous ignorez que la Révélation se poursuit de jour en jour. Autrement dit : n'ayez pas peur, soyez fidèles, ne soyez pas responsables, la Providence veille ! Je ne sais pas ce que l'auteur de la formule penserait de cette interprétation...
Il est heureux qu'il se trouve, dans les présentes circonstances, des hommes de conviction et de foi pour garder la tête froide, et nous rappeler au devoir de rester fidèles à cette vérité dogmatique que c'est Dieu qui a institué les lois du marché auto régulé. Vous n'aviez pas trouvé cela dans les Ecritures ? C'est que vous ignorez que la Révélation se poursuit de jour en jour. Autrement dit : n'ayez pas peur, soyez fidèles, ne soyez pas responsables, la Providence veille ! Je ne sais pas ce que l'auteur de la formule penserait de cette interprétation...
samedi 27 septembre 2008
La psychologie du vote
Au lendemain du débat entre John McCain et Barak Obama, les électeurs qui appartiennent à un parti et qui ont des convictions partisanes bien ancrées, vont-ils changer leur intention de vote ? A en croire, les réactions des "panels" de citoyens appartenant aux deux camps, réunis par CNN, la réponse est non.
Dans un article, publié récemment sur le site "salon.com", le neurobiologiste Robert Burton revient sur les raisons de la confiance excessive que les individus placent dans leurs propres opinions, nonobstant le fait qu'elles peuvent être contredites par des faits irréfutables et des arguments convaincants.
Les sentiments de conviction, de certitude,et autres états semblables où "nous savons ce que nous savons", explique-t-il, peuvent être éprouvés comme des conclusions logiques, mais sont en fait des sensations mentales involontaires qui fonctionnent indépendamment de la raison."
Les sentiments de certitude et de conviction absolue ne sont pas liés à l'exactitude ou à la qualité de la pensée, et ils ne résultent pas de délibérations rationnelles : ce sont des "sensations mentales involontaires" générées par le cerveau. A l'instar d'autres puissants états mentaux, tels l'amour, la colère ou la peur, ils sont formidablement réfractaires à tout argument rationnel.
Où l'on voit les limites de ce genre d'exercice, propre aux campagnes électorales - en l'occurence, il fut, me semble-t-il, assez décevant. La démocratie prise la délibération, la discussion et le débat - Hannah Arendt, avec d'autres, en a fait la théorie - mais à quoi bon si nos opinions sont déjà arrêtées ? Le débat, aussi sérieux et honnête soit-il, ne serait donc utile et profitable que pour les indécis qui ne savent pas encore à quoi s'en tenir.
www.salon.com
Dans un article, publié récemment sur le site "salon.com", le neurobiologiste Robert Burton revient sur les raisons de la confiance excessive que les individus placent dans leurs propres opinions, nonobstant le fait qu'elles peuvent être contredites par des faits irréfutables et des arguments convaincants.
Les sentiments de conviction, de certitude,et autres états semblables où "nous savons ce que nous savons", explique-t-il, peuvent être éprouvés comme des conclusions logiques, mais sont en fait des sensations mentales involontaires qui fonctionnent indépendamment de la raison."
Les sentiments de certitude et de conviction absolue ne sont pas liés à l'exactitude ou à la qualité de la pensée, et ils ne résultent pas de délibérations rationnelles : ce sont des "sensations mentales involontaires" générées par le cerveau. A l'instar d'autres puissants états mentaux, tels l'amour, la colère ou la peur, ils sont formidablement réfractaires à tout argument rationnel.
Où l'on voit les limites de ce genre d'exercice, propre aux campagnes électorales - en l'occurence, il fut, me semble-t-il, assez décevant. La démocratie prise la délibération, la discussion et le débat - Hannah Arendt, avec d'autres, en a fait la théorie - mais à quoi bon si nos opinions sont déjà arrêtées ? Le débat, aussi sérieux et honnête soit-il, ne serait donc utile et profitable que pour les indécis qui ne savent pas encore à quoi s'en tenir.
mercredi 24 septembre 2008
Devoir de mémoire : entre l'oubli nécessaire et l'oubli pervers.
L'émission "Du grain à moudre" de Brice Couturier et Julie Clarini abordait hier soir (24 septembre), sur France culture, un sujet difficile et passionnant : "Les guerres de mémoire sont-elles des guerres sans fin ?". Laurence de Cock, professeur agrégé d'histoire, expliqua combien l'assurance qu'il existe une "vertu thérapeutique" de l'enseignement de l'histoire est bien moins certaine qu'on le prétend habituellement. L'effet immédiat de l'enseignement de la Shoah ou du fait colonial par exemple serait d'armer les élèves contre le racisme, l'intolérance, etc. mais c'est là une pétition de principe que l'expérience ne vérifie pas. A quoi s'ajoute le fait, plus grave, que c'est là aussi parfois une manière de susciter un sentiment identitaire, fait de ressentiment, de frustration, de "victimisation", que les jeunes, descendant de populations anciennement colonisées - par exemple en Algérie - n'éprouvaient pas jusqu'à alors. L'effet pervers de l'enseignement est alors de nourrir, non seulement la détestable concurrence des mémoires, mais le communautarisme dans ce qu'il a de plus négatif : l'élève s'identifiera, comme une sorte de victime au second ou a troisième degré, à un passé qui n'est pas le sien mais qui constituera ses droits à rejeter la société - par exemple la société française - à laquelle il appartient et à nourrir une idéologie de la haine et de la vengeance. J'extrapole les propos tenus, mais tel est bien l'effet pervers que souligne, à son tour, l'historien, spécialiste de la guerre d'Algérie, Benjamin Stora.
L'enseignement de la "vérité" historique, comme une vérité neutre ou toujours moralement bienfaisante - le fameux : savoir pour éviter que "ça se reproduise" - laisse de côté les bienfaits également de l'oubli. Encore qu'il convienne de faire une différence essentielle entre les "oublis nécessaires" et les "oublis pervers". Ce ne sont pas seulement les Etats qui dissimulent et falsifient l'histoire, ce sont aussi les sociétés qui sont animées par un "travail de l'oubli", lequel n'a lui rien de négatif en soi, leur évitant de s'enfermer dans ce que Stora appelle une "rumination" permanente du passé et un "ghetto mémoriel". L'oubli est "nécessaire" ou du moins bienfaisant lorsqu'il permet à une société de "pouvoir vivre" et d'avancer vers l'avenir ; il est pervers lorsque porté par les Etats, il vise à construire des récits de type "négationniste". Mais selon Benjamin Stora, qui vient d'écrire un livre sur le sujet, entre les deux, il y a une sorte de va et vient fort complexe. De plus, comment nier qu'il existe une responsabilité, éthique et politique, de l'historien qui le confronte à une question fort délicate : celui-ci peut-il tout "dévoiler" de ce qu'il trouve dans les archives, au risque d'éveiller de nouvelles blessures et de porter atteinte à la cohésion nationale ? A contre-courant des idées reçues, il souligne combien le principe de l'ouverture radicale des archives, au nom de l'exigence de vérité scientifique, doit, pour l'historien conscient des conséquences possibles de ses travaux, être manié avec précaution. Pour recevoir certaines vérités, les sociétés doivent y être préparées, au risque sinon de susciter un esprit de vengeance perpétuelle, d'introduire des violences nouvelles et non d'apaiser les coeurs et les esprits.
Le problème ici abordé est à la fois complexe et fondamental et il porte sur la question plus générale de l'éthique propre à la recherche scientifique.Le savant - qu'il soit historien, physicien ou biologiste - peut-il rester indifférent face aux conséquences et aux applications possibles de ses découvertes ? Jacques Testart a écrit un livre lucide et important sur ce sujet, L'oeuf transparent (Champs, Flammarion, 199ç) où il soutient le principe paradoxal, en certains cas, d'une éthique de la "non recherche" et de la "non découverte".
L'émission peut être réécoutée à l'adresse suivante :
www.radiofrance.fr
L'enseignement de la "vérité" historique, comme une vérité neutre ou toujours moralement bienfaisante - le fameux : savoir pour éviter que "ça se reproduise" - laisse de côté les bienfaits également de l'oubli. Encore qu'il convienne de faire une différence essentielle entre les "oublis nécessaires" et les "oublis pervers". Ce ne sont pas seulement les Etats qui dissimulent et falsifient l'histoire, ce sont aussi les sociétés qui sont animées par un "travail de l'oubli", lequel n'a lui rien de négatif en soi, leur évitant de s'enfermer dans ce que Stora appelle une "rumination" permanente du passé et un "ghetto mémoriel". L'oubli est "nécessaire" ou du moins bienfaisant lorsqu'il permet à une société de "pouvoir vivre" et d'avancer vers l'avenir ; il est pervers lorsque porté par les Etats, il vise à construire des récits de type "négationniste". Mais selon Benjamin Stora, qui vient d'écrire un livre sur le sujet, entre les deux, il y a une sorte de va et vient fort complexe. De plus, comment nier qu'il existe une responsabilité, éthique et politique, de l'historien qui le confronte à une question fort délicate : celui-ci peut-il tout "dévoiler" de ce qu'il trouve dans les archives, au risque d'éveiller de nouvelles blessures et de porter atteinte à la cohésion nationale ? A contre-courant des idées reçues, il souligne combien le principe de l'ouverture radicale des archives, au nom de l'exigence de vérité scientifique, doit, pour l'historien conscient des conséquences possibles de ses travaux, être manié avec précaution. Pour recevoir certaines vérités, les sociétés doivent y être préparées, au risque sinon de susciter un esprit de vengeance perpétuelle, d'introduire des violences nouvelles et non d'apaiser les coeurs et les esprits.
Le problème ici abordé est à la fois complexe et fondamental et il porte sur la question plus générale de l'éthique propre à la recherche scientifique.Le savant - qu'il soit historien, physicien ou biologiste - peut-il rester indifférent face aux conséquences et aux applications possibles de ses découvertes ? Jacques Testart a écrit un livre lucide et important sur ce sujet, L'oeuf transparent (Champs, Flammarion, 199ç) où il soutient le principe paradoxal, en certains cas, d'une éthique de la "non recherche" et de la "non découverte".
L'émission peut être réécoutée à l'adresse suivante :
lundi 22 septembre 2008
Petit syllogisme simpliste et au-delà
Les démocrates, on le sait, sont plus à gauche de l'échiquier politique américain que les républicains. Et à gauche, c'est bien connu, on est davantage partisan de l'intervention de l'Etat dans divers domaines cruciaux de la vie sociale (santé, éducation, etc.) qu'à droite où l'on se confie aux vertus du marché auto-régulé. Conclusion en forme d'argument électoral : les présidents démocrates sont plus dépensiers et augmentent davantage la dépense publique et la dette de l'Etat, déjà considérable, que ceux de droite. Eh bien, ce préjugé courant, tiré d'un petit syllogisme simpliste, est faux. En voici la preuve graphique.

Faut dire qu'entre le coût de l'intervention en Irak et la mécanique de nationalisation larvée des banques d'affaires dont les folles dérives résultent de la politique de dérégulation tous azimuts - ce grand credo de la politique libérale des Chicago Boys, disciples de Milton Friedman - entreprise depuis les années 80, y avait de quoi faire sauter la banque, comme on dit au casino. Sauf que là les républicains n'ont pas joué gagnant, que ce sont les contribuables américains qui vont payer la note (près de deux mille dollars par ménage) et que les conséquences mondiales de la crise actuelle sont encore totalement imprévisibles et largement à venir.
On voudrait croire que les principes utopiques et abstraits de l'idéologie néo-libérale - une sorte de solution miracle à tous les problèmes économiques et sociaux et qui fut exportée dans le monde entier pour la plus grande destruction des sociétés contraintes de l'adopter, ainsi que l'explique Noami Klein (La stratégie de choc. La montée d'un capitalisme du désastre, Actes Sud, 2008)- aient vécu. La chose reste à prouver. On dira que la critique est "simpliste" et qu'elle est partisane, mais il faut examiner de près combien le modèle repose lui-même sur des postulats théoriques aussi abstraits que simples et combien, appliqués aux sociétés humaines avec la même brutalité innocente que l'idéologie marxiste de l'ancien temps et la même prétendue "scientificité, il montra et continue de montrer ses effets dévastateurs. Au reste, c'est toujours ce qui advient lorsqu'une idéologie, de quelque bord qu'elle soit, entreprend de faire "table rase" de la réalité et de réorganiser une société donnée sur la base de ses principes, prétendument rationnels et scientifiquement vrais.
Historiquement, la pensée libérale classique s'est élaborée comme une critique radicale de cette conception rationaliste, d'essence cartésienne, de l'organisation de la société resultant d'un plan idéal et purement théorique et qui pour s'appliquer exige et appelle de ses voeux une crise sociale totale, telle la Révolution française. Et la critique reposait à l'époque sur le constat qu'une telle conception conduit inévitablement à légitimer les plus grandes violences faites aux hommes. Il est étrange de constater que, sous sa forme contemporaine - telle qu'elle fut théorisée par des hommes comme Friedrich Hayek ou Milton Friedman - la pensée néo-libérale est tombée dans ce funeste travers que dénonçaient pourtant les pères fondateurs du libéralisme. Car, de fait, ce qu'elle demande à son tour, c'est qu'à la faveur d'une crise qui ébranle toutes les structures de la société et de l'Etat - si, à la différence des révolutionnaires marxistes, elle ne la suscitera pas, elle se réjouira comme eux de son advenue - soient implacablement mis en oeuvre les deux principes qui forment son credo et définissent sa martingale magico-rationnelle : restriction de l'Etat à ses tâches assurantielles minimales (sécurité du territoire et administration de la justice) et, pour le reste, confiance absolue dans la vertu d'auto-régulation du marché (comme libre espace d'échanges des biens et des services). Le poète anglais Carlyle avait donné un nom à cet idéal utopique : la "fabrique du diable", the satanic mill, qu'analyse et dénonce Karl Polanyi dans un livre célèbre, La grande transformation (Gallimard, 1983).
Mais je vois que je me suis laissé imprudemment entraîné bien au-delà de mon intention première de montrer ce que certains préjugés ont de faux. Comme si le sujet dont je viens de parler pouvait se résumer à ces quelques considérations générales. Allez plutôt lire ou consulter les différents numéros que la Revue du Mauss consacre à ce thème et dont les analyses sont d'une tout autre ampleur.
Faut dire qu'entre le coût de l'intervention en Irak et la mécanique de nationalisation larvée des banques d'affaires dont les folles dérives résultent de la politique de dérégulation tous azimuts - ce grand credo de la politique libérale des Chicago Boys, disciples de Milton Friedman - entreprise depuis les années 80, y avait de quoi faire sauter la banque, comme on dit au casino. Sauf que là les républicains n'ont pas joué gagnant, que ce sont les contribuables américains qui vont payer la note (près de deux mille dollars par ménage) et que les conséquences mondiales de la crise actuelle sont encore totalement imprévisibles et largement à venir.
On voudrait croire que les principes utopiques et abstraits de l'idéologie néo-libérale - une sorte de solution miracle à tous les problèmes économiques et sociaux et qui fut exportée dans le monde entier pour la plus grande destruction des sociétés contraintes de l'adopter, ainsi que l'explique Noami Klein (La stratégie de choc. La montée d'un capitalisme du désastre, Actes Sud, 2008)- aient vécu. La chose reste à prouver. On dira que la critique est "simpliste" et qu'elle est partisane, mais il faut examiner de près combien le modèle repose lui-même sur des postulats théoriques aussi abstraits que simples et combien, appliqués aux sociétés humaines avec la même brutalité innocente que l'idéologie marxiste de l'ancien temps et la même prétendue "scientificité, il montra et continue de montrer ses effets dévastateurs. Au reste, c'est toujours ce qui advient lorsqu'une idéologie, de quelque bord qu'elle soit, entreprend de faire "table rase" de la réalité et de réorganiser une société donnée sur la base de ses principes, prétendument rationnels et scientifiquement vrais.
Historiquement, la pensée libérale classique s'est élaborée comme une critique radicale de cette conception rationaliste, d'essence cartésienne, de l'organisation de la société resultant d'un plan idéal et purement théorique et qui pour s'appliquer exige et appelle de ses voeux une crise sociale totale, telle la Révolution française. Et la critique reposait à l'époque sur le constat qu'une telle conception conduit inévitablement à légitimer les plus grandes violences faites aux hommes. Il est étrange de constater que, sous sa forme contemporaine - telle qu'elle fut théorisée par des hommes comme Friedrich Hayek ou Milton Friedman - la pensée néo-libérale est tombée dans ce funeste travers que dénonçaient pourtant les pères fondateurs du libéralisme. Car, de fait, ce qu'elle demande à son tour, c'est qu'à la faveur d'une crise qui ébranle toutes les structures de la société et de l'Etat - si, à la différence des révolutionnaires marxistes, elle ne la suscitera pas, elle se réjouira comme eux de son advenue - soient implacablement mis en oeuvre les deux principes qui forment son credo et définissent sa martingale magico-rationnelle : restriction de l'Etat à ses tâches assurantielles minimales (sécurité du territoire et administration de la justice) et, pour le reste, confiance absolue dans la vertu d'auto-régulation du marché (comme libre espace d'échanges des biens et des services). Le poète anglais Carlyle avait donné un nom à cet idéal utopique : la "fabrique du diable", the satanic mill, qu'analyse et dénonce Karl Polanyi dans un livre célèbre, La grande transformation (Gallimard, 1983).
Mais je vois que je me suis laissé imprudemment entraîné bien au-delà de mon intention première de montrer ce que certains préjugés ont de faux. Comme si le sujet dont je viens de parler pouvait se résumer à ces quelques considérations générales. Allez plutôt lire ou consulter les différents numéros que la Revue du Mauss consacre à ce thème et dont les analyses sont d'une tout autre ampleur.
mardi 16 septembre 2008
La preuve et l'intime conviction
La Cour de cassation examine aujourd'hui mercredi le pourvoi de Maurice Agnelet, condamné par la cour d'assises des Bouches-du Rhône en 2007, vingt ans après les faits, pour l'assasinat de sa maîtresse, Agnès Le Roux (il avait été acquitté au terme d'un premier procès à Nice en 2006).
A cette occasion, je republie ici l'article que j'avais rédigé à l'époque, mais qu'aucun journal n'avait voulu prendre, et qui, au-delà de cette affaire retentissante, porte sur le problème posé par la notion d'"intime conviction".
"Un homme de soixante-dix ans bientôt, Maurice Agnelet, vient d’être condamné à 20 ans de réclusion criminelle par la Cour d’assises des Bouches-du-Rhône. Au terme d’un procès qui aura duré près d’un mois, et dont j’ai suivi les audiences, aucune preuve matérielle de son implication, moins encore de sa culpabilité dans la disparition d’Agnès Le Roux n’a pu être apportée. Personne n’est en mesure de savoir ce qu’il est advenu de cette jeune femme de 29 ans, dont Maurice Agnelet était l’amant, ce jour de fin octobre ou début novembre 1977 où elle a quitté son domicile niçois. Crime, fuite volontaire sans retour, suicide, accident ? Il a été objectivement et matériellement impossible de savoir laquelle de ces hypothèses correspond à une réalité qui, à ce jour, reste une totale énigme. Qu’il y ait eu meurtre, cela même n’a pu être établi, puisque Agnès Le Roux n’est jamais réapparue et que son corps n’a pas été retrouvé. La question du où, quand, comment ? le crime aurait-il été commis est restée sans réponse.
Sur quoi les jurés ont-ils pu se fonder pour arriver à un tel verdict, qui contredit l’acquittement dont Maurice Agnelet avait bénéficié en première instance ? L’intime conviction. La notion n’appelle pas au sentiment et à l’appréciation subjective des juges. Elle repose sur une analyse raisonnée des éléments à charge présentés par l’accusation et le ministère public. « L’intime conviction ne signifie pas que l’on peut condamner sans preuves, mais simplement que l’on ne demande pas de compte au juge de la façon dont, à partir de preuves fournies, il est parvenu à une certitude »1.
Or, dans cette affaire, malgré le réquisitoire fleuve de l’avocat général, de preuves, il n’y en a aucune.
La question n’est pas de savoir si Maurice Agnelet est coupable ou non, s’il a dit la vérité ou s’il a menti au cours des dizaines d’années qu’a duré l’instruction, s’il est homme digne de foi ou non, si sa personnalité est sympathique ou détestable. Elle est de savoir si l’on peut légitimement accuser et condamner un homme en l’absence totale de preuves, sur la base de simples conjectures, d’interprétations inévitablement discutables d’obscurs indices et de témoignages peu fiables, surtout à trente ans de distance des faits. Pas de corps, pas d’arme, pas de scène de crime. Rien. Juste la disparition d’une jeune femme, belle, riche et dépressive, qui laisse derrière elle un immense trou noir. C’est au motif de ce défaut de connaissance de ce qui s’est réellement passé, qu’un non-lieu avait tout d’abord été prononcé en 1986, puis, de toute évidence, que Maurice Agnelet avait été acquitté en 2006, par la Cour d’assises de Nice, en première instance, après que l’affaire a été rouverte.
On peut estimer que nous avons affaire là à une des plus graves erreurs judiciaires des dernières décennies. Ou, inversement, que justice a été rendue, comme l’ont proclamé certains à l’issue du verdict. Je ne disputerai pas ce point. Qu’au regard de la vérité insondable des faits, les jurés de la cour d’assises d’Aix-en-Provence aient eu raison, cela se peut. Mais l’on ne saurait en décider que du point de vue de celui qui connaît ce qui nous est caché. Or, ce point de vue nous est à tout jamais inaccessible. La justice des hommes n’est pas le jugement de Dieu. La justice humaine n’a d’autre fondement que ce qui est su et démontré avec assez d’évidence pour autoriser légitimement la société à priver un homme de sa liberté. La sécurité des citoyens dans un Etat de droit repose sur ce principe essentiel et elle se paye du prix qu’il est, en effet, possible qu’un homme coupable échappe à la justice de ses semblables, tout simplement parce que la preuve de sa culpabilité fait défaut et que le doute doit lui bénéficier. Faute de quoi, il n’est personne qui ne puisse un jour ou l’autre se trouver mis en cause et même conduit en prison.
Dans cette affaire, le principe de l’intime conviction des jurés a révélé sa terrible fragilité. Il ne s’agit pas de stigmatiser l’institution du jury populaire dans notre procédure criminelle. Mais il s’agit de défendre le droit de chacun d’entre nous à être protégé contre une justice qui n’a pas à rendre raison de ses jugements, pas même lorsqu’elle altère le sens philosophique et juridique de l’intime conviction qui n’est pas et ne saurait jamais être un substitut à l’absence de preuves.
On ne peut que se désoler du fait que cette Cour d’assises, composée de douze jurés et de trois magistrats professionnels, ne s’en soit pas tenue – comme il semble - à une interprétation stricte de ce principe. Qu’on le sache : la condamnation de Maurice Agnelet nous fait entrer désormais dans une terrifiante insécurité".
Le pourvoi formé par les avocats de Maurice Agnelet, François Saint-Pierre et Jean-Pierre Versigny-Campigny, repose sur sept «moyens» (motifs). "Selon plusieurs juristes consultés par Le Figaro, le plus solide est le troisième. La défense estime que le rejet de conclusions écrites déposées au tout début du second procès - et affirmant que le droit d'être jugé dans un «délai raisonnable» exigé par la Convention européenne des droits de l'homme était en l'espèce bafoué - pose problème. La phrase suivante de l'arrêt est pointée du doigt : «Les conditions de la disparition d'Agnès Le Roux n'ont pu être déterminées que tardivement et en raison notamment des déclarations mensongères de Maurice Agnelet et de son épouse Françoise Lausseure.» Selon la défense de l'ex-avocat, «en affirmant ainsi avant les délibérations le caractère mensonger des déclarations de l'accusé et de son épouse dans le cadre de la procédure ancienne, la cour a pris parti sur la valeur et la portée du système de défense du requérant dans le présent procès».
Le jugement de la Cour de cassation sera rendu d'ici une à deux semaines. A suivre donc
www.figaro.fr
www.20minutes.fr
A cette occasion, je republie ici l'article que j'avais rédigé à l'époque, mais qu'aucun journal n'avait voulu prendre, et qui, au-delà de cette affaire retentissante, porte sur le problème posé par la notion d'"intime conviction".
"Un homme de soixante-dix ans bientôt, Maurice Agnelet, vient d’être condamné à 20 ans de réclusion criminelle par la Cour d’assises des Bouches-du-Rhône. Au terme d’un procès qui aura duré près d’un mois, et dont j’ai suivi les audiences, aucune preuve matérielle de son implication, moins encore de sa culpabilité dans la disparition d’Agnès Le Roux n’a pu être apportée. Personne n’est en mesure de savoir ce qu’il est advenu de cette jeune femme de 29 ans, dont Maurice Agnelet était l’amant, ce jour de fin octobre ou début novembre 1977 où elle a quitté son domicile niçois. Crime, fuite volontaire sans retour, suicide, accident ? Il a été objectivement et matériellement impossible de savoir laquelle de ces hypothèses correspond à une réalité qui, à ce jour, reste une totale énigme. Qu’il y ait eu meurtre, cela même n’a pu être établi, puisque Agnès Le Roux n’est jamais réapparue et que son corps n’a pas été retrouvé. La question du où, quand, comment ? le crime aurait-il été commis est restée sans réponse.
Sur quoi les jurés ont-ils pu se fonder pour arriver à un tel verdict, qui contredit l’acquittement dont Maurice Agnelet avait bénéficié en première instance ? L’intime conviction. La notion n’appelle pas au sentiment et à l’appréciation subjective des juges. Elle repose sur une analyse raisonnée des éléments à charge présentés par l’accusation et le ministère public. « L’intime conviction ne signifie pas que l’on peut condamner sans preuves, mais simplement que l’on ne demande pas de compte au juge de la façon dont, à partir de preuves fournies, il est parvenu à une certitude »1.
Or, dans cette affaire, malgré le réquisitoire fleuve de l’avocat général, de preuves, il n’y en a aucune.
La question n’est pas de savoir si Maurice Agnelet est coupable ou non, s’il a dit la vérité ou s’il a menti au cours des dizaines d’années qu’a duré l’instruction, s’il est homme digne de foi ou non, si sa personnalité est sympathique ou détestable. Elle est de savoir si l’on peut légitimement accuser et condamner un homme en l’absence totale de preuves, sur la base de simples conjectures, d’interprétations inévitablement discutables d’obscurs indices et de témoignages peu fiables, surtout à trente ans de distance des faits. Pas de corps, pas d’arme, pas de scène de crime. Rien. Juste la disparition d’une jeune femme, belle, riche et dépressive, qui laisse derrière elle un immense trou noir. C’est au motif de ce défaut de connaissance de ce qui s’est réellement passé, qu’un non-lieu avait tout d’abord été prononcé en 1986, puis, de toute évidence, que Maurice Agnelet avait été acquitté en 2006, par la Cour d’assises de Nice, en première instance, après que l’affaire a été rouverte.
On peut estimer que nous avons affaire là à une des plus graves erreurs judiciaires des dernières décennies. Ou, inversement, que justice a été rendue, comme l’ont proclamé certains à l’issue du verdict. Je ne disputerai pas ce point. Qu’au regard de la vérité insondable des faits, les jurés de la cour d’assises d’Aix-en-Provence aient eu raison, cela se peut. Mais l’on ne saurait en décider que du point de vue de celui qui connaît ce qui nous est caché. Or, ce point de vue nous est à tout jamais inaccessible. La justice des hommes n’est pas le jugement de Dieu. La justice humaine n’a d’autre fondement que ce qui est su et démontré avec assez d’évidence pour autoriser légitimement la société à priver un homme de sa liberté. La sécurité des citoyens dans un Etat de droit repose sur ce principe essentiel et elle se paye du prix qu’il est, en effet, possible qu’un homme coupable échappe à la justice de ses semblables, tout simplement parce que la preuve de sa culpabilité fait défaut et que le doute doit lui bénéficier. Faute de quoi, il n’est personne qui ne puisse un jour ou l’autre se trouver mis en cause et même conduit en prison.
Dans cette affaire, le principe de l’intime conviction des jurés a révélé sa terrible fragilité. Il ne s’agit pas de stigmatiser l’institution du jury populaire dans notre procédure criminelle. Mais il s’agit de défendre le droit de chacun d’entre nous à être protégé contre une justice qui n’a pas à rendre raison de ses jugements, pas même lorsqu’elle altère le sens philosophique et juridique de l’intime conviction qui n’est pas et ne saurait jamais être un substitut à l’absence de preuves.
On ne peut que se désoler du fait que cette Cour d’assises, composée de douze jurés et de trois magistrats professionnels, ne s’en soit pas tenue – comme il semble - à une interprétation stricte de ce principe. Qu’on le sache : la condamnation de Maurice Agnelet nous fait entrer désormais dans une terrifiante insécurité".
Le pourvoi formé par les avocats de Maurice Agnelet, François Saint-Pierre et Jean-Pierre Versigny-Campigny, repose sur sept «moyens» (motifs). "Selon plusieurs juristes consultés par Le Figaro, le plus solide est le troisième. La défense estime que le rejet de conclusions écrites déposées au tout début du second procès - et affirmant que le droit d'être jugé dans un «délai raisonnable» exigé par la Convention européenne des droits de l'homme était en l'espèce bafoué - pose problème. La phrase suivante de l'arrêt est pointée du doigt : «Les conditions de la disparition d'Agnès Le Roux n'ont pu être déterminées que tardivement et en raison notamment des déclarations mensongères de Maurice Agnelet et de son épouse Françoise Lausseure.» Selon la défense de l'ex-avocat, «en affirmant ainsi avant les délibérations le caractère mensonger des déclarations de l'accusé et de son épouse dans le cadre de la procédure ancienne, la cour a pris parti sur la valeur et la portée du système de défense du requérant dans le présent procès».
Le jugement de la Cour de cassation sera rendu d'ici une à deux semaines. A suivre donc
lundi 8 septembre 2008
La culture ou les variations irrelatives
On connut, formulée dès le Siècle des Lumières, l'idée que l'histoire obéit à un "progrès" et qu'un processus inexorable est à l'oeuvre dont les hommes sont davantage les instruments inconscients que les acteurs réfléchis. Sur cette base, toute une hiérarchie des cultures s'édifia - la nôtre au sommet, bien sûr ! - quoique dès cette époque, certains, tel le philosophe allemand, Johann von Herder (1744-1803), soutenaient que chaque grande civilisation atteint à un "point de perfection" incomparable, après quoi il ne lui reste plus qu'à décliner et à disparaître. Aux temps contemporains s'en déduisit - je fais vite et dresse l'esquisse à très gros traits - la notion si maladroite de "relativité des cultures", avec son cortège de problèmes insolubles, dont le plus équivoque peut être formulé de la façon suivante : au nom du respect de pratiques différentes des nôtres n'est-on pas conduit à s'interdire tout jugement de valeur par exemple sur l'excision ou le cannibalisme ? Avec cette conséquence, en forme d'impasse, que tout notre système de valeurs, incluant les droits de l'homme, ne sont que des productions sociales et historiques particulières, qui n'invitent en rien à l'universalité. Passons ! Mon propos n'est pas de revenir sur ce débat archi-rebattu, mais de marquer le piège dans lequel on s'enferme à présenter le problème en ces termes.
Ne serait-on pas mieux avisé de remplacer la notion close de "relativité" par celle, plus ouverte, de "variété" ? De voir dans les productions "culturelles" (philosophiques, religieuses, esthétiques, etc.) de l'esprit humain la richesse des diverses expressions de notre présence au monde qui, pour multiples et différentes qu'elles soient, ne sont pas infinies, ni incapables, sous quelques conditions, d'échanger entre elles ni de s'entendre ? Je pose la question tout sommairement en complément du dernier billet.
A quoi bon la "culture", entendue cette fois-ci au restreint, si elle n'est pas une manière de travailler à cette ouverture aux autres qui est un enrichissement et une formation de soi, non une manière de scier la branche sur laquelle nous sommes assis et de tout ramener à l'équivalence vide du "tout se vaut" ou, pire encore, du "tout est permis". Notre tradition humaniste, tirée de Montaigne, invite à cette ouverture attentive, curieuse, bienveillante et critique, au différent, mais c'est à tort qu'on voudrait que cette qualité de tolérance débouche inévitablement sur un nihilisme auto-destructeur. Il n'est pas impossible de cheminer sur cette ligne de crête qui évite la chute entre les deux abîmes que sont, d'une part, l'arrogance impérialiste et, d'autre part, la négation complaisante et mutilatrice de ce que nous sommes et de ce que à quoi nous croyons.
Mon Dieu ! Que tout cela est trop vite dit...
Le philosophe Jacques Dewitte a écrit sur ce thème un fort beau livre qui mérite d'être lu (L'exception européenne : Ces mérites qui nous distinguent, Editions Michalon, 2008).
Ne serait-on pas mieux avisé de remplacer la notion close de "relativité" par celle, plus ouverte, de "variété" ? De voir dans les productions "culturelles" (philosophiques, religieuses, esthétiques, etc.) de l'esprit humain la richesse des diverses expressions de notre présence au monde qui, pour multiples et différentes qu'elles soient, ne sont pas infinies, ni incapables, sous quelques conditions, d'échanger entre elles ni de s'entendre ? Je pose la question tout sommairement en complément du dernier billet.
A quoi bon la "culture", entendue cette fois-ci au restreint, si elle n'est pas une manière de travailler à cette ouverture aux autres qui est un enrichissement et une formation de soi, non une manière de scier la branche sur laquelle nous sommes assis et de tout ramener à l'équivalence vide du "tout se vaut" ou, pire encore, du "tout est permis". Notre tradition humaniste, tirée de Montaigne, invite à cette ouverture attentive, curieuse, bienveillante et critique, au différent, mais c'est à tort qu'on voudrait que cette qualité de tolérance débouche inévitablement sur un nihilisme auto-destructeur. Il n'est pas impossible de cheminer sur cette ligne de crête qui évite la chute entre les deux abîmes que sont, d'une part, l'arrogance impérialiste et, d'autre part, la négation complaisante et mutilatrice de ce que nous sommes et de ce que à quoi nous croyons.
Mon Dieu ! Que tout cela est trop vite dit...
Le philosophe Jacques Dewitte a écrit sur ce thème un fort beau livre qui mérite d'être lu (L'exception européenne : Ces mérites qui nous distinguent, Editions Michalon, 2008).
dimanche 7 septembre 2008
Confucius, hier comme aujourd'hui
Laissons de côté l'épineuse question de savoir si la notion de "nature humaine" n'a d'autre sens que culturel ou biologique, étant, pour certains, plutôt un mixte des deux. On voudrait aujourd'hui qu'elle ne signifie rien de plus que cela. Mais il n'est pas nécessaire de lui donner une portée métaphysique, moins encore théologique, pour s'apercevoir que, envisagée du point de vue l'expérience humaine, elle varie assez peu. Il n'y a sans doute rien de commun entre la Chine du Ve siècle avant Jésus Christ et nos sociétés contemporaines, mais d'où vient alors que nous puissions encore lire les "penseurs" de cette époque et faire nôtre certaines de leurs réflexions ?
Si vraiment tout nous séparait des hommes du passé, la langue, la culture, la manière en somme d'être présent au monde, nous ne pourrions lire ni rien compendre à Homère, à l'Ancien Testament, à Shakespeare, à La Rochefoucauld ou à Dostoïevski, et je ne parle pas des philosophes. Au reste, où devrait-on placer le curseur temporel lorsque la conscience historique disparaît au point que tel événement, vieux de cinquante ans, paraît aussi lointain que le Moyen-Age, c'est-à-dire que la préhistoire. Si la "culture" - quel terme détestable ! - a un mérite, c'est tout d'abord de rétablir ce lien entre les hommes - qu'ils soient d'ici ou d'ailleurs, d'hier ou d'aujourd'hui - que l'absence d'effort, d'intérêt, de compréhension et de sympathie détruit dans tous ses aspects, pour nous laisser sans racines ni horizon.
Qu'il y ait, malgré tout, une communauté humaine, capable de s'entendre à travers les lieux et les âges, j'en veux pour seul exemple cet aphorisme admirable et si tranchant de Confucius qui donnerait à sourire n'était-ce la vérité amère qu'il exprime :
"Pourquoi m'en veux tu autant, je ne t'ai pourtant rien donné"...
Si vraiment tout nous séparait des hommes du passé, la langue, la culture, la manière en somme d'être présent au monde, nous ne pourrions lire ni rien compendre à Homère, à l'Ancien Testament, à Shakespeare, à La Rochefoucauld ou à Dostoïevski, et je ne parle pas des philosophes. Au reste, où devrait-on placer le curseur temporel lorsque la conscience historique disparaît au point que tel événement, vieux de cinquante ans, paraît aussi lointain que le Moyen-Age, c'est-à-dire que la préhistoire. Si la "culture" - quel terme détestable ! - a un mérite, c'est tout d'abord de rétablir ce lien entre les hommes - qu'ils soient d'ici ou d'ailleurs, d'hier ou d'aujourd'hui - que l'absence d'effort, d'intérêt, de compréhension et de sympathie détruit dans tous ses aspects, pour nous laisser sans racines ni horizon.
Qu'il y ait, malgré tout, une communauté humaine, capable de s'entendre à travers les lieux et les âges, j'en veux pour seul exemple cet aphorisme admirable et si tranchant de Confucius qui donnerait à sourire n'était-ce la vérité amère qu'il exprime :
"Pourquoi m'en veux tu autant, je ne t'ai pourtant rien donné"...
samedi 6 septembre 2008
Machiavel et Léonard de Vinci, Rencontre au sommet
Ce dimanche matin me revient le souvenir d'une curiosité historique que je livre à votre imagination.
Florence, 1504.
Cette année-là, selon les plans établis par Léonard de Vinci, furent entrepris par les entrepreneurs florentins de gigantesques travaux de diversion de l’Arno, afin de réduire la ville de Pise à la soumission. La décision avait été prise par la Seigneurie le 20 août 1504, après que diverses tentatives militaires eurent toutes échouées. Le 12 octobre le projet fut abandonné. Un nombre insuffisant d’hommes commis à la tâche et les erreurs techniques de l’ingénieur en hydraulique, Colombino, en particulier la profondeur insuffisante des fossés qui devaient entraîner la diversion des eaux, furent cause que la rivière retourna à son ancien cours.
Plusieurs lettres écrites par Machiavel en septembre 1504 montrent son active participation à cette entreprise qui dépassait dans l’esprit de Léonard la seule fin militaire puisque c’était là, à ses yeux, la première phase d’un projet beaucoup plus important et ambitieux visant à rattacher la ville de Florence à la mer.
On sait ainsi que se connurent et travaillèrent ensemble Léonard de Vinci et Nicolas Machiavel, ces deux plus grands esprits de la cité florentine, si différents en tous points. Le beau livre de Roger D. Masters, Fortune is a River, Leonardo da Vinci and Niccolo Machiavelli’s Magnificent Dream to Change the Course of The Florentine History (A Plume Book, 1999) fait le récit de cette rencontre étonnante et peu connue.
Songez un peu au merveilleux scénario que l'on pourrait tirer de cette histoire dont s'est emparé le récent roman de Patrick Boucheron, Léonard et Machiavel (Editions Verdier, 2008).
Je tiens en réserve, si vous le désirez, quelques autres anecdotes de la vie de Machiavel, dont l'une, en particulier, est formidablement drôle. On ne sait pas assez que Nicolas était doué d'un grand sens de l'humour et que certaines de ses lettres étaient si facétieuses que ses collègues de bureau en hurlaient de rire, le pressant de revenir au plus vite lorsque les affaires le tenaient trop longtemps éloigné de Florence. Au reste, il est également l'auteur de deux comédies, La mandragore et La Clizia, que l'on ne joue plus guère. Sa personnalité, tellement attachante, est à mille lieux de l'idée que l'on se fait de l'auteur impassible du Prince, ce bréviaire du bon usage du mal en politique.

Santi di Tito (1536-1603), Portrait de Machiavel. Palazzo Vecchio, Florence.
Ce portrait posthume de Machiavel est exposé au deuxième étage du Palazzo Vecchio à Florence, dans son ancien bureau de Secrétaire des Dix.
Florence, 1504.
Cette année-là, selon les plans établis par Léonard de Vinci, furent entrepris par les entrepreneurs florentins de gigantesques travaux de diversion de l’Arno, afin de réduire la ville de Pise à la soumission. La décision avait été prise par la Seigneurie le 20 août 1504, après que diverses tentatives militaires eurent toutes échouées. Le 12 octobre le projet fut abandonné. Un nombre insuffisant d’hommes commis à la tâche et les erreurs techniques de l’ingénieur en hydraulique, Colombino, en particulier la profondeur insuffisante des fossés qui devaient entraîner la diversion des eaux, furent cause que la rivière retourna à son ancien cours.
Plusieurs lettres écrites par Machiavel en septembre 1504 montrent son active participation à cette entreprise qui dépassait dans l’esprit de Léonard la seule fin militaire puisque c’était là, à ses yeux, la première phase d’un projet beaucoup plus important et ambitieux visant à rattacher la ville de Florence à la mer.
On sait ainsi que se connurent et travaillèrent ensemble Léonard de Vinci et Nicolas Machiavel, ces deux plus grands esprits de la cité florentine, si différents en tous points. Le beau livre de Roger D. Masters, Fortune is a River, Leonardo da Vinci and Niccolo Machiavelli’s Magnificent Dream to Change the Course of The Florentine History (A Plume Book, 1999) fait le récit de cette rencontre étonnante et peu connue.
Songez un peu au merveilleux scénario que l'on pourrait tirer de cette histoire dont s'est emparé le récent roman de Patrick Boucheron, Léonard et Machiavel (Editions Verdier, 2008).
Je tiens en réserve, si vous le désirez, quelques autres anecdotes de la vie de Machiavel, dont l'une, en particulier, est formidablement drôle. On ne sait pas assez que Nicolas était doué d'un grand sens de l'humour et que certaines de ses lettres étaient si facétieuses que ses collègues de bureau en hurlaient de rire, le pressant de revenir au plus vite lorsque les affaires le tenaient trop longtemps éloigné de Florence. Au reste, il est également l'auteur de deux comédies, La mandragore et La Clizia, que l'on ne joue plus guère. Sa personnalité, tellement attachante, est à mille lieux de l'idée que l'on se fait de l'auteur impassible du Prince, ce bréviaire du bon usage du mal en politique.

Santi di Tito (1536-1603), Portrait de Machiavel. Palazzo Vecchio, Florence.
Ce portrait posthume de Machiavel est exposé au deuxième étage du Palazzo Vecchio à Florence, dans son ancien bureau de Secrétaire des Dix.
jeudi 21 août 2008
La vie des objets

Un précédent billet - Le Yolanda - tenait que les objets qui sont le fruit de notre travail et dans lesquels se marque l'empreinte de nos aventures de nos passions pourraient bien avoir une "âme". L'idée est étrange, saugrenue et, bien sûr, on ne saurait la prouver. Pas plus au reste que la croyance que les hommes en ont une, et qui serait éternelle. Mais enfin, nous ne vivons pas seulement avec des certitudes que l'on peut prouver de la manière dont on s'assure qu'il pleut dehors ou que la gravitation est une loi de la physique. Les objets donc, ne les dotons-nous pas d'une vie à part, bien à eux ? Est-ce l'expression d'un esprit maniaque ou de vieille fille de vouloir qu'ils soient à leur place ? Cet ordre des choses, est-ce nous qui en disposons ou est-ce lui qui, secrètement, dispose de nous ? Que cherchons-nous lorsque nous plaçons les meubles dans une pièce ? A exprimer sans doute notre propre sens esthétique, notre goût personnel, encore que celui-ci dépende souvent d'influences qui nous échappent, la mode du jour et du temps présent. Fort bien ! mais il y a plus : nous cherchons inconsciemment l'ordre qui convient, qui a ses propres lois, et qui une fois mis en place nous contentera, nous apportera un sentiment de satisfaction et nous nous dirons alors : c'est bien ainsi, il n'y a rien à changer ! quoiqu'une autre disposition eût été possible et qu'un jour prochain, nous bougerons tout de nouveau.
Ainsi procède également l'artiste : que tous les élements de l'oeuvre - couleurs, sons ou mots - se tiennent nécessairement ensemble selon les contraintes formelles qu'il est seul à percevoir, que Kant appelle "une finalité sans fin". Cette nécessité n'est pas celle dont parle la physique ou la chimie, elle n'est pas faite de lois universelles, mais c'est bien cette nécessité, immanente à l'oeuvre, et tout à fait unique, dont avons l'idée obscure et qui nous guide librement - il n'y a pas là de contradiction - lorsque nous disposons les objets dans une pièce à notre guise et qui déploie toutes ses exigences inventives chez le créateur véritable.
Les philosophes ont des mots bien à eux, et qui font souvent peur, mais tout obscurs qu'ils paraissent et abstraits que soient leurs concepts, ils ne font souvent que dégager le sens de nos expériences ordinaires et de nos conduites quotidiennes
mardi 19 août 2008
Le Yolanda

Ce yacht, le deuxième le plus long du monde à l'époque -il mesurait plus de cent mètres - avait été acheté par Elisabeth T. en 1911 pour son fils Michel qui devait plus tard devenir le dernier ministre des Affaires étrangères du gouvernement Kerensky et se ruiner en hypothéquant une immense fortune pour réarmer l'infanterie de son pays, en guerre contre l'Allemagne. L'on pouvait voir la silhouette élégante et magnifique du Yolanda sillonner les mers de la Méditerranée et de la Baltique au cours de longues croisières en ces temps où l'on ignorait encore les fureurs à venir. Y étaient reçus les membres de la famille impériale et de la noblesse et tout ce que l'intelligentsia russe comptait, en ces années-là, de créateur. Ayant perdu tous ses biens au cours de la Révolution de 1917 - en particulier sa fabuleuse collection d'oeuvres d'art (aujourd'hui conservée au musée familial Hanenko à Kiev) - Elisabeth vendit le Yolanda en 1921. Durant la Seconde Guerre mondiale, armé de canons de 20 et de 40 mm, et rebaptisé le HMS White Bear - le gouvernement britannique s'en était porté acquéreur en 1940 - , il servit courageusement dans la mer de Chine et les îles indonésiennes, sous le commandement du vice amiral Archibald Day. Après cinquante ans de bons et loyaux services, il fut détruit en 1958, laissant derrière lui des souvenirs que les descendants des marins qui servirent à bord cultivent encore.
Il ne reste aujourd'hui du Yolanda qu'un petit fanion, à peine plus grand qu'un mouchoir, que conserve mon frère Ivan, et quelques reliques entre les mains de collectionneurs. Dira-t-on assez ce que ces documents d'un passé révolu ont de touchant et de précieux : ils conservent, concentrés en quelques fragments de tissu, de bois ou de cuivre, la trace de la joie paisible des hommes, de leurs aventures et de leurs passions, meurtrières parfois, et survivent seuls à leurs illusions. Les objets ont-ils une âme ? Les animaux en ont bien une, les plantes aussi. Pourquoi pas ces témoins matériels qui, dans leur tranquillité et le silence, vibrent encore de tout ce qui y avons mis d'espoir, de travail, de confiance dans la résistance de la matière aux pertubations du temps et de l'histoire ? Ce n'est pas sans raison que nous les entretenons, les conservons précieusement et écoutons, à certaines heures, le message silencieux qu'ils chuchotent à notre oreille : rien ne durera de vos possessions, mais, ne vous inquiétez pas, nous avons une vie à nous, bien plus longue que la vôtre dont nous témoignerons si vos successeurs ne sont pas indignes de nous... Mais voilà : ne sommes-nous pas devenus une génération indigne, sourde non seulement aux cris de la nature mais, également, à la valeur de nos fabrications qui n'est pas seulement utilitaire ?
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