On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

mercredi 16 mars 2022

Le soldat nu ou la dépolitisation du monde.

Ce ne sont pas les citoyens des Etats qui déclenchent la guerre, mais les Etats et leurs gouvernants et si ces mêmes citoyens, généralement des hommes, s'affrontent ensuite à mort sur le théâtre des opérations, c'est que une fois revêtus de l'uniforme et intégrés dans un corps d'armée où ils devront obéir aux ordres de la hiérarchie, se réalise une sorte de transubstantiation négative où l'individu, dépouillé de sa singularité unique et du sens de l'humanité commune, est politiquement transformé en un « soldat » dont la tâche est de combattre et de détruire « l'ennemi ». S'il convient de placer ces mots entre guillemets, c'est qu'ils ne désignent plus les êtres humains et leurs relations que sous la forme atrophiée de pures et simples abstractions. Le combattant est désormais réduit à cette identité factice, quoique cette réduction soit rarement assez entière pour le conduire à s'engager et à combattre de tout son être ; quant à l'ennemi, il n'y aura pas grande difficulté à le déshumaniser, à le réifier, voire à l'animaliser et ce sera ou bien un « sale Boche », « un Jaune », « un cafard », tout ce qu'on voudra, les mots ne manquent pas à la propagande officielle pour conduire les hommes à se massacrer et à s'exterminer les uns les autres sans états d'âme. Tout cela appartient, on le sait trop hélas, au monde de la guerre, à sa rhétorique bestialisante, à sa raison meurtrière. Mais que se passe-t-il si, effaçant la figure abstraite de l'ennemi, de la cible à abattre, réapparait soudain la réalité de l'homme dans son humanité, sa fragilité et sa vulnérabilité ? Telle est l'expérience que fit Georges Orwell pendant la Guerre d'Espagne où il s'était engagé pour lutter contre le fascisme, et dont le récit se rapporte à de nombreuses expériences semblables1 :

À cet instant, un homme qui devait probablement porter un message à un officier jaillit de la tranchée et se mit à courir, complètement exposé, sur le sommet du parapet. Il était à moitié nu (half dressed) et, tout en courant, retenait son pantalon avec ses mains. Je m'abstins de tirer sur lui. Il faut dire que je suis un assez piètre tireur, guère capable de toucher un homme en pleine course à cent mètres de distance […] Reste que ce si je n'ai pas tiré, c'est en partie à cause de ce petit détail de pantalon. J'étais venu ici pour tirer sur des « fascistes », mais un homme qui retient son pantalon n'est pas un « fasciste », c'est manifestement quelqu'un de votre espèce, un semblable, sur lequel vous n'avez pas envie de tirer (and you don't fell like shooting at him).

La retenue dont Orwell fit preuve en cette occasion ne résulte pas de l'obéissance à un devoir moral ou à un commandement religieux qui se serait imposé dans sa majesté impérieuse et implacable. Ni la morale ni la religion ne permettent de rendre compte de ce qu'il éprouva lorsque apparut soudain dans son viseur ce soldat courant demi-nu sur le parapet, tenant à deux mains son pantalon. Toute la formidable entreprise mentale et idéologique qui avait placé sur l'ennemi l'étiquette générique de « fasciste » - et les guillemets indiquent très précisément cet étiquettage déshumanisant – s'était à l'instant même effondrée pour ne plus laisser place qu'à la vision d'un pauvre petit gars, surpris dans le comique et le dérisoire d'une condition commune, « manifestement quelqu'un de votre espèce, un semblable ». Ce n'est pas un interdit qui retint le doigt d'Orwell d'appuyer sur la gachette, rien de plus que la conscience que, dans cette situation-là et face à cet homme-là « vous n'avez juste pas envie de tirer ». Ce qui est bien peu au regard des obligations fortes de la conscience morale, mais suffisant, et c'est assez et c'est immense, pour arrêter l'entreprise meurtrière qu'autorise la guerre. Ce qui rend celle-ci possible, la condition de son déploiement, cesserait aussitôt si à chaque fois disparaissait la figure abstraite de l'ennemi, la cible à abattre, pour laisser place ce qu'il est réellement et que nous sommes tous : métaphoriquement, des êtres à demi-nus retenant des deux mains notre pantalon de tomber.
Si nous devions réunir en un seul trait le travail de « dépolitisation du monde » qui constitue selon Stefan Zweig, la tâche de l'artiste et auquel son profond pacifisme le conviait2, il tiendrait à soi seul dans ce petit détail du pantalon. Dépolitiser le monde, c'est échapper à l'enfermement politique auquel nous condamnent les Etats-nations, avec leurs frontières, leurs identités qui intègrent autant qu'elles excluent, et voir en tout homme ce semblable qu'il est, un pauvre petit gars, saisi à demi-nu dans son humanité fragile et vulnérable, que l'on ne peut ni viser ni tuer, non parce que cela est interdit – en cas de guerre, abattre l'ennemi est tout au contraire un devoir – mais parce qu'on en a tout simplement « pas envie », qu'on ne se sent pas de le faire. Le petit détail du pantalon que rapporte George Orwell est plus qu'une anecdote : présent à l'esprit, il suffirait à constituer, à soi seul, un coup d'arrêt à l'effroyable entreprise politique de destruction qu'est la guerre. Seulement voilà, l'emportent généralement l'étiquette qui fera de l'homme une cible, l'uniforme avec son arsenal d'armes de combat et le doigt sur la couture du pantalon, non pas abaissé, mais dressé sur les jambes d'un corps droit comme un I.

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1. Voir Michael Walzer, Guerres justes et injustes, chap. 9, trad.Simone Chambon et Anne Wicke, Folio, Gallimard, 2006.
2. L'expression « dépolitisation du monde », se trouve dans le chapitre intitulé « En quoi l'art et la science peuvent-ils contribuer à rapprocher de nouveau les peuples », in Ecrits littéraires, d'Homère à Tolstoï, trad. Brigitte Cain-Hérudent, Albin Michel, 2021, p.234.

lundi 14 mars 2022

La guerre d'Ukraine ou le retour des démons du passé.

Un des aspects les plus tragiques de cette agression, c'est qu'elle marque, à contre-courant de l'histoire, une résurgence du passé dans un monde confronté à des défis – et le plus urgent de tous est l'urgence climatique – qui exige des formes (morales, juridiques, politiques) d'inventivité et de résolution totalement nouvelles. Manifestement passéiste et anachronique est le projet de restaurer la grandeur, largement imaginaire, de la Russie impériale, comme une vengeance abolissant par la violence les affronts et les humiliations subies dans l'histoire récente. Face à ces troupes qui saccagent les villes et sèment la mort sur leur passage, nous pouvons bel et bien dire : Ah nous en sommes donc encore là ! Rien de nouveau alors sous le soleil ! répétant l'ancienne formule de la sagesse de Salomon : Vanité des vanités ! Bien que nous ayions affaire à une effraction dans le présent qui dépasse toute conjecture, nous pouvons néanmoins penser cette entreprise meurtrière à partir de schèmes intellectuels constitués et qui remontent à Thucydide, à Machiavel ou à Hobbes ; de même sommes-nous autorisés à juger et à condamner cette agression selon des catégories morales et juridiques qui sont entrées depuis longtemps dans nos traités et dans nos documents juridiques. Le réalisme politique dira ce que ces luttes pour la souveraineté et la domination sont consubtantielles aux Etats-nations, et que la morale s'épuise en vain à dénoncer l'absence de conscience et de restriction dont ils font preuve lorsqu'ils ont recours à la guerre et qu'ils le peuvent. Seulement voilà, les défis existentiels auxquels sont confrontés les hommes et les femmes d'aujour'hui, et plus encore les générations futures, adressent leur urgence à la communauté humaine, bien au-delà de ses constructions étatiques et des logiques de puissance auxquelles celles-ci ne cessent pas et n'ont jamais cessé d'obéir.
Le peuple d'Ukraine, et c'est atroce et insupportable, est sacrifié sur l'autel de rationalités – gardons-nous d'y voir un geste de folie - qui résurgissent comme les démons politiques du passé, nous détournant des mesures révolutionnaires qui devraient être prises dans le cadre d'un état d'urgence écologique mondial. Nous habitons un monde commun dont les conditions de vie sont menacées et détruites d'une manière qui est partiellement déjà irréversible. Ce n'est pas le moindre des crimes de l'agresseur que de détourner notre attention de cette réalité, au nom d'une vision d'ores et déjà obsolète de l'histoire humaine . Il faut pourtant lier les deux : les conditions sociales et politiques de socialité, de justice et de paix communes ne sauraient être séparées des conditions eco-systémiques d'habitabilité de la Terre. Si l'on ne peut encore tout à fait se débarrasser des Etats-nations avec leurs frontières et leur logique de puissance, le nouveau cadre, et qui impose de nouvelles institutions, est celui de la communauté humaine globale, unie et pacifiée (non sans conflit) dans la quête de justice et la préservation de son habitat.

jeudi 10 mars 2022

Brèves réflexions sur la guerre et la morale

Il n'est pas de belligérant qui ne prétende que la guerre qu'il mène ne soit juste, et les raisons données ne relèveront jamais publiquement du seul désir de conquête ou de possession. Nous n'en sommes plus au temps de Thucydide où les généraux athéniens pouvaient déclarer, sans embarras, que les hommes "veulent partour soumettre les autres hommes chaque fois qu'ils en ont le pouvoir" et qu'il n'y a rien à condamner dans cette nécessité de nature qui pousse à massacrer les hommes et à réduire en esclavage les femmes et les enfants. L'exigence de justification, serait-elle d'une malhonnêteté insigne, répandant les mensonges les plus grossiers – l'intervention de la Russie est une « opération militaire spéciale » visant à libérer les ukrainiens du génocide que pratique à leur encontre un pouvoir central nazifié – atteste paradoxalement que la morale n'a pas entièrement été effacée. Qu'elle soit instrumentalisée et rien de plus qu'un moyen de propagande en vu d'obtenir le consentement et la loyauté des citoyens, de susciter le dévouement jusqu'au sacrifice des soldats, ne nous fait pas sortir de son économie. Cet hommage que le vice rend à la vertu ne saurait être compris simplement comme une stratégie cynique, ce qu'elle est pourtant. Il ne s'agit pas de rêver, mais de voir plus au fond.
Le réalisme dans les relations internationales soutient qu'il n'existe entre les Etats que des rapports de force, des luttes, commandées par les seules considérations d'intérêts, pour la souveraineté et la domination et qu'en cas de guerre, l'annihilation totale de l'ennemi justifie, dans le silence de la loi (inter arma silent leges), le recours à tous les moyens efficaces. "La guerre, écrit Clausewitz, est un acte de violence qui théoriquement n'a pas de limite". Mais on aura beau soutenir que les restrictions morales ont désormais été levées – et tel est, en effet, le propre de la guerre de lever l'interdit premier « Tu ne tueras point » - reste logée au cœur de la guerre, de sa violence et de ses atrocités, une première exigence justificatrice, non seulement d'avoir des raisons, mais d'avoir raison, d'être dans son bon droit. Or il y a loin d'une justification à l'autre. On peut avoir des raisons de préférer son cheval à son cocher, écrit Malebranche, mais cela est contre la Raison. Avoir raison, en l'occurrence, ne signifie pas formuler des propositions exactes ou vérifiées correspondant à la réalité des faits – la science s'en charge – mais, pour les gouvernants, agir comme il convient, selon ce que requièrent les circonstances. Or cette argumentation politique reste de bout en bout de nature morale, quoiqu'elle soit différente – Machiavel a été le grand penseur de cette distinction - de la morale ordinaire. Elle ne porte pas sur le vrai mais sur le juste ou le bien. De là vient que la justification de la guerre ouvrira à une mise en cause, éventuellement pénale, de la responsabilité de ceux qui la conduisent et des actes qu'ils ordonnent ou commettent lorsque ceux-ci échappent à la controverse où "l'un appelle cruauté ce qu'un autre nomme justice", selon le mot de Hobbes.
La guerre fait voler en éclats les principes de la morale commune, mais la nécessité dont elle se réclame sert encore de justification à ces violations qui devront, malgré tout, rester proportionnées. Cette présence de la morale, et elle est fondatrice, a toutes sortes de conséquences juridiques, dès lors qu'elle conduit à formuler les principes qui commandent au droit à la guerre (jus ad bellum) et au droit dans la guerre (jus in bello). "La guerre est toujours jugée deux fois, écrit Michael Walzer, tout d'abord en considérant les raisons qu'ont les Etats de faire la guerre, ensuite en considérant les moyens qu'ils adoptent" et ces deux jugements ont en commun d'interroger la nature morale de la guerre. Paradoxalement, c'est dans cette condition même où les principes de la morale semblent ne plus encadrer et régler les actions humaines, où l'idéologie belliciste ouvre parfois la porte au pire, que se montre et se manifeste la primauté de la norme sur la force. La nécessité de justifier le recours à la guerre, l'existence de lois qui encadrent son exercice, ne font pas de la guerre une pratique morale, mais elle reste de bout en bout exposée à un jugement de cette nature. Ainsi les principes du droit international humanitaire définissent-ils des limites et fixent-ils un cadre éthique qui serait-il violé conduira à l'imputation de crime de guerre ou de crime contre l'humanité. Entre l'acceptable et l'inacceptable, la violence inévitable et l'effraction d'une brutalité totale, la différence est parfois assez claire pour que nourrissant nos indignations légitimes et armant la résistance contre l'agresseur, on sache où est le bien et où est le mal. S'il y a des guerres justes et des guerres injustes - et, redisons-le, aucune guerre ne prétend être injuste - alors, ultimement, ce n'est pas l'impunité qui l'emporte, le "droit" du plus fort et la licence du Tout est permis, mais, en dépit de leurs inévitables instrumentalisations, la limitation du Juste et l'autorité du Bien.

mardi 8 mars 2022

Ukraine, le retour à l'état de nature ?

On se sera souvent mépris sur le sens que Hobbes donne dans le Léviathan à cet état de guerre qui est le propre de la relation entre les hommes lorsqu'ils ne sont pas tenus en respect par le gant de fer d'un pouvoir commun. Si la conflictualité est naturellement engendrée par l'égalité des revendications à la possession des biens et à la reconnaissance, toute l'affaire est de la faire diminuer en intensité afin que chacun se trouve ultimement mis à l'abri du risque d'être tué et que la sécurité de sa vie soit garantie. Au cœur même de l'état de nature est à l'oeuvre une loi rationnelle, trop souvent oubliée, qui vise à la modération des appétits et à la pacification des relations. L'état de nature, en effet, est travaillé de l'intérieur par une dynamique (une loi de nature) qui vise à établir entre les hommes les conditions sociales d'un état de paix où chacun puisse vaquer tranquillement à ses propres affaires. Or ces modalités de la pacification et de la modération reposent seulement sur le libre engagement des partenaires à tenir leur promesse de respecter les conventions et les règles communes de socialité, autrement dit sur leur bonne volonté. Reste toujours possible que surgisse un homme qui ne respecte pas ces engagements et fasse usage, pour le plaisir qu'il en retire ou pour toute autre raison, d'une violence brutale que rien, ni sa conscience ni personne, ne limitera. L'état de nature n'est pas une condition de l'humanité où la guerre est permanente, mais un état où elle est toujours possible et donc toujours à craindre. L'état de nature connaîtra peut-être de longues périodes de confiance réciproque et de paix, mais celles-ci ne suffiront pas à établir les conditions d'un véritable état de paix. On connaît la solution de Hobbes : celles-ci ne seront établies et surtout garanties que lorsque les hommes auront contractuellement institué entre eux un tiers – une instance politique souveraine - autorisé à exercer sur eux et en leur nom une coercition absolue. « La nature de la guerre ne consiste pas dans un combat effectif, mais dans une disposition avérée, allant dans ce sens, aussi longtemps qu'il n'y a pas d'assurance du contraire. Tout autre temps se nomme paix, » (XIII, 30). Seule l'institution politique du souverain, quelle que soit la nature du régime, apporte cette assurance et cette garantie.
Ces éléments brièvement rappelés constituent la matrice d'une pensée qui est au cœur de notre conception moderne de l'Etat, de la souveraineté qu'il exerce et de la légitimité du pouvoir, laquelle, tirée de la volonté des individus, est une autorisation à user légalement de la contrainte et de la coercition. Qui ne voit que cette matrice, loin de s'appliquer uniquement aux individus, nous permet de comprendre tout à la fois les modalités de pacification établies entre les Etats, en particulier depuis la Seconde Guerre mondiale - l'ONU, la construction européenne - et les limites de ces institutions et de leurs normes lorsque celles-ci montrent leur impuissance face à un Etat désireux d'obéir à sa propre logique de puissance et de domination, n'hésitant pas à recourir à une agression destructrice et meurtrière contre un autre Etat, dans le mépris le plus absolu des principes et des lois du droit international humanitaire. En l'absence d'une autorité supraétatique dotée d'un pouvoir de coercition, de telles effractions étaient toujours possibles et la paix dans laquelle on s'était installée (du moins dans nos territoires) se révèle être ce qu'on avait oublié qu'elle n'avait jamais cessé d'être : un état de guerre.
Il est peu probable, hélas, que l'analogie entre les conduites rationnelles individuelles et les logiques étatiques de domination puisse être conduite à son terme. Car là où les individus acceptent volontairement de renoncer à leur liberté en instituant, par le biais d'un contrat, un tiers doté d'un pouvoir de coercition absolue sur eux, il est impossible, à ce stade de notre histoire, d'imaginer que le désir d'établir un état de paix conduise les Etats à renoncer à leur souveraineté au profit d'un Etat global dont les formes démocratiques restent encore à penser. La leçon de Hobbes est, pourtant, qu'il n'y aurait pas d'autre solution. Et si cette solution est irréalisable ou utopique, alors les dures lois du réalisme politique ne cesseront jamais de faire de l'ordre international un ordre instable, où peuvent toujours surgir et se répéter les cruautés d'un passé qu'on croyait à jamais révolu. Est-ce là pourtant le dernier mot de l'histoire ? Faut-il conclure que l'exigence d'ordre, de justice et de paix est définitivement et à jamais condamnée à l'échec ? Nous y reviendrons bientôt.