On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

lundi 11 juillet 2022

Site photographie

Paradoxalement, c'est en travaillant, dans le cadre d'un prochain ouvrage, sur l'expérience de la cécité qu'a surgi, les mois derniers, un intérêt sérieux pour la photographie et plus généralement pour les arts picturaux. Ce n'est pas seulement que quiconque devient aveugle compense cette perte terrible par le développement d'autres facultés cognitives. Ce qu'il développe surtout, c'est une attention aiguë au monde, plus grande que celle du voyant ordinaire à qui, exception faite de l'artiste et du poete, le monde est donné, mais qu'il ne voit pas ou si peu. La photographie, tout comme la peinture et la poésie, s'efforcent de retrouver cette expérience de la présence au monde que, nous autres voyants, avons perdue autant par négligence et indifférence que par la place qu'occupent dans nos societes les abstractions réifiantes.

michelterestchenko.com

samedi 2 avril 2022

« Ces choses qui ne se font pas » Le relativisme inconséquent de Philippe Descola, qui est aussi le nôtre.

En prouvant qu'il n'y a pas un seul principe de justice
qui n'ait été désavoué en un temps et en un lieu donné,
on n'a pas encore démontré que tel désaveu ait été justifié et déraisonnable
.
Léo Strauss, Droit naturel et histoire

Dans La composition des mondes1, Philippe Descola fait le récit de plusieurs situations particulièrement embarrassantes dans lesquelles lui-même et son épouse se sont trouvés lors de leur séjour parmi les Achuar et qui ont mis à mal ce qu'il appelle modestement leurs « habitudes mentales ». Bien que ces épisodes soient insérés dans une expérience marquée par le désir de partager le mode de vie de ces Indiens d'Amazonie et de comprendre la singularité de leur « culture » - une expérience de terrain de trois années qui l'affecta au point que toute son œuvre ultérieure s'inscrit dans cette expérience originaire – ces épisodes n'ont rien d'anecdotique : hautement significatifs, ils révèlent les limites que rencontre inévitablement la conception relativiste, positiviste, des normes, propre aux sciences sociales et à l'anthropologie en particulier que Descola partageait très largement.

Une subjectivité à l'oeuvre

Le travail d'analyse et de compréhension de l'ethnologue n'exige nullement une indifférence à l'endroit de la société étudiée, comparable à celle de l'entomologiste qui observe les insectes à la loupe, et certainement le jeune Descola était-il éloigné de cette conception étriquée et inexacte de l'observation scientifique où il s'agirait en permanence de se tenir à distance de son objet. Comparable à l'apprentissage de l'enfant qui se familiarise avec le monde dans lequel il est né, l'ethnologue s'efforce de développer au plus vite des compétences – en particulier linguistiques – qui le rendront apte à devenir un « acteur compétent » de la société dans laquelle il a choisi de vivre à un moment donné de son existence, et cette insertion demande un effort, fait de sympathie, qui sera loin de le laisser indemne.
Cette implication personnelle est, on l'oublie trop souvent, une des conditions premières de la connaissance dans son objectivité même. Et ce n'est pas une affaire de théorie seulement : ce même chercheur sera spontanément conduit à défendre politiquement ces minorités ethniques lorsque leurs intérêts se trouvent gravement lésés par « l'impérialisme des grandes puissances et le colonialisme interne. » En retour, un des effets les plus durables de cette expérience est qu'elle développe à l'endroit de la société dont on provient une attitude critique qui porte l'empreinte de certaines valeurs « que l'on est venu à estimer lorsque l'on est sur le terrain. » C'est ici toute une subjectivité qui se trouve emportée et comme engagée par un mouvement d'ouverture à l'autre, non seulement du fait de son désir de connaissance, mais également en raison des obligations morales auxquelles cette ouverture conduit dans certaines circonstances. À la faveur de cette expérience, tout à fois intellectuelle, morale et existentielle, l'on en vient donc à se voir soi-même, et tout notre système de croyances et de pratiques, avec un sens aigü de la relativité et un esprit critique accru. « Il est évident que lorsqu'on a traversé une expérience comme celle que nous avons connue chez les Achuar on en revient marqué à vie », reconnaît Philippe Descola. « Et même si une identification complète est impossible – on ne devient jamais complètement autochtone, quel que soit le temps passé dans une communauté de ce type – cela vous affecte très profondément. »2 Cette valorisation de l'altérité ne saurait cependant être poussée jusqu'à ses conséquences les plus extrêmes. Il est des cas, en effet, où nos valeurs et nos principes moraux résistent aux révisions morales que la fréquentation aimable et familière de ces ethnies, si étrangères et éloignées des nôtres, engendre.

Un aveu d'impuissance

Philippe Descola relate ainsi deux situations particulièrement troublantes auxquelles il fut confronté lors de son séjour parmi les Achuar. La première – l'ordre de présentation est ici inversé pour la clarté de l'argumentation – relate les actions de vendetta auxquelles, une fois inséré dans l'une des factions en conflit, il lui fut demandé de participer et qui recommandaient l'usage du fusil qu'il avait apporté, une arme à feu réservée par lui à la chasse. Le refus qu'il opposa à cette demande risquait, cependant, de ruiner la confiance qu'il avait établie avec les membres de la communauté, de l'en exclure et de compromettre son travail de terrain. Il fallait à ce refus une raison qui soit acceptable pour les Achuar. « J'ai donc été obligé d'inventer des histoires plausibles sur le plan local » :

Je savais que lorsqu'un fusil a tué un homme, il est chargé d'une puissance négative qui le rend inutilisable, et j'ai donc brodé là-dessus en expliquant que c'était un fusil qui m'avait été donné par mon beau- père – ce qui était vrai d'ailleurs – et qu'il m'avait fait jurer de ne jamais m'en servir pour tuer quelqu'un, faute de quoi le fusil pourrait se venger sur lui en l'ensorcelant.3

Ce bricolage était une manière stratégique habile de sortir de ce que Descola nomme lui-même un « mauvais pas », en tournant en sa faveur le système symbolique des Achuar sans qu'il soit conduit à le remettre en cause. Dans le deuxième cas, il lui fut impossible cependant d'avoir recours à une solution aussi accommodante. Car là, il fut directement confronté, avec son épouse, à la violence que les hommes exercaient à l'endroit des femmes. Bien que cette violence apparut manifestement choquante à nos deux ethnologues et contraire à leurs principes et valeurs, toute l'affaire était, de nouveau, de « réagir de façon acceptable ». La première marque de leur désapprobation consista à soigner les femmes ainsi brutalisées, la seconde à dire aux hommes que « c'était des choses qui ne se faisaient pas » Une condamnation que les Achuar interprétèrent immédiatement comme l'expression du discours moral des missionnaires évangélistes qu'ils avaient été amenés à cotoyer.dans le passé. Le jeune Philippe Descola n'avait évidemment nullement l'intention d'être identifié à un missionnaire prosélyte, chargé de ramener au Christ ces âmes égarées par l'ignorance et le poids du péché et de faire leur salut. Le « ce sont là des choses qui ne se font pas » n'était pas tiré de l'enseignement des Ecritures et n'était nullement déduit de l'obéissance aux règles morales de la foi chrétienne.
Pour le dire en bref, la condamnation de la violence faite aux femmes était implicitement déduite de tout un ensemble de principes au cœur de notre tradition humaniste occidentale, le principe de dignité autant que le principe d'égal respect des êtres humains. Mais cela Descola et son épouse pouvaient-ils le faire entendre sans que ce jugement soit immédiatement compris comme véhiculant un point de vue partisan ? Lui-même prit grand soin de « ne pas sembler tenir le même discours que les missionnaires », et il était d'autant moins disposé à tenir ce discours que« chez nous », leur expliqua-t-il, tout le monde ne partage pas leurs conceptions, par exemple sur l'origine du monde. Mais alors, lui firent-ils valoir, puisque « chez vous » le monde est divisé sur les conceptions à tenir en matière de religion et de morale, d'où vient que lui-même s'autorise à juger leurs agissements envers les femmes comme « des choses qui ne se font pas » ? De l'aveu même de Philippe Descola, il avait atteint là « une des limites de l'observation participative ».
Ce qui est remarquable dans ce récit, c'est que le relativisme auquel adhérait le jeune Descola lui fut en quelque sorte renvoyé à la figure par ses nouveaux amis, mais comme amplifié. Les Achuar lui rétorquaient, on l'imagine plaisamment : « Si je pense que les missionnaires n'ont pas raison en tout, pourquoi parler comme eux dès qu'il s'agit du traitement des femmes ? » et face à cette exigence d'être conséquent dans toutes les implications de son relativisme, Descola se trouvait réduit au silence, justement parce qu'il n'était pas un relativiste conséquent, logiquement conduit à accepter la violence faite aux femmes comme une pratique sociale s'insérant dans un réseau de significations, comparable au cannibalisme.

Eloge du contexte

Lorsque, dans l'ouvrage, Descola aborde ce qu'il convient de penser de cette pratique, il retrouve aussitôt le point de vue, j'allais dire le réflexe, relativiste et contextualisant propre à l'anthropologie. La contextualisation, courante dans les monographies ethnologiques et historiques, est, explique-t-il :

« […] l'art de rendre compréhensible et parfois moralement admissible, une pratique en l'insérant à l'intérieur d'un ensemble plus général où elle prend sens. Si l'on prend l'exemple du cannibalisme, on comprend bien que si on le détache de tout son support rituel et symbolique, manger son semblable peut paraître une pratique abominable. Mais lorsqu'on replace le cannibalisme à l'intérieur du contexte qui lui est associé, cela permet de dissiper son caractère apparemment scandaleux et de s'intéresser à ce que les gens qui s'y livrent pensent réaliser par cette opération, en relation avec leurs conceptions de l'identiti, du cycle vital, de l'eschatologie, des substances corporelles, etc. »4

Pourquoi cette différence de traitement entre, d'une part, le cannibalisme, qu'il convient de ramener à son « contexte » et, d'autre part, la violence faite aux femmes laquelle est une chose « qui ne se fait pas », suscitant une réprobation morale invincible à toute contextualisation ? Pourquoi le jugement moral est-il déplacé dans un cas – ce qui apparaît comme une « pratique abomidable » devient « moralement admissible », dès lors qu'elle est insérée dans un ensemble de rites et de symboles – mais non dans l'autre ? Serait-ce qu'il manquait à la brutalité masculine ce support « culturel » qui l'aurait rendue acceptable ? Ce n'est pas ce défaut qui explique la réaction de Philippe Descola et de son épouse, mais la conviction qu'il est, entre les êtres humains, « des choses qui ne se font pas » - ce dont ils ne pouvaient, néanmoins, convaincre leurs nouveaux amis. D'où venait cette impuisssance, sinon de l'impossibilité d'engager une discussion rationnelle présentant des arguments que les Achuar étaient d'autant moins disposés à accepter que ces raisons exprimaient le point de vue de gens incapables de partager des croyances communes sur les sujets qu'eux-mêmes jugeaient les plus importants. Divisés sur la croyance à la création de l'univers ou le destin de l'âme après la mort, comment donc pouvaient-ils venir leur faire la leçon ?
Naturellement ce constat, empiriquement irréfutable, ne constituait nullement une objection pertinente : la condamnation de la violence faite aux femmes ne repose pas sur des faits, mais sur des principes. Et s'il en est ainsi pourquoi le cannibalisme échapperait-il à ce jugement ? La contextualisation n'annule pas l'autorité des principes. Et si les principes résistent à semblable relativisation, c'est qu'ils s'enracinent dans la nature des choses, « ces choses qui ne se font pas », et non dans des conventions et des coutumes formant un ensemble intégré de normes et de pratiques sociales. Reconnaître et dénoncer qu'il y a des « choses qui ne se font pas », cela n'est possible que si nous admettons l'existence de principes du bien et du mal, du juste et de l'injuste, qui sont inscrits dans la nature même des chose, que nous pouvons connaître par l'usage de la raison, et qui s'appliquent, de façon contraignante, tout autant à nous qu'aux Achuar, et cela vaut pour la violence faite aux femmes aussi bien que pour le cannibalisme ou encore la pratique meurtrière de la vendetta.
C'est donc à plus d'un titre que le relativisme de Philippe Descola est traversé de contradictions, sans que l'on sache au juste pour quelles raisons certaines pratiques sont jugées par lui moralement choquantes et contraires à ce qui, entre les êtres humains, doit se faire, alors que d'autres, non moins moralement inadmissibles, échappent à cette condamnation. Au reste, Philippe Descola n'explique nullement les raisons pour lesquelles les violences dont les femmes sont victimes dans la société Achuar étaient répréhensibles, non seulement à ses yeux, mais en soi.

Nous sommes des relativistes inconséquents

Une telle condamnation aurait été parfaitement compréhensible dans le cadre de la doctrine rationaliste classique du droit naturel, dont le trait premier, ainsi que le rappelle Léo Strauss5, est de refuser radicalement la contextualisation des pratiques et la relativisation des jugements de valeurs qui en résulte. Mais Descola, pas plus que nous autres modernes, n'était disposé à accepter les présupposés philosophiques de la doctrine du droit naturel : l'existence d'une faculté (la raison) dont l'exercice exige de chacun qu'il s'extraie des déterminations « culturelles » propres aux êtres socialement et historiquement situés que nous sommes, et qui nous conduit à nous rencontrer dans ce lieu – la raison ouvre un espace - où se donne à voir et à connaître des principes sur lesquels se rassemble notre humanité commune. De là vient leur universalité ; une universalité qui n'est pas contextualisable et qui ne peut être connue et mise en œuvre, dans toutes ses conséquences normatives et institutionnelles, que si les hommes sortent de leur milieu pour retrouver leur place. Allégoriquement, cette montée, cette anabase platonicienne, nous conduit à sortir de la caverne, où règne la multiplicité et la contextualisation, pour nous rencontrer dans le ciel des Idées où « il y a des choses qui ne se font pas ». La contradiction de Descola et elle est la nôtre, c'est que nous tenons tout autant à défendre la pluralité – la multiplicité des formes humaines et culturelles de vie, également respectables – et l'unité – l'existence de principes universels, transcendants cette même pluralité en raison de l'unique dignité de notre humanité commune. Nous sommes à la fois, et tout à tour, selon les circonstances, disciples de Claude Lévi-Strauss et de Platon. Et si nous sommes, nous autres modernes, à la différence de Platon et de Léo Strauss, des relativistes inconséquents, cela tient au fait que dans le ciel des Idées ne règne pas l'harmonie mais la contradiction entre des attachements et des principes qui méritent à nos yeux d'être également respectés, mais qui s'excluent et se contredisent l'un l'autre.
Une des avancées de l'anthropologie moderne est d'avoir radicalement rejeté la vision hiérarchique des sociétés humaines qui place au plus bas degré leurs formes sauvages, infantiles et primitives, et au sommet le développement des capacités rationnelles supérieures qui distingue la civilisation occidentale et lui donne tous les droits. Nous tenons à la reconnaissance de la pluralité des sociétés humaines et nous ne les hiérarchisons pas plus que nous ne hiérarchisons les plus belles créations du génie humain : malgré l'antériorité des temps, la pyramide de Keops n'est en rien inférieure au Parthénon, lequel n'est pas non plus inférieur à la cathédrale de Paris, chacune ayant une perfection unique et incomparable qui se retrouve dans toutes les œuvres du grand art humain. La pluralité des sociétés humaines et de leurs formes de vie est perçue comme une richesse précieuse, la négation de cette valeur conduisant aux pires crimes de l'impérialisme et de la colonisation, et leur disparition comme une perte irréparable. Nous tenons à ce principe d'égal respect envers ce qu'on appelle les « cultures ». Mais nous tenons également, bien qu'ils soient plus difficiles à fonder, aux droits humains qui sont apparus en Europe au XVIIIe siècle ; nous croyons à leur pouvoir de transformation des sociétés humaines, ouvrant à une dynamique progressiste de l'histoire et nous ne sommes pas disposé à tirer toutes les conséquences d'une conception relativiste, purement positiviste, des normes qui conduirait à renoncer à leur portée universelle. À cela nous tenons également, et c'est pourquoi nous sommes autorisés à dire de certaines pratiques sociales, tels l'excision, le cannibalisme ou la violence faite aux femmes, mais cela vaut également pour le colonialisme, que « ce sont des choses qui ne se font pas », et s'il en est ainsi, c'est que ces « choses » portent atteinte à la dignité humaine. Le problème, c'est que ces croyances auxquelles nous sommes également attachées sont, une fois érigées en système logique et cohérent, incompatibles entre elles. Désireux de tenir les deux bouts de la chaîne, nous refusons de trancher entre les termes de l'alternative et d'adopter une position unique qui excluerait l'autre. Nous tenons à être les deux en même temps, tout à la fois et tout à tour, pluraliste et universaliste : « « pluriversaliste ». De là vient que nous soyons, et je ne vois pas ce qu'on peut être de mieux, ou bien des relativistes inconséquents ou bien, ce qui revient au même et qui n'est pas moins inconséquent, des universalistes tolérants.
Cette inconséquence inévitable est le résultat de l'attachement premier que nous portons au principe des principes, le respect de l'égale dignité des êtres humains, qu'on ne saurait ramener à être une production du milieu (historique et social) pour la raison fondamentale que c'est lui, au contraire, qui fixe le cadre au milieu, afin que soient institués nos droits et nos libertés. Notre relativisme s'arrête là. Pour cette raison, nous condamnerons « ces choses qui ne se font pas » tout en affirmant chérir pour elle-même la pluralité des sociétés humaines et nous bricolerons des transactions morales, ici intransigeantes là tolérantes et ouvertes à la discussion, qui nous feront tenir ensemble des croyances qui, érigées en système dogmatique, s'opposent entre elles. Nos fois sont multiples, parfois incompatibles entre elles. Peut-il en être autrement ? Nous faisons de notre mieux dans ce monde moral et spirituel de l'harmonie perdue. <

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1. La composition des mondes, Entretiens avec Pierre Charbonnier, coll. Champs Essais, Flammarion, 2017.
2. Id., p. 178.
3. Id., p. 168.
4. Id., p. 190.

mercredi 16 mars 2022

Le soldat nu ou la dépolitisation du monde.

Ce ne sont pas les citoyens des Etats qui déclenchent la guerre, mais les Etats et leurs gouvernants et si ces mêmes citoyens, généralement des hommes, s'affrontent ensuite à mort sur le théâtre des opérations, c'est que une fois revêtus de l'uniforme et intégrés dans un corps d'armée où ils devront obéir aux ordres de la hiérarchie, se réalise une sorte de transubstantiation négative où l'individu, dépouillé de sa singularité unique et du sens de l'humanité commune, est politiquement transformé en un « soldat » dont la tâche est de combattre et de détruire « l'ennemi ». S'il convient de placer ces mots entre guillemets, c'est qu'ils ne désignent plus les êtres humains et leurs relations que sous la forme atrophiée de pures et simples abstractions. Le combattant est désormais réduit à cette identité factice, quoique cette réduction soit rarement assez entière pour le conduire à s'engager et à combattre de tout son être ; quant à l'ennemi, il n'y aura pas grande difficulté à le déshumaniser, à le réifier, voire à l'animaliser et ce sera ou bien un « sale Boche », « un Jaune », « un cafard », tout ce qu'on voudra, les mots ne manquent pas à la propagande officielle pour conduire les hommes à se massacrer et à s'exterminer les uns les autres sans états d'âme. Tout cela appartient, on le sait trop hélas, au monde de la guerre, à sa rhétorique bestialisante, à sa raison meurtrière. Mais que se passe-t-il si, effaçant la figure abstraite de l'ennemi, de la cible à abattre, réapparait soudain la réalité de l'homme dans son humanité, sa fragilité et sa vulnérabilité ? Telle est l'expérience que fit Georges Orwell pendant la Guerre d'Espagne où il s'était engagé pour lutter contre le fascisme, et dont le récit se rapporte à de nombreuses expériences semblables1 :

À cet instant, un homme qui devait probablement porter un message à un officier jaillit de la tranchée et se mit à courir, complètement exposé, sur le sommet du parapet. Il était à moitié nu (half dressed) et, tout en courant, retenait son pantalon avec ses mains. Je m'abstins de tirer sur lui. Il faut dire que je suis un assez piètre tireur, guère capable de toucher un homme en pleine course à cent mètres de distance […] Reste que ce si je n'ai pas tiré, c'est en partie à cause de ce petit détail de pantalon. J'étais venu ici pour tirer sur des « fascistes », mais un homme qui retient son pantalon n'est pas un « fasciste », c'est manifestement quelqu'un de votre espèce, un semblable, sur lequel vous n'avez pas envie de tirer (and you don't fell like shooting at him).

La retenue dont Orwell fit preuve en cette occasion ne résulte pas de l'obéissance à un devoir moral ou à un commandement religieux qui se serait imposé dans sa majesté impérieuse et implacable. Ni la morale ni la religion ne permettent de rendre compte de ce qu'il éprouva lorsque apparut soudain dans son viseur ce soldat courant demi-nu sur le parapet, tenant à deux mains son pantalon. Toute la formidable entreprise mentale et idéologique qui avait placé sur l'ennemi l'étiquette générique de « fasciste » - et les guillemets indiquent très précisément cet étiquettage déshumanisant – s'était à l'instant même effondrée pour ne plus laisser place qu'à la vision d'un pauvre petit gars, surpris dans le comique et le dérisoire d'une condition commune, « manifestement quelqu'un de votre espèce, un semblable ». Ce n'est pas un interdit qui retint le doigt d'Orwell d'appuyer sur la gachette, rien de plus que la conscience que, dans cette situation-là et face à cet homme-là « vous n'avez juste pas envie de tirer ». Ce qui est bien peu au regard des obligations fortes de la conscience morale, mais suffisant, et c'est assez et c'est immense, pour arrêter l'entreprise meurtrière qu'autorise la guerre. Ce qui rend celle-ci possible, la condition de son déploiement, cesserait aussitôt si à chaque fois disparaissait la figure abstraite de l'ennemi, la cible à abattre, pour laisser place ce qu'il est réellement et que nous sommes tous : métaphoriquement, des êtres à demi-nus retenant des deux mains notre pantalon de tomber.
Si nous devions réunir en un seul trait le travail de « dépolitisation du monde » qui constitue selon Stefan Zweig, la tâche de l'artiste et auquel son profond pacifisme le conviait2, il tiendrait à soi seul dans ce petit détail du pantalon. Dépolitiser le monde, c'est échapper à l'enfermement politique auquel nous condamnent les Etats-nations, avec leurs frontières, leurs identités qui intègrent autant qu'elles excluent, et voir en tout homme ce semblable qu'il est, un pauvre petit gars, saisi à demi-nu dans son humanité fragile et vulnérable, que l'on ne peut ni viser ni tuer, non parce que cela est interdit – en cas de guerre, abattre l'ennemi est tout au contraire un devoir – mais parce qu'on en a tout simplement « pas envie », qu'on ne se sent pas de le faire. Le petit détail du pantalon que rapporte George Orwell est plus qu'une anecdote : présent à l'esprit, il suffirait à constituer, à soi seul, un coup d'arrêt à l'effroyable entreprise politique de destruction qu'est la guerre. Seulement voilà, l'emportent généralement l'étiquette qui fera de l'homme une cible, l'uniforme avec son arsenal d'armes de combat et le doigt sur la couture du pantalon, non pas abaissé, mais dressé sur les jambes d'un corps droit comme un I.

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1. Voir Michael Walzer, Guerres justes et injustes, chap. 9, trad.Simone Chambon et Anne Wicke, Folio, Gallimard, 2006.
2. L'expression « dépolitisation du monde », se trouve dans le chapitre intitulé « En quoi l'art et la science peuvent-ils contribuer à rapprocher de nouveau les peuples », in Ecrits littéraires, d'Homère à Tolstoï, trad. Brigitte Cain-Hérudent, Albin Michel, 2021, p.234.

lundi 14 mars 2022

La guerre d'Ukraine ou le retour des démons du passé.

Un des aspects les plus tragiques de cette agression, c'est qu'elle marque, à contre-courant de l'histoire, une résurgence du passé dans un monde confronté à des défis – et le plus urgent de tous est l'urgence climatique – qui exige des formes (morales, juridiques, politiques) d'inventivité et de résolution totalement nouvelles. Manifestement passéiste et anachronique est le projet de restaurer la grandeur, largement imaginaire, de la Russie impériale, comme une vengeance abolissant par la violence les affronts et les humiliations subies dans l'histoire récente. Face à ces troupes qui saccagent les villes et sèment la mort sur leur passage, nous pouvons bel et bien dire : Ah nous en sommes donc encore là ! Rien de nouveau alors sous le soleil ! répétant l'ancienne formule de la sagesse de Salomon : Vanité des vanités ! Bien que nous ayions affaire à une effraction dans le présent qui dépasse toute conjecture, nous pouvons néanmoins penser cette entreprise meurtrière à partir de schèmes intellectuels constitués et qui remontent à Thucydide, à Machiavel ou à Hobbes ; de même sommes-nous autorisés à juger et à condamner cette agression selon des catégories morales et juridiques qui sont entrées depuis longtemps dans nos traités et dans nos documents juridiques. Le réalisme politique dira ce que ces luttes pour la souveraineté et la domination sont consubtantielles aux Etats-nations, et que la morale s'épuise en vain à dénoncer l'absence de conscience et de restriction dont ils font preuve lorsqu'ils ont recours à la guerre et qu'ils le peuvent. Seulement voilà, les défis existentiels auxquels sont confrontés les hommes et les femmes d'aujour'hui, et plus encore les générations futures, adressent leur urgence à la communauté humaine, bien au-delà de ses constructions étatiques et des logiques de puissance auxquelles celles-ci ne cessent pas et n'ont jamais cessé d'obéir.
Le peuple d'Ukraine, et c'est atroce et insupportable, est sacrifié sur l'autel de rationalités – gardons-nous d'y voir un geste de folie - qui résurgissent comme les démons politiques du passé, nous détournant des mesures révolutionnaires qui devraient être prises dans le cadre d'un état d'urgence écologique mondial. Nous habitons un monde commun dont les conditions de vie sont menacées et détruites d'une manière qui est partiellement déjà irréversible. Ce n'est pas le moindre des crimes de l'agresseur que de détourner notre attention de cette réalité, au nom d'une vision d'ores et déjà obsolète de l'histoire humaine . Il faut pourtant lier les deux : les conditions sociales et politiques de socialité, de justice et de paix communes ne sauraient être séparées des conditions eco-systémiques d'habitabilité de la Terre. Si l'on ne peut encore tout à fait se débarrasser des Etats-nations avec leurs frontières et leur logique de puissance, le nouveau cadre, et qui impose de nouvelles institutions, est celui de la communauté humaine globale, unie et pacifiée (non sans conflit) dans la quête de justice et la préservation de son habitat.

jeudi 10 mars 2022

Brèves réflexions sur la guerre et la morale

Il n'est pas de belligérant qui ne prétende que la guerre qu'il mène ne soit juste, et les raisons données ne relèveront jamais publiquement du seul désir de conquête ou de possession. Nous n'en sommes plus au temps de Thucydide où les généraux athéniens pouvaient déclarer, sans embarras, que les hommes "veulent partour soumettre les autres hommes chaque fois qu'ils en ont le pouvoir" et qu'il n'y a rien à condamner dans cette nécessité de nature qui pousse à massacrer les hommes et à réduire en esclavage les femmes et les enfants. L'exigence de justification, serait-elle d'une malhonnêteté insigne, répandant les mensonges les plus grossiers – l'intervention de la Russie est une « opération militaire spéciale » visant à libérer les ukrainiens du génocide que pratique à leur encontre un pouvoir central nazifié – atteste paradoxalement que la morale n'a pas entièrement été effacée. Qu'elle soit instrumentalisée et rien de plus qu'un moyen de propagande en vu d'obtenir le consentement et la loyauté des citoyens, de susciter le dévouement jusqu'au sacrifice des soldats, ne nous fait pas sortir de son économie. Cet hommage que le vice rend à la vertu ne saurait être compris simplement comme une stratégie cynique, ce qu'elle est pourtant. Il ne s'agit pas de rêver, mais de voir plus au fond.
Le réalisme dans les relations internationales soutient qu'il n'existe entre les Etats que des rapports de force, des luttes, commandées par les seules considérations d'intérêts, pour la souveraineté et la domination et qu'en cas de guerre, l'annihilation totale de l'ennemi justifie, dans le silence de la loi (inter arma silent leges), le recours à tous les moyens efficaces. "La guerre, écrit Clausewitz, est un acte de violence qui théoriquement n'a pas de limite". Mais on aura beau soutenir que les restrictions morales ont désormais été levées – et tel est, en effet, le propre de la guerre de lever l'interdit premier « Tu ne tueras point » - reste logée au cœur de la guerre, de sa violence et de ses atrocités, une première exigence justificatrice, non seulement d'avoir des raisons, mais d'avoir raison, d'être dans son bon droit. Or il y a loin d'une justification à l'autre. On peut avoir des raisons de préférer son cheval à son cocher, écrit Malebranche, mais cela est contre la Raison. Avoir raison, en l'occurrence, ne signifie pas formuler des propositions exactes ou vérifiées correspondant à la réalité des faits – la science s'en charge – mais, pour les gouvernants, agir comme il convient, selon ce que requièrent les circonstances. Or cette argumentation politique reste de bout en bout de nature morale, quoiqu'elle soit différente – Machiavel a été le grand penseur de cette distinction - de la morale ordinaire. Elle ne porte pas sur le vrai mais sur le juste ou le bien. De là vient que la justification de la guerre ouvrira à une mise en cause, éventuellement pénale, de la responsabilité de ceux qui la conduisent et des actes qu'ils ordonnent ou commettent lorsque ceux-ci échappent à la controverse où "l'un appelle cruauté ce qu'un autre nomme justice", selon le mot de Hobbes.
La guerre fait voler en éclats les principes de la morale commune, mais la nécessité dont elle se réclame sert encore de justification à ces violations qui devront, malgré tout, rester proportionnées. Cette présence de la morale, et elle est fondatrice, a toutes sortes de conséquences juridiques, dès lors qu'elle conduit à formuler les principes qui commandent au droit à la guerre (jus ad bellum) et au droit dans la guerre (jus in bello). "La guerre est toujours jugée deux fois, écrit Michael Walzer, tout d'abord en considérant les raisons qu'ont les Etats de faire la guerre, ensuite en considérant les moyens qu'ils adoptent" et ces deux jugements ont en commun d'interroger la nature morale de la guerre. Paradoxalement, c'est dans cette condition même où les principes de la morale semblent ne plus encadrer et régler les actions humaines, où l'idéologie belliciste ouvre parfois la porte au pire, que se montre et se manifeste la primauté de la norme sur la force. La nécessité de justifier le recours à la guerre, l'existence de lois qui encadrent son exercice, ne font pas de la guerre une pratique morale, mais elle reste de bout en bout exposée à un jugement de cette nature. Ainsi les principes du droit international humanitaire définissent-ils des limites et fixent-ils un cadre éthique qui serait-il violé conduira à l'imputation de crime de guerre ou de crime contre l'humanité. Entre l'acceptable et l'inacceptable, la violence inévitable et l'effraction d'une brutalité totale, la différence est parfois assez claire pour que nourrissant nos indignations légitimes et armant la résistance contre l'agresseur, on sache où est le bien et où est le mal. S'il y a des guerres justes et des guerres injustes - et, redisons-le, aucune guerre ne prétend être injuste - alors, ultimement, ce n'est pas l'impunité qui l'emporte, le "droit" du plus fort et la licence du Tout est permis, mais, en dépit de leurs inévitables instrumentalisations, la limitation du Juste et l'autorité du Bien.

mardi 8 mars 2022

Ukraine, le retour à l'état de nature ?

On se sera souvent mépris sur le sens que Hobbes donne dans le Léviathan à cet état de guerre qui est le propre de la relation entre les hommes lorsqu'ils ne sont pas tenus en respect par le gant de fer d'un pouvoir commun. Si la conflictualité est naturellement engendrée par l'égalité des revendications à la possession des biens et à la reconnaissance, toute l'affaire est de la faire diminuer en intensité afin que chacun se trouve ultimement mis à l'abri du risque d'être tué et que la sécurité de sa vie soit garantie. Au cœur même de l'état de nature est à l'oeuvre une loi rationnelle, trop souvent oubliée, qui vise à la modération des appétits et à la pacification des relations. L'état de nature, en effet, est travaillé de l'intérieur par une dynamique (une loi de nature) qui vise à établir entre les hommes les conditions sociales d'un état de paix où chacun puisse vaquer tranquillement à ses propres affaires. Or ces modalités de la pacification et de la modération reposent seulement sur le libre engagement des partenaires à tenir leur promesse de respecter les conventions et les règles communes de socialité, autrement dit sur leur bonne volonté. Reste toujours possible que surgisse un homme qui ne respecte pas ces engagements et fasse usage, pour le plaisir qu'il en retire ou pour toute autre raison, d'une violence brutale que rien, ni sa conscience ni personne, ne limitera. L'état de nature n'est pas une condition de l'humanité où la guerre est permanente, mais un état où elle est toujours possible et donc toujours à craindre. L'état de nature connaîtra peut-être de longues périodes de confiance réciproque et de paix, mais celles-ci ne suffiront pas à établir les conditions d'un véritable état de paix. On connaît la solution de Hobbes : celles-ci ne seront établies et surtout garanties que lorsque les hommes auront contractuellement institué entre eux un tiers – une instance politique souveraine - autorisé à exercer sur eux et en leur nom une coercition absolue. « La nature de la guerre ne consiste pas dans un combat effectif, mais dans une disposition avérée, allant dans ce sens, aussi longtemps qu'il n'y a pas d'assurance du contraire. Tout autre temps se nomme paix, » (XIII, 30). Seule l'institution politique du souverain, quelle que soit la nature du régime, apporte cette assurance et cette garantie.
Ces éléments brièvement rappelés constituent la matrice d'une pensée qui est au cœur de notre conception moderne de l'Etat, de la souveraineté qu'il exerce et de la légitimité du pouvoir, laquelle, tirée de la volonté des individus, est une autorisation à user légalement de la contrainte et de la coercition. Qui ne voit que cette matrice, loin de s'appliquer uniquement aux individus, nous permet de comprendre tout à la fois les modalités de pacification établies entre les Etats, en particulier depuis la Seconde Guerre mondiale - l'ONU, la construction européenne - et les limites de ces institutions et de leurs normes lorsque celles-ci montrent leur impuissance face à un Etat désireux d'obéir à sa propre logique de puissance et de domination, n'hésitant pas à recourir à une agression destructrice et meurtrière contre un autre Etat, dans le mépris le plus absolu des principes et des lois du droit international humanitaire. En l'absence d'une autorité supraétatique dotée d'un pouvoir de coercition, de telles effractions étaient toujours possibles et la paix dans laquelle on s'était installée (du moins dans nos territoires) se révèle être ce qu'on avait oublié qu'elle n'avait jamais cessé d'être : un état de guerre.
Il est peu probable, hélas, que l'analogie entre les conduites rationnelles individuelles et les logiques étatiques de domination puisse être conduite à son terme. Car là où les individus acceptent volontairement de renoncer à leur liberté en instituant, par le biais d'un contrat, un tiers doté d'un pouvoir de coercition absolue sur eux, il est impossible, à ce stade de notre histoire, d'imaginer que le désir d'établir un état de paix conduise les Etats à renoncer à leur souveraineté au profit d'un Etat global dont les formes démocratiques restent encore à penser. La leçon de Hobbes est, pourtant, qu'il n'y aurait pas d'autre solution. Et si cette solution est irréalisable ou utopique, alors les dures lois du réalisme politique ne cesseront jamais de faire de l'ordre international un ordre instable, où peuvent toujours surgir et se répéter les cruautés d'un passé qu'on croyait à jamais révolu. Est-ce là pourtant le dernier mot de l'histoire ? Faut-il conclure que l'exigence d'ordre, de justice et de paix est définitivement et à jamais condamnée à l'échec ? Nous y reviendrons bientôt.

mercredi 19 janvier 2022

L'impossible commandement d'aimer.

Ces réflexions ont été rédigées en vue de la conférence sur le Pur Amour, donnée, le 18 janvier 2022, aux étudiants préparant le concours aux écoles supérieures de commerce du Lycée Hoche à Versailles  :

« Tu aimeras ton Dieu de toute ton âme, de tout ton cœur, de tout ton être », le premier commandement des Tables de la Loi s'accompagne inséparablement du deuxième : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », auquel Jésus Christ ajoute le devoir d'aimer nos ennemis, sans quoi qu'est-ce qui distinguerait les fils de Dieu des païens ? Que ce-dernier commandement soit contre nature – comment pourrait-on aimer qui nous veut et nous fait du mal ? - ne lève pas l'absurdité  qui fait de l'amour une obligation.
L'amour est un sentiment – s'agirait-il pour les théologiens d'un effet de la grâce divine - que l'on éprouve de façon indélibérée et qui ne peut être suscité par un mouvement de la volonté. Dès lors, comment pourrrait-il être exigible ? Respecter les commandements divins, fort bien ! Traiter autrui avec respect, cette obligation morale se comprend. En prendre soin, s'il est dans le besoin et dans la détresse, cela s'entend encore. Mais l'aimer, le chérir d'amour tendre, comment cela pourrait-il être exigé ? « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas », la pensée célèbre de Pascal plonge l'affectivité humaine dans une nuit à tout jamais inaccessible aux conclusions claires et lumineuses du raisonnement et de l'argumentation. S'il y a quelque chose de désespérant dans l'injonction « Aime-moi », cela tient au fait que, aussi désireux soit-on de répondre à cette demande éperdue et de « plier la machine » », il est tout bonnement impossible de faire advenir en soi un sentiment que l'on éprouve pas. La sécheresse du cœur ne fera pas davantage naître le sentiment d'amour que l'aridité du désert ne fait tomber l'eau du ciel. Et cette impossibilité n'est pas une faute dont il pourrait nous être fait reproche.
« Tu aimeras, écrit Franz Rosenzweig, – quel paradoxe dans ces mots! Peut-on commander à l’amour ? L’amour n’est-il point destin et saisissement, et s’il est libre, n’est-il pas offrande libre ? Et voilà qu’on le commande? Non, certes, on ne peut commander l’amour; nul tiers ne peut le commander ni l’obtenir par la force. »1
Désireux de donner malgré tout un sens au commandement évangélique d'aimer son prochain, Kant fait une distinction entre l'amour pathologique et l'amour pratique, lequel est une maxime de bienveillance. « Dans ce noyau de toutes les lois, lit-on dans la Critique de la raison pratique, il n’est donc question que de l’amour pratique. Aimer Dieu signifie dans ce sens exécuter volontiers ses commandements; aimer son prochain : remplir volontiers tous ses devoirs envers lui. »2, lesquels me commandent de traiter l'humanité en moi-même et en tout autre comme une fin en soi et non comme un moyen. L'amour pratique du prochain se ramène au devoir d'agir moralement envers autrui par obéissance à l'impératif de la loi. Seulement voilà, et Kant en reconnaît l'évidence, le respect auquel nous sommes contraints n'est pas l'amour. N'avait-il pas montré dans la Fondation de la métaphysique des moeurs que le secours d'autrui est d'autant plus méritoire qu'il est denué de toute incitation émanant du sentiment et de la sensibilité ? L'action d'un philanthrope sera de plus haute valeur morale s'il continue de répandre autour de lui le bien alors même qu'il se trouve dans un état intérieur « d'insensibilité mortelle », que lorsqu'il était spontanément porté à secourir la détresse humaine par sympathie, pitié ou compassion. Pour froide et glaciale que paraisse cette interprétation rationnelle du commandement évangélique, Kant, pourtant, n'innovait pas entièrement.
Confrontés au même problème interpétatif, les théoriciens du Pur Amour avaient distingué au XVIIe siècle l'amour affectif de l'amour effectif. Si le premier ne peut être exigé parce qu'il ne relève pas d'un acte de la volonté mais d'une détermination de la sensibilité et du cœur, il n'en va pas de même de l'amour effectif, autrement appelé « amour d'exécution », lequel désigne les œuvres de l'amour. Tels sont les gestes, ces actions extérieures, libres de tout inclination affective, à quoi conduit le commandement d'aimer lorsque la contrainte du devoir remplace l'impulsion du sentiment et de la spontanéité. De là vient que l'on puisse produire des attestations, manifestes et probantes, de l'amour en l'absence de tout sentiment d'amour. Plus encore, ces actes, ces preuves d'amour tiennent lieu d'amour, non pas parce qu'ils jaillissent d'un même fond affectif, mais, au contraire, parce qu'ils se substituent au sentiment défaillant, et cela sur le mode du "comme si" : « Il est donc dit, écrit Antoine Sirmond dans La défense de la vertu, publié en 1641, que nous aimerions Dieu mais effectivement, opere et veritate, faisant sa volonté comme si (souligné par moi) nous l'aimions affectivement, comme si cet amour sacré brûlait nos cœurs, comme si le motif de la charité nous y portait. »3
Dans ce « comme si », il ne faut pas voir les artifices de l'hypocrisie ou de la tromperie, l'honnêteté commandant de quitter l'être qui n'est plus aimé. Cette leçon moderne fait du sentiment le critère de l'authenticité de l'amour, mais une telle injonction à la sincérité conduit inévitablement à ériger la rupture, la séparation ou le divorce en devoir moral. Ne voit-on pas, cependant, que relations humaines se trouvent ainsi placées sous le joug d'un destin plus impitoyable que le décret arbitraire des dieux : l'inconstance du sentiment sur lequel nulle volonté ne peut rien. La morale du devoir rétablit la liberté humaine au cœur d'un commandement dont l'exécution se fait dans la lumière de l'acte, sans plus dépendre des obscures et involontaires intermittences du coeur. Agir « comme si » n'est pas un faux-semblant, c'est attester d'une liberté qui s'affirme lorsque, dans la froideur du cœur, se donne tout ce que nous pouvons donner et qui, en l'absence d'amour, est encore et bel et bien une preuve d'amour.

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1. Franz Rosenzweig, L’étoile de la rédemption, trad. A. Derczanski et J.-L. Schlegel, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2003, p. 210.
2. V, 83. Cité par Florence Salvetti, "Une relecture critique du commandement d'amour évangélique", Institut Catholique de Paris, « Transversalités » 2013/2 N° 126, pages 81 à 93.
3. Voir notre Amour et désespoir, Le Seuil, 2000, p. 94.

jeudi 16 décembre 2021

Brève synthèse de la pensée politique d'Hannah Arendt

Au centre de la pensée de Hannah Arendt se trouve l'identité , en permanence réaffirmée, entre la liberté et la politique : « Etre libre et vivre-dans-une polis étaient en un certain sens une seule et même chose »*, écrit-elle à propos des Grecs. La politique est comprise comme la participation des citoyens aux affaires publiques – c'est ainsi que Benjamin Constant définit également la liberté des Anciens dans une conférence restée célèbre** - lesquelles sont décidées entre pairs (selon le principe de l'isonomia) au terme de discussions, d'échanges d'opinion dans l'espace public où les hommes s'apparaissent les uns aux autres dans leur pluralité et entrent en confrontation – la vie politique est tout à la fois pacifique et agonale - en vue de la distinction des meilleurs. Et la politique demande que les hommes, éventuellement prêts à sacrifier leurs intérêts particuliers et même leur vie, s'affranchissent de la sphère privée des relations familiales et ne soient pas assujettis aux nécessités de la vie, c'est-à-dire par l'obligation de travailler pour satisfaire leurs besoins biologiques fondamentaux. Pour les Grecs la vie politique est la forme de vie la plus haute et la plus noble, mais non la plus parfaite, cette excellence étant, ainsi que le rappelle Léo Strauss, le propre de la vie philosophique. Cependant la philosophie n'a rien à voir avec la politique laquelle ouvre entre les hommes un espace de pluralité où la vérité n'a pas sa place, dès lors qu'il ne s'agit pas de connaître passivement dans la contemplation de l'intellect les Idées qui se donnent à voir, mais de discuter activement en commun de ce qu'il convient pour la cité de décider et de faire.
Telle est la grande leçon de la démocratie athénienne qu'il s'agit en permanence de réactualiser – la pensée de John Stuart Mill était un siècle auparavant déjà tout entière traversée par cette intention - et avec laquelle la conception moderne de la politique est en profonde opposition. Celle-ci est dominée, depuis Hobbes, par la figure hégémonique de l'Etat-Nation lequel est autorisé par les citoyens à exercer en leur nom une coercition et une violence légitimes afin de garantir la sécurité de leurs vies et la possession de leurs biens et qu'ils puissent vaquer tranquillement à leurs affaires personnelles. La théorie libérale apportera bientôt une restriction à ce nouvel absolutisme  : la souveraineté de l'Etat doit être limitée par la défense des droits individuels lesquels s'exercent dans le retrait de la sphère privée où chacun est libre de conduire son existence comme il l'entend selon la conception qu'il se fait de la bonne vie et dont aucune n'est meilleure qu'une autre. Telle est la conséquence du principe moderne de tolérance.Cette forme de vie individualiste et la conception de la liberté qui la soutient, sont propres aux démocraties libérales modernes, et elles sont, selon Hannah Arendt, par nature non politiques : « Si l'on entend par politique tout ce qui est simplement nécessaire à la vie en commun des hommes, pour leur permettre ensuite en tant qu'individus ou en tant que communauté nouvelle une liberté au-delà de la sphère politique et des nécessités, il est effectivement légitime de prendre pour critère de chaque corps politique de degré de liberté […] qu'il tolère, c'est-à-dire le périmètre de liberté non politique qu'il contient et assure. »***
Dans la conception moderne de l'Etat, les citoyens restent certes en dernier ressort les « auteurs » des décisions publiques qui sont prises en leur nom, mais ce n'est que dans le cadre de l'Etat représentatif (comme chez Hobbes) ou de la démocratie représentative laquelle est dominée par la professsionalisation de la vie politique et le système des partis auxquels Hannah Ardent était hostile. L'Etat a désormais pour tâche de prendre en charge la vie sociale et, en particulier, d'en assurer le bon fonctionnement économique. Cette assignation de la politique, non à la liberté, mais à ce que Hannah Arendt, appelle d'un concept global « la vie – comprenant par là les nécessités économiques, telles qu'elles sont exacerbées dans la société de consommation – constitue une négation de la politique : « Entre ces deux conceptions – celle selon laquelle l'Etat et le politique constituent une institution indispensable pour la liberté, et celle qui voient en eux une institution indispensable à la vie – réside une contradiction insurmontable »**** Hannah Arendt ne remettra jamais en question cette opposition radicale entre ce qui relève de la politique (qui exige engagement, désintéressement et sens du sacrifice et que l'on retrouve dans la grande tradition du vivere civile, de la vie civique) et ce qui relève de la vie, l'une étant l'élément dans lequel se meut la liberté humaine, l'autre relevant de la nécessité des besoins biologiques fondamentaux aussi bien que des aspirations demesurées à la possession des hiens. Le sens de la politique se perd lorsque l'Etat devient le grand ordonnateur de la vie sociale et des intérêts économiques privés et que la liberté humaine retire de l'espace public commun.
La politique et les conditions nécessaires à la pluralité ne retrouvent leur sens que lorsque les hommes, se libérant des inégalités sociales et des régimes qui les oppressent, retrouvent la capacité de se réunir ensemble, de prendre la parole, et de décider en commun de leur avenir. Tel fut historiquement le cas, du moins pour un temps, lors des grands moments révolutionnaires aux Etats-Unis et en France à la fin du XVIIIe siècle (quoiqu'ils y aient de grandes différences entre les deux, et que Hannah Arendt était critique à l'égard des abstractions idéologiques dont se nourrissait la Révolution française et qui conduisirent au règne de la Terreur), puis lors de l'insurrection hongroise en 1956 et plus proches de nous, lors des Printemps arabes en Tunisie et en Egypte en 2011 ou encore en Ukraine en 2014 où les places publiques, Tahrir, Maïdan, investies par des citoyens ivres de discours, consacrèrent un instant la liberté politique retrouvée avant que celle-ci ne disparaîsse vers de nouveaux hivers.
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* La politique a-t-elle encore un sens ? Carnets, éditions de l'Herne, 2017, p. 12.
** La liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, 1819.
*** La politique a-t-elle encore un sens ?, p. 49.
**** Id., p. 65.

samedi 4 décembre 2021

Colloque franco-allemand sur la liberté au temps de la pandémie

La chaîne Arte, en collaboration avec l'Institut Gœthe et la mairie de Mannheim, organise un colloque philosophique franco-allemand au Théâtre National de Mannheim, dimanche prochain à partir de 10h, sur le thème : "La liberté au temps de la pandémie".
La discussion proprement dite débutera à 11h entre la philosophe allemande, Lore Hühn, professeur à l'université de Fribourg, et moi-même. Vous pourrez y assister en direct en cliquant le lien suivant :

samedi 20 novembre 2021

L'esprit de tolérance dans l'Islam

Que la religion puisse être source de paix et de tolérance, bien peu de personnes seraient aujourd'hui disposées à l'admettre. Et si nous ajoutions à cette suggestion la particularité suivante : de toutes les religions du Livre, la plus tolérante est l'Islam, nul doute que nous susciterions plus de protestation que de perplexité, tant la violence est aujourd'hui associée à l'Islam pour les raisons que l'on sait. Telle est pourtant la thèse principale que soutient le chercheur Reza Shah-Kazemi dans son beau et savant livre, L'esprit de tolérance en Islam, Fondements doctrinaux et aperçus historiques [trad. Jean-Claude Perret, Editions Tasnim, 2016].
Notre auteur s'appuie, dans une première partie, sur de multiples sources historiques pour montrer que les sociétés islamiques traditionnelles pratiquaient un respect de la pluralité religieuse qui faisait défaut à la plupart des sociétés de leur temps. Tel était le cas de la condition des non-musulmans, juifs et chrétiens, dans l'empire ottoman qui dura près de sept cents ans et à propos duquel Bernard Lewis écrit : « Cette société pluri-éthnique et multi-religieuse a remarquablement fonctionné ». « L'esprit de tolérance, note Shah-Kazemi, était le principe directeur de cette structure dans laquelle les communautés religieuses étaient autorisées à se gouverner elles-mêmes en retour du paiement de la gizya (impôt local) et de la reconnaissance de l'autorité politique de l'Etat ottoman. » Quoique les musulmans y jouissaient d'un statut supérieur et que les minorités religieuses fussent reléguées à un statut de « seconde classe » (sur le statut des Dhimmi et des « minorités protégées », voir pages 116-128), ces inégalités de condition ne conduisaient ni à des persécutions ni à des formes sociales d'intolérance ; rien qui soit comparable aux pillages et à la barbarie pratiqués par les puissances occidentales, l'Espagne catholique en tête, à partir du Xve siècle. Et notre historien d'emprunter d'autres exemples mémorables de tolérance dans la société moghole, en particulier sous le règne du roi Akbar au XVIe siècle, ou encore sous la dynastie des Fatamides en Egypte, à qui l'on doit la fondation, en 960,  de l'université théologique Al-Ahzar au Caire : « Les autorités fatimides [n'ont] eu guère, écrit-il, qu'à établir un cadre global défini par les principes de la loi islamique, à l'intérieur duquel les communautés étaient libres de fonctionner en conformité de leurs propres normes et coutumes religieuses, et en accord avec les lois du marché. » Dernier exemple : l'âge d'or que constitua, pour les Juifs en particulier, l'Espagne des Omeyyades (Al-Andalus) où l'esprit de tolérance était vif et la persécution rare, selon Maria Rosa Menocal.
En conclusion de cette première partie, intitulée « Coup d'œil historique », Reza Shah- Kazemi note qu'il serait cependant « simpliste et erroné de prétendre qu'avant les massacres et les expulsions du Xve siècle, la tolérance n'était pratiquée que par les Musulmans, et l'intolérance par les seuls Chrétiens […] Mais ce qui devrait être clair est que la tolérance musulmane était la norme, dont l'intolérance n'était qu'une déviation ; une norme qui n'était pas d'ailleurs pas simplement observable a posteriori dans la loi musulmane et gouvernée par un esprit éthique façonné par la révélation coranique. Les exemples de tolérance chrétienne, au contraire, sont des exceptions fortuites et occasionnelles dans une attitude générale d'antipathie si ce n'est d'hostilité envers les non-chrétiens. » La Reconquête de l'Espagne, achevée avec la chute de Grenade en 1492, s'accompagnera du meurtre ou de la conversion forcée de tous les Musulmans et Juifs, lesquels trouveront accueil et refuge dans les pays d'Afrique du Nord. Le remarquable esprit de tolérance qui avait gouverné l'Espagne musulmane pendant des siècles s'était incarné dans le plus célèbre soufi espagnol, Ibn Arabi, dont Shah-Kazemi cite ces quelques vers : « Mon cœur est devenu capable de toutes les formes / Il est pâturage pour les gazelles et couvent pour le moine / Temple pour les idoles et Kaaba pour le pèlerin / Il est les tables de la Torah et livre du Coran / Je professe la religion de l'Amour quelque soit le lieu vers lequel se dirigent ses caravanes. »
Pareille ouverture authentiquement œcuménique à l'Autre religieux n'était pas une singularité propre à l'Andalousie musulmane, c'était l'application de l'esprit du Coran et de son enseignement fondamental, tel que le formule le verset 48 de la sourate 5, « La Table servie » : « Nous avons donné, à chacun d'entre eux, une Loi et une Voie. Si Dieu l'avait voulu, Il n'aurait fait de vous qu'une seule communauté, mais afin de vous éprouver par ce qu'il vous a donné [Il vous a faits ce que vous êtes]. Cherchez à vous surpasser les uns les autres dans les bonnes actions. A Dieu vous retournerez tous, et Il vous éclairera, alors, au sujet de vos différends ». Laissant de côté les autres illustrations historiques que présente Shah-Kazemi (en particulier les actions de l'Emir Abdelkader à Damas en 1860), il importe d'insister sur la dimension proprement théologique et spirituel de la tolérance dans la religion musulmane.
Tout ici tient à ce que la pluralité des religions et des cultes, par lesquels les hommes célèbrent Dieu, loin de constituer un défaut ou un mal est en soi un bien, dès lors que cette pluralité a été voulue par Dieu lui-même. Quoique les Musulmans soient trop souvent oublieux de cette vérité fondamentale, le principe est, nous dit Shah-Kazemi, intangible et il est inscrit au cœur la révélation coranique  : « Dieu a voulu qu'il existe diverse traditions et communautés religieuses. L'obligation de la tolérance découle logiquement de ce principe spirituel et éthique enraciné dans le Coran ; d'où la qualité remarquable – sinon même unique – de la religion islamique : la tolérance envers l'Autre religieux est un corollaire de la foi musulmane dans la nature même de la Révélation. » Les diverses traditions religieuses, loin d'être l'expression d'un égarement de l'humanité chassée du paradis originel, sont enracinées dans la volonté divine et elles expriment sa sagesse aux lumières multiples, bien que le Coran soit la révélation la plus complète de Dieu à l'humanité : « Toutes les religions révélées sont des lumières, ,écrit Ibn Arabi. ¨Parmi elles, la religion révélée à Muhammed est comme la lumière du soleil parmi les lumières des étoiles. »
La doctrine islamique de la tolérance se résume à quatre points principaux : « 1/ Le Coran confirme et protège toutes les révélations qui le précèdent […] 2/ La pluralité des révélations, comme la pluralité des communautés, est divinement voulue […] 3/ Cette pluralité et cette diversité visent à stimuler une saine “compétition”, un enrichissement mutuel des bonnes œuvres […] Les différences de dogmes, de doctrines, de perspectives et d'opinions sont les conséquences inévitables des multiples sens inclus dans les diverses révélations. » « L'une des gloires du Coran, affirme Reza Shah-Kazemi, est d'être le couronnement des révélations précédentes, une sorte de cristallisation de la quintessence de toute révélation possible ; la conscience de cette universalité permet aux Musulmans tolérants de respecter et d'admirer toutes les révélations précédentes, et toutes leurs traditions de sainteté, de beauté et de vertu, sans crainte de diluer, encore moins de trahir l'essence de leur propre foi ». Plus fondamentalement encore, et les raisons sont ici métaphysiques : « Plutôt que désigner une seule religion, islam désigne la disposition fondamentale de l'âme à être guidée par une révélation divine. » Quant à la diversité des religions, celles-ci expriment, tout comme les Qualités divines, les infinies possibilités de l'Essence divine sans remettre en cause son unicité : « Car l'Essence est à la fois absolument Une et infiniment variée […] Par analogie, les différences irréductibles entre les religions sont les expressions vitales de l'infinie créativité de leur unique source ». Le rejet par le Prophète de toute forme d'arrogance religieuse s'exprime de façon hautement significative dans son refus de nommer une religion précise quand on lui demandait celle que Dieu aimait le plus : « La religion primordiale et tolérante. »
Il résulte naturellement de ce principe de tolérance et de respect qu'en dépit des stéréotypes véhiculés par la propagande des islamistes radicaux et, comme en miroir, par les islamophobes, l'Islam prohibe l'usage de la violence et de la contrainte, de la « guerre sainte » par conséquent, en vue de répandre la religion, conformément à l'enseignement du Prophète lui-même : « Nulle contrainte dans la religion ». Seule la guerre défensive est autorisée. Et il est totalement faux, fait remarquer Reza Kazemi, citant Thomas Arnold, d'affirmer que l'Islam s'est répandu par l'épée. Citons en conclusion de cette belle leçon sur l'esprit de tolérance dans l'Islam, les paroles prononcées par le Prophète dans son célèbre « Sermon d'adieu », lors de son dernier pèlerinage en 632 : « Vous êtes tous frères, vous êtes tous égaux. Aucun d'entre vous ne peut prétendre à un privilège ou à une supériorité quelconques. Un Arabe n'est pas préférable à un non-arabe, ni un non-arabe à un Arabe. »
Voilà ce qu'il était nécessaire de rappeler en nos sombres temps où les principes les plus hauts de la religion musulmane sont violés par l'extrémisme islamiste autant qu'ils sont ignorés par tant de contempteurs de l'Islam qui ignorent tout de son éblouissante beauté et de sa profonde spiritualité. Combien de violences trouvent d'abord leur origine dans l'ignorance et dans la peur que celle-ci engendre  ?

mercredi 10 novembre 2021

Le monde enchanté d'Isabelle Sorente

Il est des romans qui ont l'allure de cérémonies : il faut un temps de préparation et apporter sur l'autel les éléments du rituel avant que l'esprit prenne son envol et entende la parole des dieux. Tel est le cas de la dernière œuvre d'Isabelle Sorente, La femme et l'oiseau, publié aux éditions Jean-Claude Lattès.
Chaque personnage entre en scène avec ses traits distinctifs, aussi reconnaissables que les ornements bigarrés des prêtres : Elisabeth – on l'imagine vétue d'un tailleur bleu nuit – directrice à quarante-quatre ans d'une société de production, archétype de la self-made woman parisienne à qui tout réussit, sauf peut-être l'éducation de sa fille de quatorze ans Vina, obtenue par gestation pour autrui d'une mère biologique indienne, enfant surdouée et tourmentée – par son corps, par ses origines - soudainement emportée par un acte de violence inexpliqué qui la fait exclure provisoirement de son lycée, et avec elle à n'en pas douter la couleur serait rouge sang. Si l'on ajoute que le mari et le père est mort, on a là tous les ingrédients de ce qui pourrait être un épisode de Thérapie. Sauf que ce n'est pas chez l'analyste que ces deux-là vont chercher guérison de leurs manques et de leurs traumatismes, mais chez un grand-oncle, âgée de 91 ans, Thomas, dont on apprendra qu'enrôlé de force par les Allemands, pendant la Seconde Guerre mondiale, ce « Malgré-nous » a connu avec son frère, le père d'Elisabeth, les horreurs de la captivité par les Soviétiques dans le camp 188 de Tambov, situé à quelques centaines de kilomètres de Moscou. Entre le vieil homme solitaire et sa nièce, l'amour qui les liait autrefois s'est relâché avec le temps et la distance, et puis il y a cet enfant qu'il ne connaît pas. D'où vient alors qu'entre ces trois là, si mal préparés à se rencontrer, va s'accomplir une chimie des éléments cicatrisant leurs blessures et leurs angoisses?
Chez Isabelle Sorente, les névroses humaines ne se résolvent pas dans une connaissance de l'origine, la fracture inaugurale, dont il convient de faire le récit. Les êtres s'en sortent par le haut, et le haut, c'est le domaine du ciel et des oiseaux, tels ces faucons à qui Thomas apporte chaque matin dans la forêt des morceaux de viande fraîche, et avec lesquels il partage de s'envoler dans le vaste ciel « où l'on perçoit d'un côté le passé et de l'autre l'avenir ». À cette vision, Thomas a été initié dans le camp de Tambov aux pires heures de son existence, lorsque les morts qu'il fallait enterrer et brûler, ces centaines de corps empilés comme des faguots, ouvraient l'esprit à la prière – que pouvait-il donc faire d'autre, sinon prier pour chacun d'entre eux ? - et que l'esprit découvrait qu'il pouvait s'envoler « au-dessus des barbelés et des miradors ». Non pour fuir le carnage dans une sorte d'illusion mystique qui serait lâcheté mais pour, et c'est un courage extrême, relier en ce lieu infernal les vivants aux morts et l'amour à la vie. Cet envol de l'esprit qui conduit à la réconciliation au cœur de l'enfer, le vieil homme en fait le récit à Vina et ce récit est une thérapie et une initiation, une ouverture à la bienveillance, à la compréhension mutuelle et à l'amour, l'apprentissage du grand Oui qui se déploie dans les aspects les plus concrets de l'existence, Vina « qui n'aimait pas la vie », qui aussi loin qu'elle s'en souvienne se sentait exclue, en découvrira bientôt les merveilleuses possibilités : « Tout ce qu'elle commençait à percevoir, cette paix qu'elle commençait à peine à ressentir... » Car tels sont pour Isabelle Sorente les fruits de l'esprit lorsque nous faisons corps avec l'âme du monde. Coulent alors les mots pour décrire l'aiguisement de la conscience dans une magnifique langue poétique où les personnages – centré sur la trame principale du roman, nous sommes loin de les avoir tous introduits – se trouvent enfin eux-mêmes dans le rétablissement d'un lien - présence à soi, au monde et aux autres - qui est d'abord et avant tout spirituel. Qui ne voudrait partager avec elle cet acte de foi ?

dimanche 10 octobre 2021

Léo Strauss, le passeur critique

Je retrouve dans mes fichiers le texte de la conférence que j'ai prononcée à l'Institut d'Etudes Politiques d'Aix-en-Provence, lors de la Nuit de la Philosophie, le 28 juin 2007. Puisque je vois que les billets de philosophie politique sont parmi les plus lus sur ce site, eh bien ! pourquoi ne pas la mettre en ligne. C'est un peu vieux, mais ça tombe bien parce que justement, selon Léo Strauss*, dans les questions dont il s'agit ici, l'ancien est toujours d'actualité.




Dans la querelle entre les Anciens et les Modernes, Léo Strauss (1899-1973) fit résolument le choix des premiers. La critique de la modernité est, en effet, un des traits caractéristiques de sa pensée. Léo Strauss. serait donc un conservateur, c’est-à-dire, un « réactionnaire ». Si l’on ajoute à cela que ses disciples, les « straussiens », ont formé, durant les années soixante soixante-dix, de véritables « escadrons » idéologiques1, sévissant dans certaines universités américaines parmi les plus prestigieuses, et que nombre d’entre eux, tel Paul Wolfowitz, figurent aujourd’hui parmi les théoriciens du « néo-conservatisme » qui ont appelé à la guerre en Irak, avec les conséquences désastreuses que l’on sait, le procès de Strauss peut être ouvert. Et Dieu sait qu’il l’a été dans la presse, américaine aussi bien que française, à la faveur de raccourcis qui auraient désespéré s’ils n’avaient suscité le mépris d’un esprit aussi subtil que le sien. Brisons là ces simplifications.
Il ne fait pas de doute que Léo Strauss est aux côtés d’Eric Voegelin – dont la pensée est encore quasiment inconnue en France – ou d’Hannah Arendt qui, depuis quelques années est sortie du purgatoire dans laquelle on l’avait enfermée, sans conteste l’un des plus importants penseurs de la philosophie politique du Xxe siècle.

La philosophie politique et la question du « meilleur régime »

Qu’est-ce qui distingue la philosophie politique de la pensée politique ou de la science politique ou encore de la sociologie politique ? Pour le dire en bref, le fait que la philosophie politique raisonne selon ce qu’on appelle aujourd’hui des « valeurs » : le bien et le mal, le juste et l’injuste. La philosophie politique est une branche de la philosophie. La philosophie, Léo Strauss la définit comme une « recherche », non comme une science ou un savoir institué ; c’est en ce sens là, et qui est fondamental, que la philosophie se distingue de la théologie. Selon Léo Strauss, il n’y a pas de solution au conflit entre la philosophie et la révélation, entre la quête et la recherche de la vérité, qui fait appel aux seuls moyens de la raison, et la foi qui repose sur la piété, l’obéissance à la parole de Dieu, et sur le mystère.
La philosophie politique est donc une interrogation sur le bien et le mal2, le juste et l’injuste. Elle n’est pas faite simplement d’opinions sur ces notions – ce qui est le propre de la pensée politique – elle s’efforce de rendre raison des jugements de valeurs qui sont formulés par les hommes. Par exemple, si nous disons que la démocratie est le meilleur régime, ou « la pire forme de gouvernement, à l’exception de toutes celles qui ont été essayées à travers les temps », pour reprendre la formule exacte de Churchill - nous formulons une évaluation, et même une évaluation qui présuppose une hiérarchie des régimes qui va du pire au meilleur ou, du moins, au moins pire. Un jugement de valeur qui néanmoins doit être sinon prouvé, du moins argumenté, et même justifié par des raisons. Or, pour Léo Strauss, le drame de la modernité, c’est qu’elle est incapable de justifier rationnellement de telles évaluations, pour les raisons que l’on verra. La philosophie politique moderne – si tant est qu’elle existe – ne pose pas la question du « meilleur régime », à la différence de la philosophie classique, c’est-à-dire pour Strauss de la philosophie des Anciens, de la philosophie grecque.
Comme on le sait, la question du « meilleur régime » a été évacuée de la sphère de la réflexion politique par Machiavel qui est généralement présenté comme le penseur inaugural de la pensée politique moderne. Pour l’auteur du Prince, une telle spéculation relève de chimères qui ne « furent jamais vues ni connues » (Le Prince, chap. XV). La question centrale pour quiconque « aime sa patrie plus que son âme », pour citer l’aveu que fait le Secrétaire florentin dans l’une de ses lettres à son ami Francesco Vettori, c’est la conservation du pouvoir (mantenere la stato) dans un monde instable soumis au caprice d’une fortune sadique où les hommes sont ingrats, égoïstes et mauvais. Et cette fin exige que le prince bon – j’insiste le prince bon – sache entrer dans l’usage du mal, lorsque cela est nécessaire. Ce que Machiavel met au jour – et c’est d'abord cela qui lui a été reproché – c’est de dire au grand jour quels sont les moyens de la conservation du pouvoir, et que les Anciens avaient enseigné "à mots couverts". Et ces moyens se dégagent clairement de la façon dont le prince d’une principauté entièrement nouvelle doit agir. Mais que ce prince soit un tyran n’est pas en question, tout simplement parce que Machiavel évacue la grande distinction traditionnelle, aussi bien pour les Anciens que pour les hommes du Moyen Age, entre le roi et le tyran, entre les régimes légitimes et les régimes illégitimes, c’est-à-dire ultimement la question même du « meilleur régime ». Laissons là Machiavel et la lecture que Léo Strauss donne de son œuvre.
La question du « meilleur régime » n’est pas évacuée pour autant du champ de nos interrogations et la question de savoir si la démocratie est le meilleur régime reste posée en des termes qui vont au-delà du fait que nous croyons qu’il en est bien ainsi et que réside entres hommes des sociétés occidentales un consensus sur cette conviction, ce que John Rawls, l’un des plus importants théoriciens contemporains de la justice sociale, appelle un « consensus par recoupement » (overlapping consensus). Il est en effet une différence fondamentale entre savoir et croire et si la philosophie n’est pas tant une connaissance qu’une recherche de la connaissance, du moins est-il certain qu’elle n’est pas faite simplement d’opinions et de convictions, feraient-elles l’objet d’un vaste consensus.

L’essence nihiliste du principe de neutralité éthique

La réhabilitation de la philosophie politique classique chez Léo Strauss tient au fait qu’elle place à son centre la question essentielle du « meilleur régime » , ainsi que la distinction, supprimée par Machiavel et Hobbes, entre les hommes tels qu’ils sont et tels qu’ils devraient l’être. Or c’est là une question que les sciences sociales contemporaines, selon Strauss, sont tout simplement incapables de poser, et ceci du fait de l’a priori énoncé par le grand sociologue allemand, Max Weber, sur la neutralité éthique de la science, la fameuse et peut-être ruineuse distinction entre jugements de fait et jugements de valeur, seuls les premiers étant rationnels.
Cette neutralité éthique est critiquée de façon radicale par Léo Strauss parce qu’elle ignore la dimension morale de la raison (laquelle ne se limite pas à être une connaissance de la nature, mais est également une connaissance des principes éthiques), et repose sur le postulat que la connaissance rationnelle procède d’une objectivité, qui s’interdit, par définition, tout jugement de valeur (selon le bien ou le mal, le juste ou l’injuste, le noble ou le vulgaire, etc.) Pour prendre un exemple frappant, quiconque soutient une telle position devrait être conduit à décrire la réalité d’un camp de concentration de façon purement factuelle, mais ne saurait, du strict point de vue rationnel, formuler le moindre jugement de valeur en termes de barbarie ou de cruauté3. Le principe wéberien de la neutralité axiologique – l’impossibilité pour la raison de formuler des jugements de valeur – fait de tout homme doué de raison un schizophrène qui doit séparer en lui l’activité rationnelle de pensée, seule à être « objective », et ses appréciations morales, lesquelles relèvent de sa subjectivité, de ses choix personnels, etc. L’objectivité scientifique exige ainsi que soit mis à l’écart, au nom de l’impartialité et de l’honnêteté intellectuelle, tout ce qui relève de nos intérêts, préjugés, opinions – toutes conditions évidemment requises par l’esprit scientifique – mais également que soit réduit au silence les évaluations normatives qui font appel aux notions de bien et de mal, etc., réduisant à l’apathie « l’homme objectif » que ne saurait plus animer aucune noble passion.
Or que l’activité des facultés rationnelles de l’esprit humain ne se limite pas simplement à connaître de façon scientifique la nature mais qu’elle conduise à formuler des évaluations de nature proprement morale, qui ne sont pas moins soucieuses de vérité que les précédentes, c’est, au contraire, ce que soutient fermement Léo Strauss.
Pour éclaircir ces enjeux, arrêtons-nous un instant sur la divergence qui oppose Malebranche et Descartes sur le champ d’exercice de la pensée rationnelle. Pour l’auteur du Discours de la méthode, l’entreprise de mise en doute du savoir traditionnel s’arrête, semble-t-il, au seuil de l’examen des institutions politiques et des « valeurs » morales de la société, quoique ce ne soit que pour un temps. C’est ce principe méthodologique prudentiel que formule la notion bien connue de « morale par provision ». Pour Malebranche, au contrainte, il n’y a pas de doute que le domaine de la rationalité et des évidences s’étend au champ éthique : « On peut avoir des raisons de préférer son cheval à son cocher mais cela est contre la raison ». Autrement dit, la raison dans son universalité ne couvre pas simplement le domaine de la science mais aussi celui des normes éthiques, et cette universalité est telle qu’elle ne s’impose pas seulement à tous les hommes, mais à Dieu lui-même. Toute la théorie classique du droit naturel, que Léo Strauss examine dans l’un de ses ouvrages les plus célèbres, Droit naturel et histoire, reposait sur cet a priori, qui faisait dire à l’un de ses plus illustres représentants au XVIIe siècle, Grotius, que les jugements moraux peuvent être formulés par la « droite raison » selon les principes qui s'appliquent et s'imposent tout autant pour l’homme que pour Dieu.
Mais si on laisse de côté la question cruciale de savoir si Dieu est le fondement de la rationalité (comme pour Descartes, Bossuet ou Fénelon) ou si la rationalité est immanente à l’essence divine en tant que Dieu est sage par nature (comme pour Malebranche et la tradition thomiste), autrement dit que l’on maintienne la transcendance de Dieu par rapport à la rationalité qu’il institue – dans cette hypothèse la rationalité est contingente, mais au regard de Dieu seulement – ou que l’on identifie Dieu et la raison, dans tous les cas, la raison est une faculté naturelle qui nous fait connaître des principes – des principes et non des « valeurs » -, qui, comme tels, sont universels et prescriptifs. Notre conception moderne des Droits de l’homme s’inscrit dans cet héritage métaphysique du droit naturel classique, quoiqu’elle ait du mal à tirer toutes les conséquences de cet héritage. Quand nous disons de tous les hommes qu’ils sont égaux entre eux et qu’ils disposent de droits inaliénables, nous formulons des principes qui ne reposent pas sur une description empirique de la réalité – puisque, dans les faits, nombre de sociétés ne cessent de transgresser ces principes – pas davantage sur un « idéal » d’humanité qui serait propre et limité à l’Europe, mais sur un fondement – en particulier la notion de « nature humaine » - qui est de part en part métaphysique4. Or, s’il y a bien une notion qui a été systématiquement détruite par les sciences humaines contemporaines, c’est bien celle de « nature humaine », l’homme n’étant qu’un être culturel ou encore un être « bioculturel ». Le corollaire, c’est que les normes morales humaines n’ont rien d’universel, elles sont uniquement culturelles, c’est-à-dire relatives aux sociétés qui les ont instituées (ce qui signifie pas cependant qu’elles soient arbitraires), sans qu’il soit possible de former un jugement « objectif » sur ces normes et les pratiques qui en découlent, sauf à tomber dans le piège de l’ethnocentrisme. On connaît l’argument, un argument dont découle le principe central non seulement d’impartialité et d’objectivité dans l’approche de ces cultures, mais également le principe de tolérance et de respect.
Ces principes, au demeurant, ne sont « nouveaux » que si l’on fait remonter cette nouveauté au siècle des Lumières, car ce sont d'abord les philosophes du XVIIIe siècle, qu’il s’agisse d’Helvétius ou de Bentham, qui sont à l’origine de cette réduction essentiellement utilitariste de la morale sociale.
Léo Strauss montre les contradictions et les conséquences « nihilistes » qui résultent de cette démarche dite « objective », éthiquement neutre : tout d’abord, bien qu’elle affirme la relativité de toutes les valeurs, du moins y en a-t-il une qui échappe à la réduction, et qui s’impose comme une obligation morale impérative, la « tolérance » précisément, quoiqu’il soit, en réalité, impossible de savoir d’où vient et sur quoi repose cette obligation universelle. L’autre conséquence ne formule pas à proprement parler le « tout est permis » de Raskolnikov dans Crime et châtiment, mais plutôt le « tout est culturellement valide » : toute pratique, qu’il s’agisse du cannibalisme ou de l’excision, s’inscrivant dans un ensemble de coutumes, de valeurs symboliques, d’institutions, etc. que nous appelons « culture » et qui est une espèce de tout en soi, qu’il faut saisir dans l’intégralité du système ou de la structure qu’il constitue. Pour le dire en bref, si nous condamnons le cannibalisme comme une forme de barbarie dont il conviendrait que les hommes soient libérés, c’est, soit que nous souscrivons à l’illusion d’une nature humaine commune, soit que nous imposons à telle société nos propres normes d’évaluation, ce qui n’est rien d’autre qu’une espèce d’impérialisme culturel. Tout au plus dira-t-on : faites chez vous ce que vous voulez, mais chez nous, vous devez respecter nos « valeurs » et nos lois, mais que celles-ci soient éthiquement supérieures, plus humaines, plus « civilisées » que les vôtres, c’est ce qui reste en suspens et sur quoi nous ne pouvons nous prononcer.
Il existe toute une tradition sceptique, et qui remonte à Montaigne, qui fait la critique de la prétendue supériorité de notre culture ou civilisation. Mais l’intention d’un tel courant de pensée n’était pas tant de « relativiser » nos normes et coutumes – « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » disait Pascal – que de montrer la richesse et la grande variété des productions culturelles humaines (un thème développé par Herder à la fin du XVIIIe siècle et qui repose sur la critique de l’universalisme abstrait auquel aurait succombé la philosophie française des Lumières)5.
Ce que Léo Strauss dit, c’est qu’on ne peut échapper à ce qu’il interprète comme un relativisme à la fois dangereux et contradictoire à moins de reconnaitre, comme l’affirmait toute la pensée classique et médiévale du droit naturel, qu’il existe un « étalon de valeur », une mesure du bien et du mal, du juste et de l’injuste, un critère de ce qui est conforme à l’humanité de l’homme. En l’absence d’un tel étalon – la raison comme faculté qui fait connaître naturellement certaines vérités universelles, pas seulement de nature scientifique mais également morale – en l’absence d’un tel étalon donc, nous tombons peu ou prou dans le nihilisme, que celui-ci prenne la forme radicale de la reconnaissance de l’égale valeur de toutes les pratiques culturelles humaines, ou bien que l’on tente d’échapper à cette radicalité par une théorie de la discussion raisonnable (je songe ici à la solution que propose le grand théoricien du droit Chaïm Pérelman, qui à la métaphysique oppose les vertus de la rhétorique). Mais là je m’avance peut-être un peu, parce que Léo Strauss n’avait pas lu Pérelman et qu’il ne connaissait pas, bien évidemment, la réflexion d’un Habermas sur « l’agir communicationnel », qui constituent autant de tentative d’échapper au nihilisme d’une conception purement instrumentale de la raison que d’un refus – tout simplement parce que cela est, à leurs yeux, impossible – d’un retour aux conceptions métaphysiques classiques des Anciens. C’est également cette tentative de trouver une espèce de « tierce voie » raisonnable qui caractérise la position d’un penseur comme Raymond Aron, si l’on en juge par ce qu’il écrit dans son introduction à Le savant et le politique de Weber, où il débat avec Léo Strauss.
Pour envisager ces questions avec un peu de sérieux, il conviendrait d’évoquer la réhabilitation de la rhétorique, par opposition à la métaphysique, dans certains courants importants de la pensée contemporaine qui s’efforcent de donner non pas une fondation mais une justification rationnelle des normes éthiques et juridiques, mais qu’on ne saurait examiner ici, ni dans les formes essentiellement procédurales qu’elles adoptent (par exemple chez John Rawls) ni dans les objections qu’un homme comme Léo Strauss n’aurait pas manqué de soulever.
Quoiqu’il en soit, il est une remarque, assez visionnaire, me semble-t-il, de Léo Strauss qui voit dans « l’obscurantisme fanatique »6 une « inévitable conséquence pratique du nihilisme » sur laquelle il conviendrait de réfléchir, à une époque où la montée des radicalismes religieux s’accompagne de formes de violences inconnues dans le passé, tous phénomènes qui sont inséparables de la modernité, contrairement à ce qui a parfois été expliqué.

La critique de l’historicisme

De ce qui vient d’être dit, on ne saurait toutefois conclure que Strauss est un dogmatique. Ce qu’il soulève c’est un ensemble de questions, de contradictions et de difficultés qui sont propres à la pensée moderne mais qui ne peuvent être posées clairement que si l’on saisit ce qui constitue le propre des Modernes. Dans le même temps, il ne fait pas de doute que, à ses yeux, les Anciens, qu’il s’agisse de Platon ou d’Aristote, ont élaboré des philosophies politiques et morales d’une tenue bien plus haute et exigeante que celle des Modernes. Et ce n’est pas sans raison que parmi les plus grands philosophes modernes qu’il cite, Husserl, Heidegger par exemple, il n’en est aucun qui ait édifié une réflexion dont la dimension proprement éthique mérite d’être retenue, à l’exception de Nietzsche. Mais il est vrai que Nietzsche était lui aussi un grand lecteur des Anciens et qu’il concevait sa philosophie comme « un platonisme inversé ».
Si Léo Strauss a été lui aussi un lecteur assidu et passionné des Anciens, c’est parce qu’il ne croyait nullement qu’il y eût quelque chose dans l’histoire de la philosophie comme un progrès. Sur ce point son opposition à Hegel est totale et décisive. De même qu’il ne croyait pas que nous pouvons comprendre les Anciens mieux qu’ils ne se comprenaient eux-mêmes ou, à l’inverse, que leur pensée nous serait définitivement inaccessible (en tant qu’elle se rapporterait à une « représentation du monde » qui n’est plus la nôtre).
Les grandes questions philosophiques sont éternelles, et les efforts poursuivis pour y répondre par les hommes d’un temps qui est pourtant si éloigné du nôtre ne sont pas inaccessibles ni incompréhensibles à quiconque se met patiemment en quête de leur sens, d’un sens qui peut être commun. Une telle démarche présuppose, et Strauss l’affirme ouvertement, que la philosophie est fondamentalement anhistorique. Ce qui ne signifie nullement qu’il s’agisse de faire nôtre la conception des Anciens, d’être aujourd'hui platonicien ou aristotélicien, etc., au nom d’un quelconque retour nostalgique au passé, mais plutôt que la pensée de ces maîtres, les questions qu’ils ont posées, et la réponse qu’ils y ont apportée, nous restent néanmoins pleinement proches ou actuelles. Ce n’est pas parce que nous sommes incapables d’entendre aujourd’hui les notions d’ « âme », de « bonne vie » ou de « meilleur régime », ou que la distinction entre le « vulgaire » et « le juste » ou « le sage » est devenue inaudible, que la réalité que ces notions désignent ont disparu. Et rien ne prouve que nous ne puissions trouver davantage de plaisir à lire les Entretiens d’Epictète, un plaisir qui peut même devenir une leçon de vie, qu’à la lecture de quelque mauvais roman, serait-il récompensé par les prix littéraires les plus prestigieux. La seule condition à cette rencontre, c’est que soit maintenu ce qu’on peut appeler un niveau d’exigence, à la fois théorique et morale, qui soit à la mesure de ce qu’exigeaient les Anciens, mais que les Modernes ont « abaissé » (en remplaçant par exemple la vertu par la poursuite de l’intérêt ou encore, ce qui revient au même, en partant des hommes tels qu’ils sont et non tels qu’ils devraient être).
Léo Strauss n’est pas un penseur systématique, pas plus qu’il n’est un spéculatif, c’est un chercheur de sens ou un « questionneur » à la manière de Socrate, et cette recherche entraîne un profond engagement existentiel : « Sans logon dounai te kai dexasthai [sans donner ou recevoir d’explications], pour ma part je ne peux pas vivre »7
C’est là que réside pour lui toute la différence entre la foi et la philosophie. Or, nous l’avons dit, Léo Strauss s’est avant tout compris comme un philosophe, ou peut-être mieux vaudrait-il comme un « paien ». Dans la différence inconciliable entre Athènes et Jérusalem, Strauss est résolument du côté de l’éros pour la vérité, et non de l’obéissance pieuse à la parole de Dieu. Son modèle, c’est Socrate, non Abraham. Léo Strauss n’a cessé d’affirmer, à l’instar de Léon Chestov, que l’opposition entre la foi et la philosophie est insoluble et qu’entre ces deux puissantes sources antagonistes de notre culture, il faut choisir. Mais ce choix en faveur de la philosophie, nuls plus que les Anciens n’en ont suivi les implications concrètes dans un mode de vie qui allait bien au-delà de la seule spéculation intellectuelle. Et c’est à ce mode de vie que Strauss a voué son existence. C’est en cela qu’il reste un modèle et qu’il se tient bien au-dessus de ses épigones. Ajoutons pour finir que s’il est une notion au cœur de la philosophie grecque que nous serions avisés de méditer aujourd’hui, c’est celle de « mesure », la démesure étant, au contraire, dans toutes ses expressions possibles, aussi bien politiques, économiques que technologiques, une des causes du mal qui dévaste la terre et qui rend les hommes étrangers aux finalités morales et spirituelles les plus hautes de leur existence ici-bas.

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* Sur Léo Strauss, voir le site de Claude Rochet (que je viens de découvrir par hasard)
  • http://claude.rochet.pagesperso-orange.fr
    1. Anne Norton, Léo Strauss et la politique de l’empire américain, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Denoel, Paris, 2006, p. 54.
    2. « Mais la différence entre bon et mauvais n’est-elle pas la plus fondamentale de toutes les distinctions pratiques ou politiques ? », L. Strauss – E. Voegelin, Correspondance 1934-1964, trad. Sylvie Courtine-Denamy, Paris, Vrin, 2004, p. 80-81.
    3. Léo Strauss, Droit naturel et histoire, trad. Monique Nathan et Eric de Dampierre, coll. Champs, Flammarion, 1986, p. 59.
    4. C’est le lieu de rappeler ici cette citation de la Déclaration américaine d’Indépendance, sur laquelle s’ouvre la réflexion de Léo Strauss dans Droit naturel et histoire : « Nous tenons pour évidentes en elles-mêmes ces vérités, que tous les hommes naissent égaux, qu’ils ont été investis par leur Créateur de certains Droits inaliénables parmi lesquels sont les droits à la Vie, la Liberté et la recherche du Bonheur » (op. cit., p. 13). Remarquons que dans la Déclaration française des droits de l’homme de 1789 sont absentes aussi bien les notions d’évidence et de vérité que la référence au Dieu créateur, ces droits étant déclarés simplement « sous les auspices de l’Etre suprême », lequel n’est donc pas tant le fondement sur lequel repose ces droits qu’un simple témoin. Il n’en reste pas moins que ces droits constituent le socle absolu de notre système normatif : si, du strict point de vue juridique, ils s’intègrent dans notre droit positif, ils ne sont pas que du droit positif, mais renvoient à des fondements métajuridiques (en réalité métaphysiques) quoique nous ayons bien du mal aujourd’hui à penser ce qu’il faut entendre par là.
    5. On trouve chez Romain Gary une belle formulation d’une semblable idée : « Chaque homme est unique, irremplaçable ; il connaît quelque chose qu’aucun autre homme ne connaît. Il peut donc apporter aux autres son expérience unique. C’est parce que chacun de nous est inimitable à partir d’une donnée humaine commune que chacun a besoin de tous, tous de chacun. Voilà la véritable nature de la fraternité ; c’est un besoin des autres. Si ce fourmillement de différences n’existait pas, personne ne pourrait rien pour personne, et personne n’aurait besoin de personne puisque nous ne pourrions faire pour les autres qu’exactement ce que nous pouvons faire pour nous-même. Il n’y aurait ni aide, ni secours, ni complément possible ; seulement un éternel remplacement.
    […] Récapitulons : le globe devient chaque jour plus grand, plus ouvert à notre connaissance ; il n’est pas « un » monde, il est « des » mondes, et chacun de ses observateurs est un observateur privilégié d’un univers unique que lui seul connaît et habite. De là ce besoin des autres, de ce que savent et peuvent les autres, de ce que chacun de nous, dans sa connaissance unique d’un monde particulier, dans sa spécialisation, dans sa singularité, dans sa solitude aussi, ne saurait accomplir pou lui-même. La fraternité est un besoin métaphysique, pratique matériel, spirituel d’être complété, d’être admis dans une structure sociale qui serait, elle, complète, totale, harmonieuse, où chacun apportera à l’autre l’aide de son unicité. Sans ce besoin rigoureux, pratique, matériel, la fraternité ne serait qu’un bêlement sentimental, un vœu pieux, totalement dépourvu de sens. Si les hommes se ressemblaient complètement, la fraternité ne serait pas possible. », L’affaire homme, coll. Folio, Gallimard, 2005, p. 154-155. Cette conception d’un monde qui s’enrichit de la pluralité des regards est très proche de la pensée d’Hannah Arendt., mais très éloignée de celle de Léo Strauss pour lequel la catégorie de l’un l’emporte métaphysiquement sur celle du multiple : la nature humaine est une, et la Vérité s’écrit d’abord en majuscule.
    6. Droit naturel et histoire, id. p. 17-18.
    7. Lettre de Léo Strauss à Eric Voegelin, 4 juin 1951, Correspondance, id., p. 118.
  • mercredi 1 septembre 2021

    La protection du secret, un principe mal en point.

    Conférence donnée au Barreau de Rouen, le 26 août 2021


    Que le secret doive être protégé de toute indiscrétion, cela va de soi : il est de la nature même du secret de ne pas être divulgué. Le secret désigne une information confiée à une personne spontanément choisie dans le cadre de relations privées, et cette confidence voue au silence le dépositaire qui devra rester muet comme une tombe. La sphère de ceux qui le connaissent sera peut-être élargie aux proches, et le secret connu pourra être sordide, à l'instar de ces « secrets de famille » qui couvrent d'une ombre glauque des actes ou des faits voués à une clandestinité toxique, parfois de générations en générations. S'y associent alors, non plus la confiance et la discrétion, mais le mensonge, l'hypocrisie ou le non-dit pathogène. Oscillant entre le souhaitable et l'inquiétant, ce qui doit être protégé ou au contraire dénoncé, avec généralement quelque chose de lourd et d'ombrageux, le secret se présente comme un objet à double face. Mais que le secret doive faire l'objet d'une protection d'ordre public parce qu'il est lié à un intérêt social majeur, voilà qui va à l'encontre de nos idées premières. Tel est pourtant le cas dans le domaine du droit qui consacre, autant par la loi que par la jurisprudence, la nécessité de protéger le secret. Le Code pénal punit l'atteinte au secret des correspondances (art. 226-15) autant que la violation le secret professionnel. S'agissant du secret défense, également protégé par le Code pénal, et dont l'importance ne saurait être ignoré, il est davantage de nature politique. Le secret professionnel, auquel nous nous intéresserons principalement, prononce un interdit. Le code pénal punit, en effet, « la révélation d'une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par état ou par profession, soit en raison d'une fonction ou d'une mission temporaire » (art 226-13). Du fait de son caractère inviolable, il connaît peu d'exceptions.
    Il y a là quelque chose qui heurte nos idées socialement partagées, surtout à une époque qui voit dans la transparence une sorte de bien en soi, tout de nos vies étant appelé à se montrer, à s'exhiber, à s'exposer, au détriment de l'attachement autrefois accordé à l'intimité, à la discrétion et, au plan des principes, à l'inviolabilité de la sphère privée. Et lorsque s'y ajoute la divulgation (souvent par voie littéraire) d'actes quasi incestueux commis par certaine personnalité notoirement connue dont les proches se sont toujours tus, la fureur est à son comble. Reconnaissons-le : aujourd'hui le secret n'a pas bonne presse !
    Bien qu'il en soit ainsi, nous sommes cependant attachés à l'assurance que ce que nous dirons dans un cabinet médical ou dans le bureau d'un avocat ne sortira pas de l'enceinte de ces murs. Nous nous trouvons ainsi confrontés à une série de paradoxes et de tensions contradictoires  : d'une part, l'attachement à la protection juridique de la parole confiée dans l'espace clos de relations à la fois personnelles et professionnelles, et l'ambiguïté que nous entretenons généralement à l'endroit du secret qui, selon les cas, doit être scrupuleusement conservé ou, au contraire, dénoncé. Rapportées à la réalité des situations et des rapports humains, aux conflits et dilemmes qu'ils engendrent, les solutions qui se présentent – ce qu'il y a lieu de faire - sont rarement aussi claires et simples qu'on le souhaiterait. On le voit à propos des dons de gamètes ou de l'accouchement anonyme où la demande de vérité et d'accès à des informations tenues secrètes paraît tout à la fois légitime et source de problèmes complexes, éthiques et psychologiques.
    Pour clarifier les choses, remarquons cependant ceci : le secret que le droit protège n'est pas de nature politique, il porte sur des relations professionnelles qui, sans cette assurance de discrétion, ne sauraient s'exercer convenablement. À l'inverse, le propre d'une société, constituée en corps politique, est de laisser le moins de place possible au secret, les politiques menées par l'État étant précisément des politiques publiques, appelées à être connues des citoyens et de leurs représentants (mises à part ce qui relève de la défense nationale) afin qu'elles fassent l'objet de débats, de discussions informées. Le secret que le droit protège ne relève pas de cet espace de publicité qui est le propre d'une société politique, laquelle est portée par nature à l'exclure ou à ne lui accorder qu'une place extrêmement restreint et souvent contestée (au titre du « secret défense »).
    Ajoutons ceci : un des aspects distinctifs de la société démocratique libérale, c'est qu'elle s'interdit (à certaines exceptions près, légalement encadrées) de s'introduire dans la vie privée des individus laquelle, du point de vue de l'État, a pour vocation de rester secrète, clandestine, inviolable. Or c'est cette même vie privée qui aujourd'hui s'expose publiquement sur les réseaux sociaux. Cet appétit pour l'exposition publique de soi va à l'encontre de l'ethos du secret, de sorte que nous avons de plus en plus de mal à comprendre l'importance sociale du secret. Il en résulte que la protection que la loi lui accorde devient de plus en plus suspecte et contestée. On l'a vu récemment lors d'affaires hautement controversées mettant en cause des ecclésiastiques tenus au secret de la confession, dont le silence fut interprété comme une complicité coupable, passible de poursuites et de condamnations judiciaires. Les cas sont pourtant d'une complexité que l'opinion publique n'est nullement disposée à accepter, moins encore à examiner. Quant à l'inviolabilité de la vie privée, elle est hautement remise en cause par la multiplication des lois sécuritaires, issues de la lutte contre le terrorisme et, bien qu'elles réduisent dangereusement nos libertés fondamentales, elles sont généralement acceptées par une large majorité de citoyens. Là encore, la part laissée au secret, et, notons-le, à nos libertés, recule. Au terme de cette introduction – trop longue au regard des règles de l'art – nous pouvons dégager trois éléments saillants : la protection juridique dont bénéficie le secret, compris comme secret professionnel ; l'exclusion du secret de l'espace politique qui est, essentiellement, un espace de manifestation ; l'hostilité croissante de la société à la « valeur » du secret, qu'il s'agit, cependant, de restituer pour des raisons qui ne sont pas seulement juridiques.

    La protection juridique du secret professionnel

    Le professeur de droit, Hugues Moutouh, rappelle que le secret est « l'une des questions de droit les plus étudiées et les plus prisées des juristes ».1 En même temps, et paradoxalement, force est de constater que « la doctrine contemporaine ne s'est jamais vraiment intéressée au sujet.»2 Précision nécessaire, le secret dont parle le droit ne concerne pas le secret envisagé dans ses différents aspects (auxquels s'intéressera le psychologue, le philosophe ou le moraliste), mais uniquement le secret professionnel. Et Hugues Moutouh de citer les propos d'E. Garçon, commentant l'article 378 de l'ancien code pénal : « Le secret professionnel a uniquement pour base un intérêt social [souligné par moi]. Sans doute sa violation peut causer un préjudice au particulier, mais cette raison ne suffirait pas à en justifier l'incrimination. La loi la punit parce que l'intérêt général l'exige. Le bon fonctionnement de la société veut que le malade trouve un médecin, le plaideur un défenseur, le catholique un confesseur, mais ni le médecin, ni l'avocat, ni le prêtre ne pourraient accomplir leur mission si les confidences qui leur sont faites n'étaient assurées d'un secret inviolable. Il importe donc à l'ordre social que ces confidents nécessaires soient astreints à la discrétion, et que le silence leur soit imposé, sans condition ni réserve, car personne n'oserait plus s'adresser à eux si on pouvait craindre la divulgation d'un secret confié. Ainsi l'art. 378 a pour but, moins de protéger la confidence d'un particulier, que de garantir un devoir professionnel indispensable à tous. »
    La notion de « confident nécessaire » est à distinguer du confident-ami choisi par ses qualités personnelles de discrétion : ici la confidentialité requise relève autant de la déontologie que du droit. Le devoir auquel est soumis l'avocat, le médecin ou le prêtre ne procède pas d'une relation d'amitié, et s'il répond à une obligation morale (impliquant le respect de la personne), il s'agit, d'abord et avant tout, d'une nécessité commandée par le bon exercice de sa charge. De là vient que le secret professionnel relève d'un « intérêt social », d'un « intérêt général », consacré par le droit.
    « Le seul cas où il existe une obligation qui peut amener à révéler des informations à caractère secret par un dépositaire soumis au secret professionnel, c'est l'obligation d'assistance à personne en péril, plus communément appelée « assistance à personne en danger ». On sait les débats, souvent houleux, qu'a suscité la question de savoir si « le confident nécessaire » est tenu à la violation du secret lorsqu'il vient à être informé, dans l'exercice de ses fonctions, de violences et atteintes sexuelles commises sur mineur ou personne vulnérable3. Malgré qu'on en ait, le sujet est « épineux » et pose des questions difficiles qui exigent une contextualisation où se confrontent divers arguments et solutions recommandables selon les acteurs en présence et les situations (le cas ne sera pas le même selon qu'il s'agit d'un ecclésiastique ou bien d'un médecin par exemple). Le fait est, cependant, que plusieurs affaires récentes, hautement médiatisées, mettant en cause le silence d'évêques face aux actes de pédophilie commis dans l'Église catholique dont ils auraient eu connaissance4 (mais de quelle manière ? Il importe de le savoir) ont considérablement mis à mal la valeur que la société accorde au secret professionnel auquel, n'en déplaise à certains, sont également tenus les ministres des cultes. Le secret de la confession n'est pas à prendre à la légère. Mais sommes-nous encore capables collectivement d'en reconnaître le sens et les exigences  ? Envisagé d'un point de vue, non pas canonique ou théologique, mais strictement juridique (au sein même de l'État laïque) les choses, pourtant, sont assez claires. Le secret qu'un ecclésiastique est amené à connaître dans l'exercice de son ministère sacerdotal – soit par la confession, soit autrement, le mode d'obtention de l'information étant indifférent – relève du secret professionnel (selon une jurisprudence établie de longue date). À ce titre, il doit rester caché et tu.
    Ainsi que le rappelle le professeur Hugues Moutouh : « Aucune loi en effet ne prévoit de façon générale et absolue que toute personne ayant connaissance d'agressions sexuelles sur mineur doive impérativement les dénoncer. Ne sont aujourd'hui envisagés que des textes catégoriels qui visent quasi exclusivement les personnes participant aux missions du service de l'aide sociale à l'enfance et les assistants de service social. Seuls ces professionnels sont soumis à une véritable obligation de signalement. Ils constituent les uniques cas pour lesquels « la loi en dispose autrement », au sens de l'art. 434-3 c. pén. N'est-ce pas d'ailleurs ce que la circulaire du 14 mai 1993 laissait déjà entendre ? Il y est clairement expliqué que le législateur a voulu exclure expressément des dispositions de l'art. 434-3 les personnes tenues au secret professionnel, « ce qui implique que la décision de signalement est laissée à la seule conscience de ces personnes ».
    Cette position n'est cependant pas entièrement partagée par l'ensemble des juristes, et certaines décisions de justice portant sur des affaires de pédophilie ont condamné des évêques pour non dénonciation de crime sur mineur dont ils avaient eu connaissance dans l'exercice de leurs fonctions. Voir en particulier la condamnation de l'évêque de Bayeux, Monseigneur Pican, à 3 mois de prison avec sursis, par le Tribunal correctionnel de Caen, le 4 septembre 2001. On a pu discuter l'opportunité du fondement retenu par le Tribunal de Caen, et le prélat – le premier à être condamné dans ce genre d'affaires -, bien que contestant le bien-fondé de sa condamnation, renonça à faire appel de la décision par respect pour les victimes. Étonnement dans l'affaire du cardinal de Lyon, Philippe Barbarin, condamné en première instance, en 2019, par le Tribunal correctionnel de Lyon, à 6 mois de prison avec sursis, puis relaxé, en 2020, par la Cour d'appel de Lyon (pourvoi rejeté, en 2021, par la Cour de Cassation), à ma connaissance, il n'a pas été question du secret professionnel. Néanmoins, par « compassion pour les victimes », le prélat se mit en retrait du diocèse dont il avait la charge. Notons au passage en quelle manière la stricte application des principes de la justice pénale se trouve ici ébranlé par le surgissement de l'éthique de la compassion et la priorité accordée aux victimes. Les choses deviennent encore plus difficiles lorsqu'elles interviennent au sein d'une institution qui prône l'amour sacrificiel du prochain. Mais c'est là, convenons-en, un tout autre sujet5.

    Il ne saurait exister de politique du secret

    Nous avons donc là un interdit fort, assujetti, cependant, à des exceptions très encadrées et catégorielles. La seconde chose que je voudrais montrer porte sur l'exclusion, par nature, du secret de l'espace politique. Si l'interdiction de divulguer des informations portées à la connaissance de personnes tenues par le secret professionnel s'impose dans le cadre de relations régies par la loi, le silence exigé (où tout doit rester caché et tu) s'oppose radicalement à la transparence que requiert l'espace politique lequel est un espace de manifestation et de discussion. La société se constitue comme corps politique lorsque les citoyens, régis par des rapports d'égalité, sont appelés à participer, directement ou indirectement, aux affaires publiques. Cette participation n'est possible que s'ils s'apparaissent visiblement les uns aux autres pour entrer dans une confrontation réglée par l'art de la rhétorique et de l'argumentation raisonnable. Cet espace s'est constitué une première fois, à l'âge classique, à Athènes, introduisant une distinction sans précédent entre la monarchie ou l'oligarchie et la démocratie. Or pour s'exercer correctement, la démocratie exige l'accès le plus large possible aux informations disponibles, le débat étant lui-même un débat public. Ce qui se cache ou se trame dans le secret est, par nature, opposé à la relation politique et est appelé à être exposé, et parfois dénoncé, au grand jour.
    C'est la leçon paradoxale de Machiavel d'avoir reconnu publiquement la nécessité pour le prince bon d'entrer, les circonstances l'exigeant, dans la nécessité du mal. Ce faisant, il prétendait, au chapitre 18 du Prince, n'avoir rien fait d'autre que de dire publiquement « ce que les Anciens avaient enseigné à mots couverts ». En somme, pour le reprendre les mots de Jean Giono, tout le péché de Machiavel est d'avoir « vendu la mèche ». Il existe, sans doute, des limites à ce principe de publicité lequel a suscité des débats véhéments lors de l'affaire Wikileaks ou suite à la révélation par Edward Snowden des méthodes de surveillance généralisée pratiquées par les agences de renseignement américaines. C'est à l'occasion de ces affaires que certains ont pu parler de « tyrannie de la transparence ». Le recours à l'argument de la sécurité intérieure et extérieure (le « secret défense ») ne saurait, toutefois, conduire à faire de l'État démocratique un « Deep State », dirigé par des officines clandestines, n'ayant de compte à rendre à personne. Souvenons-nous de ces lieux de détention secrets que les États-Unis, la CIA en particulier, ont établi en Irak en Afghanistan et à Cuba où, dans la violation du droit, ont été pratiqué au lendemain du 11 septembre 2001 des actes de torture qu'une commission sénatoriale américaine dénoncera, en 2014, dans un rapport porté à la connaissance de tous. Le principe démocratique de publicité est inséparable du principe de responsabilité, lequel signifie par définition que les dépositaires de l'autorité publique doivent rendre compte de leur action devant les citoyens6. Le mot anglais  accountability exprime cette exigence de façon plus explicite que le français. Un des principaux moyens d'accès à la connaissance est assurée par la presse dont les sources d'information sont protégées par la loi. Le point important, c'est que l'action politique a pour vocation à être rendue publique, à entrer dans le monde visible des apparences. De là vient que le secret n'y a pas sa place, ou, du moins, une place aussi restreinte que possible. Seul cet espace d'apparences accorde aux citoyens la confiance qu'ils ne sont pas les dupes de manipulations clandestines (le complotisme se nourrit de cette imagination) ou d'actions contraires à la loi et à l'intérêt général.
    Si nous avions le temps, c'est ici qu'il conviendrait d'introduire une réflexion sur le rôle social des lanceurs d'alerte et de la nécessité de leur accorder, dans la législation française, un statut plus protecteur. Alors que certaines relations professionnelles ne peuvent s'exercer avec confiance que si le secret est garanti, la confiance que les citoyens accordent aux institutions requiert que le secret en soit banni. La question principale que pose le secret est donc celle de la confiance et de ses conditions d'exercice.
    Certaines relations (professionnelles) posent un interdit sur la divulgation d'informations, alors que d'autres (politiques) exigent que l'information soit portée à la connaissance de tous. On le voit, tout dépend d'où l'on parle et de la situation dont il s'agit.

    La primauté de la lumière

    Le secret se pense à l'entrecroisement de la clandestinité et de la publicité, de la parole et du silence, de l'ombre et de la lumière. Mais privilège est donné dans la tradition occidentale, et cela depuis l'origine de la philosophie, à la lumière, à la connaissance, à la vérité, à ce qui se montre à l'oeil et se donne à voir à tous et si ont bel et bien existé, à certaines époques, des courants de pensée ésotériques (comme la gnose), ceux-ci sont toujours restés marginaux en comparaison de la nature oecuménique, universelle et égalitaire, de la contemplation théorétique, de la révélation chrétienne et de la connaissance scientifique. Toutes ont ceci en commun d'apparaître et de se transmettre dans la grande clarté du jour. Il en va de même de l'essence du politique qui ouvre à la pluralité des hommes un espace commun d'apparition, de manifestation et de discussion publique. Tout le malheur du secret vient de là : il n'est pas du côté de la lumière. Il ne se voit pas, il s'entend. Et ceux qui sont voués à communiquer par l'oreille, ce sont les aveugles. Dans notre imaginaire collectif, le monde du secret est celui de la cécité et, tout porte à le craindre, du crime et complot. Dans la nuit, Dieu sait quelle infamie peut se tramer ! Reste – et tout particulièrement à notre époque – qu'il est essentiel de ménager entre les hommes un espace de confidentialité, de promouvoir l'importance de l'intime, du for intérieur, du quant à soi, de ce qui est appelé à rester dissimulé et qui échappe, dans nos vies privées, à la sphère de contrôle de la société et de surveillance de l'État, une zone d'ombre et d'ambiguïté, parce que tout ce qui se montre n'est pas à prendre pour argent comptant (grande leçon des moralistes!). Comme on le sait, toute vérité n'est pas bonne à dire, ni la connaissance toujours sans danger.
    Le grand mérite du droit est d'accorder une importance sociale considérable au secret. Ce faisant, volontairement ou non, nous sommes invités à résister au diktat de la transparence et, j'ajouterai de la sincérité (aussi indécidable et invisible que le désintéressement absolu), qui rend l'idée même de secret de moins en moins socialement acceptable. Il n'est pas certain, cependant, on l'a u, que les juristes échappent toujours à l'influence de l'opinion publique et ne soient appelés à accompagner l'évolution des mœurs et des représentations qui regardent cette notion d'un œil toujours plus mauvais.
    Néanmoins, ce que l'école du secret nous apprend et qu'il nous faut âprement protéger de tout ce qui aujourd'hui conduit à le réduire et à le mettre en cause, c'est la réserve intérieure nécessaire sans laquelle rien de ce qui est ne peut s'épanouir, et cette leçon métaphysique vaut pour l'être humain également. La lumière et la vie ne peuvent jaillir que de leur fond inaccessible à tout regard – nul ne peut voir le soleil ni la mort de face - à la manière de la libéralité divine qui s'enracine dans le secret du Dieu caché. Moïse ne pouvait voir que le dos de Dieu, mais non son visage. Psychanalytiquement, le secret renvoie à l'invisibilité de l'inconscient qui n'apparaît que par des signes à déchiffrer. Ajoutons que la préciosité de la vie se nourrit de la mortalité assumée qui en est le grand secret, sans quoi, on vit, on meurt et voilà tout ! Oui, le secret mérite qu'on s'y attache et qu'on le préserve, et pas seulement pour des raisons sociales et juridiques.
    Je vous remercie de votre attention.

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    1. « Secret professionnel et liberté de conscience : l'exemple des ministres des cultes », Recueil Dalloz, 2000 p. 431.
    2. Ibid.
    3. L’article 434-3 du code pénal punit « le fait, pour quiconque ayant connaissance de privations, de mauvais traitements ou d’agressions ou atteintes sexuelles infligés à un mineur […], de ne pas en informer les autorités judiciaires ou administratives ou de continuer à ne pas informer ces autorités tant que ces infractions n’ont pas cessé ». Le secret professionnel introduit, cependant, une exception à cette obligation, laquelle fait, à son tour, l'objet d'exceptions.
    4. Voir Claire Roca, « Secret de la confession, secret professionnel et atteintes sexuelles sur mineur », https://www-labase-lextenso-fr.bcujas-ezp.univ-paris1.fr/imprim...
    5. Une manière de s'y prendre serait de partir de la distinction pascalienne des ordres, la justice appartenant à l'ordre de la chair, la compassion à l'ordre de l'amour et de la charité, lesquels sont séparés non seulement par un abîme, mais par l'abîme d'un abîme.
    6. Cf. l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 : « La Société a droit de demander compte à tout Agent public de son administration. »