On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

jeudi 29 septembre 2011

De Profundis, Oscar Wilde

Extrait de la longue lettre qu'Oscar Wilde écrivit, début 1897, à son jeune amant, Lord Alfred Douglas, depuis sa prison de Reading. Une admirable et bouleversante méditation qui sera publiée dans sa version intégrale en 1962 seulement, sous le titre, De Profundis. Je dois avouer qu'à l'écouter, dans la beauté simple de la langue du grand écrivain, j'ai éprouvé une profonde émotion :

samedi 24 septembre 2011

Et maintenant on va où ? de Nadine Labaki

Quand c'est à l'inventivité joyeuse et fantasque des femmes, jamais à court de ressources imprévues, bien qu'elles soient de religions différentes - chrétiennes et musulmanes - qu'il revient d'empêcher les hommes, ces grands idiots, de s'entretuer dans un village déjà meurtri par les conflits confessionnels qui déchirent leur pays, et où la moindre étincelle risque de mettre le feu au poudre des passions vengeresses de ces forts-à-bras, cela donne, en peu de mots, le thème principal du beau film de la jeune cinéaste libanaise, Nadine Labaki, Maintenant on va où ? Et puisque seule une passion plus puissante peut faire contrepoids à une passion de moindre intensité - une leçon chère à Rousseau et aux empiristes - elles les tiendront par où ils sont les plus faibles, quitte à faire appel à des alliées qu'aucun d'entre eux n'aurait imaginé rencontrer, même dans ses rêves les plus débridés.
Un petit bijou d'intelligence, d'humour - on y rit beaucoup - d'espoir aussi et dans le grand ciel imbécile de la guerre dont ces mères et ces épouses portent le deuil, un magnifique hymne à la paix. Et pour une fois, ici les religieux, le prêtre et l'imam, ne sont pas présentés comme des pousse-au-crime, mais comme de réels pacificateurs, quand ce n'est pas la Vierge elle-même qui s'en mêle lorsqu'il s'agit d'inspirer à ces diablesses une solution drôlatique à souhait que je vous laisse découvrir. Dommage que ce film n'ait pas été realisé par un homme, c'est le seul regret ! Vous l'aurez compris : à voir sans délai, pour son plus grand bonheur.

mercredi 21 septembre 2011

Paul Audi, Le théorème du Surmâle

A la hâte, ce court billet pour vous signaler la publication du nouveau livre de Paul Audi, Le théorème du Surmâle aux éditions Verdier. Une lecture entrecroisée et s'éclairant mutuellement, d'une part, des écrits du psychanalyste Jacques Lacan et, d'autre part, d'un roman d'Alfred Jarry paru en 1902, Le Surmâle.
Quel est donc le théorème dont il est ici question ? Celui que formule l'incipit du roman : « L'amour est un acte sans importance, puisqu'on peut le faire indéfiniment ». Il s'agira, dès lors, d'explorer les apories tragiques de l'amour (physique) et l'émerveillement de l'amour qui est amour de l'autre pour lui-même, de l'amour en tant qu'amour, si différent du faire l'amour, cette répétition mécanique où la poursuite de la jouissance tourne à vide. Les analyses de Paul Audi, ici comme dans ses œuvres précédentes, témoignent d'une extraordinaire intensité et concentration de l'esprit, en même temps que le maniement technique du concept s'accompagne d'une beauté de langage presque poétique.

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  • jeudi 15 septembre 2011

    Jung et le symbolisme de la lune, par René Daval (2)

    Revenons au symbolisme lunaire : il évoque la mort, mais aussi la renaissance. Toutes les théories de la renaissance reposent sur un archétype, comme c’est le cas pour toutes les assertions qui concernent une réalité suprasensible. Il y a donc chez tous les peuples de l’univers des assertions concordantes concernant la renaissance. Il faut essayer de rendre compte du processus psychique qui est à la source de ces assertions. Jung distingue deux types d’expériences vécues sur la renaissance : celle de la transcendance de la vie et celle de la transformation du sujet lui-même. Le symbolisme lunaire joue un grand rôle dans ces deux expériences, mais c’est sur la seconde que je vais m’attarder en terminant .
    Pour renaître, le sujet doit modifier le rapport qui existe entre son inconscient et son conscient, de façon à ce qu’il ne soit plus la proie de ce que les Types psychologiques appellent les imaginations passives, où le conscient et l’inconscient agissent en sens contraire, mais qu’enfin il devienne capable de produire des images qui manifestent l’équilibre entre les deux instances psychiques. L’abondance de symboles lunaires manifeste le déséquilibre entre conscient et inconscient. Lorsque ces symboles perdent de leur importance, nous pouvons nous attendre à un meilleur équilibre de la personne, qui n’est plus la proie d’un inconscient qui impose ses vues au conscient. Le processus d’individuation, comme l’appelle Jung, vise à libérer l’être humain de son assujettissement à l’inconscient. Il faut alors aider le sujet à vivre ce processus , et c’est ce à quoi vise la méthode de l’imagination active : il s’agit de ne pas en rester au fantasme de l’acte libérateur , mais d’essayer d’en donner une représentation imagée. Il s’agit de s’attarder sur les images qui symbolisent le début de la renaissance, qui sont des représentations intuitives des évolutions à venir, afin d’intégrer à la conscience assez de contenus de l’inconscient, pour qu’elle atteigne ensuite le niveau d’évolution que ces images ont fait entrevoir. L’essentiel est de comprendre que le processus d’individuation vise la liberté de l’esprit, et la naissance du Soi, c’est-à-dire de la totalité psychique, de ce centre inconscient de la personnalité qui réconcilie esprit et corps , qui effectue la conjonction des opposés et réalise les potentialités créatrices présentes en tout homme.
    On le voit, l’approche jungienne du symbolisme de la lune n’est pas seulement riche par l’interprétation qu’elle propose d’images qui ont toujours fasciné l’esprit humain, mais par la réflexion entreprise qui vise à comprendre pourquoi ces images apparaissent , dans la vie d’un individu, et quelle en est la fonction. La confrontation de ces images avec celles du soleil, qui apparaissent souvent en même temps est un révélateur de l’état des relations entre conscient et inconscient chez chacun.Une personnalité développée est celle dans laquelle l’inconscient ne compense plus les tendances unilatérales du conscient, mais exprime son accord avec des tendances conscientes qui ont perdu leur unilatéralité . Des images de lune ascendante présentes dans un rêve ou dans une expérience intérieure, comme dans la production artistique accompagnent la naissance de ce processus. Lire Jung ne nous aide pas seulement à comprendre le sens de certains symboles, mais également celui de leur surgissement dans une psyché individuelle.

    mardi 13 septembre 2011

    Jung et le symbolisme de la lune, par René Daval (1)

    Mon ami et collègue de l'université de Reims, René Daval, est un philosophe aux compétences multiples. Sa très vaste culture, dans de nombreux domaines - c'est autant un spécialiste de Wittgenstein que de Maître Eckhart, de Hume que de Freud - se nourrit d'une curiosité inlassable. Et comme tous les hommes de cette sorte, il est d'une modestie parfaite. C'est une joie de publier ici son premier "billet" consacré au symbolisme de la lune chez Jung.

    Un des intérêts majeurs de l’œuvre de C.G.Jung réside, me semble-t-il, dans son approche psychologique du symbolisme, comme on le reconnaît souvent, mais plus encore dans la capacité dont il a su faire preuve d’intégrer le symbole dans l’analyse des cas individuels et dans le traitement des difficultés psychologiques rencontrées par des personnes qui, le plus souvent ignoraient tout du sens psychologique des symboles qui apparaissaient dans leurs rêves, leurs expériences mystiques ou artistiques. Jung visait à aider la personne à intégrer ces symboles dans sa vie psychique , ce qui la conduisait à élargir sa personnalité en développant sa créativité et son lien avec l’inconscient collectif, ce qu’il appelait : « le processus d’individuation ». Dans le séminaire de 1928-1930, intitulé L’Analyse des Rêves, Jung se penche sur le symbolisme de la lune en étudiant le cas d’un de ses patients qui se sentait en désaccord avec lui-même, déchiré entre des tendances contradictoires, et chez qui des symboles lunaires étaient apparus dans ses rêves. Il souligne la grande difficulté que représente dans notre psychologie le thème de la lune. La lune incarne un côté sombre de notre personnalité, elle apparaît la nuit, et peut être ressentie comme dangereuse ou, à tout le moins comme mystérieuse. Comme le dit Jung : «  la lune, c’est cette lumière continuellement changeante dans la nuit, la sphère nocturne de l’expérience humaine. » La lune croissante apparaît , dans beaucoup de civilisations , comme étant un signe d’espoir, tandis qu’au contraire, la lune décroissante invoque la mort, la dégénérescence, le désespoir. Pour le psychisme archaïque, le jour annonce le succès possible dans les entreprises humaines, alors que la nuit est habitée par le mal. Dans beaucoup de religions primitives, il y a un culte nocturne auquel appartient la magie. La nuit fait peur. Elle fait apparaître des choses que l’on ne voit pas le jour : esprits, sorciers et sorcières ne sont pas loin et peuvent assaillir l’humain dont l’habituel fonctionnement sensoriel est lié au jour. La peur est partiellement chassée par la lune en train de grandir , qui apparaît bénéfique, même si sa lumière est moins vive que celle du soleil. La lune, au contraire, est ressentie comme défavorable, lorsqu’elle est en phase décroissante. Dans tous les peuples ce sentiment existe, et l’on n’entreprend aucune tâche à ce moment du cycle lunaire. La lune a donc une double signification, bénéfique et maléfique. La lune produit aussi bien la maladie que la guérison, l’équilibre psychique et la folie. La lune a aussi un caractère sexuel double, masculin et féminin. La lune est d’abord ressentie comme féminine, mais il y a de notables exceptions. Jung note que le dieu lune masculin se trouve surtout en Asie Mineure. L’étymologie de diverses langues européennes mais aussi de l’iranien , montre que , dans la mentalité archaïque, les changements de la lune étaient reliés à l’idée de mesure. L’homme archaïque fait aussi le lien entre la lune et l’activité mentale et pensait que l’esprit lui était donné par la lune. On a d’ailleurs mesuré le temps à partir des phases de la lune, avant de le faire à partir du soleil. Pour l’esprit hindou ancien, l’esprit de la lune crée les choses. La lune est liée dans l’imaginaire à l’esprit, c’est-à-dire au conscient avec des contenus intentionnels. Il ne faut pas entendre ici le mot « esprit » au sens moderne, mais originel. L’homme archaïque a projeté sur la lune cette représentation de sa capacité à avoir des intentions et à en être conscient . L’homme a d’abord découvert l’esprit dans la nuit, alors que les impressions du monde extérieur disparaissent, et libèrent les expériences intérieures. La lune est liée alors au monde des fantasmes et de la folie. Comme le souligne Jung : «  d’où la vieille superstition que les rayons empoisonnés de la lune transpercent notre cerveau, et soit on se réveille au sortir d’un rêve fou, soit on est carrément fou soi- même ».

    L’homme archaïque a aussi été frappé par les changements de la lune. Les rayons de la lune ont été associés aux vagues de la mer. L’étymologie des expressions anglaises «  brain wave  »et «  brainstorm » montre que l’homme a en lui même une perception étonnante des vagues de la mer : celles-ci évoquent les altérations de l’humeur. Les bouleversements de l’humeur sont comparées aux changements de lune. L’homme archaïque comparait ses bouleversements intérieurs aux changements de lune.
    En ce qui concerne la relation de la lune avec les règles des femmes, on sait que la durée du cycle est d’un mois lunaire. Jung souligne que l’on ne sait pas pourquoi il existe cette relation, à moins de croire avec l’astrologie, que la structure humaine est liée au soleil, à la lune et aux planètes. Mais on ne peut prouver cette affirmation des astrologues. La science ne saurait prouver la vérité de l’astrologie. Mais Jung estime que l’astrologie est le résultat d’une projection : c’est la psychologie que les anciens projetaient dans les cieux. Il note que , dans l’horoscope, les deux principes les plus importants sont le soleil et la lune. Le soleil a les propriétés psychologiques de la nature active de l’homme, tandis que la lune présente celles de sa nature réactive. L’homme, dans sa nature active, est capable de volonté, tandis que lorsqu’il est passif, il répond simplement aux stimuli du monde externe ou de son monde interne. L’homme est très différent selon qu’il se trouve à son travail , en train d’exercer sa profession, et qu’il se trouve chez lui, dans ses heures de loisir, et qu’il se contente de réagir aux circonstances. En astrologie, on parle dans le premier cas du caractère solaire, et dans le second, du caractère lunaire. Les actions du soleil et de la lune sont déterminées par leur position dans ce que les astrologues nomment les « maisons », c’est-à-dire les divisions des cieux. Si le soleil est dans un signe de feu, l’homme est dans une période d’impétuosité , de chaleur, voire de colère, et manifeste sa nature active . Si la lune est en position de force, elle provoque la mise en évidence du côté plus personnel et vulnérable de la personne, et elle manifeste sa condition passive. Autrefois on interprétait d’une façon littérale le caractère d’une personne et son destin à partir de cette position des astres. De nos jours , on tient comme caractère psychologique ce que l’on pensait autrefois être une annonce du destin.
    Les hommes qui ont des natures réactives sont passifs, ils appartiennent à la nature.Ils participent à un jeu qu’ils n’ont pas choisi et sont manipulés par les autres, ils ne sont pas vraiment libres. Ils sont pris sous une loi qu’ils ne maîtrisent pas, et c’est cela que symbolise la nuit, lorsque l’homme se sent la proie de forces obscures qui le dépassent. La lune est devenue le symbole de ce côté de la psychologie masculine. La lune incarne cet aspect inattendu de la psychologie masculine. On ne peut utiliser le langage rationnel pour travailler avec cette psychologie. Comme le dit Jung : «  cette psychologie est aussi traîtresse que la lumière de la lune filtrée par des masques ». La psychologie lunaire présente les choses sous un double aspect : positif et négatif , et pour cette raison ne saurait être appréhendée rationnellement. C’est dans la semi-conscience que l’on peut la saisir. On parle de l’inconscient en termes lunaires car en lui les choses nous apparaissent sous des aspects contradictoires. Dans l’inconscient les opposés se rapprochent.
    Nous le voyons, le symbolisme de la lune dans la psychologie jungienne nous conduit aux couches les plus profondes de l’inconscient, à ce qu’il nomme l’inconscient collectif. Mais, et c’est ce point que je voudrai souligner, cet inconscient collectif n’est pas une entité sans lien avec l’inconscient individuel et la vie des personnes. Ce qui me semble passionnant dans l’approche jungienne, c’est l’articulation qu’elle énonce entre les diverses couches de l’inconscient comme entre les divers aspects du psychisme. C’est à l’occasion du rêve d’une personne ou d’un dessein d’un enfant que le symbolisme lunaire, comme celui de tous les archétypes, c’est-à-dire des structures a priori de l’inconscient collectif, apparaît. La confrontation avec l’archétype devient alors un enjeu pour l’individu : comprendre la signification de l’apparition d’une image archétypique à tel moment de son existence, et pouvoir intégrer la signification de celle-ci, c’est se donner la chance d’élargir les frontières de sa personnalité consciente et de profiter de l’expérience accumulée par l’humanité au long de son histoire pour prendre la mesure de ses difficultés de vie et pouvoir les résoudre. L’œuvre de Jung s'applique à réhabiliter la fonction de l’imagination dans la vie de l’homme :l’imagination est plus proche de la vie que l’entendement qui est par nature principe de limitation. Ce dernier est lié à la vie consciente , qui n’est qu’une infime partie de la vie psychique. Au contraire, l’imagination communique directement avec l’inconscient, conçu comme producteur des archétypes, sources de tous les efforts d’invention de l’humanité. Dans L’Ame et la Vie, Jung écrit : « toute bonne idée et tout acte créateur proviennent de l’imagination et tirent leur origine de ce qu’on a coutume d’appeler fantaisie infantile. L’artiste n’est pas seul à devoir à la fantaisie ce qu’il y a de grand dans sa vie : tous les hommes qui créent en sont là. ». L’imagination active comme l’appelle Jung, est provoquée par l’intuition, c’est-à-dire par une attitude perceptive envers les contenus de l’inconscient. Elle manifeste et crée à la fois l’unité de l’individualité, elle est le signe et la condition de la naissance du Soi, c’est-à-dire d’une personnalité qui ne se limite pas aux intérêts du moi, mais qui se préoccupe de développer les relations de celui-ci avec la totalité de l’univers. C’est ainsi que l’on ne peut comprendre la personnalité d’un individu en l’isolant de sa relation aux autres, au monde, et à la situation historique qui est la sienne .Le point de vue causal ne suffit pas, mais il faut lui adjoindre une vision dynamique et finaliste de l’évolution de la personne, de ses possibilités de développements créateurs. A la recherche de la cause donc, il faut adjoindre la considération du sens, de l’intention et du but . Il y a un élément créateur inhérent au psychisme. Les contenus inconscients ont, comme leurs homologues conscients, une orientation finale,un sens et un but. Il faut comprendre l’imagination par ses causes et par ses fins : symptôme d’un état personnel du point de vue causal (qui était celui de Freud), elle est symbole pour l’interprétation finaliste , qui cherche à saisir le sens du développement futur du sujet. On observe dans les crises de la vie un redoublement de l’activité de l’imagination a souvent noté Jung : celle-ci vise à écarter l’obstacle que le sujet est en train de vivre et y parvient dans une certaine mesure, au moins fictivement. C’est ainsi que dans Conflits de l’Ame Enfantine, il montre que la petite Anna (qui n’était autre que sa fille Agathe) trouve provisoirement dans la théorie suivant laquelle , lorsqu’une personne meurt, elle devient un ange, puis redevient un petit enfant, une réponse à sa question sur l’origine des enfants. Dès qu’une difficulté surgit dans l’existence, il se produit un retour de l’énergie psychique vers l’intériorité du sujet, une introversion de celle-ci. Cette introversion active l’imagination qui aide le sujet à résoudre la difficulté en proposant à celui-ci des solutions certes fictives, mais qui agissent au niveau symbolique du fonctionnement psychique. La construction du Soi rend nécessaire le sacrifice de l’être que l’on était dans l’enfance, et l’imagination vient offrir une compensation au sacrifice. C’est ainsi, par exemple, que poèmes et rêveries sentimentales, souvenirs enfantins et fables familiales viennent aider le jeune adulte à effectuer le passage à la maturité psychique.

    [...]

    dimanche 11 septembre 2011

    Haendel

    Grâce à notre ami, j'ai trouvé ce que je voulais vous faire entendre depuis longtemps, ce merveilleux menuet de Haendel dans la transcription pour piano de Wilhem Kempf, ici interprétée par Idil Biret. Qu'il est soit vivement remercié !

    mercredi 7 septembre 2011

    La réforme manquée de la justice criminelle, par François Saint-Pierre

    Mon ami, le grand avocat pénaliste, François Saint-Pierre*, a eu la gentillesse de m'envoyer son point de vue sur "La réforme manquée de la justice criminelle", publié dans le journal Le Monde, le 30 août. Qu'il en soit vivement remercié :

    La loi du 10 août 2011 "sur la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale" entrera en vigueur au premier janvier prochain. Assurément, elle modifiera de manière substantielle notre justice criminelle. Mais contrairement à l'annonce qui en a été faite, le rôle des jurés ne sera pas accru. Bien au contraire, il sera plus résiduel qu'il ne l'a jamais été dans notre histoire.
    Bref retour en arrière. Au printemps 2010, il fut question de supprimer purement et simplement le jury dans les procès de première instance ; ce n'est qu'en appel qu'il siégerait en cour d'assises. Dans le milieu judiciaire, ce fut le tollé : "comment, mais le jury, c'est la République !" Aussitôt, le gouvernement fit marche arrière, et à l'automne, c'est le président de la République lui-même qui l'annonça : non seulement les jurés seraient maintenus en cours d'assises, mais ils siégeraient de plus dans les tribunaux correctionnels. Nouveau tollé : "comment, mais la justice, c'est une affaire de professionnels..."
    Il faut reconnaître au Garde des Sceaux un art consommé de la manoeuvre. Pour allier ces contraires, il est parvenu à faire voter une loi qui, sous l'apparence d'une participation plus active des citoyens à leur justice, va en réalité réduire leur rôle à celui de simples spectateurs du procès. Voici comment.
    Oui, comme promis, les Français siégeront dans les tribunaux correctionnels. Puisqu'ils critiquaient le supposé laxisme des magistrats, ils pourront ainsi les surveiller de près. Mais prudence ! La loi a prévu une période expérimentale de deux ans, dans deux cours d'appel seulement. Un bilan sera dressé, et nous verrons alors. D'ici là, ces "citoyens-assesseurs" ne siègeront que dans les affaires simples. Pas dans les affaire complexes qu'ils auraient du mal à comprendre...
    Il est permis de douter du succès futur de l'opération. D'abord parce que son organisation sera lourde et coûteuse – non seulement pour l'Etat mais aussi pour les entreprises dont les salariés seront ainsi mobilisés. Ensuite et peut-être surtout parce qu'il n'est pas sûr que les Français apprécient cet exercice : ils vont vite se rendre compte que juger, c'est un métier. Un métier qui nécessite des compétences, et qui pose aussi des problèmes de conscience. Il n'est pas donné à tout le monde d'être juge. C'est une responsabilité majeure.
    Combien de jurés qui ont siégé en cours d'assises lors de procès terriblement douloureux n'en sont pas ressortis bouleversés ? La violence des crimes, la souffrance des victimes, comme le passé et la personnalité des accusés les ont marqués à jamais. Qu'ils aient vécu ces procès comme une expérience humaine somme toute enrichissante, ou au contraire harassante, tous ont éprouvé la difficulté de juger dans de telles circonstances : ne pas se laisser submerger par des sentiments contradictoires, s'efforcer de raisonner, peser le pour et le contre, douter avant de se prononcer.
    Les magistrats professionnels qui siègent en cours d'assises se confient volontiers sur l'attitude de ces jurés au cours des délibérations. S'ils soulignent le bon sens de la plupart d'entre eux, ils ne cachent pas l'embarras de bien d'autres – certains copient sur leurs voisins pour remplir leur bulletin de vote, paraît-il ! De fait, les verdicts que rendent les cours d'assises sont erratiques. Quelques acquittements ont laissé songeur, et plusieurs condamnations prononcées sans preuves suffisantes ont crûment posé la question de la pertinence du jury criminel.
    C'est à cette question cruciale en démocratie qu'a répondu la loi du 10 août. Car à partir du 1er janvier 2012, les cours d'assises seront tenues de motiver par écrit leurs jugements. Le président rédigera une "feuille de motivation", qui exposera les raisons pour lesquelles l'accusé aura été condamné ou acquitté, telles qu'elles auront été exprimées par les jurés et les magistrats professionnels au cours de la délibération. C'est une avancée majeure pour notre justice criminelle.
    Rendez-vous compte que ces dernières années, plus de 50% des acquittements prononcés par des cours d'assises en première instance ont été convertis en condamnations en appel sans qu'aucune raison soit donnée qui justifie de pareils revirements. Quel effet de loterie désastreux ! Quel sentiment d'injustice révoltant ! La justice doit rendre compte de ses verdicts, qu'elle acquitte ou qu'elle condamne l'accusé, et notamment en cause d'appel lorsqu'elle décide le contraire.
    Ne nous y trompons pas. C'est bien le président de la cour d'assises qui dirigera le procès, plus encore que par le passé. C'est lui qui résumera l'affaire à l'ouverture de l'audience, c'est lui qui mènera les débats, et c'est encore lui qui rédigera l'arrêt. Parallèlement, le nombre des jurés est réduit à six au lieu de neuf en première instance, et à neuf au lieu de douze en appel.

    Le temps du jury criminel semble révolu. Souvenez-vous : avant-guerre, ils étaient douze à délibérer seuls, hors la présence des juges professionnels, et sans avoir à motiver leurs verdicts. On parlait à juste titre de "jury souverain". Désormais, ce n'est plus à eux de rendre la justice. Il sont invités à y participer, comme l'indique le titre de la loi, sans plus : la justice criminelle devient une affaire de professionnels. Vous pouvez le regretter. Mais la sûreté des personnes face à la justice y gagnera.

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    * Dernier ouvrage paru, Guide de la défense pénale, Ed. Dalloz, 6ème édition 2011.

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  • dimanche 4 septembre 2011

    Chant du monastère de Valaam

    Changeons encore de registre ! Non pour vous donner le tourni, mais afin que l'âme et le cœur en soient reposés. Voici un de ces chants sublimes des moines du monastère de l'île de Valaam, situé sur le lac Ladoga en Carélie, au nord-ouest de la Russie, que beaucoup, je le sais, ont été touchés de découvrir dans une précédente vidéo :




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  • samedi 3 septembre 2011

    La peau des idées

    Penser est une activité de l'esprit comparable à l'art de la caresse. Les idées, si l'on veut qu'elles soient vivantes et pleines de sens, palpitant de l'intensité du monde, doivent être accueillies comme de belles inconnues, dont nous ne connaissons ni le pays ni la langue. Il faut ensuite les installer commodément, les regarder avec bienveillance, puis les effeuiller lentement, les dénuder avec toujours un geste précis, objectif, chirurgical, usant, autant que possible, des mots les mieux aiguisés. Après quoi commencent la grande danse, le bel affolement. On cherche leur point sensible, là où s'éveillent vibrations, chocs et convulsions : c'est leur chair à vif qui s'ébroue et ce ne sont plus des concepts, vides, froids et abstraits, mais l'ébranlement d'une vitalité nouvelle qui déjà vous emporte et qui changera, bouleversera peut-être, vos conceptions les mieux accoutumées. L'animal en peluche, qu'on tenait bien au chaud entre ses bras d'enfant, se fait animal sauvage, avec ses nerfs, ses spasmes, et son appétit vorace, qu'il faudra contrôler et pourtant satisfaire. Ainsi d'un corps qui a ses lois propres, différentes en chacun, et qu'il faut prendre le temps de découvrir, mais que seul l'amant ou l'amante connaîtra – pour les autres, c'est une apparence seulement, l'équivalent d'un préjugé – manier les idées, les analyser, les nommer, suivre sans crainte leur logique propre, répondre à leurs exigences jalouses, se lancer dans l'aventure qu'elles nous promettent, exige une compétence paradoxale : tout à la fois, la précision de l'entomologiste et l'attention érotique qu'on accorde à la peau, avec ses ramifications nerveuses qui plongent au loin, agitant de joie et de plaisir l'être tout entier. L'artiste, le sculpteur je crois bien, ne s'y prend pas autrement.
    L'exercice de la pensée est l'inverse strictement de l'acquisition qu'on nomme - je déteste le mot et la chose - "culture générale", l'exact contraire d'un empilement d'informations, ce capital mort de la connaissance qui ne change rien en soi-même : c'est un acte d'amour, de courage aussi !
    On l'aura compris, la froideur du clinicien se nourrit de passions contenues, mais comme il est faux d'opposer objectivité et subjectivité ! Il faut s'entendre sur les termes. La raison ne se réduit pas au raisonnement, à la discursivité : l'âme, ou l'esprit, à la recherche du vrai, a de ces palpitations semblables à l'émoi qu'on éprouve en montant l'escalier à la rencontre de l'être aimé.

    vendredi 2 septembre 2011

    Conversations sur le mal (I)

    J’ai voulu dans ces Conversations sur le mal, qui pourraient donner un petit ouvrage, aborder une question que tout homme un peu réfléchi ne peut manquer de se poser à un moment de son existence, quoiqu’il ne soit pas aisé de formuler clairement les nombreux problèmes qu’elle pose, ni de voir comment ils ont été envisagés à d’autres époques que la nôtre. En réalité, pour être franc, il m’importe assez peu que les penseurs soient anciens, qu’ils appartiennent aux temps modernes ou qu’ils soient nos contemporains. Qu’ils soient étiquetés ou non du label de “philosophe”. Qu’on les juge importants ou de rang “mineur”. Compte seulement qu’ils nous donnent à penser, qu’ils éclairent la lanterne de notre esprit et y jette de la lumière.
    Aussi ai-je puisé librement dans ma petite bibliothèque intérieure pour rédiger ces conversations sur le mal. En fonction de mes propres centres d’intérêt, des analyses personnelles que j’ai développées avec le temps, de la façon dont les problèmes se sont posés à moi quoique j’ai essayé de les traiter le plus objectivement possible. Sans me sentir toutefois en devoir de soutenir une doctrine, un courant de pensée, un point de vue plutôt qu’un autre. Du reste, on aboutira plus souvent à des questions laissées en suspens qu’à des réponses définitives. La philosophie, on le sait depuis Socrate, n’est pas tant l’art de résoudre les difficultés que de les formuler avec un peu de clarté. Mais c’est déjà beaucoup. La raison humaine ne peut pas toujours aller au-delà. On le verra à l’occasion.
    Je ne fais pas ici œuvre d’historien de la pensée. Pas plus que je n’ai voulu rédiger un manuel qui fasse le tour du sujet. On ne trouvera pas ici de perspective d’ensemble qui réponde à l’exigence d’exhaustivité. Bien des aspects sans doute essentiels de la question du mal sont laissés de côté. Mais je me suis donné pour règle de parler seulement de ce que je connais un peu mieux que le reste. Sur quoi j’avais quelque chose à partager. Sinon, pourquoi diable se mettre en peine d’écrire ?
    D’une manière générale, j’ai voulu éviter toute approche qui pût paraître docte, pédante ou académique. Ce qui n’est pas à dire que nous ne devions pas nous efforcer d’être aussi sérieux et rigoureux que possible. Aussi il est à craindre que la lecture des lignes ne soit pas toujours aussi aisée que je l’eusse désiré. Et d’une certaine manière, je le regrette. Mais je n’ai pas voulu complaire à un peu recommandable désir de céder à la facilité qui, en réalité, est une manière de déguiser le mépris dans lequel on tient son public.
    Néanmoins la forme du dialogue que j’ai pris le parti d’emprunter a le mérite d’autoriser une écriture plus libre, plus vivante, plus interrogative que le traditionnel traité didactique. De convoquer le lecteur à prendre part à la réflexion. De le conduire par la main sans lui faire violence et lui asséner des thèses qu’il est obligé de prendre pour argent comptant. Ici, il appartiendra à chacun de se faire sa propre opinion. Je n’attends pas qu’il soit d’accord avec moi. Le contraire me conviendrait fort bien.
    Deux philosophes, l’un déjà âgé, l’autre plus jeune. On imaginera la scène où l’on voudra, dans le refuge d’un salon parisien ou bien sur la terrasse d’une maison en Provence à l’ombre des cyprès et des lauriers en fleur...

    I. Le christianisme et le mal

    “- Mais, en dernier ressort, le mal est une énigme, ne croyez-vous pas ?
    - Vous avez raison. Une énigme et qui plonge ses racines dans le mystère de Dieu et dans certaines capacités, les pires, de l’homme.
    - De l’homme, sans doute. Mais qu’entend-on par là ? La nature humaine comme une détermination universelle à laquelle on ne peut échapper, comme dans la doctrine chrétienne du péché originel, ou la nature humaine en tant qu’elle est formée par la société ? Dans ce cas, on ne peut pas proprement parler de “nature”. On n’a affaire qu’à des individus, qui n’ont pas de “nature”, d’essence préétablie, qui sont, pour l'essentiel, ce que la société, ou “le temps”, font d’eux. Alors le mal, de quel côté est-il ?
    - Je ne suis pas sûr qu’on doive s’en tenir à ces cloisonnements stricts. A chaque fois, si vous suivez la piste jusqu’au bout, vous vous heurtez à des difficultés insurmontables, à un mur.
    - Vous pensez donc qu’on ne peut pas échapper à ces apories ?
    - Tout de même, il faut distinguer les plans. Et prendre son temps. Considérez, par exemple, la conception chrétienne dans ce qu’elle a de plus général - parce que là encore il y aurait d’importances nuances à apporter. Que dit-elle en somme ? Qu’à cause du péché d’Adam -appelez-le comme vous voulez : “le péché originel” selon Augustin ou “le péché des premiers parents” selon la formulation des Pères grecs- tous les hommes ont été soumis au péché, au diable et à la mort -c’est ce qu’écrit saint Paul ; il n’y a de salut que par et dans le Christ-Sauveur. Le mal règne sur la terre et Satan est le maître de ce monde, selon les paroles mêmes de Jésus. Le combat entre le bien et le mal est un combat entre Dieu et Lucifer qui était, ne l’oubliez-pas, un ange de lumière. Et ce combat se livre en chaque homme. C’est cela qui est important : que tout se joue dans le cœur de l’homme. Pas dans la société en général, dans ses institutions, mais au plus intime de chacun d’entre nous, selon ses orientations, ses choix.
    - Mais cela conduit à une totale passivité à l’égard de tout ce qui dans la société est cause de malheur, d’inégalité, d’injustice. C’est plutôt déprimant.
    - Aujourd’hui la plupart des chrétiens, qu’ils soient catholiques ou protestants, ne sont pas d’accord avec cette conséquence. Ils estiment au contraire que le message chrétien est avant tout “social”. Mais ce n’était pas l’avis d’un homme comme Pascal, par exemple. La société humaine, quelle qu’elle soit, est fondée sur l’amour égoïste de soi et par conséquent sur la haine. Réformez autant que vous voudrez la société, ses institutions, ses mœurs, donnez lui une structure démocratique, respectueuse des droits de l’homme, en dernier ressort, vous ne sortirez pas de l’ordre de la haine. Vous n’obtiendrez jamais rien d’autre qu’une meilleure régulation des égoïsmes, jamais une société authentiquement juste. ça c’est sa thèse fondamentale, et elle exprime parfaitement le point de vue chrétien, quoiqu’en pensent les croyants d’aujourd’hui. Le salut n’est ni social, ni politique, il est d’une nature autre, d’une nature “spirituelle” et il est d’un autre ordre.
    - L’ordre de la charité, n’est-ce pas ?
    - Exactement. L’essence de la position pascalienne et chrétienne - en fait, là encore, elle est d’origine paulienne - tient dans la distinction des trois ordres : la chair, l’esprit et la charité. Entre ces ordres, il y a un abîme, et même un abîme infini si l’on considère tout ce qui sépare le deuxième du troisième, bien plus infini qu’entre le premier et le deuxième ordre qui en comparaison se touchent, enfin presque.
    - Mais cela peut-on encore aujourd’hui le comprendre ? Même les chrétiens, dans leur immense majorité, ne l’acceptent plus.
    - Sans doute, mais enfin, tel est le sens du message chrétien. Les croyants, il me semble, perdent beaucoup à ne plus le saisir. La réforme des institutions, il y a toujours des hommes pour la prêcher. Nul besoin d’être chrétien. Les hommes qui les premiers ont adopté cette perspective “révolutionnaire” n’étaient pas des chrétiens. La plupart luttaient même farouchement contre le christianisme. Les philosophes des Lumières, les Révolutionnaires de 89, Feuerbach, Marx, etc. Pour eux le christianisme, c’était une école de la résignation, et qui fait le lit, avec complaisance, des seigneurs, des maîtres et des rois.
    - Mais l’Eglise n’a-t-elle pas toujours été du côté des puissants ?
    - Soit ! mais c’est là une autre question. Bien sûr, vous avez raison. Qui pourrait le contester. Les exemples abondent depuis la reconnaissance de l’Eglise par l’Etat, c’est-à-dire depuis l’édit de Constantin. Mais ce n’est pas de ce dont je parle. On qualifie la position chrétienne de “résignée”. C’est à tort. On confond les ordres. Quand même il serait possible d’instituer une société humaine parfaitement “juste”, eh bien, cette justice humaine, sociale, politique, ne serait qu’une illusion, rien d’autre qu’un leurre. Je ne discute pas de savoir si dans la pratique une telle société pourra jamais exister effectivement, si c’est ou non une utopie inaccessible, mais le fait est que tous les théoriciens de la pensée politique depuis le XVIIIe siècle ne parlent que cela, jusqu’à aujourd’hui où les débats continuent de faire rage. Non, ce qui compte pour le chrétien - et je ne vous demande pas de partager sa foi mais d’adopter, un instant, son point de vue - c’est qu’aucune réforme politique ne sera de nature à rendre l’homme vraiment meilleur, à le guérir de ce que Pascal appelle son “injustice”, c’est-à-dire de son égoïsme et qui consiste pour chacun à se considérer comme le “centre du monde”, à se faire centre du tout en lieu et place de Dieu, à instaurer l’ordre de la haine de l’autre : "Tous les hommes se haïssent naturellement les uns les autres", écrit-il dans les Pensées. Parce que, pour Pascal, l’ordre de l’amour de soi, nous dirions aujourd'hui de l'égoïsme, est inévitablement, quoique secrètement, en même temps un ordre de la haine, de la haine de l’autre. C’est la raison profonde de son hostilité à l’égard de l’humanisme, qu’il soit païen ou chrétien.

    [A suivre...]

    jeudi 1 septembre 2011

    Sonnet caudé sur le plafond de la Sixtine

    Lorsque Michel-Ange eut achevé, en 1510 de peindre le plafond de la Chapelle Sixtine, qui lui avait été commandé par le pape Jules II, le corps éreinté, épuisé, la santé brisée par une tâche aussi titanesque, il apposa dans un coin, pour rappeler le prix payé à toute cette éblouisssante beauté, le sonnet qui suit dont la langue en italien est plus âpre et rude, plus malicieusement vulgaire encore que la traduction qu'en donne Pierre Leyris :

    A travailler tordu, j'ai attrapé un goïtre
    comme l'eau en procure aux chats de Lombardie
    (à moins que ce ne soit de quelque autre pays)
    et j'ai le ventre, à force, collé au menton.

    Ma barbe pointe vers le ciel, je sens ma nuque
    sur mon dos, j'ai une poitrine de harpie,
    et la peinture qui dégouline sans cesse
    sur mon visage en fait un riche pavement.

    Mes lombes sont allées se fourrer dans ma panse
    faisant par contrepoids de mon cul une croupe
    chevaline et je déambule à l'aveuglette.

    J'ai par-devant l'écorce qui va s'allongeant
    alors que par derrière elle se ratatine
    et je suis recourbé comme un arc de Syrie.

    Enfin les jugements que porte mon esprit
    me viennent fallacieux et gauchis : quand on use
    d'une sarbacanne tordue, on tire mal.

    Cette charogne de peinture
    défends-là, Giovanni, et défends mon honneur :
    suis-je en bonne posture ici et suis-je peintre ?


    Buste de Michel-Ange, Casa Buonaroti, Florence