Conférence donnée hier à l'auditorium de la Médiathèque de Béziers, dans le cadre des Journées de la philo : "Les démocraties en péril, comment faire face aux dangers qui nous menacent ?"
Aucune génération n'aura plus que la nôtre été davantage confronté, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, à des dangers aussi multiples – sécuritaires, économiques, environnementaux - qui mettent en péril le fragile équilibre sur lequel reposent les sociétés démocratiques. Jamais depuis les cinquante dernières années n'avons vu monter à un tel degré d'intensité le sentiment d'anxiété devant l'avenir, d'impuissance face aux orientations que prend le monde de demain, principalement en raison d'un progrès technologique (robotisation, Intelligence Artificielle) qui s'accroît à une vitesse exponentielle en dehors de tout contrôle et de toute décision et qui est en passe de totalement bouleverser nos modes de vie. En même temps, nous sommes confrontés à une responsabilité sans précédent dans l'histoire de l'humanité du fait des conséquences irréversibles sur la biosphère et sur la nature à l'ère de cette époque géologique qu'on appelle désormais « l'anthropocène ». Ajoutons à cela - le danger est perçu comme étant plus immédiat - la menace de répétitions d'attentats perpétrés par des mouvements terroristes se réclamant de la religion islamique dont nul n'avait imaginé l'apparition et dont ne nous pouvons aujourd'hui envisager la disparation à une échelle prévisible de temps. Et ce sont des régions entières au Moyen-Orient et en Afrique qui sont emportés par des violences d'une cruauté suscitant l'effroi d'un autre âge. Quant à la mondialisation économique, elle est un facteur de déstabilisation de nos sociétés qui ne porte pas seulement sur nos emplois mais qui semble tout emporter dans une dynamique générale de dérégulation et de remise en cause de nos systèmes de redistribution.
Ce tableau fort sombre, dessiné à gros traits, a toutes les chances de devenir plus sombre encore pour les générations à venir. Face à cette réalité, la plupart d'entre nous nous sentons perdus, emportés par des dynamiques et des évolutions sur lesquels nous n'avons pas de prise et auxquels les Etats répondent comme ils peuvent, de façon réactive, voire régressive, mais sans vision ni véritable compréhension des processus à l'œuvre tant les phénomènes sont complexes et les solutions également. Et dans ces cas, aujourd'hui tout comme dans le passé, une partie de la population de ces sociétés malmenées répond par le repli identitaire, l'érection de frontières, la haine envers l'Autre, l'étranger, le migrant principalement, dans une logique binaire du « Eux et du Nous », de la barbarie et de la civilisation, cependant qu'une autre se refuse à ces facilités sachant pertinemment que ce sont là des impasses, quand ce ne sont pas des sources de violences nouvelles qui s'auto-entretiennent sans fin.
La grande division n'est plus aujourd'hui entre les partisans d'une politique de droite et ceux qui défendent les valeurs de la gauche, alternative qui placerait chacun devant des idéologies bien tranchées, mais entre les défenseurs d'un monde fermé (généralement limité aux frontières de l'Etat-nation), avides de protection et de réassurance, et ceux qui confient leur espérance dans l'espace ouvert et communicationnel d'un monde commun et pluriel qui est déjà là, présent dans les consciences mais qui reste à bâtir sur le plan institutionnel. Les forces de destruction et de déliaison sont à l'œuvre avec une puissance sans précédent dans l'histoire à l'échelle globale, en même que le sentiment d'empathie et de commune appartenance s'est développé entre les hommes de tous lieux et de tous continents avec une ampleur inégalée, mais nul ne sait aujourd'hui laquelle de ces deux forces l'emportera sur l'autre. Ce qui est certain, c'est que nous nous préparons un avenir de crises d'une gravité qui mettra les démocraties en demeure de savoir comment y faire face sans perdre leurs « valeurs », c'est-à-dire sans se suicider elle-mêmes. Et parce que ces crises sont globales - elles seront pourtant inégalement subies selon le niveau de pauvreté ou de développement des sociétés - elles doivent être pensées à ce niveau qui n'est plus seulement celui des Etats.
Nous aborderons, hélas avec des schématisations que le peu de temps imparti rend inévitable, trois aspects de ces dangers qui nous menacent : tout d'abord, parce qu'ils sont le plus présent dans nos esprits, les menaces liés à l'extrémisme islamiste et les réponses sécuritaires, militaires, économiques aussi, qui y ont été apportées par les sociétés démocratiques occidentales depuis le 11 Septembre ; ensuite, la question de maîtrise du progrès technologique qui nous contraint à l'adaptation en l'absence de toute véritable décision ou orientation préalable ; enfin, notre responsabilité à l'égard de la nature qui est sans équivalent dans l'histoire humaine parce qu'elle nous confronte à ce qui est d'ores et déjà de l'ordre de l'irréversible.
La menace de l'extrêmisme radical
Les attentats contre les tours jumelles du World Trade Center perpétrés à New-York le 11 septembre 2001 constituent un événement charnière dans l'histoire contemporaine. La première puissance démocratique se trouvait attaquée au cœur symbolique de son empire par des acteurs qui s'étaient déjà fait connaître et qu'on avait en vain tenté d'éliminer dans le passé, mais dont nul n'attendait qu'ils exercent leur violence sur des civils dont les victimes se compteront par milliers. Al Qaeda, puis les membres de l'organisation Etat Islamique reproduiront par la suite leurs attaques à Londres, Madrid, Bruxelles, puis à Paris, pour prendre ensuite des formes plus individuelles et incontrôlées, mais ces attaques ne sont que la répétition de cet événement inaugural et originaire. L'extrêmisme islamiste entrait de façon spectaculaire sur la scène de l'histoire mondiale comme l'ennemi qui remplaçait l'adversaire d'hier, le bloc soviétique, mettant fin à l'espoir que le modèle de la démocratie de marché serait désormais et pour toujours sans véritable concurrent (tel était l'espoir, un peu triste, formulé dans la célèbre affirmation de Francis Fukuyama sur la fin de l'histoire). Et ce fut avec une stupeur, mêlée d'incrédulité, que l'on visionna en boucle les images de ces avions de ligne s'encastrant dans les tours jumelles, avant qu'elles ne s'effondrent dans un fracas de fumée quasiment atomique.
La réponse apportée par l'administration Bush devait être à la hauteur de cette inqualifiable audace et on peut dire que la « guerre contre la terreur » ne s'embarrassa pas de principes. « Les gants sont jetés », « il n'est pas question d'avoir les mains liées dans le dos », telles étaient les formules choc employées par les faucons de l'exécutif décidés à rendre coup pour coup et montrer à Ben Laden à qui il avait affaire. Et ce fut aussitôt l'établissement de centres de détention secrets disséminés de par le monde, jusqu'en Europe, aussitôt remplis grâce à des déportations extra judiciaires rondement menées, et où les détenus seront soumis à toutes les formes de torture physique et surtout psychologiques. Grâce à l'interprétation casuistique développée par les meilleurs juristes de la Maison-Blanche et du Pentagone, les normes du droit international prohibant absolument l'usage de ces pratiques furent mises de côté et à la vérité résolument violées. Ces méthodes trouvèrent même leur justification dans ce qu'on peut appeler, sans contradiction, « l'idéologie libérale de la torture » et elles s'incarnèrent dans des lieux qui, rendus publics, en diront toute l'horreur : les prisons de Bagram en Afghanistan, d'Abou Graib en Irak et, surtout, de Guantanamo Bay à Cuba. Malgré la protestation véhémente des militants et des organisations non gouvernementales, tels Amnesty International, Human Rights Watch ou l'Acat en France, ces méthodes, en opposition avec les principes fondamentaux qui structurent nos démocraties, rencontrèrent peu de résistance tant la justification sécuritaire paraissait indiscutable. Ces méthodes d'interrogatoire forcées se révélèrent, en réalité, d'une totale inefficacité, confirmant ce que tous les spécialistes du renseignement savent, à savoir que la torture est le moyen le moins fiable d'obtention d'informations. Ce sont pourtant 36% des Français qui, selon un sondage de l'Ifop, étaient disposés en 2016 à recourir à la torture si ce moyen devait permettre d'empêcher la commission d'un attentat imminent. Les fantaisies scénarisées par des séries télévisées aussi perverses que 24 Heures avaient préparé les esprits, jusqu'à certain juge de la Cour Suprême, tel Antonio Scalia qui n'hésitait pas à parler d'une « jurisprudence Jack Bauer », à justifier l'injustifiable. Et les soldats américains, embourbés dans les guerres en Afghanistan puis en Irak, se réclamaient des épisodes de la fiction pour affirmer, contre toute preuve, que la « torture marche ». Remarquez : tel était également le mensonge servi par la CIA au président des Etats-Unis, peu disposé, il est vrai, à vérifier l'exactitude de ces propos. Le spectre des mesures sécuritaires et militaires s'accompagna en novembre 2001 d'un volet législatif, le Patriot Act, ouvrant la voie à une surveillance mondiale généralisée des communications téléphoniques et des activités sur Internet en l'absence, ou la quasi absence, de toute autorisation judiciaire. Malgré les révélations d'Edward Snowden, la France empruntera cette même voie à la suite des attentats de 2015, au grand dam des magistrats qui se verront partiellement mais significativement dépossédé de leur fonction, pourtant essentielle, de garantie des droits et des libertés. Le résultat aux Etats-Unis des différents volets, sécuritaires et militaires, menés par l'administration Bush dans le cadre de la « guerre contre la terreur » fut un désastre, en particulier au Moyen-Orient, ouvrant la voie à un chaos dont nous voyons aujourd'hui les terribles conséquences.
Les principes constitutifs de la démocratie avaient été violés avec une grossièreté si manifeste que la prétention des sociétés occidentales à les incarner avait perdu tout crédit auprès des populations qui en subirent les effets dévastateurs. Et cette conséquence funeste ne fut pas amoindrie par les intentions, vertueuses et louables, du président Obama de rompre avec les détestables pratiques de l'administration précédente et de nouer avec le monde musulman des relations fondé sur le respect mutuel, ainsi qu'il le déclara dans son beau discours du Caire quelques mois après son entrée en fonction à la Maison-Blanche (4 juin 2009), dès lors qu'il remplaça la politique de la torture par celle de l'assassinat exécuté par des drones, transformant l'ennemi à abattre en cible à éliminer sur un écran. Pareille déshumanisation de l'ennemi s'exprimera dans une formule reprise en boucle par le président de la République française et son premier ministre au lendemain des attentats de Paris et l'instauration de l'état d'urgence : la tâche est désormais d' « éradiquer » Daech. Nul ne semblait s'offusquer de ce langage qui n'est pas seulement sécuritaire mais hygiéniste et qui réduit des êtres humains, s'agirait-il de dangereux terroristes, à des animaux ou à des épidémies à éradiquer. On avait oublié qu'en démocratie la justice obéit à des principes et à des procédures d'une toute autre nature et qu'il était contraire à nos valeurs suprêmes d'affirmer comme le fit le président Obama devant les caméras du monde entier le jour de l'exécution d'Oussama Ben Laden : « Justice is done ».
Le terrorisme islamiste avait remporté ses objectifs qui ne sont, évidemment pas, d'envahir nos territoires, mais de conduire les sociétés démocratiques à renoncer en partie à leurs principes et, dans tous les cas, à les rendre plus fragiles, plus vulnérables dans leur ossature à la fois éthique, juridique et politique. La prolongation de l'état d'urgence en France, pour une durée qui avoisine maintenant les quinze mois, dans une situation de quasi indifférence généralisée est, à cet égard, tout à fait symptomatique. Notons ce seul point que seuls 0,3% des perquisitions administratives, menées dans des conditions de violence profondément traumatisantes, ont conduit à des poursuites judiciaires liées au terrorisme. C'est bien inutilement que le juge judiciaire a été privé de ses compétences au profit de l'exécutif et que le principe sacro-saint de la séparation ou plutôt de l'équilibre des pouvoirs est remis en cause. Ce principe d'équilibre, selon lequel seul le pouvoir arrête le pouvoir, est le garant de la limitation de la souveraineté de l'Etat, et un des principes constitutifs des démocraties libérales. Comprenons bien qu'il ne s'agit nullement de contester la réalité des menaces auxquelles nous sommes confrontés ni la nécessité de s'en prémunir avec la fermeté la plus grande. Cela n'interdit nullement d'exercer un regard critique sur les politiques menées par les démocraties occidentales.
Je résumerai les résultats de quinze de lutte contre le terrorisme à la conclusion suivante : la guerre contre la terreur, si mal nommée, a laissé se développer des états de violence qui s'auto entretiennent eux-mêmes dans une logique manichéenne du « eux » et du « nous », sur un espace déterritorialisé, en violation du droit et conduisant à des dynamiques de transformation de nos propres sociétés. Que celles-ci soient devenues plus vulnérables à des processus de régression, on le voit au résultat, tout de même assez sidérant, des dernières élections présidentielles aux Etats-Unis. Je vous laisse imaginer quelle politique mettrait en œuvre le nouveau chef de l'exécutif et commandant en chef des forces armées si un attentat d'une ampleur comparable à celui du World Trade Center avait lieu sur le sol américain. Nous pouvons nous en faire quelque idée avec la signature du décret présidentiel interdisant l'accès aux Etats-Unis aux ressortissants de sept Etats, tous musulmans, heureusement contré par plusieurs juridictions fédérales et les manifestations de foules qui n'avaient pas été aussi nombreuses depuis la guerre du Vietnam. La vérité, c'est que si un telle tragédie devait survenir, les Etats-Unis seraient, dans le contexte présent, au bord de la guerre civile.
Tel est donc le premier facteur de fragilisation des sociétés démocratiques dont je voulais parler. Ajoutons à cela, les conclusions extrêmement pessimistes du dernier rapport rendu par Amnesty International qui dénonce la montée des haines face à aux étrangers, aux réfugiés et aux migrants, en Europe et aux Etats-Unis, et qui s'accompagnent de politiques d'exclusion, de rejet, d'édification de frontières pour mettre nos sociétés à l'abri de l'afflux de personnes fuyant la mort, la destruction et la misère au mépris d'une longue tradition d'accueil et d'hospitalité. Dans un article du Monde en avril 2016, Nicolas Hulot avait poussé un immense cri de colère qui disait une honte partagée par beaucoup1. Nul doute que le jugement porté par l'Histoire sur l'accueil réservé par l'Europe aux réfugiés de Syrie, d'Irak ou d'Afghanistan sera sévère, quelles que soient les mobilisations citoyennes venues de la société civile et les formes de résistance qu'elles expriment avec un courage qui les conduisent jusque devant les tribunaux.
De la nécessité de faire de nos « valeurs » des croyances authentiques
La vérité, c'est que face à la montée de l'islamisme révolutionnaire et à ses conséquences, nous sommes totalement désemparés. La religion que nous croyons avoir été rejetée aux marges de la société et de l'histoire, revient, sous la forme d'une idéologie totalitaire, avec une force d'adhésion, d'engagement et de mobilisation que nous sommes incapables de comprendre. Et d'autant plus incapables de comprendre qu'il y a là quelque chose qui ne rentre pas dans le cadre de nos explications rationnelles, généralement réduites à la poursuite de l'intérêt égoïste bien compris. Que nous ayons affaire là, non pas à une radicalisation de l'islam mais une islamisation de la radicalité, comme le pense, et je crois à juste titre, Olivier Roy nous renvoie aux formes plus anciennes de radicalités révolutionnaires qui, depuis les années 30, s'étaient développés sur fond de nihilisme. L'analyse fait l'objet de controverses entre « experts ». Du moins a-t-elle le mérite de révéler le vide moral et spirituel que ces idéologies entendent combler et qui, plus que la pauvreté ou les facteurs économiques, expliquent en partie leur succès.
Quoiqu'il en soit, l'expérience montre que le terrorisme ne saurait être combattu par les moyens qui relèvent seulement de la sécurité et des opérations militaires, ni même par la louable mise en œuvre de politiques économiques de développement. Il y a là un point aveugle qu'il nous faut penser et qui a bien plus à voir avec les croyances, les valeurs, la capacité à les défendre que nous sommes disposés à l'admettre. L'échec patent, rendu public par un récent rapport parlementaire, des politiques de déradicalisation à l'égard des convertis les plus farouches et les mieux structurés intellectuellement devrait nous faire réfléchir. En particulier à la place de la religion dans la lutte contre ces expressions hyper violentes de l'obscurantisme, au rôle essentiel de l'éducation à la tolérance qui est au cœur de l'islam, dès lors que Dieu bénit la pluralité des religions, ainsi que le dit une sourate du Coran (5, 48). Il y a là une source insoupçonnée de pacification mais qui exige de traiter autrement que par le mépris la religion, l'Islam en particulier.
Si la question essentielle qui se pose à nous est de savoir comment faire face à ces violences sans qu'elles soient l'occasion d'un renoncement à nos valeurs, il faut alors donner à celles-ci, ainsi que le recommandait le grand sociologue français, Emile Durkheim, dans L'éducation morale2, une force spirituelle d'adhésion qui soit comparable à celle qu'engendrent les croyances religieuses. Voyez ce qu'il écrit et qui trouve bien des résonances dans les phénomènes actuels de radicalisation : « Quand les forces morales d'une société restent inemployées, quand elles ne s'engagent pas dans quelque œuvre à accomplir, elles dévient de leur sens moral, et s'emploient d'une manière morbide et nocive ». Il est de la plus haute importance de se demander en quelle manière les violences exercées au nom d'idéologies religieuses attestent, pour une part du moins, d'une semblable déviation « morbide » des forces morales ? Car c'est précisément cette dimension spirituelle que les idéologies radicales viennent combler. Nos sociétés, encastrées dans la rationalité économique du marché, avec toutes les conséquences socialement et même spirituellement dévastatrices qui accompagnent cette hégémonie – et elle est sans précédent dans l'histoire des sociétés humaines – savent-elles encore produire de l'espérance, sont-elles encore capables de donner à leurs valeurs rationnelles, tolérantes, humanistes, ce caractère de grandeur et de noblesse sans lequel elles ne sont que des coquilles creuses ? Un vide qui ouvre la porte au retour de Dieu, d'une certaine figure de Dieu, sous son visage humainement le plus mortifère.
Ces croyances fortes, issues de notre tradition humaniste, sont appelées à être inscrites dans les structures d'une personnalité forte – ces « solides unités morales » dont parle John Steinbeck dans A l'est d'Eden - en même qu'à déterminer les politiques publiques des démocraties conscientes de ce qu'elles sont et de ce à quoi elles tiennent. Mais comment redonner à la politique sa faculté d'orientation des sociétés humaines dans un sens progressiste dès lors que les politiques publiques sont déterminées par des logiques économiques sur lesquelles elles ont peu d'emprise ? Comment faire que la politique soit l'occasion de véritables « choix de société » alors que les sociétés obéissent à des dynamiques de transformation qui échappent à toute décision et auxquelles nous sommes contraints de nous adapter ? Il y a là un problème fondamental qui nous place dans une condition de ce qu'on pourrait appeler une sorte d'aliénation bienheureuse.
L'aliénation comme adaptation à des dynamiques de transformation non décidées
Voyez que aucune des innovations technologiques qui ont tant bouleversé nos sociétés contemporaines, ouvrant la voie à une nouvelle civilisation de l'information, n'ont fait l'objet d'une décision collective. Pas plus que les transformations sociales, liées dans tous les domaines au développement de l'intelligence artificielle et à la robotisation croissante des activités, et dont nous n'avons pas encore idée. Tout se passe comme si il y avait là une logique inexorable du progrès technologique sur lequel nous n'exerçons aucun contrôle et auquel nous sommes contraints de nous adapter. Et quoique ces innovations et ces transformations ne puissent se réaliser sans notre collaboration – jusqu'à présent du moins, les machines n'ont pas atteint le stade de l'autonomie ou de ce que les prédictologues, tel Ray Kurweil, appellent « la singularité » - nous sommes les agents de ce progrès plus que nous n'en sommes les acteurs conscients, exerçant nos capacités de délibération et de choix. La réalité technologique anticipe nos fictions et se développe plus vite que nos capacités d'imagination.
Le philosophe et économiste libéral Friedrich Hayek explique que les sociétés modernes ont pu atteindre le degré de développement qui est le leur pour la raison précisément qu'elles ne font l'objet d'aucun plan ni intention directrice. Tel est propre des ordres spontanés qu'il oppose aux ordres construits, et tel est l'enseignement que nous délivre la biologie darwinienne à propos de l'évolution des espèces. L'idée essentielle, c'est donc que l'évolution et le progrès des sociétés sont rendus possible – et c'est un bien pour Hayek – par leur adaptation permanente à des dynamiques de transformation qui n'obéissent à aucun dessein et à aucun projet politique. Le modèle de ce type d'ordre naturel, auto régulé, est apporté par le marché, dont les lois avaient été exposés dès le XVIIIe siècle par Adam Smith, le père du libéralisme économique. Cela signifie que nous pouvons ne devons avoir aucune idée a priori de ce que le monde demain sera, et c'est à cette condition seulement qu'il pourra advenir dans ses innovations bénéfiques et imprévisibles.
La question qui était ainsi laissée de côté est précisément de savoir si ces innovations sont bénéfiques et souhaitables, si elles contribuent réellement à notre bien être (quoique la question de ce qui constitue le « bien être » ou la « bonne vie » soit volontairement laissée de côté par les sociétés démocratiques libérales, soucieuses de respecter la pluralité des choix individuels) ? Or elle ne peut être posée que si nous ne laissons pas le dispositif économico-technologique se déployer selon sa logique immanente en l'absence de toute décision et tout choix. La question cruciale qui se pose à nos démocraties est donc de savoir dans quel monde nous voulons-nous vivre demain. Force est de reconnaître que cette question du futur, non seulement possible, mais préférable, ne nous est jamais posée. De là la nécessité, si nous voulons échapper à cette aliénation bienheureuse, de mettre en place les modalités et les procédures de ce que Jacques Testart, lequel fut à l'origine des recherches sur la fécondation in vitro, appelle une « science citoyenne ». Mais là, je dois avouer que c'est plus une utopie qu'un espoir réalisable tant les intérêts économiques sont immenses et difficilement contrôlables. Bien qu'il existe des normes éthiques qui concernent la communauté scientifique dans son ensemble, sorte de softlaw ou de « régulation douce », ni l'Union Européenne, l'OCDE ni l'OMS, ne constituent des instances internationales d'orientation et de régulation de la recherche scientifique et de l'innovation technologique qui pourraient imposer des règles éthiques coercitives dont, de toute façon, les scientifiques ne veulent pas. Faut-il en conclure que nous sommes condamnés à nous adapter et à ne jamais pouvoir décider de l'avenir de nos sociétés démocratiques ? Dans les conditions actuelles où le progrès technologique se développe à une vitesse exponentielle - nos sociétés ont plus changé en cinquante ans qu'en cinq cents ans et le processus s'accélère – la conclusion aurait quelque chose de philosophiquement terrifiant. Il faut pourtant l'envisager. Selon la loi de Moore, la puissance des puces électroniques des ordinateurs double en 18 mois, ce qui signifie qu'en 25 ans elle sera un milliard de fois plus puissante qu'aujourd'hui. Les machines artificielles pourraient devenir des trillions de fois plus intelligentes que l'intelligence humaine et on entrerait alors dans l'inconnu.
Face à l'irréversible : une responsabilité sans précédent
Tout autant qu'il nous faut admettre, et je finirai sur ce point, notre responsabilité à l'égard des désastres écologiques dont nous sommes responsables et qu'aucun Etat démocratique n'a été en mesure d'empêcher, malgré les cris d'alarme poussés par les scientifiques depuis au moins cinquante ans. Là encore les calculs de l'intérêt économique à court terme l'ont emporté, jusqu'à ce que les consciences se réveillent enfin face à l'imminence de la catastrophe et d'un effondrement systémique. Et quoique cette conscience soit de plus en plus aiguë, elle ne suffit pas à prendre les mesures qui s'imposent de toute urgence et que nous n'avons tout simplement plus le temps. Ainsi que l'écrivent Pablo Servigne et Raphaël Stevens dans un ouvrage dont je vous recommande vivement la lecture, Comment tout peut s'effondrer ? : « Aujourd'hui nous sommes sûrs de quatre choses : 1. la croissance physique de nos sociétés va s'arrêter dans un futur proche ; 2. nous avons altéré l'ensemble du système-Terre de manière irréversible (en tout cas à l'échelle géologique des humains) ; 3. nous allons vers un avenir très instable, “non-linéaire”, dont les grandes perturbations (internes et externes) seront la norme, et 4. nous pouvons désormais être potentiellement soumis à des effondrements systémiques globaux ». Dans ces conditions, plutôt que de prolonger un état d'urgence national au-delà des délais raisonnables, nous devrions, collectivement, citoyens et politiques, déclarer un état d'urgence écologique mondial.
En conclusion, il importe de remarquer qu'il n'est aucun des problèmes d'une urgence extrême qui se posent à nos sociétés qui puisse être traité, et moins encore résolu, au simple niveau étatique. Dans quelle mesure les citoyens du monde, conscients de leur responsabilité commune, sauront-ils trouver les modalités de résolution des dangers qui les menacent est une question qui reste ouverte. Mon sentiment que nous saurons les trouver collectivement, mais sera-ce à temps ou au sortir de crises dont nous avons à peine l'idée et seront-elles de nature démocratique, rien n'est moins sûr.
Pour finir, je voudrais citer ces magnifiques paroles où l'espoir se mêle à l'angoisse, tirées du premier paragraphe du Conte des deux cités (A Tale of Two Cities) de Charles Dickens :
« C'était le meilleur et le pire des temps, le siècle de la sagesse et de la folie, l'ère de la foi et de l'incrédulité, la saison de la lumière et des ténèbres, le printemps de l'espérance et l'hiver du désespoir ; devant lui, le monde avait tout ou rien, il allait tout droit au ciel et tout droit en enfer — bref, cette époque ressemblait tellement à la nôtre que les censeurs les plus bruyants n'en parlaient en bien ou en mal qu'au superlatif.»
Je vous remercie de votre attention.
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal