Je m'aperçois, ayant fini de lire la volumineuse biographie de Rousseau par Maurice Cranston, combien j'ignorais quelles étaient la vie et la personnalité de cet homme que nous nous représentons souvent sous les traits de quelques images d'Epinal. Paranoïaque, il ne le devint, non sans raisons, que dans les dernières années de sa vie, après son exil désastreux en Angleterre. Je l'imaginais volontiers pauvre, fragile et solitaire, persécuté par ses anciens amis de l'Encyclopédie - en réalité, seuls Voltaire et Grimm le détestaient résolument - et sans reconnaissance. La vérité est assez différente.
Le succès remporté par ses livres, surtout après la publication de la Nouvelle Héloïse, avait été immense, bien qu'il n'en retira pas autant de profit qu'il l'aurait pu. Et si l'Emile, puis le Contrat Social, déclenchèrent à Genève et ailleurs les foudres des autorités politiques et ecclésiastiques, le conduisant à un exil de ville en ville, ces oeuvres furent aussitôt reconnues à la mesure du génie dont elles témoignent. Rousseau fut d'emblée établi comme un des plus grands auteurs de son temps par une multitude personnes, parfois de la plus haute aristocratie, qui l'assaillaient de lettres d'admiration et de soutien, de visites aussi. L'homme était de petite taille, le visage aimable - quoique ses dents fussent gâtées - le regard d'une intensité remarquable, et s'il était affligé d'une constante maladie urinaire qui le fit souffrir toute sa vie, il avait aussi la robustesse physique des grands marcheurs. Quant à son talent d'écrivain, il nous laisse aujourd'hui encore interdit d'admiration.
Ce qui frappe le plus - mais comment s'en étonner lorsqu'on l'a lu ? - c'est l'extraordinaire assurance que Rousseau avait en lui-même, son désir éperdu de liberté et d'indépendance - jusqu'à son désir de toujours refuser le moindre cadeau -, sa volonté farouche de ne rien écrire ni penser qui ne soit tiré de son propre fonds, d'où vient qu'il se soit imposé avec une autorité qui faisait dire à d'Alembert "les écrivains font des livres, Rousseau commande".
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
vendredi 29 janvier 2010
mardi 26 janvier 2010
Le fanatique
En 1870, Lénine venait de naître, mais Bakounine avait déjà rencontré un bolchevik, ou un précurseur du bolchevisme, Serguei Netchaïev, dont l'énergie l'avait fasciné quelque temps, et qui allait inspirer les Possédés de Dostoievski.
Voici le portrait qu'il en brosse dans une lettre où il exprime l'effroi que lui inspire son fanatisme :
Lettre de Bakounine à Tallandier [Texte français de Bakounine]
Neuchatel, 24 juillet, 1870.
Mon cher ami, je viens d'apprendre que N. s'est présenté chez vous et que vous vous êtes empressé de lui faire connaître l'adresse de nos amis (M. et sa femme). J'en conclus que les deux lettres par lesquelles, O. et moi vous avons prévenu et supplié de le repousser, vous sont arrivées trop tard ; et, sans exagération aucune, je considère le résultat de ce retard comme un véritable malheur. Il peut vous paraître étrange que nous vous conseillions de repousser un homme auquel nous avons donné des lettres de recommandation pour vous, écrites dans les termes les plus chaleureux. Mais ces lettres datent du mois de mai et, depuis, nous avons dû nous convaincre de l'existence de choses tellement graves, qu'elles nous ont forcés de rompre tous nos rapports avec N., et, au risque de passer à vos yeux pour des hommes inconséquents et légers, nous avons pensé que c'était un devoir sacré de vous prévenir et de vous prémunir contre lui. Maintenant je vais essayer de vous expliquer en peu de mots les raisons de ce changement.
Il reste parfaitement vrai que N. est l'homme le plus persécuté par le gouvernement russe et que ce dernier a couvert tout le continent d'Europe d'une nuée d'espions pour le chercher dans tous les pays, et qu'il en a réclamé l'extradition tant en Allemagne qu'en Suisse. Il est encore vrai que N. est un des hommes les plus actifs et les plus énergiques que j'aie jamais rencontrés. Lorsqu'il s'agit de servir ce qu'il appelle la cause, il n'hésite et ne s'arrête devant rien et se montre aussi impitoyable pour lui-même que pour tous les autres. Voici la qualité principale qui m'a attiré et qui m'a fait longtemps rechercher son alliance. Il y a des personnes qui prétendent que c'est tout simplement un chevalier d'industrie ; - c'est un mensonge ! C'est un fanatique dévoué, mais en même temps un fanatique très dangereux et dont l'alliance ne saurait être que funeste pour tout le monde, voici pourquoi : Il avait fait d'abord partie d'un comité occulte, qui, réellement, avait existé en Russie. Ce comité n'existe plus, tous ses membres ont été arrêtés. N. reste seul, et seul il constitue aujourd'hui ce qu'il appelle le Comité. L'organisation russe, en Russie, ayant été décimée, il s'efforce d'en créer une nouvelle à l'étranger. Tout cela serait parfaitement naturel, légitime, fort utile, - mais la manière dont il s'y prend est détestable. Vivement impressionné par la catastrophe qui vient de détruire l'organisation secrète en Russie, il est arrivé peu à peu à se convaincre, que pour fonder une société sérieuse et indestructible, il faut prendre pour base la politique de Machiavel et adopter pleinement le système des Jésuites, - pour corps la seule violence, pour âme le mensonge.
La vérité, la confiance mutuelle, la solidarité sérieuse et sévère n'existe qu'entre une dizaine d'individus qui forment le sanctus sanctorum de la Société. Tout le reste doit servir comme instrument aveugle et comme matière exploitable aux mains de cette dizaine d'hommes, réellement solidarisés. Il est permis et même ordonné de les tromper, de les compromettre, de les voler et même au besoin de les perdre, - c'est de la chair à conspiration ; par exemple : vous avez reçu N. grâce à notre lettre de recommandation, vous lui avez donné en partie votre confiance, vous l'avez recommandé à vos amis, - entre autres à M. et Mme M... Le voilà replanté dans votre monde, - que fera-t-il ? Il vous débitera d'abord une foule de mensonges pour augmenter votre sympathie et votre confiance, mais il ne se contentera pas de cela. Les sympathies d'hommes tièdes, qui ne sont dévoués à la cause révolutionnaire qu'en partie et qui, en dehors de cette cause, ont encore d'autres intérêts humains, tels qu'amour, amitié, famille, rapports sociaux, - ces sympathies ne sont pas à ses yeux une base suffisante, et, au nom de la cause, il doit s'emparer de toute votre personne, à votre insu. Pour y arriver, il vous espionnera et tâchera de s'emparer de tous vos secrets, et, pour cela, en votre absence, resté seul dans votre chambre, il ouvrira tous vos tiroirs, lira toute votre correspondance, et quand une lettre lui paraîtra intéressante, c'est-à-dire compromettante à quelque point de vue que ce soit, pour vous ou pour l'un de vos amis, il la volera et la gardera soigneusement comme un document contre vous ou contre votre ami. Il a fait cela avec O., avec Tata et avec d'autres amis, - et lorsque en assemblée générale nous l'avons convaincu, il a osé nous dire :« Eh bien, oui ; c'est notre système, nous considérons comme des ennemis, et nous avons le devoir de tromper, de compromettre toutes les personnes qui ne sont pas complètement avec nous », c'est-à-dire, tous ceux qui ne sont pas convaincus de ce système et n'ont pas promis de l'appliquer eux-mêmes.
Si vous l'avez présenté à un ami, son premier soin sera de semer contre vous la discorde, les cancans, l'intrigue, - en un mot de vous brouiller. Votre ami a une femme, une fille, il tâchera de la séduire, de lui faire un enfant, pour l'arracher à la moralité officielle et pour la jeter dans une protestation révolutionnaire forcée contre la société.
Tout lien personnel, toute amitié, toute... sont considérés par eux comme un mal, qu'ils ont le devoir de détruire, - parce que tout cela constitue une force qui, se trouvant en dehors de l'organisation secrète, amoindrit la force unique de cette dernière. Ne criez pas à l'exagération, tout cela m'a été amplement développé et prouvé. Se voyant démasqué, ce pauvre N. est encore si naïf, si enfant, malgré sa perversité systématique, qu'il avait cru possible de me convertir, - il est allé même jusqu'à me supplier de vouloir bien développer cette théorie dans un journal russe, qu'il m'avait proposé d'établir. Il a trahi la confiance de nous tous, il a volé nos lettres, il nous a horriblement compromis, en un mot, il s'est conduit comme un misérable.
Sa seule excuse, c'est son fanatisme ! Il est un terrible ambitieux sans le savoir, parce qu'il a fini par identifier complètement la cause de la révolution avec sa propre personne, - mais ce n'est pas un égoïste dans le sens banal de ce mot, parce qu'il risque horriblement sa personne et qu'il mène une vie de martyr, de privations et de travail inouï. C'est un fanatique, et le fanatisme l'emporte jusqu'à devenir un jésuite accompli, - par moments, il devient tout simplement bête. La plupart de ses mensonges sont cousus de fil blanc. Il joue au jésuitisme comme d'autres jouent à la révolution. Malgré cette naïveté relative, il est très dangereux, parce qu'il commet journellement des actes, des abus de confiance, des trahisons, contre lesquels il est d'autant plus difficile de se sauvegarder, qu'on en soupçonne à peine la possibilité.
Avec tout cela N. est une force, parce que c'est une immense énergie. C'est avec grand-peine que je m'en suis séparé, parce que le service de notre cause demande beaucoup d'énergie et qu'on en rencontre rarement une développée à ce point. Mais après avoir épuisé tous les moyens de m'en convaincre, j'ai dû m'en séparer, et, une fois séparé, j'ai dû le combattre à outrance. Son dernier projet n'a été, ni plus ni moins, que de former une bande de voleurs et de brigands en Suisse, naturellement
dans le but de constituer un capital révolutionnaire. Je l'ai sauvé, en lui faisant quitter la Suisse, parce qu'il est certain qu'il aurait été découvert, lui et sa bande, dans l'espace de quelques semaines ; il se serait perdu et nous aurait perdus tous avec lui. Son camarade et compagnon S. est un franc coquin, un menteur au front d'airain, sans l'excuse, sans la grâce du fanatisme. Il a commis devant moi des vols nombreux de papiers et de lettres. Et voici les gens que M., malgré qu'il ait été prévenu par J., a cru devoir présenter à Dupont et à Bradlaugh. Le mal est fait, il faut le réparer sans bruit, sans scandale, autant que faire se pourra (...)
Voici le portrait qu'il en brosse dans une lettre où il exprime l'effroi que lui inspire son fanatisme :
Lettre de Bakounine à Tallandier [Texte français de Bakounine]
Neuchatel, 24 juillet, 1870.
Mon cher ami, je viens d'apprendre que N. s'est présenté chez vous et que vous vous êtes empressé de lui faire connaître l'adresse de nos amis (M. et sa femme). J'en conclus que les deux lettres par lesquelles, O. et moi vous avons prévenu et supplié de le repousser, vous sont arrivées trop tard ; et, sans exagération aucune, je considère le résultat de ce retard comme un véritable malheur. Il peut vous paraître étrange que nous vous conseillions de repousser un homme auquel nous avons donné des lettres de recommandation pour vous, écrites dans les termes les plus chaleureux. Mais ces lettres datent du mois de mai et, depuis, nous avons dû nous convaincre de l'existence de choses tellement graves, qu'elles nous ont forcés de rompre tous nos rapports avec N., et, au risque de passer à vos yeux pour des hommes inconséquents et légers, nous avons pensé que c'était un devoir sacré de vous prévenir et de vous prémunir contre lui. Maintenant je vais essayer de vous expliquer en peu de mots les raisons de ce changement.
Il reste parfaitement vrai que N. est l'homme le plus persécuté par le gouvernement russe et que ce dernier a couvert tout le continent d'Europe d'une nuée d'espions pour le chercher dans tous les pays, et qu'il en a réclamé l'extradition tant en Allemagne qu'en Suisse. Il est encore vrai que N. est un des hommes les plus actifs et les plus énergiques que j'aie jamais rencontrés. Lorsqu'il s'agit de servir ce qu'il appelle la cause, il n'hésite et ne s'arrête devant rien et se montre aussi impitoyable pour lui-même que pour tous les autres. Voici la qualité principale qui m'a attiré et qui m'a fait longtemps rechercher son alliance. Il y a des personnes qui prétendent que c'est tout simplement un chevalier d'industrie ; - c'est un mensonge ! C'est un fanatique dévoué, mais en même temps un fanatique très dangereux et dont l'alliance ne saurait être que funeste pour tout le monde, voici pourquoi : Il avait fait d'abord partie d'un comité occulte, qui, réellement, avait existé en Russie. Ce comité n'existe plus, tous ses membres ont été arrêtés. N. reste seul, et seul il constitue aujourd'hui ce qu'il appelle le Comité. L'organisation russe, en Russie, ayant été décimée, il s'efforce d'en créer une nouvelle à l'étranger. Tout cela serait parfaitement naturel, légitime, fort utile, - mais la manière dont il s'y prend est détestable. Vivement impressionné par la catastrophe qui vient de détruire l'organisation secrète en Russie, il est arrivé peu à peu à se convaincre, que pour fonder une société sérieuse et indestructible, il faut prendre pour base la politique de Machiavel et adopter pleinement le système des Jésuites, - pour corps la seule violence, pour âme le mensonge.
La vérité, la confiance mutuelle, la solidarité sérieuse et sévère n'existe qu'entre une dizaine d'individus qui forment le sanctus sanctorum de la Société. Tout le reste doit servir comme instrument aveugle et comme matière exploitable aux mains de cette dizaine d'hommes, réellement solidarisés. Il est permis et même ordonné de les tromper, de les compromettre, de les voler et même au besoin de les perdre, - c'est de la chair à conspiration ; par exemple : vous avez reçu N. grâce à notre lettre de recommandation, vous lui avez donné en partie votre confiance, vous l'avez recommandé à vos amis, - entre autres à M. et Mme M... Le voilà replanté dans votre monde, - que fera-t-il ? Il vous débitera d'abord une foule de mensonges pour augmenter votre sympathie et votre confiance, mais il ne se contentera pas de cela. Les sympathies d'hommes tièdes, qui ne sont dévoués à la cause révolutionnaire qu'en partie et qui, en dehors de cette cause, ont encore d'autres intérêts humains, tels qu'amour, amitié, famille, rapports sociaux, - ces sympathies ne sont pas à ses yeux une base suffisante, et, au nom de la cause, il doit s'emparer de toute votre personne, à votre insu. Pour y arriver, il vous espionnera et tâchera de s'emparer de tous vos secrets, et, pour cela, en votre absence, resté seul dans votre chambre, il ouvrira tous vos tiroirs, lira toute votre correspondance, et quand une lettre lui paraîtra intéressante, c'est-à-dire compromettante à quelque point de vue que ce soit, pour vous ou pour l'un de vos amis, il la volera et la gardera soigneusement comme un document contre vous ou contre votre ami. Il a fait cela avec O., avec Tata et avec d'autres amis, - et lorsque en assemblée générale nous l'avons convaincu, il a osé nous dire :« Eh bien, oui ; c'est notre système, nous considérons comme des ennemis, et nous avons le devoir de tromper, de compromettre toutes les personnes qui ne sont pas complètement avec nous », c'est-à-dire, tous ceux qui ne sont pas convaincus de ce système et n'ont pas promis de l'appliquer eux-mêmes.
Si vous l'avez présenté à un ami, son premier soin sera de semer contre vous la discorde, les cancans, l'intrigue, - en un mot de vous brouiller. Votre ami a une femme, une fille, il tâchera de la séduire, de lui faire un enfant, pour l'arracher à la moralité officielle et pour la jeter dans une protestation révolutionnaire forcée contre la société.
Tout lien personnel, toute amitié, toute... sont considérés par eux comme un mal, qu'ils ont le devoir de détruire, - parce que tout cela constitue une force qui, se trouvant en dehors de l'organisation secrète, amoindrit la force unique de cette dernière. Ne criez pas à l'exagération, tout cela m'a été amplement développé et prouvé. Se voyant démasqué, ce pauvre N. est encore si naïf, si enfant, malgré sa perversité systématique, qu'il avait cru possible de me convertir, - il est allé même jusqu'à me supplier de vouloir bien développer cette théorie dans un journal russe, qu'il m'avait proposé d'établir. Il a trahi la confiance de nous tous, il a volé nos lettres, il nous a horriblement compromis, en un mot, il s'est conduit comme un misérable.
Sa seule excuse, c'est son fanatisme ! Il est un terrible ambitieux sans le savoir, parce qu'il a fini par identifier complètement la cause de la révolution avec sa propre personne, - mais ce n'est pas un égoïste dans le sens banal de ce mot, parce qu'il risque horriblement sa personne et qu'il mène une vie de martyr, de privations et de travail inouï. C'est un fanatique, et le fanatisme l'emporte jusqu'à devenir un jésuite accompli, - par moments, il devient tout simplement bête. La plupart de ses mensonges sont cousus de fil blanc. Il joue au jésuitisme comme d'autres jouent à la révolution. Malgré cette naïveté relative, il est très dangereux, parce qu'il commet journellement des actes, des abus de confiance, des trahisons, contre lesquels il est d'autant plus difficile de se sauvegarder, qu'on en soupçonne à peine la possibilité.
Avec tout cela N. est une force, parce que c'est une immense énergie. C'est avec grand-peine que je m'en suis séparé, parce que le service de notre cause demande beaucoup d'énergie et qu'on en rencontre rarement une développée à ce point. Mais après avoir épuisé tous les moyens de m'en convaincre, j'ai dû m'en séparer, et, une fois séparé, j'ai dû le combattre à outrance. Son dernier projet n'a été, ni plus ni moins, que de former une bande de voleurs et de brigands en Suisse, naturellement
dans le but de constituer un capital révolutionnaire. Je l'ai sauvé, en lui faisant quitter la Suisse, parce qu'il est certain qu'il aurait été découvert, lui et sa bande, dans l'espace de quelques semaines ; il se serait perdu et nous aurait perdus tous avec lui. Son camarade et compagnon S. est un franc coquin, un menteur au front d'airain, sans l'excuse, sans la grâce du fanatisme. Il a commis devant moi des vols nombreux de papiers et de lettres. Et voici les gens que M., malgré qu'il ait été prévenu par J., a cru devoir présenter à Dupont et à Bradlaugh. Le mal est fait, il faut le réparer sans bruit, sans scandale, autant que faire se pourra (...)
jeudi 21 janvier 2010
Rousseau
En l'espace de trois semaines à peine Rousseau composa, durant le printemps 1752, un opéra, Le Devin du village, qui fut joué à Fontainebleau devant Louis XV et Madame de Pompadour. Le succès fut tel que Rousseau fut invité à se présenter le lendemain devant le roi. On lui avait fait savoir qu'une pension allait lui être attribuée. Que fit notre homme qui était arrivé à la Cour portant la barbe et en vêtements propres mais plutôt miteux - ses habits de soie lui avaient été volés quelque temps auparavant et il était résolu à rien dissimuler de la pauvreté de sa condition ? Eh bien, il prit la poudre d'escampette, désireux qu'il était de garder son indépendance et sa liberté ! Le monarque en fut bien marri et Diderot, avec lequel il était encore fort lié à l'époque, lui fit reproche de son désintéressement irréfléchi. Une belle leçon à méditer sur les rapports entre les philosophes et le pouvoir.
Mais joue-t-on encore Rousseau aujourd'hui ? Sa pièce était inspirée de l'opéra bouffe italien qu'il défendit bientôt dans une formidable querelle contre la musique française, jugée trop "cartésienne", métaphysique et abstraite parce qu'elle privilégiait l'harmonie plutôt que la mélodie, et qui lui valut les foudres du grand Rameau.
Il faut lire l'admirable biographie, hélas non traduite, en trois volumes que Maurice Cranston a consacrée à Rousseau (The Chicago University Press, 1991).
Mais joue-t-on encore Rousseau aujourd'hui ? Sa pièce était inspirée de l'opéra bouffe italien qu'il défendit bientôt dans une formidable querelle contre la musique française, jugée trop "cartésienne", métaphysique et abstraite parce qu'elle privilégiait l'harmonie plutôt que la mélodie, et qui lui valut les foudres du grand Rameau.
Il faut lire l'admirable biographie, hélas non traduite, en trois volumes que Maurice Cranston a consacrée à Rousseau (The Chicago University Press, 1991).
dimanche 17 janvier 2010
jeudi 14 janvier 2010
La question de la "bonne distance"
La place de la sympathie dans la relation thérapeutique : la question de la « bonne distance. »
La question de la « bonne distance » dans la relation thérapeutique est de celle que ne peut pas ne pas se poser tout médecin qui ne conçoit pas son métier simplement comme une technique de soin, mais comme une technique qui s'adresse à une personne en souffrance et qui par conséquent recommande une certaine attitude, l'attitude qui convient, c'est-à-dire une certaine manière d'être présent à l'autre. Dans la mesure où ce qui est en question, c'est bel et bien une attitude à avoir, nous sommes d'emblée placé dans le domaine de l'éthique. Parce que l'éthique, du moins telle que l'entendaient les Anciens, Aristote par exemple, a à voir avec la façon dont un être se tient et se comporte dans le monde en vu de se réaliser lui-même dans la perspective de la « bonne vie ». Autrement dit, l'éthique n'est pas d'abord simplement une affaire d'application abstraite ou inconditionnelle de principes et de devoirs. Ce dont il s'agit, c'est leur application dans une situation particulière, contingente, en l'occurrence face à telle personne précise. Agir comme il convient, c'est le propre de la vertu laquelle désigne, pour Aristote, un juste milieu entre deux excès. S'agissant du médecin, la bonne attitude, l'attitude « vertueuse », serait un milieu entre l'indifférence et une autre attitude qui consisterait à envahir l'autre et à se laisser envahir par lui dans l'intention de lui faire du bien, une sorte donc de bienveillance intrusive. Il n'y a pas de règles définitives, s'appliquant dans tous les cas, déterminant à l'avance en quoi consiste la « bonne distance » vertueuse, mais du moins peut-on la rapporter à une disposition, et cette disposition est celle de la sympathie.
Deux points sont particulièrement importants à souligner :
Le premier, c'est que contrairement à ce que l'on pense trop souvent, il n'y pas lieu d'opposer sympathie et compétence. Soit plus généralement, ce qui relève de la raison et ce qui relève de la sensibilité. Dans la mesure où la pratique du soin n'est pas simplement une ensemble de techniques, et certainement pas un ensemble de techniques infaillibles, elle inclut pour une part qui reste à définir, l'activité des émotions et des sentiments, mais de sentiments et d'émotions « contrôlés » par le jugement.
Le deuxième porte sur la nature même de cette disposition à la fois affective et intellectuelle et, plus encore, sur la nature du lien qui, sur cette base, s'établit entre le soignant et le patient. Dans quelle mesure, cette relation doit-elle être réciproque ? Dans le cadre de la psychiatrie, le problème est plus difficile qu'ailleurs du fait de l'état de forclusion psychique dans laquelle se trouvent certains patients. Pour le dire en bref, la relation sympathique, pour fonctionner doit être à double sens. Elle ne peut se réaliser que si un lieu de convenance, un lieu commun si l'on veut, est trouvé entre les deux protagonistes de la relation. Mais en quelle manière cela est-il possible face à certains malades lorsqu'ils sont comme enfermés dans leur état psychique ? Autrement dit, ce qui a un sens dans des maladies disons physiques l'a-t-il en psychatrie ?
Il faudrait enfin poser la question de savoir si l'hôpital peut constituer ce que j'appelle une « institution bienveillante » ? C'est-à-dire pas simplement une institution juste, mais quelque chose de différent qui inclut, structurellement, cette attitude de la sympathie ou, pour lui donner un autre nom mais qui en est le synonyme, de la compassion.
Reprenons brièvement le premier point, selon lequel il n'est pas justifié d'opposer sympathie et compétence. Naturellement, il faut bien distinguer ces deux qualités, l'une qui tient à un savoir et à un savoir faire, l'autre à une disposition attentive et, disons-le, bienveillante, mais elles doivent se conjuguer dans l'attitude appropriée du médecin et du soignant.
L'attention, dans la relation thérapeutique, ne peut pas concerner simplement un cas, un cas clinique parmi d'autres, parce que ce cas est aussi une personne, une personne humaine, à chaque fois différente de tout autre qu'il faut bien, j'allais dire qu'on le veuille ou non, considérer dans sa singularité. Or cette attention à la singularité exige une disposition d'écoute et de présence qui est une certaine manière de s'ouvrir et de s'avancer, même si celle-ci doit être « mesurée ». Or cette disposition d'écoute et d'attention qui consiste à s'ouvrir et à s'avancer, c'est précisement ce que désigne la sympathie, du moins telle qu'elle a été réfléchie par les philosophes qui s'en sont préoccupés. On ne peut donc pas s'en tenir à une conception purement technicienne ou procédurale de la médecine parce que celle-ci se réalise, qu'on le veuille ou non, dans le cadre d'une relation qu'il s'agit de nouer. Et cela est certainement beaucoup plus vrai pour le psychiatre que pour, disons le chirurgien. Il faut donc laisser une place à ce qui relève du sentiment, sans mettre le sentiment au compte de l'irrationalité, ainsi que nous y invite pourtant toute une tradition de pensée. La disposition attentive conjugue des aspects intellectuels – parce qu'il s'agit de comprendre à quoi on a à faire – et des aspects disons « émotifs » ou « affectifs » - précisément parce que le médecin a affaire à un qui et pas simplement à un quoi. La totale incapacité d'un médecin à éprouver la moindre bienveillance à l'endroit de son patient n'en ferait pas un « bon médecin », un médecin compétent, quels que soient l'étendue de ses connaissances théoriques par ailleurs. Précisément parce que ce savoir est un savoir faire, une pratique qui s'adresse à la singularité d'un individu qu'il faut considérer comme tel, dans son histoire personnelle et ses particularités individuelles. Autrement dit, l'indifférence totale n'est pas l'attitude qui convient, l'attitude appropriée. En réalité, l'objectivité du jugement n'exclut nullement le rôle de la sensibilité et des affects. Mais s'ouvrir, accepter en quelque manière d'être affecté, ne pas s'en tenir à une représentation de l'autre qui soit purement abstraite et anonyme – la figure scientifique du « cas clinique » - ce n'est pas se laisser gagner et être envahi. (A suivre)
La question de la « bonne distance » dans la relation thérapeutique est de celle que ne peut pas ne pas se poser tout médecin qui ne conçoit pas son métier simplement comme une technique de soin, mais comme une technique qui s'adresse à une personne en souffrance et qui par conséquent recommande une certaine attitude, l'attitude qui convient, c'est-à-dire une certaine manière d'être présent à l'autre. Dans la mesure où ce qui est en question, c'est bel et bien une attitude à avoir, nous sommes d'emblée placé dans le domaine de l'éthique. Parce que l'éthique, du moins telle que l'entendaient les Anciens, Aristote par exemple, a à voir avec la façon dont un être se tient et se comporte dans le monde en vu de se réaliser lui-même dans la perspective de la « bonne vie ». Autrement dit, l'éthique n'est pas d'abord simplement une affaire d'application abstraite ou inconditionnelle de principes et de devoirs. Ce dont il s'agit, c'est leur application dans une situation particulière, contingente, en l'occurrence face à telle personne précise. Agir comme il convient, c'est le propre de la vertu laquelle désigne, pour Aristote, un juste milieu entre deux excès. S'agissant du médecin, la bonne attitude, l'attitude « vertueuse », serait un milieu entre l'indifférence et une autre attitude qui consisterait à envahir l'autre et à se laisser envahir par lui dans l'intention de lui faire du bien, une sorte donc de bienveillance intrusive. Il n'y a pas de règles définitives, s'appliquant dans tous les cas, déterminant à l'avance en quoi consiste la « bonne distance » vertueuse, mais du moins peut-on la rapporter à une disposition, et cette disposition est celle de la sympathie.
Deux points sont particulièrement importants à souligner :
Le premier, c'est que contrairement à ce que l'on pense trop souvent, il n'y pas lieu d'opposer sympathie et compétence. Soit plus généralement, ce qui relève de la raison et ce qui relève de la sensibilité. Dans la mesure où la pratique du soin n'est pas simplement une ensemble de techniques, et certainement pas un ensemble de techniques infaillibles, elle inclut pour une part qui reste à définir, l'activité des émotions et des sentiments, mais de sentiments et d'émotions « contrôlés » par le jugement.
Le deuxième porte sur la nature même de cette disposition à la fois affective et intellectuelle et, plus encore, sur la nature du lien qui, sur cette base, s'établit entre le soignant et le patient. Dans quelle mesure, cette relation doit-elle être réciproque ? Dans le cadre de la psychiatrie, le problème est plus difficile qu'ailleurs du fait de l'état de forclusion psychique dans laquelle se trouvent certains patients. Pour le dire en bref, la relation sympathique, pour fonctionner doit être à double sens. Elle ne peut se réaliser que si un lieu de convenance, un lieu commun si l'on veut, est trouvé entre les deux protagonistes de la relation. Mais en quelle manière cela est-il possible face à certains malades lorsqu'ils sont comme enfermés dans leur état psychique ? Autrement dit, ce qui a un sens dans des maladies disons physiques l'a-t-il en psychatrie ?
Il faudrait enfin poser la question de savoir si l'hôpital peut constituer ce que j'appelle une « institution bienveillante » ? C'est-à-dire pas simplement une institution juste, mais quelque chose de différent qui inclut, structurellement, cette attitude de la sympathie ou, pour lui donner un autre nom mais qui en est le synonyme, de la compassion.
Reprenons brièvement le premier point, selon lequel il n'est pas justifié d'opposer sympathie et compétence. Naturellement, il faut bien distinguer ces deux qualités, l'une qui tient à un savoir et à un savoir faire, l'autre à une disposition attentive et, disons-le, bienveillante, mais elles doivent se conjuguer dans l'attitude appropriée du médecin et du soignant.
L'attention, dans la relation thérapeutique, ne peut pas concerner simplement un cas, un cas clinique parmi d'autres, parce que ce cas est aussi une personne, une personne humaine, à chaque fois différente de tout autre qu'il faut bien, j'allais dire qu'on le veuille ou non, considérer dans sa singularité. Or cette attention à la singularité exige une disposition d'écoute et de présence qui est une certaine manière de s'ouvrir et de s'avancer, même si celle-ci doit être « mesurée ». Or cette disposition d'écoute et d'attention qui consiste à s'ouvrir et à s'avancer, c'est précisement ce que désigne la sympathie, du moins telle qu'elle a été réfléchie par les philosophes qui s'en sont préoccupés. On ne peut donc pas s'en tenir à une conception purement technicienne ou procédurale de la médecine parce que celle-ci se réalise, qu'on le veuille ou non, dans le cadre d'une relation qu'il s'agit de nouer. Et cela est certainement beaucoup plus vrai pour le psychiatre que pour, disons le chirurgien. Il faut donc laisser une place à ce qui relève du sentiment, sans mettre le sentiment au compte de l'irrationalité, ainsi que nous y invite pourtant toute une tradition de pensée. La disposition attentive conjugue des aspects intellectuels – parce qu'il s'agit de comprendre à quoi on a à faire – et des aspects disons « émotifs » ou « affectifs » - précisément parce que le médecin a affaire à un qui et pas simplement à un quoi. La totale incapacité d'un médecin à éprouver la moindre bienveillance à l'endroit de son patient n'en ferait pas un « bon médecin », un médecin compétent, quels que soient l'étendue de ses connaissances théoriques par ailleurs. Précisément parce que ce savoir est un savoir faire, une pratique qui s'adresse à la singularité d'un individu qu'il faut considérer comme tel, dans son histoire personnelle et ses particularités individuelles. Autrement dit, l'indifférence totale n'est pas l'attitude qui convient, l'attitude appropriée. En réalité, l'objectivité du jugement n'exclut nullement le rôle de la sensibilité et des affects. Mais s'ouvrir, accepter en quelque manière d'être affecté, ne pas s'en tenir à une représentation de l'autre qui soit purement abstraite et anonyme – la figure scientifique du « cas clinique » - ce n'est pas se laisser gagner et être envahi. (A suivre)
mardi 12 janvier 2010
François Saint-Pierre et la garde à vue
Un article de l'avocat pénaliste, François Saint-Pierre, sur la garde à vue :
Rouvrons sans plus tarder ce débat, là où nous l’avions laissé en fin d’année. Coup sur coup, par trois arrêts, la Cour européenne des droits de l’homme avait clairement jugé que l’absence d’un avocat au côté d’une personne interrogée en garde à vue viciait irrémédiablement le procès, qui devait dès lors être considéré comme inéquitable. Certes, ces arrêts condamnaient la Turquie et non la France. Mais leur portée générale est manifeste : ils valent mise en demeure de tous les états européens d’avoir à mettre en conformité leur législation sur ce point crucial dans toute démocratie : le statut et les droits des personnes arrêtées et interrogées par les services de police.
2010 sera-t-elle l’année d’une réforme significative du code de procédure pénale français en la matière ? Il faut l’espérer. Suivant la voie tracée par le Bâtonnier Christian Charrière-Bournazel, nombreux sont les avocats qui s’apprêtent à saisir les tribunaux de conclusions de nullité. Mais parions que la chambre criminelle de la Cour de cassation répondra sans tarder que les gardes à vue telles qu’elles se déroulent en France sont légales, dès lors que l’avocat peut visiter son client et lui rappeler son droit de se taire. Tout au plus jugera-t-elle, comme l’a suggéré le ministre de la justice dans une récente circulaire, que les seuls aveux passés alors ne peuvent suffire comme preuve.
Dès mars prochain, les avocats disposeront d’un nouveau recours : la question prioritaire de constitutionnalité, qui leur permettra de saisir le Conseil constitutionnel de ce sujet – à supposer que la juridiction saisie de l’affaire puis la Cour de cassation, comme le prévoit la loi organique du 10 décembre 2009, veuille bien lui transmettre cette question. Que décidera dans ce cas le Conseil constitutionnel ? Se bornera-t-il à un contrôle restreint des textes qui lui seront soumis, ou bien au contraire, ouvrira-t-il une nouvelle ère de sa jurisprudence, à l’instar de la Cour européenne des droits de l’homme, jugeant enfin notre système judiciaire obsolète, notamment la garde à vue ?
Quoi qu’il en soit, ce sera au parlement de prendre ses responsabilités, à un moment ou un autre. Il lui faudra rédiger et voter une nouvelle procédure d’arrestation des personnes par les services de police, définissant avec précision les droits et les garanties des citoyens dans une pareille situation. À ce sujet, les propositions du rapport Léger, comme antérieurement celles du rapport Outreau, ne sont guère enthousiasmantes, il faut bien le dire. Ce n’est qu’au second jour de garde à vue qu’interviendrait l’avocat, et les exceptions seront si nombreuses (délinquance organisée, etc.) qu’au final la défense des personnes en garde à vue sera toujours aussi mal assurée.
N’oublions pas l’essentiel. Le principe fondamental qui doit être affirmé est le suivant : toute personne suspectée d’un crime ou d’un délit a le droit d’être assistée d’un avocat lors de son interrogatoire, après avoir été mise en mesure de prendre connaissance du dossier de la procédure, le tout dans un délai de préparation suffisant et dans des conditions de confidentialité satisfaisantes, à défaut de quoi la personne doit être expressément informée de son droit de se taire, de manière effective, comme c’est la règle dans toutes les démocraties occidentales, sauf en France... La mise en œuvre de ce principe cardinal implique des conséquences qui doivent être bien comprises.
D’une part, la pratique des juges d’instruction d’ordonner sur commission rogatoire le placement en garde à vue des personnes qu’ils s’apprêtent à mettre en examen devrait être à l’avenir interdite, purement et simplement. Cette méthode ne s’est développée dans le passé que pour faire échec au droit des personnes d’être conseillées par un avocat dès avant leur premier interrogatoire par le juge d’instruction. Une dérive inadmissible ! Il en serait de même en enquête préliminaire, à défaut de toute condition d’urgence justifiant un interrogatoire de la personne sans l’assistance de son avocat. Ce n’est que convoquée dans les délais légaux, connaissance prise du dossier, que cette personne pourrait être questionnée, son avocat présent à ses côtés. Une révolution judiciaire !
D’autre part, dans les situations de flagrance, les personnes arrêtées et placées en garde à vue ne devraient pouvoir être interrogées qu’une fois averties formellement de leur droit de ne pas consentir à leur interrogatoire, ou seulement en présence de leur avocat. Celui-ci, convoqué dans l’urgence par téléphone ne disposerait que de quelques instants pour s’entretenir avec son client et lire les quelques procès-verbaux établis à cette phase-là de l’enquête. Autant dire qu’il ne lui sera guère possible de se faire aussitôt une idée précise et définitive de ce que sera la défense de son client. Lui conseiller d’avouer, de nier, ou de différer ses réponses ? À lui de voir au cas par cas.
Ainsi bien comprise, la phase initiale de toute procédure pénale garantirait les droits premiers des personnes placées en garde à vue – que le juge d’instruction soit maintenu ou disparaisse. La police ne sera pas désarmée pour autant. Simplement, il ne lui sera plus possible d’interroger un suspect à la manière des lieutenants criminels de l’Ancien régime ! D’un coup, le nombre des gardes à vue – près de 600 000 en 2009, dont seulement 25% de plus de vingt-quatre heures – chutera de trois quarts ! Et les avocats, quant à eux, n’auront pas à passer leur vie professionnelle dans les commissariats, convoqués à toute heure du jour ou de la nuit...
http://blog.dalloz.fr
Rouvrons sans plus tarder ce débat, là où nous l’avions laissé en fin d’année. Coup sur coup, par trois arrêts, la Cour européenne des droits de l’homme avait clairement jugé que l’absence d’un avocat au côté d’une personne interrogée en garde à vue viciait irrémédiablement le procès, qui devait dès lors être considéré comme inéquitable. Certes, ces arrêts condamnaient la Turquie et non la France. Mais leur portée générale est manifeste : ils valent mise en demeure de tous les états européens d’avoir à mettre en conformité leur législation sur ce point crucial dans toute démocratie : le statut et les droits des personnes arrêtées et interrogées par les services de police.
2010 sera-t-elle l’année d’une réforme significative du code de procédure pénale français en la matière ? Il faut l’espérer. Suivant la voie tracée par le Bâtonnier Christian Charrière-Bournazel, nombreux sont les avocats qui s’apprêtent à saisir les tribunaux de conclusions de nullité. Mais parions que la chambre criminelle de la Cour de cassation répondra sans tarder que les gardes à vue telles qu’elles se déroulent en France sont légales, dès lors que l’avocat peut visiter son client et lui rappeler son droit de se taire. Tout au plus jugera-t-elle, comme l’a suggéré le ministre de la justice dans une récente circulaire, que les seuls aveux passés alors ne peuvent suffire comme preuve.
Dès mars prochain, les avocats disposeront d’un nouveau recours : la question prioritaire de constitutionnalité, qui leur permettra de saisir le Conseil constitutionnel de ce sujet – à supposer que la juridiction saisie de l’affaire puis la Cour de cassation, comme le prévoit la loi organique du 10 décembre 2009, veuille bien lui transmettre cette question. Que décidera dans ce cas le Conseil constitutionnel ? Se bornera-t-il à un contrôle restreint des textes qui lui seront soumis, ou bien au contraire, ouvrira-t-il une nouvelle ère de sa jurisprudence, à l’instar de la Cour européenne des droits de l’homme, jugeant enfin notre système judiciaire obsolète, notamment la garde à vue ?
Quoi qu’il en soit, ce sera au parlement de prendre ses responsabilités, à un moment ou un autre. Il lui faudra rédiger et voter une nouvelle procédure d’arrestation des personnes par les services de police, définissant avec précision les droits et les garanties des citoyens dans une pareille situation. À ce sujet, les propositions du rapport Léger, comme antérieurement celles du rapport Outreau, ne sont guère enthousiasmantes, il faut bien le dire. Ce n’est qu’au second jour de garde à vue qu’interviendrait l’avocat, et les exceptions seront si nombreuses (délinquance organisée, etc.) qu’au final la défense des personnes en garde à vue sera toujours aussi mal assurée.
N’oublions pas l’essentiel. Le principe fondamental qui doit être affirmé est le suivant : toute personne suspectée d’un crime ou d’un délit a le droit d’être assistée d’un avocat lors de son interrogatoire, après avoir été mise en mesure de prendre connaissance du dossier de la procédure, le tout dans un délai de préparation suffisant et dans des conditions de confidentialité satisfaisantes, à défaut de quoi la personne doit être expressément informée de son droit de se taire, de manière effective, comme c’est la règle dans toutes les démocraties occidentales, sauf en France... La mise en œuvre de ce principe cardinal implique des conséquences qui doivent être bien comprises.
D’une part, la pratique des juges d’instruction d’ordonner sur commission rogatoire le placement en garde à vue des personnes qu’ils s’apprêtent à mettre en examen devrait être à l’avenir interdite, purement et simplement. Cette méthode ne s’est développée dans le passé que pour faire échec au droit des personnes d’être conseillées par un avocat dès avant leur premier interrogatoire par le juge d’instruction. Une dérive inadmissible ! Il en serait de même en enquête préliminaire, à défaut de toute condition d’urgence justifiant un interrogatoire de la personne sans l’assistance de son avocat. Ce n’est que convoquée dans les délais légaux, connaissance prise du dossier, que cette personne pourrait être questionnée, son avocat présent à ses côtés. Une révolution judiciaire !
D’autre part, dans les situations de flagrance, les personnes arrêtées et placées en garde à vue ne devraient pouvoir être interrogées qu’une fois averties formellement de leur droit de ne pas consentir à leur interrogatoire, ou seulement en présence de leur avocat. Celui-ci, convoqué dans l’urgence par téléphone ne disposerait que de quelques instants pour s’entretenir avec son client et lire les quelques procès-verbaux établis à cette phase-là de l’enquête. Autant dire qu’il ne lui sera guère possible de se faire aussitôt une idée précise et définitive de ce que sera la défense de son client. Lui conseiller d’avouer, de nier, ou de différer ses réponses ? À lui de voir au cas par cas.
Ainsi bien comprise, la phase initiale de toute procédure pénale garantirait les droits premiers des personnes placées en garde à vue – que le juge d’instruction soit maintenu ou disparaisse. La police ne sera pas désarmée pour autant. Simplement, il ne lui sera plus possible d’interroger un suspect à la manière des lieutenants criminels de l’Ancien régime ! D’un coup, le nombre des gardes à vue – près de 600 000 en 2009, dont seulement 25% de plus de vingt-quatre heures – chutera de trois quarts ! Et les avocats, quant à eux, n’auront pas à passer leur vie professionnelle dans les commissariats, convoqués à toute heure du jour ou de la nuit...
mercredi 6 janvier 2010
Ce soir ou jamais
Chers amis, les destins directeurs, comme dit Melville, ne m'ont pas même laissé le temps de vous présenter mes voeux pour cette nouvelle année que je vous souhaite heureuse et riche des choses les meilleures.
Je serai, ce soir, à l'émission de Frédéric Taddéi sur France 3, de 23 heure à minuit, pour parler de la lutte contre le terrorisme et de ses dérives vers le tout sécuritaire, en compagnie du juge Bruguière, d'Alain Bauer, d'un avocat qui lutte pour la défense des droits civiques et peut-être de Monique Canto-Sperber. Un exercice que je ne goûte guère, croyez-moi sur parole, mais enfin il est difficile de refuser de cette opportunité de s'exprimer. Vu l'heure tardive, je n'attends pas que vous me souteniez de votre présence silencieuse et bienveillante.
L'émission peut être visionnée sur le lien suivant.
http://ce-soir-ou-jamais.france3.fr
A l'avenir, c'est d'autre chose dont je voudrais vous parler : le magnifique livre de Ludmila Oulitskaia, Daniel Stein, interprète, récemment paru chez Gallimard. Pour cela, il faudrait que je m'arrête de courir dans tous les sens comme un poulet à qui on a coupé la tête.
Je serai, ce soir, à l'émission de Frédéric Taddéi sur France 3, de 23 heure à minuit, pour parler de la lutte contre le terrorisme et de ses dérives vers le tout sécuritaire, en compagnie du juge Bruguière, d'Alain Bauer, d'un avocat qui lutte pour la défense des droits civiques et peut-être de Monique Canto-Sperber. Un exercice que je ne goûte guère, croyez-moi sur parole, mais enfin il est difficile de refuser de cette opportunité de s'exprimer. Vu l'heure tardive, je n'attends pas que vous me souteniez de votre présence silencieuse et bienveillante.
L'émission peut être visionnée sur le lien suivant.
A l'avenir, c'est d'autre chose dont je voudrais vous parler : le magnifique livre de Ludmila Oulitskaia, Daniel Stein, interprète, récemment paru chez Gallimard. Pour cela, il faudrait que je m'arrête de courir dans tous les sens comme un poulet à qui on a coupé la tête.
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