On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

mercredi 29 décembre 2010

Philippe Jaroussky

Encore un petit moment de bonheur musical : le contre-ténor Philippe Jaroussky et l'ensemble qui l'accompagne dans deux arias de Vivaldi. Mais le plus touchant est le plaisir que tous prennent à jouer ces morceaux de virtuose.

lundi 27 décembre 2010

Peu s'en est fallu

Un ridicule petit morceau de poisson de rien du tout se prend pour on ne sait qui et cherche son heure de gloire. Sans doute un disciple d'Andy Warhol. Voilà qu'il se coince dans la gorge, on tousse un peu, puis de plus en plus et en quelques secondes, la trachée qui se bloque et le râle de l'étouffement. N'étaient-ce la présence d'esprit et le sang froid d'un ami qui m'enserra aussitôt par derrière et appuya opportunément sur le plexus en mouvements saccadés, ma petite contribution sur Oulitskaia eût peut-être été mon chant du cigne. On peut imaginer pire sortie, mais autant ne pas sortir du tout ! Thanks Jonathan ! Je n'ai jamais fini mes cours sans dire : "A la semaine prochaine, si Dieu nous prête vie". Est-on jamais assez prudent. Dire que l'on conseille de manger du poisson plusieurs fois par semaine ! On ne m'y reprendra plus !

samedi 25 décembre 2010

Ludmila Oulitskaia

Les écrivains, certains d'entre eux du moins, deviennent avec le temps les compagnons fidèles de nos vies. A les lire une sympathie délicate se noue qui nous lie à eux comme avec des amis proches et bien que nous ne les connaissions pas personnellement, nous partageons l'univers dans lequel se meuvent leurs personnages, la tonalité affective et sensible qui traverse leur monde et qui est d'abord une affaire de style. Ainsi en fut-il pour moi de Ludmila Oulitskaia que j'ai découverte par hasard, je ne sais plus trop comment l'année dernière. Ce fut d'abord le charme inoubliable de Mensonges de femmes1. Six récits, qui ne sont ni des nouvelles – Oulitskaia est cependant une nouvelliste de grand talent – ni un roman, mais des histoires de petits mensonges inutiles, pathétiques ou gracieux – en cela différent du caractère stratégique ou pratique du mensonge masculin – proférés par divers personnages qui toutes gravitent autour de Génia, aux âges divers de son existence.
« Mon Dieu, comme elles peuvent mentir ! Bien entendu, nous parlons uniquement de celles qui, contrairement à Pénélope, sont douées pour cela... En passant, par mégarde, pour rien, avec ferveur, à l'improviste, en douce, à bâtons rompus, désespérement, sans la moindre raison... Celles qui possèdent ce don mentent depuis leurs premières paroles jusqu'à leur dernier mot. Que de charme, que de talent, que de candeur et d'insolence, que d'inspiration créatrice et de panache ! Il n'y a là ni calcul, ni espoir de profit, ni machinations... C'est juste une chanson, un conte, une devinette. Mais une devinette sans réponse. Chez les femmes, le mensonge est un phénomène de la nature, comme les bouleaux, le lait ou les frelons. »
Dans la première histoire, « Diana », Génia s'installe avec son fils dans une maison de campagne et, plusieurs soirées durant, écoute, tout en vidant des bouteilles de vin, le récit de sa voisine, Irène, une rousse flamboyante au destin malheureux. Fille de parents aux origines on ne peut plus rocambolesque et mariée une première fois à un alcoolique invétéré, elle perd à l'accouchement un garçon, puis donne naissance l'année suivante à une petite fille, prénommée Diana, qu'elle va bientôt idolatrer, tant elle est douce, adorable et intelligente. Mais à l'âge d'un an, celle-ci attrape la grippe et meurt soudainement, laissant sa mère dans un profond désespoir. Génia ne peut retenir ses larmes en apprenant tant de douleur injuste : voici à vingt ans une jeune femme, déjà mère de deux enfants morts. Après une longue période de dépression, Irène rencontre l'homme de sa vie, un musicien aristocrate, dont elle s'éprend follement et qui lui donnera bientôt des jumeaux. Mais poursuivie par le malheur, elle perdra son mari et ses deux garçons quelques années plus tard dans un accident de voiture dont elle sera la seule à sortir vivante, désormais insensible à toute souffrance.
« Lorsque l'histoire fut terminée, le soleil s'était complètement levé.
« - Si on faisait du café , proposa Irène.
Non, merci. Je vais aller dormir un peu.
Génia se retira dans sa petite chambre et s'allongea le visage sur l'oreiller. Avant de s'endormir, elle eut le temps de penser : « Comme ma vie est stupide ! On peut même dire que ce n'est pas une vie du tout … J'ai cessé d'en aimer un, je suis tombée amoureuse d'un autre... Vous parlez d'un drame ! Pauvre Irène... Perdre quatre enfants... » Elle éprouvait un chagrin particulièrement déchirant pour Diana, la petite Diana aux yeux bleus et aux longues jambes qui aurait quinze ans aujourd'hui. »
Quelques jours plus tard, Génia rencontre Véra, une amie d'Irène, et lui repète, encore pleine de compassion, la triste histoire qu'elle vient d'entendre. Génia découvre alors que tout a été inventé et n'est que le fruit d'une imagination particulièrement féconde. Blessée, honteuse, emplie du sentiment amer d'avoir été prise pour une gourde, elle quitte aussitôt le village pour une destination où personne ne viendra assassiner en imagination des enfants et un mari qui ne furent jamais.
Dans le second récit, intitulé « Le grand frère », nous retrouvons Génia de nouveau à la campagne en été avec quatre enfants, ses deux fils et deux autres garçons, de huit à douze ans. Ceux-ci passent leurs journées avec Nadia, une fillette enjouée de dix ans, à la fois exaspérante et charmante, qui s'avère être une parfaite mythomane. Mais de tous les mensonges qu'elle invente, le plus pathétique est celui où elle prête à son grand frère Iouri l'origine des jeux auxquels elle s'adonne avec ses compagnons. Car ce grand frère ... n'a jamais existé !
Dans le troisième, « Fin de l'histoire », Génia a trente-cinq ans. Elle devient la confidente de sa nièce, Lialia, une adolescente de treize ans qui lui raconte les amours clandestins qu'elle entretient avec un homme marié plus âgé qu'elle (le cousin germain de Génia, un illustrateur de renom). Une confession dont elle apprendra de la bouche même du prétendu coupable qu'elle est un pur fanstame de la jeune fille.
Le quatrième récit, « Un phénomène de la nature », raconte la délicieuse relation entre une jeune fille au physique ingrat, Macha, et une dame âgée, Anna Véniaminovna, ancien professeur de littérature, adulée de ses élèves, qui lui fait découvrir la passion de la poésie et lui récite les merveilleux vers qu'elle a composés sans jamais oser les publier. Au lendemain de l'enterrement de la vieille dame, tous se retrouvent dans son appartement et Macha, désireuse d'honorer sa mémoire, déclame à haute voix quelques-uns de ces poèmes que dans son admiration elle a appris par coeur. Cherchant à comprendre la gêne de son auditoire, elle apprendra de Génia que les auteurs de ces petits bijoux sont les plus éminents poètes de la littérature russe du Xxe siècle, Marina Tsvétaïeva et autres. « Génia se dirigeait vers le métro en traversant le parc où la pauvre petite victime avait un jour rencontré une dame brillante qui avait enseigné la poésie russe pendant cinquante ans, et elle essayait de comprendre pourquoi Anna Véniaminovna avait fait cela. Peut-être avait-elle eu envie de ressentir, une fois dans sa vie, ce qu'éprouve tant un grand poète qu'un insignifiant scribouillard quand il récite ses vers devant un public et sent les émotions qu'il inspire à des coeurs ingénus et sensibles. »
Dans le cinquième récit, « Une bonne occasion », Génia est engagée par un réalisateur connu afin de conduire des entretiens avec de jeunes prostituées russes à Zurich et d'écrire le scénario du film qu'il a l'intention de réaliser. Au fur et à mesure de sept rencontres qui se déroulent dans des bars de strip-tease, le fil d'une même trajectoire, d'une « méta-histoire » imaginaire, se déroule invariablement : le père capitaine, tôt décédé, le beau-père violeur, la fuite du domicile familial, la rencontre avec l'homme aimé qui à son tour meurt brutalement, la prostitution, puis les fiancailles avec un riche banquier suisse et le conte de fée qui s'annonce. La réalité, bien entendu, est tout autre, vile et sordide : « Une vie de chien. Des mensonges misérables. Et une vérité qui l'était plus encore. »
Le dernier récit, « L'art de vivre », le plus long de tous, met en scène Génia alors qu'elle s'apprête à partir à l'étranger pour son travail et court dans tous les sens pour achever les derniers préparatifs que réclament enfants, mari et une amie encombrante, Lilia, récemment convertie au judaïsme orthodoxe, partiellement handicapée et toujours désargentée. L'esprit libre, une fois installée dans le taxi qui la mène à l'aéroport, songeant aux jours qu'il l'attend, elle est victime d'un effroyable accident de voiture. Le reste de l'histoire est consacrée à la lente convalescence de Génia et son retour à une espèce de vie normale après une longue période pendant laquelle, le corps brisé, elle ne songe qu'au suicide. Ici le mensonge prend une forme différente que dans les récits précédents. Non pas l'imagination d'une réalité qui n'existe pas et qu'on s'invente, mais le refus de continuer de vivre et qui va à l'encontre de ce que Génia avait toujours transmis aux autres, à Lilia en particulier : l'énergie de vivre, coûte que coûte. Dans l'incapacité à la mettre soi-même en oeuvre, au moment où cela est le plus nécessaire, la leçon apparaît rétrospectivement comme un mensonge.
« Je ne sais pas, Lilia. Je ne sais plus rien maintenant. C'est comme si je n'existais pas. »
Génia sourit à l'écouteur, mais celui-ci ne pouvait pas transmettre ce sourire et, à l'autre bout du fil, Lilia poussa un gémissement et fondit en larmes.
« Si tu n'existes pas, cela veut dire que personne n'existe. Alors comme ça, tu m'as toujours menti ? Tu mentais quand tu me disais qu'il fallait que je me lève, que je fasse travailler mon bras, que je réapprenne tout ? C'étaient juste des paroles en l'air ? Dire que moi que je me donnais du mal, et peut-être uniquement pour que tu me félicites ! Tu existes ! Tu existes ! Si tu n'existes pas, alors tu es une menteuse et une lâcheuse ! Génia, dis moi quelque chose... »
Ces six récits se passent durant les années quatre-vingt, quatre-vingt dix, dans les années qui suivent l'effondrement du régime soviétique. Mais Oulitskaia ne peint ni ne critique un monde social qui n'est indiqué que par quelques traits très brefs et laconiques. Comme Tchékhov - un autre grand auteur de nouvelles - elle peint des individus vivants, de chair et d'os, généralement dans le cadre domestique d'un capharnaum bruyant - et dans quel autre monde sommes-nous davantage dévoilés, mis à nu sans ces fards protecteurs de la vie sociale et mondaine ? - avec une amitié, une compassion délicate, une sensibilité aimante, qui ne font l'objet d'aucun jugement moral. Et bien qu'il ne se passe pas grand chose dans ces récits (hormis le dernier), pas plus que dans son oeuvre en général - on fait les courses, on rapièce des chaussettes, on travaille, on repasse, on picole, plutôt beaucoup, on songe aux ardeurs physiques de l'amour et l'on s'y abandonne parfois, à tous les âges de la vie (comme dans les nouvelles "Goulia" ou "Une vie longue, longue"2) - l'on est comme envoûté par le charme discrètement ironique qui se dégage de son écriture et de son univers romanesque fantasque. Et le bonheur qu'on prend à suivre ses personnages, à la fois forts et fragiles, dont la vie est plutôt « bancale » - tel est le jugement que Génia porte sur sa propre existence -, et que la créativité du mensonge rend plus vivante et riche, est certainement l'indice que l'on a affaire à un écrivain de premier ordre.
Le mensonge chez ces mères et ces épouses ordinaires, prises dans le cours (souvent échevelé) de la vie quotidienne et pleines de talents enfouis ou développés, n'est pas le travestissement de la réalité à des fins utilitaires, égoïstes ou de profit, mais le moyen de la colorer, de lui donner une dimension gracieuse et gratuite de poésie ou de rêve, d'ouverture à l'ailleurs, au possible. Bien que les victimes de ces petites trahisons se sentent flouées et trompées, leur auteur échappe à la condamnation morale qui accompagne le fait de mentir. Parce qu'ici mentir, cela signifie vivre sur un autre plan.
Si Ludmila Oulitskaia est une moraliste - de fait, elle peint (mais jamais avec acrimonie ou cynisme) le coeur de l'être humain tel qu'il est, tour à tour, médiocre et talentueux, étriqué et inventif, grave et insouciant, égoïste et généreux - c'est qu'elle ne fait pas profession de morale. Mais quel grand écrivain l'a jamais fait, s'appellerait-il Dostoïevski, Bernanos ou Mauriac ? Ludmila Oultskaia est une romancière d'une infinie délicatesse, compassion et tendresse pour les êtres humains, et à chacun de ses livres, nous lui ouvrons la porte comme à une amie longtemps attendue.
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1. Trad. Sophie Benech, coll. Folio, Gallimard, 2007.
2. Publiées dans La maison de Lialia, trad. Bernard Kreise, coll. Folio, 1993.

mercredi 22 décembre 2010

Ludmila Oulitskaia, prix Simone de Beauvoir, 2011.


Le prix "Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes" 2011 sera remis, le 10 janvier, au Café de Flore au grand écrivain russe, Ludmila Oulitskaia dont je vous ai déjà parlé avec admiration.
Selon le communiqué de presse : "Le Prix « Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes » 2011 salue, dans cet esprit, l'œuvre littéraire de Mme Ludmila Oulitskaia, dont la qualité exceptionnelle, jointe a un sens aigu de la justice et de la démocratie, rappellera a tous cette dimension fondamentale dans laquelle s'est réalisée la liberté de Simone de Beauvoir elle-même. En honorant une écrivaine de langue russe, le Prix s'adresse tout particulièrement aux femmes et aux opinions des puissances dites émergentes (les BRIC dont la Russie fait partie), pour lesquelles la liberté des femmes reste un enjeu capital, à conquérir dans le respect des diversités culturelles et sans céder sur ce changement de civilisation qu'annonce la liberté pour le «deuxième sexe» selon Simone de Beauvoir."
Je vous recommande vivement la lecture de Mensonges de femmes, de Un si bel amour et autres nouvelles, de Joyeuses funérailles et de Daniel Stein, l'interprète. L'ensemble de son oeuvre a été traduite en français, dans la collection Folio Gallimard.

mardi 21 décembre 2010

Andreas Scholl, "Va tacito"

Le contreténor Andreas Scholl chante, dans le rôle titre, l'admirable aria "Va tacito e nascosto" de l'opéra Jules César en Egypte de Haendel. Ici en 2005 au Théâtre royal danois, sous la direction de Lars Ulrik Mortensen. Si vous ne goûtez guère la mise en scène, vous pouvez toujours écouter les yeux fermés. Chez moi, l'image nuit généralement au pur plaisir de la musique et ici c'est très certainement le cas. Mais quel bonheur par ailleurs !

dimanche 19 décembre 2010

Réflexions sur le pragmatisme : vérité et croyance

« Nous ne vivons qu'en risquant notre personne d'heure en heure. Et bien souvent, notre foi anticipée en un résultat incertain est la seule chose qui rende le résultat vrai. Supposons par exemple que vous gravissiez une montagne, et qu'à un moment donné vous vous trouviez dans une position si périlleuse que seul un saut terrible puisse vous sauver : si vous croyez fermement que vous êtes capable de l'accomplir avec succès, vos pieds seront armés pour vous en donner les moyens ; manquez au contraire de confiance en vous-même, pensez aux dissertations des savants sur le possible et l'impossible, et vous hésiterez si longtemps qu'à la fin, démoralisé et tremblant, vous vous lancerez désespérement dans le vide pour rouler dans l'abîme. En pareil cas (et les exemples analogues abondent), la sagesse et le courage conseillent de croire ce qui est dans la sphère de nos besoins ; il n'est pas d'autre moyen de voir nos désirs satisfaits. Refusez de croire, et vous aurez raison, car vous périrez sans retour ; croyez, et vous aurez encore raison, car vous serez sauvé. Antérieurement à votre acte, deux univers étaient possibles ; par votre foi ou votre refus de croire, vous rendez l'un et l'autre réel. »
Ce passage, extrait du chapitre « La vie vaut-elle d'être vécue ? » de La volonté de croire de William James (1897), nous introduit au coeur de la conception pragmatiste de la vérité : est vrai, non ce qui est conforme à une réalité prédonnée, mais ce qui se réalise effectivement, de sorte que ce sont les conséquences pratiques qui constituent le critère essentiel à prendre en compte lorsqu'on parle de vérité. Cette thèse générale, James l'avait empruntée au logicien Charles Peirce. Est vrai, en somme, ce qui réussit. Mais la formule, bien connue, est trop brève. Car il faut ajouter ceci : la confiance, la foi dans le succès possible, est un élément psychologique déterminant dans la réalisation de l'entreprise. A l'inverse, l'hésitation, la réflexion comme close en elle-même, envisageant objectivement tous les obstacles et paralysant l'action, est la cause première de l'insuccès.
Le monde tel qu'il advient, dans la mesure où notre participation y contribue, dépend de la confiance que nous plaçons dans la réalisation de nos désirs et de nos aspirations. Et cette orientation « positive » envers le possible dépend, en dernier ressort, de nos croyances. Franchir l'espace de l'abîme ou s'y perdre pourront bel et bien avoir lieu. Mais le résultat dépend bien plus de la façon, confiante ou non, dont nous l'envisagions que de la considération raisonnée de le voir aboutir. Il y a dans cette confiance une part certainement d'irréflexion et de pari, et l'anti intellectualisme ainsi mis en valeur explique pour une part l'hostilité des pragmatistes envers le rationalisme abstrait, mais qu'est-ce à dire sinon que le vrai n'est pas ce qui est en adéquation avec la réalité puisque la réalité est ce qui advient en fonction de nos croyances et des actes qui en découlent ? Autrement dit, la réalité peut confirmer des visions du monde tout à fait opposées (optimistes ou pessimistes), mais, dans le fait, c'est la croyance qui confirme son propre objet en inspirant ou en déjouant nos efforts et nos actions, ou, pour le dire avec les mots de James lui-même, « certaines croyances vérifient elles-mêmes leur légitimité ».
Envisagé d'un point de vue théorique, rationnel, purement abstrait, il est des cas où l'on ne saurait se décider. Le champ des possibles y parait trop ouvert à l'incertitude pour que l'on sache se déterminer à agir. L'échec qui risque de s'en suivre confirmera le diagnostic. Mais le résultat inverse était également possible aurait-on perçu avec espoir et confiance les chances d'aboutir. Le monde tel qu'il est ne prouve rien de la vérité des représentations que l'on en avait précédemment – c'est là l'erreur première des rationalistes – puisque ce sont nos croyances qui se trouvent validées et non un ordre des choses préexistant qu'il s'agirait de connaître comme tel.
On comprend dès lors qu'il est, selon James, des croyances et des vérités (toujours humaines, subjectives et plurielles) qui permettent davantage à l'homme d'agir et de se réaliser dans ses plus hautes aspirations, qui, par conséquent, lui sont plus "utiles" que d'autres. Tel est le propre de l'idée religieuse d'élever l'homme vers le meilleur de lui-même et de le consoler dans les épreuves de l'existence, quoiqu'il en soit des disputes métaphysiques spéculatives sur l'existence ou non de Dieu. "Parmi les différents idéals qui se présentent, il en est qui possèdent un degré plus élevé de vérité et d'autorité, et devant lequel les autres devraient s'incliner, de manière à faire triompher un système et une hiérachie". Mais comprenons qu'il ne s'agit nullement d'un idéal moral en soi, qui existerait abstraitement antérieurement au sujet pensant, répondant à une prétendue "nature morale des choses". Les croyances - et cela est particulièrement vrai dans le domaine des obligations morales - ne sont pas vraies et bonnes abstraitement parlant, mais seulement concrètement "postérieurement au fait accompli et en vertu de ce fait même", et elles ne peuvent se traduire en actions bénéfiques que si nous y adhérons de tout notre coeur. Les connaissances, même scientifiques, obéissent à cette finalité pratique et elles sont commandées par elle lorsqu'il s'agit de faire le tri entre celles qui répondent aux désirs les plus profonds de l'homme et les autres qui manquent à satisfaire ces exigences. Si l'on devait faire abstraction de cette finalité, il serait intellectuellement impossible de se prononcer entre les diverses croyances en concurrence. Finalement, on ne saurait disjoindre rationalité et subjectivité, connaissances théoriques et fins pratiques. Tel est le sens profondément humaniste du pragmatisme de William James.

vendredi 3 décembre 2010

Alfred Deller

Est-il de plus belle interprétation de ce sublime air de Purcell, "Music for a While", que celle du grand contre-ténor Aldred Deller dont le timbre de la voix est incomparable ?

mercredi 1 décembre 2010

Conférence sur Martha Nussbaum

Vidéo de la présentation de la pensée de Martha Nussbaum que j'ai donnée lors de la Nuit de la philosophie à l'Ecole Normale Supérieure, le vendredi 4 juin 2010. Il était tout de même 4h50 du matin !
  • www.nuitphilo-ens.fr
  • dimanche 21 novembre 2010

    SOS Chrétiens ! Le bloc-notes de BHL

    On a souvent bien des motifs de critiquer Bernard-Henry Lévy, mais lorsqu'il dénonce les persécutions, parfois même les assassinats, dont sont victimes les chrétiens dans de nombreux pays, on ne peut que lui donner entièrement raison. Que les graves atteintes aux droits humains et les crimes, qui se déroulent en Egypte, au Liban, en Inde, en Algérie et ailleurs à l'encontre de ces populations de plus en plus minoritaires, ne suscitent pas chez nous des indignations, des mouvements de protestation et de soutien d'ampleur comparable à ce qui passerait si d'autres communautés étaient en cause est lamentable et désolant. Notre apathie et notre indifférence ne sont pas acceptables. Merci à BHL de nous rappeler à nos devoirs élémentaires, dont le caractère d'obligation ne saurait être sélectif.

  • www.lepoint.fr
  • jeudi 18 novembre 2010

    Victor Orekhov



    J'espère que vous avez pu regarder le remarquable documentaire de Nicolas Jallot qui a suivi, hier soir sur Arte, la diffusion de "La vie des autres", consacré à Victor Orekhov, ce capitaine du KGB qui, dans les années soixante-dix, aida et protégea les dissidents qu'il était chargé de surveiller. Un cas unique d'héroïsme de ce genre en Union Soviétique qui valut (en 1978) à cet officier de la police secrète, travaillant au sein du 5e Département (chargé de la sécurité intérieure), huit années de déportation au Goulag, lorsque ses activités furent découvertes et son nom finalement débusqué, puis, dans les années quatre-vingt-dix, trois autres années de travaux forcés (réduite en appel à un an), à la suite d'une histoire absurde de port d'arme prohibé (le pistolet était en réalité hors d'usage). Poursuivi par le désir de vengeance des plus hautes autorités de l'Etat et craignant pour sa vie, il s'est exilé aux Etats-Unis en 1997.



    Aujourd'hui brisé par l'éloignement d'avec sa terre natale, avec laquelle il a coupé toute relation, contraint de vivre caché sous une nouvelle identité, il décrit, avec amertume mais sans regret, son existence comme celle d'un poisson que l'on laisse croupir dans son bocal. Jusqu'à présent, je ne croyais pas que l'histoire du capitaine Wiesler qui fait la trame de "La vie des autres" fût très vraisemblable. Preuve est faite que c'était là une erreur.
    Victor Orekhov informait, dans un double jeu incroyablement courageux, les dissidents qu'ils étaient sur écoute ou encore les prévenait des perquisitions dont ils allaient faire l'objet et il avait été conduit à ces actes de désobéissance, au sein du corps d'élite qu'était le KGB, à la suite de la lecture de textes interdits en Union Soviétique, en particulier L'archipel du Goulag de Soljénitsyne. Cet homme, aux yeux bleus limpides et percants, était jusqu'à ce jour totalement inconnu ou presque, et il reste injustement oublié, y compris dans son propre pays. Nous pouvons être reconnaissants à Arte et au réalisateur, Nicolas Jallot - il mit dix ans à retrouver Victor Orekhov ! - de nous avoir permis de découvrir cette figure admirable, qu'il s'agit maintenant d'honorer officiellement comme il le mérite.

    Le film de Nicolas Jallot, "Le dissident du KGB", peut être être visionné à l'adresse suivante :
  • http://videos.arte.tv

    Revenant sur l'affaire, le journal L'Express avait consacré, en décembre 1995, un excellent article, "La bête noire du KGB", au scandale de la nouvelle condamnation de Victor Orekhov, qui est encore disponible sur le site de l'hebdomadaire :
  • www.lexpress.fr
  • mercredi 17 novembre 2010

    La vie des autres

    Si vous ne l'avez pas vu, ne manquez sous aucun prétexte l'admirable film de Henckel von Donnersmarck, "La vie des autres", qu'Arte rediffuse ce soir à 20h40.

    dimanche 14 novembre 2010

    Martha Nussbaum

    Entretien, dans un excellent français, de Martha Nussbaum avec Monique Canto-Sperber (France Culture, 25 octobre 2010) où la philosophe américaine présente certains des aspects principaux de son oeuvre. Merci à Laurence Harang de m'avoir signalé cette émission :

  • www.franceculture.com
  • vendredi 12 novembre 2010

    L'incarnation du Mal

    Extrait du manuscrit d'Alexis S. qu'il m'a légué après sa mort - j'ai le projet de le faire publier un jour, enfin peut-être -, et sur lequel j'aimerais beaucoup avoir vos commentaires, tant ce qu'il écrit ici est difficile non seulement à accepter, mais tout simplement à envisager et à entendre. L'idée qu'il défend me paraît à la fois très profonde et dérangeante. Nous en avions beaucoup discuté de son vivant et vous verrez que nous avions des références communes, sans être tout à fait d'accord. Mais qu'en pensez-vous ?

    "Une société peut devenir tout entière maléfique, mais cela ne signifie pas que les individus, eux, aient à proprement parler voulu faire le mal comme tel, du moins pas tous, ni même la plus grande majorité d'entre eux. Dans le cas de l’Allemagne nazie, par exemple, la Solution finale, mise en œuvre par Hitler et les administrations à son service, qui peut nier que ce soit là le mal ? Treblinka, Auschwitz, les camps de concentration et d’extermination, c’est la réalité incarnée du mal, du Mal absolu et qu’il faut, là aussi, écrire avec une majuscule. Là aussi l’évidence du Mal s'est manifestée et donnée à voir, quoiqu’elle ne soit pas parue telle à l’époque, sauf aux yeux de ceux qui n’avaient rien perdu de leur clairvoyance et qui n’étaient qu’un tout petit nombre.
    Mais ce Mal, a-t-il jamais, chez quiconque, jusque chez Hitler, fait l’objet d’une intentionnalité consciente ? Voilà la question troublante que je me pose. A mon sens, personne, je dis pas même Hitler ou Staline, n’a pu consciemment vouloir la réalité de la souffrance qu’ont éprouvée leurs victimes, ce qu’elles ont éprouvé à chaque instant dans leur chair. S’ils avaient pu se représenter ne serait-ce qu’un millionième de millardième de seconde la réalité humaine de cette souffrance, ne fût-ce que chez un seul de ces êtres, ce qu'elle signifiait pour lui qui l'a vécue, non, ils n’auraient pas pu la porter dans leur âme. Leur âme aurait été irrémédiablement détruite à l'instant même. Et c’est justement parce qu’ils étaient incapables de se représenter cela, parce que leur manquait la plus élémentaire capacité d’empathie, la faculté de se mettre à la place des victimes qu'ils avaient désignées à la mort, et d'imaginer les conséquences de leurs décisions sur leur vie, qu’Hitler et Staline et tous ceux qui ont participé à l'atrocité du génocide, ont pu conduire des politiques d’extermination qui font d’eux de véritables monstres. Peut-être parce que l’âme, quoiqu’on entende par là, par tous les moyens, ils voulaient la détruire, en eux-mêmes et en tout homme. Dans le cas de Staline, c’est très clair, c’était même au cœur de son projet infernal, la refonte, la perekovka, de l’âme, comme dit Alexandre Wat. Dans le discours d'Himmler devant les officiers SS à Poznan en 1943, on retrouve la même intention : face à la nécessité de l'extermination des Juifs, des femmes et des enfants surtout, tout SS doit renoncer à ses sentiments, à sa sensibilité, au nom du courage viril d'être dur, inflexible et sans coeur.
    Mais cela signifie-t-il qu’ils aient voulu le mal, le Mal absolu, dont ils ont été les artisans ?
    On dira que ce sont là des ratiocinations oiseuses et dangereuses. Qu’importe qu’ils aient ou non voulu le Mal qu’ils ont mis en œuvre, puisqu’ils l’ont fait dans une mesure qui dépasse toute proportion ? La question se pose pourtant, au-delà des conséquences de ce qu'ils voulaient réellement faire et qui, pour eux du moins, quelle que soit l'insanité de leur projet, relevait du bien : délivrer la société des adversaires de classes, purifier la race de ses parasites.
    Le Mal s’est manifesté, il s’est incarné à Auschwitz, Treblinka, dans les camps aurifères de la Kolyma, mais ces expériences humaines de douleur infinies, cela personne, pas même Staline ou Hitler, n’a pu les vouloir, je veux dire intentionnellement, dans la réalité, la réalité phénoménologique, qu’enduraient ceux qui les ont vécues et éprouvées. Au reste, les criminels de guerre, comme Adolph Eichmann ou Rudolph Höss, s’ils ont été jugés et condamnés, ce n’est pas pour les souffrances qu’ils ont infligées aux Juifs, mais pour leurs actes criminels, quoiqu’il en soit de leurs intentions intimes.
    Au-delà des chefs, si tu considères ceux qui ont été les agents et les instruments de leurs politiques, généralement des hommes « ordinaires », qui faisaient leur boulot, sans trop se poser de questions, par ailleurs, époux fidèles, pères aimants, citoyens zélés, alors, il y a comme un écart, un abîme, quasiment métaphysique, qui réduit au silence les explications les plus éclairées, les plus savantes. On a beau dire, le rôle de la propagande, l’endoctrinement idéologique, la soumission à l’autorité, le poison du conformisme, la perversion de l’esprit de groupe, une interprétation tordue du sens du devoir, l’absence de pensée, le manque de toute capacité d’éprouver un sentiment naturel d’empathie avec les victimes, etc., tout ce qu’on a appris par la suite des expériences de psychologie sociale, menées, par exemple par Stanley Milgram et Philip Zimbardo dans les années soixante et soixante-dix, et bien d’autres à leur suite, rien de tout cela, ajouté bout à bout, ne permet d'expliquer comment cela a été possible, comment une telle réalité a pu advenir. A la vérité, plus tu cherches à comprendre, moins tu comprends. On a beau multiplier les explications sur les facteurs de la destructivité humaine, face à l'horreur absolue d'Auschwitz ou de Treblinka, tu te trouves confronté à une sorte de trou noir qui défie toute intelligence, une réalité qui revêt une signification métaphysique, et pas seulement parce qu'elle est irreprésentable et indicible.
    Au bout du compte, ce que je vois, moi, dans cette manifestation démoniaque du Mal, parce que c’est vraiment quelque chose de démoniaque, c’est une sorte d’égarement, d’ensorcellement à la fois individuel et collectif, une sorte de possession, de maléfice satanique. L’histoire ténébreuse du Xxe siècle ne peut pas écrite par une main d’homme, seul le Diable pourrait en faire en récit. Comme dans le dernier roman de Norman Mailer, Un château en forêt. Le récit par un démon de la possession des parents d'Hitler, dès la conception de l'enfant. Qui sait ce qu’eût donné la suite de ce récit. Mailer est mort avant d’avoir pu écrire les deux volumes suivants qu’il projetait.
    Sais-tu quel titre le psychosociologue américain, Philip Zimbardo, qui n’a pourtant rien d’un théologien, a donné au livre où il revient sur son expérience et sur tout ce qu’elle nous a donné à penser, depuis les sous-sols de la prison factice de Stanford jusqu’à son application récente, bien pire encore, à Abou Ghraib ? Lucifer Effect ! Ce n’est peut-être pour lui qu’une métaphore, mais tout de même pourquoi avoir choisi celle-ci plutôt qu’une autre ?
    Alexandre Wat, le grand poète polonais, dans ses conversations extraordinaires avec Milosz, lorsqu’il parle du stalinisme, eh bien, comment le comprend-t-il ? Comme une forme de « démonisme ». Et je pourrai encore citer les entretiens de Gustaw Herling qui font suite à ses Variations sur les ténèbres. Lui aussi, qui a connu dans sa jeunesse l'expérience des camps staliniens, ne pouvait s'empêcher de croire à la réalité substantielle, hypostatique, du Mal, au point qu’il était devenu carrément manichéen.
    Seulement, cela, vois-tu, aujourd’hui, ce sont là des propos qui sont vraiment devenus inaudibles. Affirmer que le Bien et le Mal doivent s’écrire en majuscules, c’est déjà vraiment trop en demander. Mais, envisager, ne serait-ce qu'à titre d'hypothèse, qu’il ne s’agit pas là de concepts à entendre dans un sens purement nominaliste, au sens où aucune réalité ne leur correspondrait, soutenir, ne serait-ce qu'un instant, que le Bien et le Mal sont des Réalités ou des Energies qui se manifestent, qui se donnent à voir, qui s’incarnent dans des pratiques, des actions concrètes, au-delà ou en-deçà de la conscience que les hommes en ont, ça, c'est franchement impossible. Et pourtant... on peut tout à fait donner sens à ce type d'interprétation, même si nous sommes en peine d’en dire davantage et qu'il ne s'agisse pas d'y croire entièrement. Quant à les définir, c’est au-dessus de nos forces. Juste une affaire d’intuition, ou de discernement, si tu préfères. Le Mal mis au compte de l’œuvre d'une puissance maléfique, ensorcelante, Satan ? Tout le monde te rira au nez. Mais, moi, j’affirme, malgré tout, que, vois-tu, eh bien, c’est une hypothèse féconde ! Qui n’a rien d’une idiotie, d’une imbécillité, une espèce de vieille lune théologique sortie du fond des tiroirs, une loque médiévale rapiécée pour nous sortir de l’impasse dans laquelle nous sommes de comprendre comment tout cela a été possible, cette honte d’habiter une humanité qui a pu ériger Auschwitz ou Treblinka en trous noirs de l’enfer. Et puis, s’il faut se résoudre à la ressortir, cette vieille lune, qu’il en soit ainsi. Je n’ai pas peur du ridicule."

    vendredi 5 novembre 2010

    "Ne vous demandez jamais rien" ou les méfaits de l'éducation utilitariste selon John Stuart Mill et Charles Dickens

    Ce texte est d'abord le fruit de lectures éparses, séparées entre elles par de longues années, qui ont tissé finalement les fils d'un croisement qui me paraît aujourd'hui tout à fait saisissant : à quel point le récit que John Stuart Mill fait, dans son Autobiographie, de la grave crise morale et psychologique qu'il éprouva au sortir de son adolescence fait écho, tant sont nombreux les thèmes communs, à la critique de l'éducation utilitariste qui nourrit le roman que Charles Dickens avait écrit une vingtaine d'années plus tôt, Temps difficiles. Bien que ce rapprochement soit loin d'être original et nouveau (pour les spécialistes, s'entend), c'est la résonance de ces thèmes que j'ai voulu montrer ici aux lecteurs qui ne connaissent pas toujours ces deux ouvrages et dont le rapprochement est passionnant, à mes yeux en tout cas. C'est donc en toute liberté et sans prétention que je me propose de faire partager les raisons de ce qui fut tout d'abord pour moi une surprise et, si je puis l'ajouter, un grand plaisir. C'est aussi qu'on touche là à des questions particulièrement intéressantes, et qui nourrissent la réflexion de nombreux penseurs contemporains, telle la philosophe américaine Martha Nussbaum : quelle place accorder aux sentiments et à l'imagination du point de vue cognitif et du point de vue moral ? Parce que Dickens et John Stuart Mill placent la réhabilitation de ces deux facultés, sensible et imaginative, au coeur de leur critique d'une éducation rationaliste, purement utilitaire, ils méritent, à plus d'un titre, d'être lus en parallèle.

    John Stuart Mill : les raisons d'une crise morale

    Sous les sévères auspices et la direction implacable de son père, privé de l'affection et de la tendresse d'une mère, isolé de tous et se voyant continûment interdit de fréquenter et de jouer avec les enfants de son âge, John Stuart Mill connut dès sa plus jeune enfance une éducation intellectuelle d'une incroyable rigueur et austérité, tout à la fois tyrannique et libérale. Une sorte de fabrication systématique de l'esprit, à l'écart de l'école, qui devait docilement le conduire, grâce à un travail acharné, à connaître et à maîtriser presque tous les domaines du savoir : l'histoire ancienne et moderne, le latin et le grec, la logique, les mathématiques, l'économie politique et, dans une moindre mesure, la poésie et le théâtre classique. Toute cette masse de connaissances était guidée et ordonnée par le grand principe directeur de l'utilité.
    Mais à l'âge de vingt ans, il éprouva un brutal effondrement où tout ce à quoi il avait sincèrement cru jusqu'alors perdit soudain toute signification. Non pas qu'il remettait en cause les principes rationnels, bienveillants et utilitaristes qui lui avaient été inculqués par son père, James Mill, l'ami proche de Bentham – de fait, jamais il ne se révolta contre cette méthode d'éducation ni ni ne rejeta ce qu'elle lui avait permis d'apprendre, beaucoup par lui-même - mais les grandes notions d'utilité et de bonheur de l'humanité, et le projet scientifique radical de réforme qui devait réaliser ce bien être général auquel il aspirait de consacrer son existence, lui apparaissaient désormais dénués d'attrait, ternes, incapables d'alimenter son être intérieur. Ce n'est pas la vérité de ces principes qui lui semblait douteuse, mais tout d'un coup leur force d'attraction s'était évanouie comme un fantôme au lever du jour. Ils ne les percevaient pas comme douteux ou faux, mais comme fades, vides et morts.
    Voici le récit qu'il fait de cette crise existentielle dans son Autobiographie*

    "J'étais, à l'automne 1826, dans ce pénible état de nerfs auquel chacun est parfois sujet, incapable d'excitation plaisante, une de ces humeurs où ce qui, à d'autres moments, est plaisir devient insipide et indifférent ; un état, pensais-je, dans lequel se trouvent généralement les convertis au méthodisme, lorsqu'ils sont frappés par leur première « conviction du péché ». Dans cette disposition d'esprit, s'imposa directement à moi la question suivante : supposé que tous les objets de la vie soient réalisés, que soient accomplis à l'instant même tous les changements dans les institutions et les opinions que vous espérez, cela serait-il pour vous source de joie et de bonheur ? Une irrépressible conscience de soi (self-consciousness) répondit distinctement : Non ! A cette réponse, mon coeur sombra en moi. La fondation sur laquelle ma vie était bâtie s'écroula tout entière. Mon seul bonheur se trouvait dans la poursuite perpétuelle de cette fin, mais elle avait cessé de me charmer. Quel intérêt pourrais-je jamais retrouver dans ce but ? Il me semblait qu'il restait plus rien à quoi consacrer mon existence."

    Sans doute n'était-il pas surprenant qu'un enfant particulièrement intelligent et sensible, qui avait été élevé dès son plus jeune âge dans un air aussi raréfié et intellectuellement oppressant – nulle présence féminine n'apparaît dans son environnement - s'effondrât au sortir de l'adolescence. John Stuart avait lu des centaines de livres, mais ses capacités affectives étaient aussi atrophiées que son savoir était étendu. Son père avait développé jusqu'à l'extrême ses facultés d'analyse et dans une certaine mesure son indépendance de pensée, mais le chemin parcouru ne l'avait été que par une raison sèche et abstraite, bouchant les ouvertures colorées de l'imagination et refreignant – par gêne, par pudeur par crainte - la vivacité jugée incontrolable qui vient des sentiments. Cet état mélancolique de dépression dont il peinait à comprendre les raisons ne pouvait bien entendu trouver d'oreille compréhensive auprès de son père :

    "Mon père, à qui il aurait été naturel que j'ai recours dans les difficultés pratiques de la vie, était la dernière personne chez qui je pouvais trouver de l'aide en pareille circonstance. J'étais convaincu qu'il n'avait aucune connaissance de l'état mental dont je souffrais et, l'eût-il eu, il n'aurait pas été un médecin capable de le guérir. Mon éducation, qui était tout entière son oeuvre, avait été conduite sans que puisse être envisagé qu'elle aboutisse à un tel résultat. Je ne voyais pas l'utilité de lui faire de la peine en pensant que ses plans avaient échoué, alors que l'échec était probablement irrémédiable et se trouvait au-delà du pouvoir de ses remèdes."

    Ce n'est que progressivement que le jeune homme prit conscience que l'absence de ressort qu'il éprouvait si douloureusement était lié au fait que ses facultés analytiques se déployaient indépendamment des qualités de l'imagination et des sentiments :

    "Car je voyais, ou pensais voir, une vérité que j'avais toujours accueillie auparavant avec incrédulité : je reconnaissais que l'habitude de l'analyse a une tendance à ruiner les sentiments. Et de fait, tel est le cas lorsque nulle autre habitude mentale n'est cultivée et que l'esprit d'analyse reste sans ses compléments et ses correctifs naturels."

    En somme, tout le mal venait d'un handicap, d'un déficit de la capacité à donner aux idées la tonalité affective et la saveur, la chair dirait-on, sans laquelle elles restent de simples coquilles cérébrales. La compréhension de ce lien, en même temps que la totale incapacité à l'établir et à l'éprouver, était cause d'une profonde dépression comme si, boiteux et marchant sur une seule jambe, l'être tout entier aspirait à éprouver ce que l'éducation, limitée au cerveau, avait travaillé à juguler. Dans le monde si particulier qui avait été celui de John Stuart Mill, le sentiment de solitude ne pouvait être que profondément désolant :

    "Tous ceux vers lesquels je me tournais étaient d'avis que le plaisir que procure la sympathie avec les êtres humains, les sentiments qui donnent pour finalité à l'existence le bien des autres, et plus particulièrement de l'humanité à large échelle, étaient la source la plus grande et la plus sûre du bonheur. J'étais convaincu de la vérité de cette croyance, mais savoir qu'un sentiment pouvait me rendre heureux si je l'éprouvais, ne suffisait pas à me faire éprouver ce sentiment. Mon éducation, pensais-je, avait échoué à créer ces sentiments avec une intensité suffisante pour résister à la force dissolvante de l'analyse, alors que le cours entier de mon éducation intellectuelle avait fait de l'analyse, précoce et prématurée, l'habitude invétérée de mon esprit."

    Emotionnellement émasculé, le jeune homme n'avait pourtant pas tout à fait perdu la boussole qui devait enfin le sortir de cet état. La découverte de la poésie de son temps, l'oeuvre de Wodsworth tout d'abord, fut sa bouée, sa planche de salut. Et elle le conduisit à une transformation qui devait durablement marquer sa vie et sa pensée. Comme la lueur enfin aperçue au bout d'un long tunnel apparaissait l'éclaircie, la promesse d'une voie nouvelle où l'imagination et les sentiments, loin d'être des forces irrationnelles, devaient être associés à l'analyse et cultivés pour eux-mêmes. Les amis intimes de l'époque avec lequel John Stuart Mill avait fondé (en 1821) « La société utilitarienne » et dont il était l'âme ne purent le suivre sur ce chemin. La distance s'installa puis la société fut dissoute. Quant au plan théorique, la crise modifia aussi bien sa conception du bonheur – ou plutôt la manière dont il peut être atteint – que l'idée qu'il se faisait de l'éducation et de la formation de l'individu.

    "Les expériences de cette période eurent deux effets profondéments marquants sur mes opinions et sur mon caractère. En premier lieu, elles me conduisirent à adopter une théorie de la vie très étrangère à celle qui avait jusqu'alors dirigée mon existence et qui avait bien des aspects en commun avec ce dont je n'avais à l'époque pas entendu parler, la théorie de l'anti-conscience de soi (anti-self-consciousness) de Carlyle. Je n'avais jamais douté que le bonheur est le critère (test) de toutes les règles de conduite, et le but même de l'existence. Mais je pensais maintenant que cette fin ne pouvait être atteinte que si on n'en faisait pas la fin directe. Ceux-là seuls sont heureux, pensais-je, qui ont leur esprit tourné vers quelque autre objet que leur propre bonheur, le bonheur des autres, ou le perfectionnement de l'humanité, ou encore quelque art ou quelque recherche qu'ils poursuivent non comme des moyens mais comme une fin idéale. Aspirant ainsi à autre chose, ils trouvent le bonheur chemin faisant. Les plaisirs de la vie, telle était désormais ma théorie, suffisent pour en faire une chose agréable, quand on les accueille comme en passant, sans en faire le principal objet."

    Ainsi se trouvait profondément remis en cause le programme utilitariste de vie où les activités n'ont de valeur que dans la mesure où elles contribuent directement au bonheur, autrement dit, dans son langage, à augmenter la somme de plaisir et à diminuer les unités de peine. Tout d'un coup apparaissaient des fins idéales qui doivent être poursuivies parce qu'elles méritent de l'être pour elles-mêmes, indépendamment de tout calcul ou stratégie intéressée. Ce n'est qu'en se libérant du désir égoïste du bonheur qu'il est possible un jour de le rencontrer. Comme par surcroît, par grâce, chemin faisant. Autrement dit, et Mill faisait face à un paradoxe qui défiait les règles de la logique qu'il avait si patiemment apprises, le bonheur est à la fois ce que nous voulons naturellement et que nous ne devons pas vouloir. A cette condition seule peut-on être heureux : qu'on ne cherche pas à l'être, et, le serait-on, qu'on n'en soit pas conscient. La stratégie calculatrice, instrumentale, se brisait la nuque sur la question la plus importante de toutes : comment vivre pour être heureux ? Et la réponse nouvellement adoptée par Mill ne pouvait pas même s'entendre au sens d'un éloge de la stratégie indirecte, car celle-ci, pas plus que la précédente, n'est en mesure d'atteindre le but qu'elle se fixe. De fait, il est des états qu'on ne peut connaître que si nous cessons de les vouloir, et même, paradoxe plus profond et complexe, de ne pas vouloir. Ainsi en est-il du sommeil que poursuit en vain l'insomniaque ou de l'humilité qui, pour le chrétien, est la vertu suprême. Eût-il tiré toutes les conséquences de cette vérité psychologique que les mystiques chrétiens avaient clairement perçue, Carlyle aussi avec sa notion d' « anti-conscience-de-soi », ou encore que formulent à leur manière les maîtres chinois du non-agir et du non-vouloir, Mill aurait été conduit à renoncer à se présenter comme un penseur utilitariste. La reformulation qu'il proposera par la suite de cette doctrine – l'idée que les plaisirs nobles de l'esprit sont plus profitables que ceux des sens - n'ira pourtant jamais jusque là. Ce qui pour l'heure lui apparaissait comme une vérité dont il devait faire le coeur de son credo philosophique, c'est une incompatibilité de nature entre l'analyse réflexive et le bonheur lequel ne peut être éprouvé qu'immédiatement, comme inconsciemment. S'il ne pouvait aller jusqu'au bout de ce qu'impliquait cette dernière affirmation – elle l'eût entraîné sur des chemins qui n'étaient pas les siens – par contre, la critique de la réflexivité analytique trouvait en lui de profondes résonances.

    "Mais en ferait-on le principal objet de l'existence, on éprouve immédiatement l'insuffisance de ces plaisirs. Ils ne supportent pas un examen approfondi. A peine se demande-t-on si on est heureux qu'on cesse de l'être. La seule chance est de faire, non pas du bonheur, mais de quelque fin qui lui est extérieure, le but de l'existence. Que votre conscience de soi (self-consciousness), votre analyse, votre examen de soi s'y épuisent. Et si par bonheur, favorisé par les circonstances, vous inhalez le bonheur avec l'air que vous respirez que ce soit sans s'y arrêter, sans y penser, sans le devancer par imagination et sans le mettre en fuite pas cette fatalie manie de tout mettre en question. Cette théorie devint désormais la base de ma philosophie, et je la tiens aujourd'hui encore pour être celle qui convient le mieux à ceux qui ne possèdent qu'une sensibilité limitée et une médiocre aptitude à se réjouir, c'est-à-dire la plus grande majorité de l'humanité."

    Le bouleversement théorique ne s'arrêtait pourtant pas à ces considérations sur les voies du bonheur, qui mettaient désormais au premier plan les vertus non-stratégiques du désintéressement et de l'inconscience. Il portait, également, et le sujet n'est pas moins essentiel que le précédent, sur une culture, incompatible avec les principes de l'utilitarisme benthamien, favorisant le développement de l'imagination et des sentiments dans la formation et l'éducation de l'homme complet.

    "Le second changement important qui survint à cette époque dans mes opinions est que, pour la première fois, j'accordais sa place appropriée, parmi les nécessités premières du bien-être de l'homme, à la culture intérieure de l'individu. Je cessais d'attacher une attention exclusive à l'arrangement (ordering) des circonstances extérieures et à l'éducation (training) en vu de la spéculation et de l'action."

    Les associations mentales qu'il s'agit de susciter – les « arrangements » ou « ordonnancements » dont il vient d'être question - ne peuvent se limiter à établir de correctes relations entre les causes et les effets, les moyens et les fins, et à nous libérer des préjugés trompeurs ; encore faut-il que nos justes idées trouvent un enracinement intérieur que seuls favorisent la sensibilité et l'imagination, ce que Mill nomme les « susceptibilités passives », dans un « équilibre convenable » avec les facultés intellectuelles strictement analytiques :

    "J'avais maintenant appris par expérience que les susceptibilités (susceptibilities) passives avaient besoin d'être cultivées aussi bien que les capacités actives, et qu'elles demandaient à être nourries et enrichies, autant qu'elles avaient besoin d'être guidées. Je n'avais pas un instant perdu de vue, ni sous estimées cette part de vérité que j'avais perçue autrefois. Je n'en vins jamais à renier la culture intellectuelle, ni à cesser de considérer la faculté et la pratique de l'analyse comme des conditions essentielles du perfectionnement de l'individu et de la société. Mais je comprenais que l'analyse a des conséquences qui méritent d'être corrigées en cultivant également d'autres facultés. Le maintien d'un équilibre convenable me paraissait maintenant d'une importance primordiale. Le fait de cultiver les sentiments devint un des points cardinaux de mon credo philosophique et éthique. Mes pensées et mes inclinations s'orientèrent à un degré croissant vers tout ce qui était de nature à servir cette fin.
    Je trouvais maintenant un sens à des choses que j'avais lues ou dont j'avais entendu parler sur l'importance de la poésie et de l'art comme instruments de la culture humaine."


    Dès lors, il n'y avait plus lieu de suivre la tradition philosophique qui oppose idées rationnelles et émotions, car celles-ci donnent à ce que nous nous représentons de façon théorique une dimension d'insensité qui en réalité est le propre de toute vérité vivante.

    "L'émotion imaginative qu'une idée, lorsqu'elle est conçue avec vivacité, suscite en nous n'est pas une illusion mais un fait aussi réel que tout autre qualité des objets. Loin d'impliquer quoi que ce soit d'erroné ou de trompeur dans notre appréhension mentale de l'objet, elle est parfaitement compatible avec la connaissance la plus précise et la parfaite reconnaissance pratique de toutes ses lois et relations, autant intellectuelles que physiques."

    Au plan psychologique et moral, seul ce lien entre la pensée objective et la force des sentiments, des désirs voire des instincts personnels, est de nature à contribuer à l'émergence d'une personnalité forte, indépendante, non conformiste et libre dont il fera plus tard l'apologie. Dans De la liberté, faisant sans doute allusion aux déficiences dont il avait lui-même subi les dégats, Mill écrira, opposant, à ce qu'il me semble, les principes mécaniques de l'éducation utilitariste à ceux de l'éducation libérale :

    "La nature humaine n'est pas une machine susceptible d'être construite selon un modèle pour exécuter exactement le travail qu'on lui prescrit, mais un arbre qui exige de croître et de se développer de tous côtés, selon les tendances des forces internes qui en font un être vivant."

    Désormais, John Stuart Mill pouvait de nouveau croître, vivre, et aimer. Ce qui ne manqua bientôt de lui arriver, chemin faisant.
    Si la pensée et le style de notre auteur n'ont pas la sécheresse asbtraite de ses premiers maîtres, son père et Bentham – quant au caractère, il demeura pourtant toute sa vie ce que nous appelerions aujourd'hui un « intellectuel » - si était reconnue la nécessité de développer la sensibilité et l'imagination autant que les facultés d'analyse, cela tient en grande partie à cette épreuve qu'il vécut et surmonta à l'âge de vingt ans. Il est peut être à peine exagéré de présenter la narration qu'il en fait comme le récit de l'agonie et de la résurrection d'une âme. Et, comme on l'a vu, la poésie joua un rôle de puissant remède dans cette cure.
    Ayant suivi brièvement ce parcours personnel si significatif, nous pouvons désormais nous tourner vers le roman de Charles Dickens qui, plus que toute autre oeuvre littéraire, fait le procès de l'éducation purement rationnelle et utilitariste. Bien que la démarche soit anachronique – Temps difficiles (Hard Times) date de 1854, l'Autobiographie de Mill de 1873 – les arguments que nous avons rencontrés constituent, je crois, une clé de lecture éclairante pour comprendre la portée, théorique et philosophique, du réquisitoire ironique et féroce, sous bien des aspects certainement injuste et excessif, qui constitue, pour une large part, la matière de ce roman. Sous la plume d'un artiste de l'envergure de Dickens, la critique prend, bien entendu, un tout autre aspect, et les raisons qui l'animent n'ont, en l'occurrence, rien de biographique. Mais sur le fond, quel que soit la différence d'approche entre le philosophe et le romancier, nous sommes dans un univers d'idées communes. Et cette mise en relation a quelque chose de fascinant pour quiconque s'intéresse à ce que la littérature peut apporter de richesse, d'aperçus et de réflexions à la pensée philosophique, et réciproquement. Bien que le grand romancier ait rarement les compétences techniques requises pour entrer dans les méandres d'une pensée théorique plus ou moins complexe – ce n'est évidemment pas sa tâche, on ne saurait donc lui en faire reproche -, du moins est-il doué d'une faculté de voir et de percevoir quelle signification humaine celle-ci revêt lorsqu'elle s'inscrit dans la vie et la chair de ses personnages. En sorte qu'il donne aux concepts de la pensée une puissance d'incarnation qui manque cruellement au spécialiste. Et tel est certainement le cas de Charles Dickens dans Temps difficiles (ici, cité dans l'édition Folio Gallimard dans la belle traduction d'Andrée Vaillant).

    Hard Times de Charles Dickens

    L'ouvrage, dédié à Thomas Carlyle, est généralement présenté comme le plus social des romans de Dickens. Bien avant les grands romans de Zola et dans une toute autre veine littéraire, y sont dénoncées la cupidité, l'avarice et l'indifférence des bourgeois, autant que la misère sordide des conditions de vie des ouvriers. Le récit se déroule dans la ville de Coketown (la ville du coke) – probablement Manchester ou Preston – à l'époque de la révolution industrielle anglaise de la première moitié du dix-neuvième siècle. Les usines textiles, illuminant comme des « palais féériques » le noir labyrinthe des rues, assignent le travail des masses au mouvement inlassable, monotone et mélancolique des machines. Hommes, femmes et enfants y sont soumis à une exploitation implacable qui n'établit entre les classes sociales que le rapport mercantile de l'argent, au détriment de tout sentiment humain.
    Trois personnages incarnent cet univers productif manichéen, sans communication : Mr Bounderby, une sorte de parvenu, feignant grotesquement l'humilité, l'archétype presque caricatural du capitaliste égoïste et sans coeur. C'est le propriétaire de l'usine dans laquelle travaille son employé, Stephen Blackpool, au côté duquel apparaît la figure de son amie, Rachael. Deux êtres solitaires, pauvres et malheureux, auxquels Dickens accorde sa profonde compassion et qui incarnent, chacun à leur manière, de façon poignante, l'honnetêté et l'intégrité humaine, l'intelligence des simples et le triste destin des opprimés, opposés à la cruelle imbécillité des bourgeois et à la totale impunité dont ils jouissent. Mais ce n'est pas sur cette dimension sociale du roman que je voudrais ici insister. Du reste, ce n'est pas cette critique qui ouvre les premiers chapitres du roman.
    Tout commence par l'exposition des principes éducatifs de Mr Gradgrind, directeur d'école et ami, on l'apprendra bientôt, de Mr Bounderby auquel il donnera sa fille en mariage. Thomas Gradgrind, père de Tom et de Louisa, est un ardent partisan de la morale utilitariste ; un homme « éminemment pratique » qui entend, dans la formation qu'il donne à ses enfants et à ses élèves, s'en tenir uniquement aux faits, aux calculs mesurés par l'utilité, aux données objectives des statistiques, et, pour le reste, supprimer toute influence des sentiments et de l'imagination :

    "Or donc, ce qu'il me faut, ce sont des Faits. Vous n'enseignerez à ces garçons et à ces filles que des Faits. Dans la vie on n'a besoin que des Faits. Ne plantez rien d'autre et extirpez tout le reste. Vous ne pouvez former l'esprit d'animaux raisonnables qu'avec des Faits, rien d'autre ne leur sera jamais d'aucune utilité. C'est d'après ce principe que j'élève mes propres enfants et d'après ce principe que j'élève ces enfants-là. Tenez-vous aux Faits, Monsieur." (p. 21).

    Sur la base de ces principes généraux, artificiels se construit le récit d'un échec et aussi d'une renaissance. Car si Dickens présente sa dénonciation de l'exploitation des ouvriers sur un mode, nous l'avons dit, quasi manichéen qui ne leur laisse aucun avenir ni aucun espoir, par exemple et surtout de nature politique – et c'est ce qui fait la différence avec l'indignation qui nourrit à la même époque des hommes comme Engels ou Marx, partisans de solutions radicales qu'il n'adopta jamais – il en va tout autrement dans l'univers domestique et familial où la maîtrise des individus est impossible. C'est là seulement chez Dickens que la vie peut faire valoir ses droits et parce qu'elle est un fond inaliénable, forcer des passages et trouver sa dynamique créatrice. Lentement, puis, à mesure que la tension croît jusqu'à la crise inéluctable qui pour chacun ouvre la possibilité d'une existence enfin humaine. S'il en va ainsi dans Temps difficiles, c'est que Gradgrind est aussi, nonobstant ses valeurs rigides, et sa fabrique pédagogique purement utilitariste, « à sa façon un père aimant » (p. 33). Et l'amour est, malgré tout, au regard des normes contraignantes, une force dissolvante. Quiconque y répond de quelque manière, serait-ce seulement par compassion, se trouve inapte à comprendre et à adhérer aux lois impersonnelles et anonymes du calcul et à la vision du monde qu'elles produisent ou bien, les aurait-il fait siennes, est-il conduit à les rejeter finalement.
    Le moment le plus symptomatique qui, sous couvert de nous faire croire à l'idiotie des sentiments nous révèle en réalité leur intelligence supérieure, est l'aveu que fait Sissy Jupe de son incapacité totale à entrer dans la logique utilitariste de l'économie politique que cherche désespérement à lui inculquer son professeur, Mr M'Choakumchild. Avec toute la naïveté d'une enfant élevée dans un cirque – elle a été accueillie par Grandgrind après que son père, un pauvre clown qui ne faisait plus rire, l'a abandonnée – voici le récit drôlatique qu'entre ses pleurs Sissy fait à Louisa de ses deux plus grossières erreurs :

    "- Alors Mr. M Choakumchild a dit qu'il allait encore me mettre à l'épreuve. Et il a repris : « Mettons que cette salle de classe soit une ville immense et qu'elle contienne un million d'habitants, dont vingt-cinq seulement meurent de faim dans la rue au cours d'une année. Quelle remarque avez-vous à faire à cette proportion ? » Et ma remarque fut, car je n'ai pas pu en trouver de meilleure, qu'à mon idée c'était tout aussi dur pour ceux qui mouraient de faim s'il y avait un million d'habitants ou un million de millions. Et c'était faux aussi.
    Naturellement.
    - Alors Mr. Choakumchild a dit qu'il allait encore mettre a l'épreuve et il a dit : « Voici les estatiques... »
    - Statistiques.
    - Oui, Miss Louisa, ça c'est encore une de mes erreurs... les statistiques des accidents en mer. Et je vois, a dit Mr. M'Choakumchild, que sur cent mille personnes ayant entrepris de grandes traversées, cinq seulement se sont noyées ou ont péri carbonisées. Quelle est la valeur du pourcentage ? Et j'ai répondu, Miss – là-dessus Sissy éclata en sanglots comme si elle confessait avec la plus grande contrition sa plus grave erreur – j'ai répondu que cette valeur était nulle.
    - Nulle, Sissy ?
    - Nulle pour les parents et les amis de ceux qui étaient morts. Je n'apprendrai jamais, dit Sissy...
    (p. 94-95).

    Ainsi se font face, sans pouvoir s'entendre ni se rencontrer, d'un côté, le calcul qui évalue, dans une position de surplomb, la réalité humaine selon la perspective utilitariste du plus grand nombre et qui, sur cette base, rejette comme insignifiant ce qu'il advient aux autres – car enfin en quoi la disparition de cinq individus compte-elle si on la compare au paisible voyage de quatre vingt mille neuf cent quatre vingt quinze personnes ? De fait, statistiquement, ce pourcentage n'est pas significatif – et, de l'autre, la perception de cette même réalité du point de vue de ceux qui la vivent l'éprouvent bien qu'ils ne soient pas pris en compte. Envisagé sous cet angle, qui n'a évidemment rien de naïf, l'insignifiant acquiert une dimension infinie, irréductible à toute commensurabilité, à toute dissolution dans l'agrégation des utilités. Si comme le dit Sissy, à juste titre, la valeur du pourcentage est « nulle », c'est alors la méthode statistique elle-même qui doit être annulée lorsqu'elle conduit à nier la valeur sans prix de chaque existence individuelle. Et, de fait, telle est bien la conséquence sacrificielle à quoi conduit la morale utilitariste. Cette conséquence, Sissy, dans sa simplicité apparente, la perçoit intuitivement et la rejette. Et, quoiqu'elle soit inéduquée et ne puisse donner de raisons à sa position, c'est bien évidemment de son côté que se range le lecteur.
    Les êtres simples chez Dickens ne savent pas raisonner, mais ils savent voir. Tel est le cas de Sissy, tout comme de Blackpool ou de Rachael. Ils n'ont pas à leur disposition les avantages que donnent aux plus instruits le langage et la faculté argumentative, mais parce qu'ils sont éclairés par les vertus de ce que Orwell appellera « la décence ordinaire », ils saisissent le monde avec un discernement et une intelligence sans défaut. Ou, pour le dire autrement, ils sont réfractaires à toute forme d'idéologie.
    Sommé par Bounderby de dénoncer les agitateurs qui appellent les ouvriers à la révolte, Blackpool refuse de donner leur nom (bien qu'il ait publiquement refusé de participer à ce mouvement et que ses camarades l'aient conspué). Chassé de son emploi, il est contraint de quitter la ville et trouvera la mort après une chute au fond d'un puit. De ces malheurs, Louisa fut le témoin. De là s'éveilla en elle le sentiment de compassion qui la conduisit à la grande crise qui sont les pages les plus fortes du roman.
    Lorsqu'on son père lui avait annoncé son intention de la donner en mariage à Bounderby, Louisa n'avait pas su exprimer les sentiments qui l'agitaient ni, surtout, passer outre la cécité d'un regard qui ne voyait ni ne percevait rien de ce qui se passait en elle :

    "Dès le début elle l'avait regardé fixement. Tandis qu'il s'appuyait au dossier de son siège, peut-être aurait-il pu voir chez elle un moment d'hésitation pendant lequel elle fut tentée de se jeter sur sa poitrine et de lui confier les secrets renfermés en son coeur. Mais, pour le voir, il lui eût fallu sauter d'un bond par-dessus les barrières artificielles qu'il avait dressées durant tant d'années entre lui et ces subtiles essences d'humanité qui échapperont aux dernières finesses de l'algèbre elle-même. Ces finesses étaient trop nombreuses et trop hautes pour un tel saut. La vue de son visage inflexible, utilitariste et positif endurcit de nouveau Louisa..." (p. 148).

    Mais toute la force explosive des sentiments qui avaient été contenus et rejetés par les règles de son éducation éclate au spectacle de la dureté impitoyable de son mari, de la détresse de Blackpool et de l'admirable bonté, naturelle et spontanée, de Rachael. Fuyant son domicile et décidée à demander le divorce, elle se réfugie, hagarde, chez son père et, cette fois-ci, ne lui cache plus rien du désastre qu'ont créé en elle les principes dans lesquelles elle a été élevée :

    "Comment avez-vous pu me donner la vie et me priver de toutes les choses inappréciables qui l'élèvent au-dessus d'un état de mort consciente ? Où sont les grâces de mon âme ? Où sont les sentiments de mon coeur ? Qu'avez-vous fait, ô père, qu'avez-vous fait de ce jardin qui aurait dû fleurir autrefois dans le morne désert que je porte en moi ?" (p. 299).
    (…)
    "Pourtant, père, si j'avais été complètement aveugle, si je n'avais pu me diriger qu'en tâtonnant et si j'avais été libre, connaissant la forme et la surface des choses, d'exercer si peu que ce soit mon imagination à partir d'elles, j'aurais été un million de fois plus expérimentée, plus heureuse, plus aimante, plus satisfaite, plus innocente et plus humaine à tous égards que je ne le suis, voyant comme je vois."
    (p. 300)

    Tâtonner, se diriger d'après les sentiments et l'imagination autant que d'après les réflexions posées de la raison, c'est tout le contraire que de mettre l'existence humaine en chiffres, de penser qu'elle peut être réglée par la seule considération objective des faits et les principes (utilitaristes) d'une arithmétique morale, à la suite de quoi il n'y a plus rien à se demander :

    "Telle est la clef du mystère et de l'art mécanique qui permet d'éduquer la raison, sans s'abaisser à cultiver les sentiments et l'affection. Ne vous demandez jamais rien. Il faut d'une manière ou d'une autre tout résoudre au moyen d'additions, de soustractions, de multiplications, de divisions et ne jamais rien se demander. Amenez-moi cet enfant-là qui peut tout juste marcher, dit Mr M'Choakumchild, et je me fais fort qu'il ne demande jamais rien" (p. 83).

    Et celui dont il a été dit qu'il était « un père aimant à sa façon » se révèle, face à sa fille qui s'abandonne à lui, un père aimant tout court. Louisa fait à son père l'aveu de secrets que John Stuart Mill n'avait pu faire au sien. S'il était entendu que celui-ci ne pouvait les entendre, tel n'est pas le cas de Thomas Gradgrind. A l'instant où s'écroule tout son système de valeurs, l'intention qui l'animait prend le pas sur son contenu, et il ne reste plus que cela : l'amour d'un père pour sa fille qui devient source d'une vie et de valeurs nouvelles, le langage même a changé, à l'opposé des règles corsetées de l'utilitarisme et de ses stéréotypes, du moins tel que les voit Charles Dickens. Ce n'est pas que la présentation qu'il en donne rende entièrement justice à ce courant de pensée – à bien des égards, nous l'avons dit, elle est caricaturale, sommaire et réductrice - mais, du moins touchait-il juste lorsqu'il critique tout ce qui, dans les principes qui le structurent, évacue ce qui se rapporte à l'imagination, cette forme d'auto indulgence, de subjectivité irrationnelle, qui s'oppose chez Bentham et James Mill au sobre calcul objectif des utilités individuelles et collectives.

    "Je m'étais persuadé de l'excellence de mon... mon système. Je l'ai rigoureusement appliqué et je dois porter la responsabilité de son échec. Je te supplie seulement de croire, mon enfant, que mes intentions étaient bonnes." (p. 306).

    Et tout d'un coup, cette humilité, cet embarras devant les êtres et les actions à prendre, qui étaient sans précédent :

    "Si différemment que j'ai pu penser hier à cette heure, je suis loin d'être convaincu aujourd'hui d'être digne de la confiance que tu mets en moi, de savoir comment répondre à l'appel que tu es venue m'adresser ici, de posséder le juste instinct – à supposer qu'il existe quelque faculté de cette nature – de ce qui pourrait t'aider et te montrer la bonne voie, mon enfant." (p. 308)

    Temps difficiles est un roman de la résurrection familiale et pas seulement, loin s'en faut, un roman social. Mais c'est surtout un roman de la formation de soi, qui, tout comme chez John Stuart Mill, voit dans la culture des sentiments et de l'imagination l'antidote aux effets délétères des principes purement rationalistes de l'éducation utilitariste. Fallait-il que ceux-ci aient puissamment marqué les esprits, qu'ils soient devenus les marqueurs idéologiques de toute une époque, celle du capitalisme industriel en Angleterre, pour qu'un romancier comme Dickens ou encore des poètes tels Carlyle et Coleridge, pour ne pas parler de Marx, en fassent leur bête noire et y voit le véhicule à abattre d'une funeste « fabrique du diable » ?
    On voudrait que la question soit résolue aujourd'hui. Mais est-il bien sûr que l'école et les principes directeurs de l'éducation publique aient tout à fait rompu avec la finalité de l'utilité et les règles quantitativistes d'évaluation des êtres et des entreprises humaines ? Quant à admettre la dimension proprement cognitive des émotions et de l'imagination, cela reste, aujourd'hui encore, l'affaire d'une tâche philosophique qui n'est pas gagnée d'avance tant les résistances à surmonter restent fortes et puissantes. Il est vrai que l'utilitarisme contemporain a conquis bien des formes complexes au regard de sa formulation benthamienne qui était dèjà trop courte pour un homme comme John Stuart Mill, mais aussi raffinées que soient ses multiples expressions modernes, le corpus delicti a-t-il tout à fait disparu ? Si toute chose humaine doit être mesurée par les règles du choix rationnel de la maximisation des utilités, est-il encore quelque chose à se demander ?

    * Le texte anglais de l'Autobiographie de John Stuart Mill, que j'ai traduit ici, peut être consulté à l'adresse suivante :
  • www.utilitarianism.com
  • samedi 30 octobre 2010

    Le bonheur, chemin faisant

    Tous les hommes veulent être heureux, jusqu'à celui qui va se pendre, écrit à peu de choses près Pascal dans les Pensées. Mais le bonheur, à proportion que nous le recherchons, se dérobe à nous. Plus nous le désirons et agissons en conséquence, moins nous le trouvons. Dans son Autobiographie John Stuart Mill comprit, à l'occasion de la profonde crise qu'il traversa durant l'hiver 1826, que c'est seulement en cessant de poursuivre le bonheur que nous pourrons avoir la chance de le connaître. Le bonheur, ainsi en est-il du sommeil pour l'insomniaque, de l'humilité pour le moine, ne vient que "par surcroît", "chemin faisant", comme par grâce. Parce qu'il ignore cette vérité que je crois profonde - il est des états qui ne peuvent être atteints que si nous ne les voulons pas - l'égoïste ne rencontre jamais que la frustration, l'insatisfaction et, finalement, le malheur. C'est là une des grandes et profondes limites de la théorie des choix rationnels et de l'utilitarisme benthamien.
    Multiplier les plaisirs autant que vous voudrez, la satisfaction qu'ils procurent ne vous donneront jamais l'homme pleinement heureux. Parce que la bonne vie n'est pas une vie de plaisirs ? A voir, et il faudrait s'entendre de quels plaisirs nous parlons. La raison est autre : le sentiment du bonheur, de la pleine réalisation de soi, et qui ne peut être éprouvé solitairement - est-on heureux seul ? calme, tranquille, paisible, oui ! mais heureux ? - a ceci de différent d'un plaisir que nous visons celui-ci consciemment et faisons notre possible pour l'atteindre. Mais le bonheur ne peut faire l'objet d'une quelconque stratégie, pas même indirecte. Aucune rationalité instrumentale ne peut nous dire comme s'y prendre, ni nous être d'aucun secours.
    Au demeurant, ce n'est pas un dû, ni un droit. Un droit au bonheur ? quelle sottise !
    Si tu connais le bonheur, réjouis-toi.
    S'il t'échappe encore, ne te plains pas et ne te mets pas en peine de le poursuivre.
    Ainsi en est-il des dons de la vie, qu'ils viennent lorsqu'on s'y attend le moins.
    Mais comment ne pas désirer ce que tout homme ne peut pas ne pas désirer naturellement ? Ce n'est possible que dans l'état de non-conscience, de non-réflexion. Telle est la grande leçon paradoxale des mystiques chrétiens. De Carlyle aussi dont la lecture influença profondément John Stuart Mill. Les maîtres chinois du non-vouloir n'enseignent pas autre chose.
    Décidément, avec cette affaire du bonheur, nous ne sommes pas au bout de nos peines. Car, enfin, l'esprit logique - le fameux principe de non-contradiction - est pris en défaut et s'arracherait les cheveux s'il avait une tête qui soit plus qu'un cerveau : vouloir être heureux, ce n'est pas l'être, mais pour l'être, il ne faut pas le vouloir ! Eh bien alors on fait quoi ? On ne fait rien, ce qui n'est pas ne rien faire. Et vous appelez cela une réponse ? Mais puisqu'on vient de te dire qu'il fallait ne pas poser la question !

    mercredi 27 octobre 2010

    Sviatoslav Richter

    Extraits du film que Bruno Monsaingeon consacra à Sviatoslav Richter :



    L'utopie de Thomas More

    Au moment d’évoquer, dans La République, la communauté des femmes et des enfants chez les gardiens, Glaucon fait remarquer à Socrate que c’est là «une disposition qui a plus de chances encore de susciter la méfiance, tant sous le rapport de la possibilité que de l’utilité». Le problème principal, objet de mille controverses à venir, qui occupera tout lecteur de L'utopie de Thomas More(1516) est déjà ici posé : à quoi bon inventer une société parfaite si elle n'est qu'un rêve de l'esprit ? Socrate demande alors que lui soit accordée une grâce, celle de s’abandonner, le temps d’une «petite fête», à la «pensée paresseuse», car tel est le «régal que se donnent habituellement à eux-mêmes» ceux qui «cheminent tout seuls».
    Pour bien des raisons, c'est à la lumière de cette méthode socratique récréative, comme « en zizags », c'est-à-dire, infiniment sérieuse, que doit être lu le chef d'oeuvre de Thomas More. L'utopie – étymologiquement le Sans Lieu ou le Nulle part – ne désigne pas ici un projet de réforme politique qu'il faudrait réaliser à tout prix. L'intention de celui qui, pour sa perte, allait bientôt devenir le Chancelier du roi Henri VIII – à l'époque déjà, juriste chevronné, politique expérimenté, ami des plus grands humanistes de son temps, Erasme était le plus proche, et lui-même homme d'un immense savoir - est tout autre : elle est d'abord critique. De fait, tout commence, au livre I, par le procès sans concession des régimes monarchiques et des sociétés de son temps, où se conjuguent misère, corruption, immoralité et injustice ; procès qui n'a rien de chimérique, qui est au contraire d'un réalisme saisissant. Mené par l'interlocuteur de More, Raphaêl Hythlodée - l'ange débiteur de l'absurde – un naviguateur philosophe, disciple de Platon, qui a pérégriné à travers le Nouveau Monde et suivi Amerigo Vespucci dans ses voyages, le réquisitoire laisse entendre la profonde indignation morale de l'auteur lui-même. Mais lorsque Raphaël défend la condamnation radicale de la propriété privée, cause première du mal qui gangrène les sociétés, More se récrie. Car il y a bien de la différence entre la « philosophie d'école », abstraite et toute théorique qu'adopte le philosophe platonicien, et la « voie détournée », procèdant de biais, instruite de la vie et qui s'adapte à ses contingences, que prône More. Peu désireux de se laisser conduire sur la voie du compromis et du mensonge, serait-il noble et bien intentionné, le marin métaphysicien, à défaut de vouloir argumenter, en vient à décrire la société exemplaire des Utopiens (livre II).
    Monde enserré, topologiquement à l'abri, et modèle d'ingéniérie sociale, où toute activité fait l'objet d'une rigoureuse planification rationnelle utilitariste – l'urbanisme, le travail, la distribution des vivres, les habits, les institutions politiques, la religion, les activités du jour - l'île présente un modèle uniforme de vie communautaire, essentiellement agricole, de laquelle sont bannies de facto les errances de la passion et du vice. Non que les hommes y soient différents et meilleurs qu'ailleurs, mais parce que l'organisation de l'ensemble est telle qu'il n'y a nulle raison pour que les individus s'y abandonnent à leurs penchants funestes de cupidité et de lutte pour la reconnaissance et la domination : les biens sont collectifs, rien n'y est privé, la monnaie est bannie, toute forme d'ostentation ridiculisée et, à l'exception du pouvoir du prince, les fonctions de magistrat et de dirigeant tournent selon des rotations électives qui interdisent l'apparition de positions avantageuses, de type nobiliaire. L'égoïsme y conserve ses droits puisque la loi suprême de leur morale est la poursuite du plaisir, s'agirait-il simplement des plaisirs raisonnables ; une restriction, loin de tout ascétisme, conforme aux aspirations naturelles de l'âme et du corps, que redouble harmonieusement – c'est évidemment là une pétition de principe - l'obligation de survenir aux besoins des autres. Réduite à peu de principes et de nature rationnelle, la religion est empreinte d'un esprit de tolérance qui interdit tout prosélytisme ; les fonctions sacerdotales, également électives, sont accessibles à tous, y compris aux femmes.
    Bien des aspects de cette société prétendument parfaite sont en entière opposition avec ce que More croyait lui-même, que ce soit en matière religieuse - la Révélation n'y tient aucune place - ou s'agissant de « la communauté de la vie et des ressources ». L'ouvrage se clôt sur ces réserves, interdisant d'identifier les institutions de l'île d'Utopie avec les convictions personnelles de l'auteur.
    S'il y a pourtant « dans la république utopienne bien des choses que je souhaiterais voir dans nos cités », ce n'est pas que l'ouvrage expose un monde dans lequel il ferait bon vivre. Personne, pas plus à son époque qu'à la nôtre, ne voudrait probablement d'une telle société du contrôle social intégral : une prison à ciel ouvert. Quelle utilité alors ? Pour nous aujourd'hui surtout.
    La fonction de la construction utopique n'est pas selon More de proposer l'idéal d'une société qui, en l'occurrence, a pour nous toutes les apparences d'un système communiste prétotalitaire ; c'est, pour l'essentiel, de permettre de nous regarder nous-mêmes du point de vue de l'altérité. Et si le propre de la démocratie est d'abord et avant tout d'être un système politique qui favorise la constante critique de soi, alors l'imaginaire utopique, loin d'être une rêverie potentiellement dangereuse - ce qu'historiquement elle aussi été - est le dard qui maintient en vie cette nécessaire vigilance. Qui peut nier que nous manquons cruellement aujourd'hui d'une invention imaginaire aussi fortement réaliste que celle que proposa aux hommes de son temps le génie de Thomas More ?

    vendredi 15 octobre 2010

    Amartya Sen, Martha Nussbaum et l'idée de justice

    Les deux ouvrages publiés à peu d'années de distance, l'un par Martha Nussbaum, Frontiers of Justice en 2007, l'autre, plus récemment, par Amartya Sen, L'idée de justice, méritent à plus d'un titre d'être lus ensemble. Bien des aspects théoriques leur sont communs, et tout d'abord la critique de la doctrine de John Rawls (à la mémoire duquel chacun a dédié son ouvrage). Une critique fort bienveillante au demeurant et qui reconnaît l'importance primordiale de cette oeuvre dans la refonte de la philosophie politique depuis une quarantaine d'années. De fait, en comparaison de Théorie de la justice et de l'imposante architecture édifiée par Rawls, ces deux récentes contributions à un débat, déjà fort riche, sont loin d'avoir l'ampleur et l'ambition d'un travail à proprement parler fondateur. Et ce n'est certainement pas faire injustice à nos deux auteurs que de reconnaître la distance qui sépare l'invention d'une perspective nouvelle (incluant ses variations ultérieures) des commentaires et critiques qu'elle suscite en raison même de sa richesse et de sa fécondité. Cela n'ôte rien à l'importance de ces deux livres dans la réflexion contemporaine sur la justice, car sous bien des aspects tous deux proposent une approche nouvelle qui envisage une vision de l'homme selon le double registre de la vulnérabilité et des capacités, en rupture avec la prééminence accordée à la finalité de l'autonomie et qui s'attache aux conditions de vie effectives des individus plutôt qu'à l'élaboration d'un système théorique presque parfait.

    Réalisations effectives plutôt que dispositifs institutionnels

    Il ne serait guère difficile de faire un tableau en deux colonnes de l'ouvrage de Sen. L'une exposerait les points nodaux de la doctrine rawlsienne de la justice, l'autre les arguments critiques de l'auteur. Une structure binaire qui n'exclut pas un entier accord sur certains points fondamentaux – en particulier, le respect non négociable des principes d'égalité, d'équité et d'impartialité. Pour l'essentiel, Sen rejette ce qu'il appelle « l'institutionnalisme transcendantal » de Rawls, privilégiant au contraire une approche comparative qui se concentre non pas sur les dispositifs idéalement justes mais sur les réalisations.
    Pour le dire en bref, l'argument premier de Sen tient à dire qu'il n'est pas de réflexion sur la justice qui ne doive tenir compte, de façon primordiale, de la vie réelle que mènent les gens, alors même qu'ils obéissent à des croyances et des conceptions de la bonne vie qui ne sauraient faire l'objet d'un consensus universel. La reconnaissance de la pluralité des conceptions du bien, qui justifie chez Rawls que soit posée la priorité du juste, est partagée aussi bien par Sen et par Nussbaum, et cela, non parce qu'il s'agit seulement d'un état de fait avec lequel il faut bien compter – ce qui est le cas, du moins dans nos sociétés démocratiques occidentales -, mais parce que la liberté laissée à chacun de mener sa vie comme il l'entend est un bien en soi. Tous deux se réfèrent sur ce point à John Stuart Mill qui, dans De la liberté, formule avec grande clarté ce principe normatif, constitutif de la tradition libérale. : « Le libéralisme politique est fondé, écrit Martha Nussbaum, sur le principe du respect des personnes, ce qui implique que soient respectées leurs diverses conceptions de ce qui est bon et de ce qui a de la valeur dans l'existence ».
    Toutefois, envisager la question de la justice d'un point de vue comparatif, la centrer sur les fonctionnements et les réalisations qui se rapportent à des capacités individuelles appelées à être garanties et à s'épanouir – ce thème central est commun à Sen et à Nussbaum -, c'est de toute évidence une approche fort différente que de définir les principes de base de la justice sur lesquels se mettraient d'accord les partenaires d'un jeu constitutionnel, placés sous le « voile d'ignorance ». Il y a dans le contractualisme de Rawls, puisque c'est à cette tradition classique qu'il se rattache, comme une rigidité théorique, une sorte de fermeture qui est le prix à payer à sa nature organisationnelle et à sa cohérence : une fois les principes de base et leurs priorités posés dans une combinaison unique – un postulat que Sen conteste fermement6 - les applications politiques, constitutionnelles, sociales et économiques en procèdent avec la dignité rassurante d'une quasi déduction logique. Mais ce faisant, il y a tant de choses dans la vie concrète des êtres humains qui sont laissées de côté et qui pourtant se rapportent à l'idée qu'ils se font de la justice et de l'injustice que la splendeur de la construction finit par laisser sérieusement à désirer. De surcroît, l'unicité du système fait comme si il n'y avait pas d'autres possibilités rationnellement envisageables et acceptables, un présupposé qui, selon Amartya Sen, n'est ni fondé ni justifié.
    L'approche de Sen, en comparaison de la démarche de Rawls, entend être plus flexible, plus ouverte à la discussion et à la délibération, plus à distance pourrait-on dire. Cela se voit à l'importance et au rôle proprement central qu'il attribue au point de vue et à l'évaluation, empruntés à Adam Smith, du « spectateur impartial » - un spectateur qui peut être d'ici comme d'ailleurs, proche ou lointain - plutôt qu'à celui de l'acteur rationnel d'une société close (l'état-nation) qui jouerait prudentiellement à se prémunir contre l'hypothèse du pire.
    Selon Rawls, les acteurs constitutionnels, ne connaissant pas à l'avance (du fait qu'ils sont placés sous le voile d'ignorance) leur position et leur statut dans la société, ainsi que les capacités ou talents que le sort leur a réservés - « les hasards des dons naturels et les contingences sociales » - ont tout intérêt à formuler des principes de justice qui seraient à l'avantage des plus défavorisés, et cela non en raison d'une quelconque bienveillance ou sens de la compassion – les hommes étant, sinon égoïstes, du moins indifférents les uns aux autres - mais tout simplement parce que telle pourrait être leur propre situation. C'est sur la base de cette expérience de pensée que Rawls rejette la validité de la conception utilitariste de la justice. Parce que celle-ci vise au plus grand bonheur du plus grand nombre, le calcul des utilités conduit inévitablement à sacrifier les intérêts de quelques-uns (ou de minorités) dont rien ne nous garantit à l'avance que nous ne puissions faire partie. De telle sorte qu'il serait rationnellement imprudent de choisir une telle règle de choix en situation de grande incertitude.
    Quoiqu'il en soit du débat mené par Rawls avec l'utilitarisme, Sen souligne tout d'abord qu'il concerne seulement les citoyens d'une société donnée, en sorte que ceux qui n'en font pas partie n'ont tout simplement pas voix au chapitre. Une telle conception procédurale et rationnelle de la justice se révèle particulièrement étroite et fermée.
    Sen défend au contraire une perspective ouverte  de l'impartialité, ce « regard éloigné » qui devrait être adopté par toute personne désireuse de discuter raisonnablement des revendications de justice acceptables par les autres, mais qui peuvent être en rivalité entre elles sans que cette rivalité théorique puisse toujours être tranchée de façon indiscutable et définitive. À défaut de pouvoir, en toute circonstance, parvenir à un consensus entre les différentes conceptions normatives en présence, il importe au premier chef de s'attacher à ce qui serait considéré comme intrinsèquement et manifestement injuste - par exemple l'esclavage, la famine, l'exploitation des enfants, l'assujettissement des femmes, l'absence d'accès aux soins ou à l'éducation de populations entières ou encore la pratique de la torture - par des personnes raisonnables appartenant à des sociétés et à des nations différentes, si elles se trouvaient réunis dans une instance publique de délibération.
    Une telle approche ouverte de l'impartialité est profondément distincte de « l'impartialité fermée » (du fait qu'elle est limitée aux citoyens d'un état donné) que Sen attribue à l'approche rawlsienne11, qu'il taxe de « localisme » ou de « paroissialisme ». Au reste, faut-il s'en étonner de la part d'un indien, natif d'un petit village du Bengale, prix Nobel d'économie, qui enseigne depuis des décennies dans une prestigieuse université américaine mais qui n'a pas perdu les liens qu'il entretient avec ses racines ni l'inquiétude pour le sort des hommes de sa terre natale ?
    Toute interrogation sur la justice doit accepter d'envisager le « point de vue élargi », pour reprendre une formule chère à Hannah Arendt, des citoyens d'autres sociétés et cultures que les nôtres, dont les voix expriment des arguments qui peuvent être sensiblement différents de ceux auxquels notre tradition (politique, philosophique, morale, religieuse, etc.) nous a habitués, et elle doit également prendre en compte les conséquences de nos actions et de nos politiques sur les citoyens d'autres nations qui pourront être affectés par celles-ci, du fait de l'interdépendance croissante des hommes et des intérêts dans un monde globalisé.

    Choix social et justice comparative

    Une telle perspective, sans doute moins ambitieuse et moins utopiste que celle de Rawls, relève de la théorie du choix social, cette discipline d'évaluation, héritée de Condorcet, qui « se soucie du fondement rationnel des jugements sociaux et des décisions publiques » et « qui doivent trancher entre diverses options » sans pouvoir jamais proposer de solution ultime et définitive (à l'inverse de la tentation qui guette les théoriciens du contrat, de Hobbes à Rawls). Approche comparative et non pas transcendantale de la justice qui s'assume comme étant par nature incomplète, imparfaite, lacunaire – elle ne prétend pas apporter de recette spécifique à l'action publique ni répondre à toutes les difficultés qui se rencontrent – et, par conséquent, « non totalisante ». Mais ce qui est défaut d'un point de vue théorique, abstrait et spéculatif, gagne en valeur dans l'ordre pratique. « Une théorie de la justice doit avoir quelque chose à dire sur les choix qui s'offrent réellement à nous, et pas seulement nous retenir dans un monde imaginaire et peu plausible d'une insurpassable splendeur. » L'argument suivant suffira à mesurer l'ampleur de la différence.
    Les défavorisés chez Sen sont des personnes réelles aux prises avec des situations humaines de famine, de misère et de d'oppression qui n'ont rien d'une pure et simple hypothèse (comme dans le « voile d'ignorance », tel que Rawls l'envisage). Il en est de même chez Nussbaum lorsqu'elle voit comme une limite invitant à reformuler une nouvelle approche de la justice le fait que dans le système de Rawls les handicapés physiques et mentaux se trouveraient exclus du contrat initial, tout simplement parce que leur fait défaut cette forme de rationalité qui doit être partagée par les acteurs de la vie sociale, celle-ci étant définie comme un système de coopération équitable en vu de l'avantage mutuel. Mais ni Sen ni Nussbaum ne sont prêts à admettre que les individus sont mus principalement par leur intérêt et leur avantage personnel dans l'indifférence aux intérêts d'autrui, ainsi que l'écrit Rawls15. Pour tous deux, au contraire, la bienveillance et la compassion, la responsabilité et l'engagement sont des motivations premières, de nature « désintéressée », qui existent bel et bien et dont il n'y a nul lieu de faire l'économie -, et ils ne considèrent pas davantage les handicapés, en particulier mentaux, comme ne pouvant prétendre être des citoyens à part entière. Bien que, selon Rawls, les partenaires du contrat social perçoivent la signification et la nécessité de respecter des règles de justice pout elles-mêmes, il y a au départ de son système une part de pessimisme anthropologique (commun à bien des penseurs classiques du contrat social) que ni Sen ni Nussbaum ne partagent. Ainsi leurs travaux respectifs ne prennent-ils guère en compte le problème majeur (depuis Hobbes et Rousseau) que constitue, selon Rawls, l'existence des sentiments de méfiance, de ressentiment et d'envie qui menacent de ronger « les liens de la civilité »19 et que la structure de base de la justice comme équité a pour fin de contenir. Ignorant cette question, leur critique se concentre dès lors sur un autre point. Les présupposés de l'intégration sociale – le ticket à payer pour être admis à participer au jeu constitutionnel : être capable d'exercer ses facultés intellectuelles et d'agir comme des « personnes libres et rationnelles » – constitue, en particulier selon Martha Nussbaum, une limitation dont le premier effet est d'exclure ceux qui sont considérés comme mentalement inaptes ou fortement dépendants des autres.

    Libertés et capacités

    Chez Rawls, l'idée que la société juste est une mutualisation rationnelle des avantages repose sur un principe de symétrie ou de réciprocité (inhérent à l'idée même de contrat) auquel ne peuvent satisfaire ceux qui en demandent beaucoup à la société et qui ne peuvent rien rendre en bénéfices équivalents (les personnes âgées, les malades de longue durée, les handicapés, etc.). De ce fait, ils se trouvent placés dans un état de dépendance, c'est-à-dire d'asymétrie et de non-réciprocité. Mais il y a plus : les handicapés mentaux n'entreraient pas même dans la catégorie des plus défavorisés ; cette situation qu'à titre d'hypothèse le sujet rationnel doit, selon Rawls, prudentiellement envisager pour la rendre d'avance la moins mauvaise possible et en minimiser les désavantages. Parce qu'ils sont dénués d'une intelligence proprement rationnelle, les handicapés mentaux ne peuvent prendre part au jeu constitutionnel fondé sur le principe de l'avantage. « L'incapacité à traiter de façon adéquate les besoins des citoyens qui ont des infirmités ou des handicaps constitue un sérieux défaut dans les théories modernes qui conçoivent les principes politiques de base comme le résultat d'un contrat en vu de l'avantage mutuel » écrit Martha Nussbaum. Par conséquent, la conception rawlsienne ne saurait faire simplement l'objet de corrections qui introduiraient le besoin de soin dans les biens premiers23 des citoyens, contrairement aux suggestions de la philosophe Eva Kittay. Car, ainsi que le fait encore remarquer Nussbaum : « La liste des biens premiers est une liste de besoins de citoyens caractérisés par les deux facultés morales. à soi seul, cela laisse de côté les personnes qui ont de sévères infirmités mentales et toute personne qui durant de longues périodes de son existence se trouve en situation semblable. » De sorte que c'est l'approche contractualiste et ses présupposés, tels que Rawls les formule, qui doivent être entièrement révisés et non pas simplement amendés à la marge.
    Pour contrecarrer cette conséquence qui n'est pas sans revêtir un aspect sacrificiel vis-à-vis de diverses catégories d'individus et en particulier à l'égard des handicapés ou des personnes fortement dépendantes – le paradoxe est que Rawls présente pourtant sa conception de la justice comme une alternative à l'utilitarisme dont le trait premier, et inacceptable, est précisément d'être de nature sacrificielle – les individus, selon Sen et Nussbaum, doivent être envisagés à partir de leurs « capacités » à mener une existence digne de ce nom ; capacités qui ne sont pas soumises à la condition d'être des sujets actifs et efficients de la coopération sociale.
    Ce présupposé revêt une importance décisive dans leur critique de la conception de Rawls (et, en arrière plan, de la vision kantienne de l'homme, comme sujet autonome et rationnel, à laquelle celle-ci se rapporte explicitement). La capacité (capability) ou capabilité, selon l'anglicisme retenu en français (mais non dans les traductions espagnole et italienne), désigne « notre aptitude à réaliser diverses combinaisons de fonctionnements que nous pouvons comparer et juger les unes par rapport aux autres au regard de ce que nous avons des raisons de valoriser ». La capacité doit être distinguée autant de l'utilité que de l'avantage mutuel (i.e l'avantage de chacun en situation d'incertitude et de dépendance). Il convient cependant de noter que sur ce point les choses ne sont pas toujours très claires, car Sen introduit dans le même temps le critère de la comparaison publique des avantages28 ou des préférences. Un point sans doute technique mais décisif auquel sont consacrées de longues analyses, principalement en vu de surmonter le défi posé par le paradoxe d'Arrow (autrement appelé « l'impossibilité du libéral parétien »).
    La notion de liberté de choix tient chez Sen une place importante et elle inclut l'idée que le choix ne doit résulter d'aucune contrainte, serait-elle liée à la situation à laquelle les individus s'adaptent ou se résignent (ce que Jon Elster dans un ouvrage consacré à la critique de la théorie des choix rationnels, Le laboureur et ses enfants,30 appelle « les préférences adaptatives »). Autrement dit, les processus du choix comptent autant que le choix lui-même : l'idée de capacité « attribue un rôle crucial à l'aptitude réelle d'une personne à effectuer les diverses activités qu'elle valorise » et la possibilité d'exercer ces activités doit être aussi libre et effective que possible. De là la distinction que Sen établit entre « résultats finaux » et « résultats globaux ». Ces-derniers intègrent les conditions dans lesquelles les choix ont été faits que les premiers laissent de côté.
    Ainsi la notion de « capacité » ne saurait être séparée de celle de liberté. Tout d'abord, parce que les individus doivent avoir la possibilité réelle – et pas seulement en termes de droits formels (ou abstraits) – de vivre conformément à l'idée qu'ils se font d'une bonne vie ; ensuite, parce que cette liberté inclut l'ensemble des moyens nécessaires à la poursuite et à la réalisation de cette fin, moyens qui doivent leur être librement et ouvertement offerts. Le second principe de stricte égalité des chances, formulé par Rawls, se rapporte à cette condition, mais celle-ci est chez Amartya Sen plus large et exigeante que la seule formulation de droits et de devoirs, voire de biens premiers. Il s'ensuit également que la notion de « bonne vie » ne saurait être réduite à une mesure purement quantitative de biens matériels : elle inclut des aspects qualitatifs, variant selon les personnes et les situations (tel, l'âge de la vie), que n'intègrent ni le PNB ni le PIB. Le système de Rawls, parce qu'il accorde une importance particulière aux critères de ressource et de revenu, pèche par cette limitation même.
    Nussbaum fait ainsi la liste, dans Frontiers of Justice, de dix capacités fondamentales, hétérogènes, plurielles et diverses, qui sont inhérentes à la possibilité de mener une « bonne vie », selon la conception que chacun s'en fait : capacité de vivre une existence qui soit d'une durée « normale », d'avoir une bonne santé (incluant l'accès à la nourriture et à un logement), de pouvoir se déplacer librement et de faire usage de ses facultés (sensibles, imaginatives et intellectuelles), d'entretenir des attachements humains, de se forger une conception du bien (dont résulte la protection de la liberté de conscience et des pratiques religieuses), d'entrer dans des relations avec les autres (de là l'importance du respect de soi et le rejet de toute forme d'humiliation), d'avoir le souci des autres espèces (en particulier animales), de pratiquer des activités ludiques (tels le rire et le jeu), enfin la capacité d'exercer un contrôle sur son environnement33. L'absence ou la déficience majeure de l'une de ces capacités ne peut être compensée par l'accroissement de quelque autre ; chacune constitue à soi seule une exigence minimale de justice qui, en-deçà d'un certain seuil, n'est pas négociable.

    Un individualisme écologique

    Sans doute dira-t-on qu'il n'y a pas d'opposition substantielle entre la formulation rawlsienne des « biens premiers » et l'approche plus large des capacités. Ainsi que l'écrit Rawls, « les droits et les libertés de base ainsi que leur priorité garantissent de manière égale à tous les citoyens les conditions sociales essentielles au développement adéquat et à l'exercice plein et conscient de leurs facultés morales : le sens de la justice et la conception du bien. » Mais le développement humain, tel que l'entendent Sen et surtout Nussbaum, a une signification beaucoup plus étendue et profonde que chez Rawls. Elle se rapporte, en particulier chez Martha Nussbaum, à la vision aristotélicienne de l'accomplissement de soi dans les multiples et riches aspects (affectifs et intellectuels, imaginatifs aussi) de l'existence humaine36. De plus, elle repose sur l'idée d'une incommensurabilité des biens qui, étant hétérogènes et pluriels, ne peuvent être évalués à l'aune de critères communs purement quantitatifs. Enfin, et plus subtilement, la différence entre les droits, les libertés de base et les capacités tient à ceci que dans un cas l'individu est envisagé comme étant d'abord isolé des autres, alors que dans l'autre les relations (sociales, amicales, etc.) tiennent une place originaire dans l'épanouissement du sujet humain. Bien que les capacités puissent être rapportées à des « droits-créances », elles ne se fondent pas sur le présupposé, qui vient de Hobbes, que l'homme est naturellement un individu égoïste et réclamateur. Les capacités ne sont pas, au sens strict, des droits inviolables de l'individu, pris comme un être asocial et apolitique, mais les conditions nécessaires à l'exercice d'une vie humaine digne d'être vécue. En rapport à cette fin peut être défini ce que Sen appelait dans un précédent ouvrage « le système de droits-buts », équivalent à un « système de droits à des capabilités ». Bien qu'il n'y ait pas d'opposition entre ces deux approches, qui sous bien des aspects sont proches, elles reposent sur une conception anthropologique d'une tonalité très différente.
    L'individualisme de Nussbaum et de Sen pourrait être qualifié d'  écologique », pour la raison qu'il situe l'individu dans son rapport à l'environnement, pris au sens large (familial, social, économique, politique, avec la nature et les autres espèces vivantes également), en même temps qu'il prend en compte la particularité des situations dans lesquelles les décisions et les choix doivent être pris.
    Autre différence importante : le principe rawlsien selon lequel les droits de base doivent bénéficier d'une priorité absolue peut être soumis à discussion lorsque d'autres priorités (par exemple l'accès à la nourriture) s'imposent avec une urgence particulière : « La liberté individuelle est d'une extrême importance, mais pourquoi faudrait-il invariablement juger que la moindre violation de cette liberté est plus cruciale pour une personne – et pour une société – que la pire famine, la disette ou quelque autre calamité ? » se demande Sen38. Et il ajoute, de façon plus précise : « Il convient de distinguer entre le choix d'accorder une certaine priorité à la liberté personnelle (…) et l'exigence « extrémiste » de lui accorder une priorité lexicographique, en voyant dans le moindre gain de liberté – si infime soit-il – une raison suffisante pour faire des sacrifices – si énormes soient-ils – dans d'autres aspects appréciables du bien vivre. »39 On comprendra mieux cette affirmation qui relativise, en un certain sens, la priorité absolue accordée par Rawls aux libertés individuelles en soulignant que, selon Amartya Sen, celles-ci sont inséparables des capacités, plus qu'elles ne constituent, à proprement parler, des fins en soi qui devraient être promulguées et accrues, quelqu'en soit le prix et les conséquences. Le même refus du « fétichisme » de la liberté est soutenu par Nussbaum
    Dans cette perspective, la métrique rawlsienne des biens premiers ne suffit pas non plus. Un exemple pris par nos deux auteurs, et que nous avons déjà évoqué, en montre la limite : l'existence d'un handicap physique ou, plus encore, d'un handicap mental change si profondément les conditions d'existence d'un individu qu'on ne peut en rendre compte sur la base simplement des revenus disponibles. Aurait-il des ressources pécuniaires suffisantes, sa vie resterait profondément modifiée selon que les politiques publiques prennent ou non en compte les difficultés (par exemple de déplacement et de transport pour une personne en chaise roulante) qui accompagnent son quotidien. Tel est le type de situation concrète que la conception rawlsienne de la justice et l'insistance sur les ressources laissent totalement de côté. L'approche des capacités, proche en cela des doctrines du care, entend pallier ces lacunes.
    La différence entre Rawls et nos critiques ne tient pas tant au fond qu'à une certaine manière de s'y prendre. Nous ne sommes pas en présence de deux systèmes de pensée radicalement opposés et incompatibles44. Nos trois auteurs partagent les principes fondamentaux d'une société libérale, respectueuse de la pluralité des conceptions du bien et des droits fondamentaux des individus ; de même qu'ils sont profondément critiques à l'endroit de l'idée que le calcul utilitariste (pris au sens large) devrait présider aux politiques publiques. Il en est simplement que Rawls pense, comme en surplomb, les principes de base de nature à structurer une société idéalement juste et bien ordonnée, indépendamment des conditions concrètes dans lesquelles les individus se trouvent placés (telle est la vertu supposée du voile d'ignorance). à l'inverse, Sen et Nussbaum partent plus modestement de l'existence effective qu'ils mènent, et interrogent la liberté qu'ont les êtres humains de réaliser les capacités qui sont inhérentes à l'accomplissement d'une vie digne d'être vécue. De là, ils remontent aux institutions et aux politiques publiques en vu de les évaluer et, éventuellement, de les réformer.

    La finalité de la bonne vie

    Alors que Rawls ignore assez largement la perspective de la « vie bonne », cette finalité est inscrite au coeur de la pensée de Martha Nussbaum et il est tout à fait clair que, pour elle, il n'est aucun être qui soit dénué de la capacité à mener une vie humaine qui soit digne d'être vécue. Il n'est pas de conception de la justice qui ne doive partir de ce présupposé, en sorte que les principes de base de la justice sociale et, plus généralement, d'une société humaine juste et décente, doivent intégrer cette capacité primordiale et l'interdépendance originaire qui en découle entre les hommes, bien plus qu'ils ne doivent être limités à la garantie de droits de base ou de biens premiers sur la base d'un contrat auquel ne pourraient participer que les citoyens dotés d'une intelligence rationnelle et prudentielle, ayant à lutter contre les infortunes du sort et l'envie corrosive de leurs partenaires. Les défavorisés dont il s'agit de se soucier, ce n'est pas moi, en tant que cette condition pourrait être la mienne, mais ceux qui sont dans une position telle que leurs capacités à se développer et à se réaliser dans une vie humaine accomplie sont bridées ou aliénées. La « situation originelle », du fait des contraintes restrictives que Rawls lui impose (en particulier la définition de la société comme un système de coopération en vu de l'avantage mutuel), ne constitue pas, selon Sen et Nussbaum un point de départ pertinent pour la formulation des principes politiques de base d'une société juste. De même qu'il convient de déconnecter le principe de dignité de celui de réciprocité, ne serait-ce que parce que le premier a un caractère d'inconditionnalité qui, par définition, fait défaut au second.
    Les différences qui séparent les conceptions contractualistes de la justice de l'approche des capacités sont subtiles et nuancées, et ce peu d'écart sur le fond vient de ce que les unes et les autres partagent les valeurs constitutives du libéralisme politique. Le déplacement principal tient au fait que l'approche des capacités réintroduit la primauté du bien sur le juste ; le bien désignant la capacité réelle à mener une « bonne vie », une vie humaine digne d'être vécue que les individus doivent pouvoir poursuivre selon les choix et les orientations qui sont les leurs. C'est ainsi que pour Amartya Sen, les capacités se rapportent à liberté effective et réelle de poursuivre des fins que les individus ont des raisons de valoriser. Du fait qu'une attention particulière est portée sur les libertés réelles, on ne saurait s'en tenir à une conception purement négative de la liberté, selon le sens qu'Isiah Berlin donne à cette notion. Avec les « «capabilités » ou capacités, c'est bien de libertés positives qu'il faut parler. Il n'est non plus possible selon Nussbaum de s'en tenir à la séparation hermétique entre sphère privée et sphère publique, puisque, pour prendre ce seul exemple, la famille constitue une institution sociale et politique « qui fait partie intégrante de la structure de base de la société. » S'il en est bien ainsi, la reconnaissance des tâches domestiques effectuées généralement par les femmes constitue une obligation concrète de justice sociale.
    Cependant l'approche des capacités, telle que Sen ou Nussbaum l'entendent, ne se prononce pas sur ce qui constitue en soi une bonne vie ou une vie satisfaisante et – point important – elle ne fait pas de la recherche de notre bien-être ou de notre bonheur personnel, comme dans la formulation utilitariste de l'économie du bien-être, la seule fin que nous ayons à viser. Il y a des causes qui méritent d'être défendues pour elles-mêmes et l'engagement social ou politique qui pousse certains à agir ne saurait être réduit à un simple calcul prudentiel, pas plus qu'il ne relève d'une rationalité purement instrumentale. : « Si un individu a le pouvoir d'entreprendre une action dont il ou elle entrevoit qu'elle contribuera à réduire l'injustice dans le monde, alors cette action se trouve justifiée par un puissant argument raisonné (sans qu'il y ait besoin de traduire ce motif en termes d'avantage imaginaire inspiré par la prudence dans un cadre hypothétique de coopération).» Que les hommes agissent parfois pour de semblables raisons « désintéressées » est un fait qu'il n'y a nul lieu de contester ni d'interpréter dans les schèmes égoïstes, étroits et restrictifs de la théorie des choix rationnels.
    Ces traits communs à la pensée de nos deux critiques de Rawls ne sauraient cependant occulter les subtiles différences de ton, d'approche et de sensibilité qui les distinguent.

    Là où nos deux auteurs se séparent

    Une différence assez notable est, si je ne me trompe pas, que Martha Nussbaum a une idée plus précise, quoiqu'elle reste largement indéterminée et « ouverte », des aspects distinctifs qui constituent le propre d'une bonne vie. C'est en ce sens qu'il faut comprendre les raisons pour lesquelles, à la différence de John Rawls, elle se réclame ouvertement de l'héritage d'Aristote plutôt que celui de Kant : la sensibilité, incluant les émotions et les sentiments, l'imagination aussi, doivent être cultivées, et non pas la raison seulement - s'agirait-il de la raison pratique -, dans les différentes sphères des activités humaines. Avec ce déplacement, c'est tout un ensemble de préoccupations ignorées par les doctrines contractualistes qui apparaît au jour et que Martha Nussbaum explore dans son oeuvre : la vulnérabilité de l'existence humaine, l'intelligence des émotions, l'apport de la littérature et de l'imagination aux politiques publiques, l'éthique de la contingence et de l'improvisation, la doctrine des capacités, la finalité de la « bonne vie ».
    Bien plus qu'Amartya Sen, Martha Nussbaum fait reposer sa critique du contractualisme sur le rejet d'une réduction des acteurs de la justice aux seuls individus capables de faire usage de leur raison, serait-ce dans le cadre d'une impartialité « ouverte ». Aussi ne trouve-t-on pas chez elle, à la différence de Sen, l'idée qu'une place prééminente devrait être accordée au raisonnement et au débat publics comme modalités par excellence d'une réflexion objective sur les principes éthiques. S'il devait en être ainsi, on ne voit pas comment les handicapés mentaux ne se trouveraient pas ici tout autant exclus de l'espace de délibération publique que dans le système de Rawls. Chez Sen, le débat avec Rawls porte en particulier, nous l'avons dit, sur deux conceptions de l'impartialité, l'une réservée aux citoyens d'un espace clos (national, régional ou « civilisationnel » au sens large du terme), l'autre accueillante aux hommes venus de loin et d'ailleurs. Mais quels que soient les contrées et les horizons dont proviennent les partenaires, il est entendu que c'est sur le fondement d'une conception commune de la rationalité et de la délibération; telle que l'incarne la figure du spectateur impartial, que la réflexion doit s'engager. Je ne vois pas que seraient admis à y participer ceux auxquels Martha Nussbaum attache un si profonde attention.
    Sans doute pourrait-on s'étonner que la révision, opérée par Martha Nussbaum, de la doctrine contractualiste de la justice, telle que John Rawls la formule, attache une si grande importance à des cas qui ne sont socialement, somme toute, que relativement « marginaux », les personnes en situation de dépendance (même s'il n'est personne qui ne puisse s'y trouver un jour ou l'autre, en particulier lorsqu'il s'agit des personnes âgées) ; situations qui pourraient parfaitement être prises en compte sans qu'il soit nécessaire de partir de là. En fait, en envisageant le problème de la justice à partir de ce point de vue, avec ce qu'il exige à la fois de rationalité, mais aussi de générosité et de compassion - « sans la charité, la raison est froide et cruelle », n'hésite pas à écrire Martha Nussbaum dans Poetic Justice - c'est tout l'ensemble de la perspective qui change et qui se trouve bouleversé. C'est ainsi que la réciprocité se trouve remplacée par notre commune vulnérabilité, la rationalité par une conception plus large des facultés cognitives (incluant l'imagination, les sentiments et les émotions), la coopération avantageuse par le développement des capacités. Aucune de ces distinctions ne sont, en elles-mêmes, fondamentales et décisives, mais, conjuguées les unes aux autres, au bout du compte on se trouve confronté à des conceptions de l'homme et des relations sociales profondément divergentes.
    Si cette divergence éloigne fortement la pensée de Nussbaum de la construction idéaliste et théorique de Rawls, il en va également de même, quoique dans une moindre mesure, des rapports qu'elle entretient avec la pensée de Sen. Tous deux se citent mutuellement avec éloge. Mais s'ils partagent une intention et une visée théoriques communes (la critique de la théorie des choix rationnels et de l'utilitarisme, le rejet d'une approche purement constructiviste de la justice), s'ils partagent des approches identiques – en particulier, lorsque Nussbaum explore et développe abondamment la doctrine des capacités, introduite par Sen -, il n'en reste pas moins que leurs travaux respectifs se déploient dans un style de pensée qui, dans la forme et dans le fond, révèlent deux sensibilités intellectuelles très différentes. En témoigne, par exemple, la riche et profonde réflexion que Martha Nussbaum développe sur la signification proprement cognitive des émotions dans Upheaval of Thought, ou sur ce que la littérature apporte à la compréhension des situations humaines particulières,, et qui est essentiel jusque dans le domaine des politiques publiques et la pratique ordinaire de la justice. Tous aspects sur lesquels elle revient en permanence et qui sont absents de l'oeuvre d'Amartya Sen, s'ils ne lui sont pas tout à fait étrangers.
    Réelles et subtiles, ces différences théoriques témoignent de la richesse, de la fécondité et de la prolixité du débat philosophique dans le monde américain contemporain lorsqu'il s'agit de penser les exigences de l'idée de justice, dans ses aspects aussi bien sociaux, politiques que proprement éthiques. L'inflexion que Martha Nussbaum et Amartya Sen apportent au système de Rawls – mais peut-être est-ce plus qu'une « inflexion » ?- tient à l'importance qu'y revêt ce concept de vulnérabilité humaine qui accompagne celui de capacité et qui envisage l'être humain autant dans ses droits, ses aptitudes et ses besoins fondamentaux – on a vu que la liste est assez étendue - que dans sa fragilité et sa dépendance. L'aspect qui surprendra peut-être le plus le philosophe français est l'insistance attachée, en particulier dans l'oeuvre de Martha Nussbaum, à la notion de « bonne vie » ou de vie « digne d'être vécue » qui, aussi ouverte et indéterminée soit-elle, n'en constitue pas moins une norme régulatrice de la pensée, là où nous croyions que toute interrogation de cet ordre, relevant de la sphère privée, devait être fermement exclue du domaine des préoccupations publiques. Il se pourrait cependant que telle interrogation sur la bonne vie ou une vie humaine tout simplement décente soit plus utile, serait-elle moins utopique, que l'expérience de pensée qui vise à déterminer les principes de base de la justice au sein d'une société bien ordonnée, proche de la perfection démocratique, sur lesquels se mettraient d'accord des sujets moraux raisonnables, presque parfaits.