Le philosophe Michel Terestchenko, qui a notamment travaillé sur les liens entre torture et terrorisme, a publié dans le rapport "Un monde tortionnaire" 2016 une analyse du sondage commandé à l'IFOP par l'ACAT sur l'opinion des Français concernant la torture :
A la question de savoir si le recours à la torture pourrait dans certains cas être approuvé, justifié, autorisé, la réponse est donnée d'avance. Elle se trouve dans nos textes constitutionnels ; elle résulte des principes du droit public européen et du droit humanitaire international ; elle se déduit des documents qui fondent notre système politique démocratique et des droits de l'homme, tels qu'ils émanent d'une longue tradition juridique et éthique. Et la réponse est Non ! Non, absolument ! Non de façon inconditionnelle, quelles que soient les circonstances ! Non, sans considération des diverses méthodes d'interrogatoire coercitives utilisées et il en est manifestement d'assez atroces dans leur atteinte au corps et leurs conséquences psychiques pour interdire toute casuistique qui disputerait leur qualification ou non de torture. La question, en somme, ne se pose pas. Elle ne devrait même jamais être posée. Rien en ce sujet n'ouvre au doute, à la nuance, à la triste nécessité d'en rabattre sur nos convictions du fait des rudes contraintes de la réalité – le fameux principe de responsabilité -, à la reconnaissance de l'inscription historique et sociale des normes qui en diminuerait la portée universelle. Ces arguments, sociologiques, philosophiques, ont leurs raisons, mais pas en ce cas. Imaginerait-on de discuter sur la possible légitimation de l'inceste, de l'infanticide ou de l'esclavage? Quiconque envisagerait de remettre en cause ces interdits structurants, fondateurs, ne serait-ce que par une simple question, ne serait-ce qu’en théorie seulement, s'avancerait sur la pente savonneuse qui insensiblement ouvre la porte à la justification de l'injustifiable et à la ruine de nos valeurs. Et pourtant...
Le simple fait qu'il ait été jugé nécessaire, utile, éclairant, de sonder l'état de l'opinion publique française sur l'idée qu'elle se fait de la torture est en soi l'indice d'une inquiétante vulnérabilité à l'égard de pratiques dont l'interdiction ne devrait pas être entamée par les événements, quels qu'ils soient. Pour reprendre l'argument précédent, songerait-on à entreprendre un tel sondage à propos de l'inceste ou de l'esclavage ? Mais il y a eu aux Etats-Unis les attentats du 11 septembre 2001, puis ceux de Madrid en 2004 et de Londres en 2005, et, par deux fois, les attaques meurtrières sanglantes à Paris en 2015, avant que Bruxelles ne soit à son tour frappé en mars 2016. Et l'on s'est demandé comment faire face à ce déchaînement de violences. Se pourrait-il que la torture soit un moyen, techniquement utile et moralement acceptable, d'éviter la mort de victimes civiles innocentes, si toute autre méthode d'interrogatoire venait à échouer ? Et l'on a pris nos esprits et nos imaginations au piège d'une parabole perverse, la parabole de la bombe à retardement, pour nous disposer à envisager des dilemmes de conscience qui ne devraient pas exister. Dans la situation présente où le terrorisme international s'est répandu au point que nul d'entre nous puisse être assuré d'y échapper, l'hypothèse du recours à la torture est devenue pour beaucoup une question sérieuse, et cela seul est le signe d'un recul dont il y a lieu de s'inquiéter.
Une tolérance croissante à l'égard de la pratique de la torture d'Etat
Voyons, tout d'abord, ce qui saute aux yeux dans les résultats du sondage mené par l'Ifop, à la demande de l’ACAT France en avril 2016 : en comparaison avec les enquêtes précédentes, un bien plus haut degré d'acceptation de la torture de la part de nos concitoyens. A l'affirmation « Tout acte de torture contre quiconque et qu'elles qu'en soient les circonstances est toujours inacceptable », 73% des personnes sondées répondaient positivement en 2000 - du moins est-ce la position de principe dont elles se sentaient le plus proche ; elles n'étaient plus que 64% en 2016. Inversement, 25% étaient disposés, en 2000, à admettre que « dans certains cas exceptionnels, on peut accepter le recours à des actes de torture », c'était déjà beaucoup et c'était trop. Seize ans plus tard, le niveau s'élève à 36%, soit plus d'un tiers d'un échantillon représentatif de la population française, âgée de 18 ans ou plus. Un tel écart de 11 points n'est pas marginal : il est hautement révélateur d'une tolérance croissante à l'égard de la violation d'un des principes les plus sacrés du droit. Violation que les mêmes citoyens n'accepteraient sans doute pas de voir généralisée - c'est là le propre des régimes totalitaires – mais, ils la considèrent admissible, certaines circonstances exceptionnelles se présentant. Le fait est, cependant, que l'interdiction de la torture est, en droit, inconditionnelle : elle ne peut jamais être ni contournée ni discutée ni suspendue. En morale, on dirait qu'il s'agit là d'un impératif catégorique a priori, non d'un choix prudentiel qui peut varier selon les intérêts ou les calculs du moment. C'est pourtant dans cette sphère du calcul que la torture entre trop souvent. Calcul utilitariste des vies à sauver, de la sécurité à assurer et qui justifierait rationnellement, en situation de menace imminente, le sacrifice des droits humains fondamentaux.
Rappelons que le premier de ces droits est le droit à la vie et le respect de la dignité humaine, quelle que soit la gravité des crimes dont un individu s'est rendu coupable. Indérogeables, ces principes métajuridiques sont au fondement de notre conception de la justice. Ainsi aucun aveu obtenu sous la torture ne pourra-t-il être utilisé dans le cadre du procès à l'encontre de l'accusé, s'agirait-il du criminel de la pire espèce. Mais la position intransigeante du législateur et du juge est une chose, l'état de l'opinion publique en est une autre et l'opinion publique est plastique, changeante, susceptible d'évoluer au gré des événements, surtout lorsqu'ils sont particulièrement tragiques. Sans doute faut-il voir dans les tueries terroristes survenues à Paris, en janvier et novembre 2015, la raison de l'évolution en faveur d'une autorisation de la torture chez plus d'un tiers des personnes interrogées. Parmi celles-ci, 54% considèrent désormais que l'envoi de décharges électriques sur une personne soupçonnée d'avoir posé une bombe prête à exploser est justifié ; 20 points de plus par rapport au sondage mené en 2000 ! Les données manquent pour en tirer une tendance sociologique constante. Mais c'est une pente, nourrie chez un nombre croissant de nos concitoyens par l'esprit de vengeance et, parfois, de haine, par le refus affiché de voir attribuer des droits à ceux qui ne les respectent pas – le respect des droits humains fondamentaux n'est pourtant pas soumis à l'obligation de réciprocité – et elle est alimentée par une hypothèse particulièrement troublante. Il faut en dire un mot parce que cette hypothèse est la référence par excellence sur laquelle se sont construits les nombreux débats académiques sur la torture qui ont eu lieu aux Etats-Unis au lendemain du 11 Septembre, avant d'être popularisée par des fictions, telle la série 24 Heures, qui ont rencontré une audience mondiale. On pourrait s'étonner, et peut-être, s'inquiéter de la retrouver proposée sans examen préalable dans le questionnaire de l'Ifop, comme s'il s'agissait là d'une réalité qui pourrait se rencontrer. Tel n'est pas le cas.
Une parabole perverse
Présentée dans sa version habituelle, la parabole dite de « la bombe à retardement » envisage le dilemme cruel que poserait un terroriste, soupçonné de disposer d'informations cruciales permettant de déjouer un attentat imminent sur une place publique ou bien encore dans une école, si toutes les méthodes d'interrogatoire légales avaient échoué. Dans un pareil cas où le temps presse, la torture ne serait-elle pas un moyen acceptable, sinon désespéré, de sauver du massacre des vies innocentes, parmi lesquelles se comptent nombre d'enfants ? Telle est, en substance, la situation qu'envisage sans ambages le sondage de l'Ifop lorsqu'il demande à ceux qui admettent le recours à la torture « dans certains cas exceptionnels » - plus d'un sondé sur trois - s'ils trouveraient justifié l'emploi de décharges électriques « sur une personne soupçonnée d'avoir posé une bombe prête à exploser ». Comme on l’a dit ci-dessus, 54% des personnes figurant dans cette catégorie ont répondu « oui ».
Ce qui est présupposé dans ce scénario, c'est que la torture est une méthode efficace d'obtention d'informations, seraient-elles forcées. De fait, et quelle que soit la position des uns et des autres, 58% de la population interrogée estime que le recours à des actes de torture permet d'obtenir des aveux et ils sont encore 45% à penser qu'il permettrait de recueillir des informations fiables et, ainsi, de prévenir la commission d'attentats terroristes. Or ces trois présupposés, qui admettent tous l'efficacité de la torture, sont démentis par l'expérience. La torture, les interrogatoires forcés, sont le moyen le moins fiable d'obtention de renseignements – tous les services spécialisés le savent – dès lors que la personne dira ce qu'on attend d'elle ou tout simplement n'importe quoi afin de faire cesser ses souffrances. Telle est la conclusion définitive à laquelle aboutit la Commission sénatoriale américaine sur la torture pratiquée par la CIA sous l'administration Bush, au terme de six années d'enquête et de la consultation de millions de documents : « En se fondant sur l'analyse des archives des interrogatoires de la CIA, la Commission constate que l'usage des techniques d'interrogatoire a été inefficace pour obtenir des renseignements ou amener les détenus à coopérer. »[1] Il n'est pas un seul cas documenté où la torture chirurgicale – il n'est pas question ici de la torture de masse – aurait permis de déjouer un attentat imminent. Par conséquent, la parabole de la bombe à retardement, loin de présenter, comme on le prétend trop souvent, une hypothèse vraisemblable, est, en réalité, une pure et simple fiction. Ajoutons que c'est une fiction perverse dont le premier effet est de prendre notre imagination et notre esprit au piège d'une situation qui ne se rencontre jamais, tout en nous contraignant, de façon saisissante, à nous poser des questions morales que le droit écarte et qu'aucun fait ne justifie. On peut regretter que l'enquête menée par l'Ifop n'ait pas porté sur la fiabilité de cette hypothèse – problème trop complexe sans doute pour faire l'objet d'un sondage - mais sur la manière appropriée d'y répondre. C'était pourtant là une manière implicite d'accréditer le scénario dramatique mais purement imaginaire qui est au cœur de la justification libérale de la torture. Quoiqu'il en soit, le taux élevé d'acceptation du recours à la torture en ce cas - rappelons-le chiffre inquiétant : 36% - atteste de la fragilité éthique d'une fraction importante de la population française, prête à accepter le recours à des pratiques qui sont en violation totale des normes fondamentales d'une société démocratique.
On ne saurait être tout à fait rassuré par le fait que 82% des sondés admettent qu'ils ne seraient probablement pas (30%) ou certainement pas (52%) capables de recourir à des actes de torture dans des circonstances exceptionnelles. Une des leçons les plus troublantes des expériences menées en psychologie sociale, telle la fameuse expérience de soumission à l'autorité menée, au début des années soixante, par Stanley Milgram, ou encore l'expérience de la prison de Stanford, dirigée par Philip Zimbardo, est que la prédiction que les individus formulent sur leurs comportements sont, dans certaines circonstances, infirmées par leurs conduites effectives.
Fragilité éthique et justification morale
Mais ce ne sont pas seulement de larges pans de l'opinion publique française, certes encore minoritaires, qui sont disposés à ce que soient suspendus les droits humains dans des situations où il importe au contraire de les respecter, la philosophie morale n'est pas en reste. Ce que nous avons nommé fragilité éthique ne s'oppose à la morale que si l'on voit en celle-ci un ensemble d'impératifs inconditionnels, de devoirs et d'obligations qui ne souffrent pas d'exception. La condamnation juridique de la torture et des actes humiliants et dégradants s'inscrit dans cette tradition. Envisagée du point de vue utilitariste du calcul des conséquences, une telle position de principe sera jugée irréaliste et l'on admettra, à l'inverse, qu'il est moralement justifié et légitime de sacrifier les droits et les libertés de certains au profit de l'intérêt du plus grand nombre et quel intérêt est supérieur à la sécurité et à la protection de la vie ? Dans une telle perspective calculatrice rationnelle, la torture cesse d'être un mal nécessaire ou un moindre mal, une solution désespérée, pour devenir la réponse appropriée, la « bonne réponse », dès lors, comme on le présuppose à tort, que « ça marche ». Tel fut l'argument mensonger servi pendant des années par la CIA aux plus hauts représentants de l'exécutif américain, jusqu'au président Bush lui-même, et que dénonce la Commission sénatoriale dont le rapport a été déclassifié en 2014.
A un dernier résultat du sondage se signale encore cette fragilité éthique, mais, cette fois-ci, dans des proportions plus générales, car ce qui apparaît, c'est la relative indifférence de la population interrogée face aux questions et aux enjeux posés par le recours à la torture. Lorsqu'il s'agit d'évaluer son niveau de sensibilité à différentes causes, on découvre que la torture vient en dernier : 51% seulement des personnes se sentaient concernées par ce sujet, loin derrière le réchauffement climatique (83%), la faim dans le monde (79%), ou, plus surprenant encore, la protection des animaux (76%).
Que conclure ? Les attentats terroristes constituent un redoutable défi pour les sociétés démocratiques. Ce qu'ils mettent en péril, ce n'est pas leur existence ni leur intégrité territoriale, mais, plus fondamentalement, leur capacité de répondre à ces menaces dans la fidélité et le respect des principes qui constituent leur ossature. A répondre au mal par le mal, on ne fait jamais qu'alimenter la haine et la vengeance dans une dynamique de rivalités sans fin. Le droit et la justice sont là pour nous prémunir contre cette tentation funeste. Il est infiniment regrettable, et inquiétant à bien des égards, que la pratique de la torture puisse être considérée soit comme acceptable soit plus généralement comme une préoccupation secondaire. Il appartient pourtant à chacun d'entre nous d'exercer une vigilance à l'endroit de la violation des droits humains fondamentaux, où qu'elle se produise dans le monde. C'est au prix de cette conscience et de ce courage que nous saurons résister à ceux qui veulent notre perte. De là la nécessité de rappeler les principes indérogeables qui sont au fondement de nos sociétés démocratiques, de promouvoir une information, sérieusement documentée, qui réponde aux préjugés tenaces sur l'efficacité supposée de la torture, de développer, dès l'école, une éducation à la fragilité, non seulement des individus, mais des institutions, dès lors que les idéaux que nous portons et à quoi nous tenons sont susceptibles, dans certaines situations, de vaciller à une vitesse dont ne devons pas minimiser le danger. Toutes urgences auxquelles nous rappellent les résultats de ce sondage.
________
[1] La CIA et la torture. Le rapport de la Commission sénatoriale américaine sur les méthodes de détention et d'interrogatoire de la CIA, Les Arènes, Paris, 2015, p. 55.
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
samedi 18 juin 2016
De la nécessité de donner vie à nos valeurs. A propos d'Emile Durkheim
Comment faire que nos valeurs morales, républicaines et laïques, issues d'une longue tradition humaniste, suscitent en chacun d'entre nous, et auprès de nos enfants en particulier, une force d'adhésion aussi fervente que les anciennes « morales » religieuses ? Comment leur donner intensité et vie ? Telle est la question essentielle que pose Emile Durkheim au premier chapitre de L'éducation morale, un ouvrage tiré de ses cours dispensés à la Sorbonne en 1902-1903.
Ce n'est pas le défaut de fondement que Durkheim met en cause : les impératifs moraux, tel le respect de la vie humaine, revêtent un caractère d'obligation sacrée qui repose sur « la nature des choses », et ces devoirs ne sont nullement affaiblis par le fait qu'ils ne sont plus dictés par Dieu. Nulle trace chez lui de ce relativisme des valeurs que l'on trouve, par exemple, chez Hans Kelsen, le théoricien du positivisme juridique. Le problème est ailleurs, et ce problème a si peu perdu de son actualité qu'on peut y voir une des raisons de l'adhésion de nombre de jeunes convertis à l'islamisme radical.
Il ne suffit pas que les principes éthiques et juridiques qui structurent nos sociétés démocratiques – les droits de l'homme ou le principe d'égale dignité de tout homme – soient inscrits dans nos constitutions et nos conventions, encore faut-il que nous y adhérions avec une intensité comparable à celle que produit la foi, que nous en éprouvions sensiblement, j'allais dire, « affectivement », la valeur immense, que nous y tenions comme à la substance même de notre être.
« Il faut, écrit Durkheim, découvrir ces forces morales que les hommes, jusqu'à présent, n'ont appris à se représenter que sous la forme d'allégories religieuses ; il faut les dégager de leurs symboles, les présenter dans leur nudité rationnelle, pour ainsi dire, et trouver le moyen de faire sentir à l'enfant leur réalité, sans recourir à aucun intermédiaire mythologique ». La raison nue, comment éviter qu'elle soit une raison stérile, une raison morte ? Comment la charger de cette intensité émotionnelle qu'engendrait autrefois la conscience d'obéir à un Dieu vivant ? Aujourd'hui et plus encore qu'à l'époque où Durkheim en formulait les termes, la question est fondamentale.
On ne la résoudra que si nous sommes en mesure de partager un idéal commun, un idéal de justice et de progrès social qui ouvre à notre humanité commune un horizon. Voyez ce qu'il écrit et qui trouve bien des résonances dans les phénomènes actuels de radicalisation : « Quand les forces morales d'une société restent inemployées, quand elles ne s'engagent pas dans quelque œuvre à accomplir, elles dévient de leur sens moral, et s'emploient d'une manière morbide et nocive ». Il est de la plus haute importance de se demander en quelle manière les violences exercées au nom d'idéologies religieuses attestent, pour une part du moins, d'une semblable déviation « morbide » des forces morales ?
Nos sociétés, encastrées dans la rationalité économique du marché, avec toutes les conséquences socialement et même spirituellement dévastatrices qui accompagnent cette hégémonie – et elle est sans précédent dans l'histoire des sociétés humaines – savent-elles encore produire de l'espérance, sont-elles encore capables de donner à leurs valeurs rationnelles, tolérantes, humanistes, ce caractère de grandeur et de noblesse sans lequel elles ne sont que des coquilles creuses ? Un vide qui ouvre la porte au retour de Dieu, d'une certaine figure de Dieu, sous son visage humainement le plus mortifère.
Ce n'est pas seulement à titre personnel que nos valeurs doivent être pleines de sens et de vie, et engager nos actions. Il faut encore qu'elles constituent le principe vital des politiques publiques et des hommes et des femmes qui les décident et les conduisent. Sans quoi, il faut, en effet, craindre que se développe ce que Durkheim redoutait : la perversion morbide des forces morales qui, loin de se tourner vers la vie, se tournent vers la mort
Nulle voie ne tente aujourd'hui d'apporter réponse plus féconde au redoutable problème posé par Durkheim que le mouvement convivialiste dont je vous invite à suivre le programme et les prochaines rencontres, organisées les 25 et 26 juin au Théâtre de la Tempête à Paris. [http://www.lesconvivialistes.org/]
Ce n'est pas le défaut de fondement que Durkheim met en cause : les impératifs moraux, tel le respect de la vie humaine, revêtent un caractère d'obligation sacrée qui repose sur « la nature des choses », et ces devoirs ne sont nullement affaiblis par le fait qu'ils ne sont plus dictés par Dieu. Nulle trace chez lui de ce relativisme des valeurs que l'on trouve, par exemple, chez Hans Kelsen, le théoricien du positivisme juridique. Le problème est ailleurs, et ce problème a si peu perdu de son actualité qu'on peut y voir une des raisons de l'adhésion de nombre de jeunes convertis à l'islamisme radical.
Il ne suffit pas que les principes éthiques et juridiques qui structurent nos sociétés démocratiques – les droits de l'homme ou le principe d'égale dignité de tout homme – soient inscrits dans nos constitutions et nos conventions, encore faut-il que nous y adhérions avec une intensité comparable à celle que produit la foi, que nous en éprouvions sensiblement, j'allais dire, « affectivement », la valeur immense, que nous y tenions comme à la substance même de notre être.
« Il faut, écrit Durkheim, découvrir ces forces morales que les hommes, jusqu'à présent, n'ont appris à se représenter que sous la forme d'allégories religieuses ; il faut les dégager de leurs symboles, les présenter dans leur nudité rationnelle, pour ainsi dire, et trouver le moyen de faire sentir à l'enfant leur réalité, sans recourir à aucun intermédiaire mythologique ». La raison nue, comment éviter qu'elle soit une raison stérile, une raison morte ? Comment la charger de cette intensité émotionnelle qu'engendrait autrefois la conscience d'obéir à un Dieu vivant ? Aujourd'hui et plus encore qu'à l'époque où Durkheim en formulait les termes, la question est fondamentale.
On ne la résoudra que si nous sommes en mesure de partager un idéal commun, un idéal de justice et de progrès social qui ouvre à notre humanité commune un horizon. Voyez ce qu'il écrit et qui trouve bien des résonances dans les phénomènes actuels de radicalisation : « Quand les forces morales d'une société restent inemployées, quand elles ne s'engagent pas dans quelque œuvre à accomplir, elles dévient de leur sens moral, et s'emploient d'une manière morbide et nocive ». Il est de la plus haute importance de se demander en quelle manière les violences exercées au nom d'idéologies religieuses attestent, pour une part du moins, d'une semblable déviation « morbide » des forces morales ?
Nos sociétés, encastrées dans la rationalité économique du marché, avec toutes les conséquences socialement et même spirituellement dévastatrices qui accompagnent cette hégémonie – et elle est sans précédent dans l'histoire des sociétés humaines – savent-elles encore produire de l'espérance, sont-elles encore capables de donner à leurs valeurs rationnelles, tolérantes, humanistes, ce caractère de grandeur et de noblesse sans lequel elles ne sont que des coquilles creuses ? Un vide qui ouvre la porte au retour de Dieu, d'une certaine figure de Dieu, sous son visage humainement le plus mortifère.
Ce n'est pas seulement à titre personnel que nos valeurs doivent être pleines de sens et de vie, et engager nos actions. Il faut encore qu'elles constituent le principe vital des politiques publiques et des hommes et des femmes qui les décident et les conduisent. Sans quoi, il faut, en effet, craindre que se développe ce que Durkheim redoutait : la perversion morbide des forces morales qui, loin de se tourner vers la vie, se tournent vers la mort
Nulle voie ne tente aujourd'hui d'apporter réponse plus féconde au redoutable problème posé par Durkheim que le mouvement convivialiste dont je vous invite à suivre le programme et les prochaines rencontres, organisées les 25 et 26 juin au Théâtre de la Tempête à Paris. [http://www.lesconvivialistes.org/]
jeudi 16 juin 2016
Déradicalisation, comment s'y prendre ?
Cher-e-s ami-e-s – non, je ne vous ai pas oubliés ! - je partagerais volontiers avec vous la troublante mais fort intéressante expérience vécue hier dans une maison d'arrêt près de Paris, où j'ai fait soutenir le mémoire d'un détenu qui suit nos cours de philosophie par correspondance à l'université de Reims.
Cette prison contient en son sein un « quartier dédié » où se trouvent enfermés, et réunis à part des autres prisonniers, certains des djihadistes (français ou non) les plus dangereux qui se trouvent aujourd'hui sur notre territoire. C'est là que Larossi Abballa, l'auteur du récent double meurtre de Magnanville revendiqué par Daech, avait purgé sa peine, en 2013 et j'ai pu apercevoir, dans la cour, ôtant son tee shirt, l'ancien financier d'Al Qaida en Afrique du Nord. Le Ministère de la Justice y a mis en place un programme de « déradicalisation », avec force moyens financiers, en vu de libérer ces hommes de l'endoctrinement qu'ils ont subi. Mais quels sont-ils ces hommes, jeunes en général – le plus âgé a 43 ans - que l'on présente volontiers comme des barbares décérébrés ? N'ont-ils pas plus de cerveau qu'un « cendrier vide », ainsi qu'a pu le dire l'avocat d'Abdeslam à propos de son client ?
Il faut distinguer, m'expliqua une ancienne professeur des écoles qui intervient dans ce programme, entre les « exécutants » et les « penseurs ». Les premiers sont sans doute d'un niveau intellectuel très bas. Mais tel n'est pas le cas des seconds, infiniment plus structurés intellectuellement, maniant le Coran avec assez de connaissances pour être capables de réfuter l'interprétation bénigne et pacifique qu'on leur oppose et nourrissant leur idéologie de la violence par une une argumentation parfaitement rationnelle qui condamne les interventions militaires (anciennes et récentes) de l'Occident au Moyen-Orient et leurs nombreuses victimes civiles autant que la dégradation morale de l'Occident dont la tolérance à l'égard de l'homosexualité – l'argument revient sans cesse - est, à leurs yeux, le symptôme manifeste : n'est-ce pas contre nature, Madame ? Aimables et polis au demeurant, quoique la plupart de refusent de serrer la main d'une femme. D'une intelligence indéniable, ces hommes, on l'aura compris, sont extrêmement dangereux.
Croire qu'ils ont été lobotomisés, sujets à je ne sais quel conditionnement ou lavage de cerveau, c'est répondre à un cliché : la vérité, c'est qu'ils se sont pleinement, consciemment et librement engagés dans la cause « noble » qu'ils prétendent défendre. Comment s'y prendre avec eux ? Comment nouer le dialogue, leur ouvrir l'esprit, alors qu'ils sont enfermés dans leurs représentations avec la certitude d'être dans leur bon droit ? Cette femme me disait la grande difficulté de l'entreprise. Alors, elle les fait écrire, des poèmes surtout, et leur apporte des textes, des poèmes toujours, Rimbaud, Eluard. Et sur quoi portent leurs vers ? Ce sont des odes à la liberté, où il est question de scier les barreaux de la prison, mais aussi, plus souvent, des odes au sang des martyrs. L'affaire, on le voit, est loin d'être gagnée. Elle sera une entreprise de longue haleine, si tant qu'elle réussisse un jour. Mais cela commence par le dialogue, par le fait de traiter ces djihadistes, non pas comme des animaux à éradiquer, mais comme des hommes à part entière et, quelle que soit l'appel de cette femme à la plus grande fermeté à leur égard – tous ceux que j'ai rencontrés disent la nécessité de peines sévères – elle leur... serre la main ! Une telle attitude serait sans doute rejetée par nombre de nos concitoyens comme un laxisme intolérable. A dire vrai, elle est totalement inaudible. J'imagine aisément le torrent de fureur et de protestations indignées qu'elle susciterait sur les forums sociaux. Néanmoins, sans ce minimum de considération et de respect comment commencer même de communiquer avec eux, comment tenter de les changer, de leur faire accepter qu'il existe d'autres points de vue que le leur et les conduire, avec le temps, à développer la capacité de penser par eux-mêmes et d'adopter le point élargi de l'esprit critique ? Nulle complaisance dans cette démarche qui s'adresse à des personnes qui doivent être condamnées pour leur crimes mais non pas nier dans leur humanité. Le travail et l'attitude de cette femme sont l'exemple même de l'intelligence avec laquelle nous devons aborder le phénomène terroriste, au-delà de toutes les simplifications qui forgent des étiquettes et nous rassurent à coup de clichés lesquels ne résistent pas un instant à la complexité de la réalité et nous conduisent dans des impasses.
Cette prison contient en son sein un « quartier dédié » où se trouvent enfermés, et réunis à part des autres prisonniers, certains des djihadistes (français ou non) les plus dangereux qui se trouvent aujourd'hui sur notre territoire. C'est là que Larossi Abballa, l'auteur du récent double meurtre de Magnanville revendiqué par Daech, avait purgé sa peine, en 2013 et j'ai pu apercevoir, dans la cour, ôtant son tee shirt, l'ancien financier d'Al Qaida en Afrique du Nord. Le Ministère de la Justice y a mis en place un programme de « déradicalisation », avec force moyens financiers, en vu de libérer ces hommes de l'endoctrinement qu'ils ont subi. Mais quels sont-ils ces hommes, jeunes en général – le plus âgé a 43 ans - que l'on présente volontiers comme des barbares décérébrés ? N'ont-ils pas plus de cerveau qu'un « cendrier vide », ainsi qu'a pu le dire l'avocat d'Abdeslam à propos de son client ?
Il faut distinguer, m'expliqua une ancienne professeur des écoles qui intervient dans ce programme, entre les « exécutants » et les « penseurs ». Les premiers sont sans doute d'un niveau intellectuel très bas. Mais tel n'est pas le cas des seconds, infiniment plus structurés intellectuellement, maniant le Coran avec assez de connaissances pour être capables de réfuter l'interprétation bénigne et pacifique qu'on leur oppose et nourrissant leur idéologie de la violence par une une argumentation parfaitement rationnelle qui condamne les interventions militaires (anciennes et récentes) de l'Occident au Moyen-Orient et leurs nombreuses victimes civiles autant que la dégradation morale de l'Occident dont la tolérance à l'égard de l'homosexualité – l'argument revient sans cesse - est, à leurs yeux, le symptôme manifeste : n'est-ce pas contre nature, Madame ? Aimables et polis au demeurant, quoique la plupart de refusent de serrer la main d'une femme. D'une intelligence indéniable, ces hommes, on l'aura compris, sont extrêmement dangereux.
Croire qu'ils ont été lobotomisés, sujets à je ne sais quel conditionnement ou lavage de cerveau, c'est répondre à un cliché : la vérité, c'est qu'ils se sont pleinement, consciemment et librement engagés dans la cause « noble » qu'ils prétendent défendre. Comment s'y prendre avec eux ? Comment nouer le dialogue, leur ouvrir l'esprit, alors qu'ils sont enfermés dans leurs représentations avec la certitude d'être dans leur bon droit ? Cette femme me disait la grande difficulté de l'entreprise. Alors, elle les fait écrire, des poèmes surtout, et leur apporte des textes, des poèmes toujours, Rimbaud, Eluard. Et sur quoi portent leurs vers ? Ce sont des odes à la liberté, où il est question de scier les barreaux de la prison, mais aussi, plus souvent, des odes au sang des martyrs. L'affaire, on le voit, est loin d'être gagnée. Elle sera une entreprise de longue haleine, si tant qu'elle réussisse un jour. Mais cela commence par le dialogue, par le fait de traiter ces djihadistes, non pas comme des animaux à éradiquer, mais comme des hommes à part entière et, quelle que soit l'appel de cette femme à la plus grande fermeté à leur égard – tous ceux que j'ai rencontrés disent la nécessité de peines sévères – elle leur... serre la main ! Une telle attitude serait sans doute rejetée par nombre de nos concitoyens comme un laxisme intolérable. A dire vrai, elle est totalement inaudible. J'imagine aisément le torrent de fureur et de protestations indignées qu'elle susciterait sur les forums sociaux. Néanmoins, sans ce minimum de considération et de respect comment commencer même de communiquer avec eux, comment tenter de les changer, de leur faire accepter qu'il existe d'autres points de vue que le leur et les conduire, avec le temps, à développer la capacité de penser par eux-mêmes et d'adopter le point élargi de l'esprit critique ? Nulle complaisance dans cette démarche qui s'adresse à des personnes qui doivent être condamnées pour leur crimes mais non pas nier dans leur humanité. Le travail et l'attitude de cette femme sont l'exemple même de l'intelligence avec laquelle nous devons aborder le phénomène terroriste, au-delà de toutes les simplifications qui forgent des étiquettes et nous rassurent à coup de clichés lesquels ne résistent pas un instant à la complexité de la réalité et nous conduisent dans des impasses.
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