On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

samedi 30 août 2008

Offrande musicale

Je m'imagine quelque lecteur bienveillant, serait-il unique, attentif à suivre les billets que je poste chaque petit matin, avant que le jour ne se lève sur les fureurs du monde, et qui, déboussolé, harassé par ce que nous lui avons donné à lire et à craindre - c'est que débarquant de la lune, de sa Perse natale ou de son château de Westphalie, il aurait pris tout cela de plein fouet - aspirerait à un peu de repos. Quelle création de l'esprit apaiserait davantage notre Usbek ou notre Candide que la musique, lui assurant que, malgré tout, l'espèce humaine n'est pas une erreur funeste ?
Le choix du jour n'est pas original, mais cette courte aria, Ombra mai fu, tirée du Xerxes de Haendel (1738), et l'interprétation d'Andreas Scholl, un des plus grands contretenors contemporains, sont sublimes, tout simplement.
En voici les paroles :
"Ombra mai fu di vegetabile cara ed amabile, soave più. (Jamais ombre d'un arbre ne fut plus chère, aimable et suave)".


Loi sur la sécurité intérieure 2003 : des enfants au fichier ADN

Le magazine d'information et d'enquêtes BAKCHICH.INFO raconte comment, grace à la loi sur la sécurité intérieure de 2003, dite "Loi Sarkozy", des enfants, sans limite d'âge, peuvent être fichés, leur ADN prélevé et conservé pendant 40 ans, pour avoir jeté un caillou ou volé un croissant dans une boulangerie.
Voir à l'adresse suivante le témoignage des mineurs incriminés dans une récente affaire et les commentaires d'un juge pour enfants du tribunal de Bobigny qui dénonce les applications potentiellement totalitaires de cette loi :

  • www.dailymotion.com

    Pour la consultation des articles de la loi publiée au Journal Officiel du 19 mars 2003, voir :

  • www.legifrance.gouv.fr

    Est-ce dans cette société-là que nous voulons vivre ? Ne sommes-nous pas en train d'accepter passivement que soient rogné petit à petit, comme insensiblement, cet espace de la liberté privée que les penseurs traditionnels de la démocratie libérale - on songe à la fameuse conférence "La liberté des Anciens comparée à celle des Modernes" que Benjamin Constant prononça à l'Athénée royal de Paris en 1819 - voulaient protéger à tout prix ?
  • jeudi 28 août 2008

    Fichier Edvige

    Les dispositions du décret n° 2008.632 du 27 juin 2008, "portant création d'un traitement automatisé des données à caractère personnel dénommé "EDVIGE", et publié au Journal Officiel du 1er juillet 2008, peuvent être consultées à l'adresse suivante :

  • www.journal-officiel.gouv.fr

    Selon l'article 1er, sont autorisées la centralisation et l'analyse des "informations relatives aux individus, groupes, organisations et personnes morales qui, en raison de leur activité individuelle ou collective, sont susceptibles de porter atteinte à l'ordre public".
    Selon l'article 2 sont concernées "les personnes physiques âgées de treize ans et plus".
    Les données enregistrées incluent, en particulier, "les signes physiques particuliers et objectifs, photographies et comportement" (article 3).
    Autrement dit : toute personne de plus de treize ans, dont le comportement est considéré ou plutôt suspecté de porter atteinte à l'ordre public peut désormais faire l'objet d'un fichage, pour autant que "le gouvernement ou ses représentants le jugent nécessaire pour l'exercice de leurs responsabilités".
    On peut difficilement imaginer conception plus laxiste du droit de l'Etat à contrôler les citoyens, entre autres raisons parce que la notion de "comportement" est infiniment plus floue, plus imprécise et large que celle d'acte, et qu'elle ouvre la porte aux interprétations les plus spécieuses. Un acte peut être délictueux, mais comment un "comportement" pourrait-il jamais l'être ?
    Surtout parce que ces intrusions des autorités administratives et politiques dans nos vies privées ne sont encadrées par aucune autorisation ou commission rogatoire délivrée par un juge. Il suffira qu'elles les demandent pour y avoir droit !
    Voir les réserves formulées par la CNIL (Commission nationale de l'informatique et des libertés) :

  • www.cnil.fr

    La collecte d'informations est certainement une fin légitime, mais elle doit être limitée, restreinte, encadrée par ces procédures politiques et juridiques de contrôle. Toute notre conception de l'Etat moderne repose sur l'idée de protection - de la sécurité, de la propriété, des libertés publiques fondamentales, jusqu'à la garantie de ces nouveaux droits (à la santé, à l'éducation, à une rémunération équitable, etc.) qui ont été introduits après la Seconde Guerre mondiale et qui figurent dans la Déclaration universelle des Droits de l'homme de 1948. On peut discuter de cette extension que les libéraux jugent excessive parce qu'elle accroît l'intervention de l'Etat dans la société. Mais la protection, telle que nous l'entendons au sens politique, ne présuppose pas la suspicion. Différente de la crainte que la mère éprouve pour son petit enfant et qu'elle ne perd pas des yeux, elle repose sur une tonalité existentielle fondamentale qui est la confiance, le présupposé du respect de la loi par les citoyens, non le présupposé inverse : qu'ils sont potentiellement des ennemis de l'ordre public. C'est précisément cette tonalité du lien social que des dispositions comme le décret Edvige remettent en cause. Et c'est pourquoi, avant toute autre raison, elles doivent être examinées avec la plus grande vigilance.
  • mercredi 27 août 2008

    Contre le fichier Edvige

    Le fichier policier Edvige (acronyme d’Exploitation documentaire et valorisation de l’information générale), dont le décret de création est paru le 1er juillet au Journal Officiel, contiendra des informations concernant les « individus, groupes, organisations et personnes morales qui, en raison de leur activité individuelle ou collective, sont susceptibles de porter atteinte à l’ordre public ». Ces données pourront aussi être collectées sur les personnes « ayant sollicité, exercé ou exerçant un mandat politique, syndical ou économique », ou jouant un « rôle institutionnel, économique, social ou religieux significatif ».
    "Fait sans précédent dans notre République le fichage sera autorisé dès l'âge de treize ans, et cela sans qu'aucune infraction n'ait été commise et sur la seule base de leur dangerosité présumée", souligne la pétition réclamant son abolition qui circule sur le Web et que je vous invite à signer à votre tour.

  • http://www.nonaedvige.ras.eu.org

    C'est ainsi que entrons à notre tour dans cette perverse "législation de combat" que certains juristes défendent aux Etats-Unis et ailleurs depuis le 11 septembre 2001, et que je dénonce dans le prochain livre à paraître début octobre (Du bon usage de la torture, ou comment les démocraties justifient l'injustifiable). De tout citoyen il est désormais attendu qu'il fasse la preuve qu'il n'est pas un "ennemi de l'ordre public" - s'agirait-il d'un enfant de plus de treize ans ! C'est là entrer dans un lien social fondé sur la défiance et le soupçon, une sorte de paranoïa institutionnelle à laquelle désormais plus personne ne pourra échapper. On voudrait que ce soit une manière de garantir notre sécurité - n'est-ce pas la première finalité de l'Etat ? - mais,en réalité, c'est instaurer un ordre de l'insécurité et de la peur généralisée.
  • In Memoriam Vassili Nesterenko

  • www.enfantsdetchernobylbelarus.doubleclic.asso.fr





    Ce visage, que je n'ai jamais vu qu'en photo, m'a toujours frappé par la beauté et, pourquoi ne pas le dire ? par la pureté qui en émane. Le combat de Nesterenko m'était connu depuis ma rencontre avec Vladimir Tcherkoff, l'auteur du Crime de Tchernobyl : le goulag nucléaire (Actes Sud, 2006), mais, hélas, je n'ai jamais connu l'homme personnellement.
    Vassisili Nesterenko, qui vient de décéder, était un grand physicien, de réputation internationale. Il fonda en 1990, avec l'aide de Sakharov, l'Institut indépendant de Radioprotection "Belrad", pour enquêter sur la contamination radioactive qu'entraina l'explosion de la centrale de Tchernobyl en 1986 et venir en aide aux populations touchées par la catastrophe, en particulier aux enfants. Depuis lors, il ne cessa de se révolter contre le mensonge d'Etat au prix de sa carrière professionnelle et de sa sécurité personnelle.
    Dans son très beau livre, La supplication (rééd. J'ai lu, 2004) Svetlana Alexievitch relate comment, lors d'une conférence d'experts soviétiques qui se tint au lendemain de l'explosion nucléaire, il avait souligné la gravité extrême de la situation et la nécessité de prendre les mesures appropriées :
    " La salle était restée inerte, chacun jugeant qu'il exagérait. Il avait insisté, bataillé. L'auditoire était resté sceptique. Quand il avait vu que ses efforts étaient vains, que chacun faisait mine de croire à une situation "normale", comme le proclamait la propagande, des larmes de rage s'étaient mises à couler sur son visage... Cet homme, il fallait que je le rencontre."
    Voici ce qu'il déclarait le 27 mai dernier à Genève où il était venu faire la vigie aux portes de l'OMS :
    "Je veux vous dire ceci : tant que les amis nous soutiennent, nous continuons à espérer que les victimes survivront. Je suis l’un des 800 000 liquidateurs blessés par Tchernobyl. Ce sont réellement des hommes oubliés dans nos pays. Des dizaines de milliers ont déjà quitté ce monde, ils ne pourront plus parler. Au nom des autres, je vous souhaite à toutes les vigies, du courage et une longue vie, afin que vous puissiez rester ici jusqu’à la victoire. Je vous souhaite à tous la bonne santé que nous avions, nous les liquidateurs, avant d’arriver sur le réacteur. Nous étions tous jeunes et pleins de force. Merci."
    Vassili Nesterenko était une des dernières grandes de la dissidence et de la résistance à l'Est, et c'est à ce titre que nous devons honorer sa mémoire et, bien qu'il fût peu connu en France et indignement ignoré des médias, faire connaître son combat qui était avant tout, selon Vladimir Tcherkoff, un "combat pour la vérité".
  • vendredi 22 août 2008

    Beg Meil, La Torche

    Aux jours de tempête, les vagues s'y déchaînent en rouleaux énormes et fracassants que l'on vient voir de loin. Mais là,à marée basse, les passants se promènent sur la plage avec une sérénité que cette photo, presque un tableau, a fixée comme pour toujours. Puisqu'elle m'a été envoyée - merci à nouveau à Gwendolyn - je ne résiste pas au plaisir de la transmettre et de vous la faire partager. Ainsi en est-il de ces dons reçus qu'il ne convient pas de conserver et de s'approprier et qui appellent à passer en d'autres mains.
    Mes entrées devraient être plus équilibrées, mieux alterner textes et photos ou vidéos. Mais c'est ici un repas où l'on mange à la fortune du pot. On prend ce qui vient dans le seul dessein de le partager au hasard des échanges et des rencontres, des idées qui passent comme des oiseaux fugaces et qu'il faut saisir au vol...


    In Memoriam Pierre-André Boutang

    Le grand entretien avec Gilles Deleuze que Pierre-André Boutang, qui vient de disparaître, réalisa en 1996 :


    jeudi 21 août 2008

    La vie des objets


    Un précédent billet - Le Yolanda - tenait que les objets qui sont le fruit de notre travail et dans lesquels se marque l'empreinte de nos aventures de nos passions pourraient bien avoir une "âme". L'idée est étrange, saugrenue et, bien sûr, on ne saurait la prouver. Pas plus au reste que la croyance que les hommes en ont une, et qui serait éternelle. Mais enfin, nous ne vivons pas seulement avec des certitudes que l'on peut prouver de la manière dont on s'assure qu'il pleut dehors ou que la gravitation est une loi de la physique. Les objets donc, ne les dotons-nous pas d'une vie à part, bien à eux ? Est-ce l'expression d'un esprit maniaque ou de vieille fille de vouloir qu'ils soient à leur place ? Cet ordre des choses, est-ce nous qui en disposons ou est-ce lui qui, secrètement, dispose de nous ? Que cherchons-nous lorsque nous plaçons les meubles dans une pièce ? A exprimer sans doute notre propre sens esthétique, notre goût personnel, encore que celui-ci dépende souvent d'influences qui nous échappent, la mode du jour et du temps présent. Fort bien ! mais il y a plus : nous cherchons inconsciemment l'ordre qui convient, qui a ses propres lois, et qui une fois mis en place nous contentera, nous apportera un sentiment de satisfaction et nous nous dirons alors : c'est bien ainsi, il n'y a rien à changer ! quoiqu'une autre disposition eût été possible et qu'un jour prochain, nous bougerons tout de nouveau.
    Ainsi procède également l'artiste : que tous les élements de l'oeuvre - couleurs, sons ou mots - se tiennent nécessairement ensemble selon les contraintes formelles qu'il est seul à percevoir, que Kant appelle "une finalité sans fin". Cette nécessité n'est pas celle dont parle la physique ou la chimie, elle n'est pas faite de lois universelles, mais c'est bien cette nécessité, immanente à l'oeuvre, et tout à fait unique, dont avons l'idée obscure et qui nous guide librement - il n'y a pas là de contradiction - lorsque nous disposons les objets dans une pièce à notre guise et qui déploie toutes ses exigences inventives chez le créateur véritable.
    Les philosophes ont des mots bien à eux, et qui font souvent peur, mais tout obscurs qu'ils paraissent et abstraits que soient leurs concepts, ils ne font souvent que dégager le sens de nos expériences ordinaires et de nos conduites quotidiennes

    mercredi 20 août 2008

    Voiles, Douarnenez

    Suivre le vent, et non aller à l'encontre : il y a dans cette loi de la navigation maritime une source de paix et de sérénité dont cette belle photo témoigne - merci à Gwendolyn de me l'avoir envoyée - qu'offensent et violent nos furieuses dominations techniques. Certaines activités, qui exigent pourtant maîtrise et techniques, nous lient au monde et à la nature, d'autres nous égarent dans des processus sans fin comme pour mieux nous déraciner et nous asservir. C'est une banalité de le dire, mais savons-nous toujours en tirer la leçon de restriction qui nous rendrait davantage présent au monde et à nous-même ?




    mardi 19 août 2008

    Le Yolanda


  • http://www.m-a-k.net/

    Ce yacht, le deuxième le plus long du monde à l'époque -il mesurait plus de cent mètres - avait été acheté par Elisabeth T. en 1911 pour son fils Michel qui devait plus tard devenir le dernier ministre des Affaires étrangères du gouvernement Kerensky et se ruiner en hypothéquant une immense fortune pour réarmer l'infanterie de son pays, en guerre contre l'Allemagne. L'on pouvait voir la silhouette élégante et magnifique du Yolanda sillonner les mers de la Méditerranée et de la Baltique au cours de longues croisières en ces temps où l'on ignorait encore les fureurs à venir. Y étaient reçus les membres de la famille impériale et de la noblesse et tout ce que l'intelligentsia russe comptait, en ces années-là, de créateur. Ayant perdu tous ses biens au cours de la Révolution de 1917 - en particulier sa fabuleuse collection d'oeuvres d'art (aujourd'hui conservée au musée familial Hanenko à Kiev) - Elisabeth vendit le Yolanda en 1921. Durant la Seconde Guerre mondiale, armé de canons de 20 et de 40 mm, et rebaptisé le HMS White Bear - le gouvernement britannique s'en était porté acquéreur en 1940 - , il servit courageusement dans la mer de Chine et les îles indonésiennes, sous le commandement du vice amiral Archibald Day. Après cinquante ans de bons et loyaux services, il fut détruit en 1958, laissant derrière lui des souvenirs que les descendants des marins qui servirent à bord cultivent encore.
    Il ne reste aujourd'hui du Yolanda qu'un petit fanion, à peine plus grand qu'un mouchoir, que conserve mon frère Ivan, et quelques reliques entre les mains de collectionneurs. Dira-t-on assez ce que ces documents d'un passé révolu ont de touchant et de précieux : ils conservent, concentrés en quelques fragments de tissu, de bois ou de cuivre, la trace de la joie paisible des hommes, de leurs aventures et de leurs passions, meurtrières parfois, et survivent seuls à leurs illusions. Les objets ont-ils une âme ? Les animaux en ont bien une, les plantes aussi. Pourquoi pas ces témoins matériels qui, dans leur tranquillité et le silence, vibrent encore de tout ce qui y avons mis d'espoir, de travail, de confiance dans la résistance de la matière aux pertubations du temps et de l'histoire ? Ce n'est pas sans raison que nous les entretenons, les conservons précieusement et écoutons, à certaines heures, le message silencieux qu'ils chuchotent à notre oreille : rien ne durera de vos possessions, mais, ne vous inquiétez pas, nous avons une vie à nous, bien plus longue que la vôtre dont nous témoignerons si vos successeurs ne sont pas indignes de nous... Mais voilà : ne sommes-nous pas devenus une génération indigne, sourde non seulement aux cris de la nature mais, également, à la valeur de nos fabrications qui n'est pas seulement utilitaire ?
  • dimanche 17 août 2008

    Rencontres de Pétrarque

    Une bienveillante et fort juste présentation de mon exposé aux Rencontres de Pétrarque à Montpellier, cet été :
  • http://desormiere.blog.lemonde.fr/


  • En attendant de pouvoir débattre plus amplement de ce sujet lors de la parution du livre début octobre, je vous invite à lire le dernier ouvrage de Naomi Klein, La statégie de choc, publié chez Actes Sud, qui établit, dans une démonstration magistrale, le rapport entre la torture et le libéralisme politique.
    Je consacrerai bientôt une plus longue présentation de ce livre qui mérite d'être lu...

    Pouvoirs du rêve

    Me levant généralement avant l'aube, après quelques heures de travail – par exemple pour alimenter ma petite fenêtre sur le monde et les autres, ce blog que je chéris de plus en plus – je me recouche, souvent après avoir allumé la radio pour écouter les informations. Et là se produit un phénomène étrange : les sons se transforment en images et tout un rêve s'élabore mais avec cette particularité singulière que je ne suis jamais que le spectateur impuissant et frustré du droit d'y prendre la moindre part. Ce matin, à nouveau. Au réveil, je me suis aperçu que j'écoutais une émission littéraire. Les paroles entendues venaient de personnages – des professeurs dans une école – qui discutaient entre eux, mais chaque fois que je voulais dire quelque chose, développer mes propres « idées », ils m'interdisaient de parler ou me coupaient abruptement la parole. Et c'est furieux que je me suis réveillé, quoique je compris à l'instant ce qui s'était passé. Merveilleuse faculté du cerveau et de l'inconscient de pouvoir ainsi protéger le sommeil, qui fait que le petit enfant s'imagine dans son rêve qu'il fait pipi au moment où il mouille son lit afin qu'il ne se réveille pas. Ses parents le gronderont au matin de cette faiblesse, mais comme ils sont ignorants et oublieux de l'étonnante force dont le psychisme a pourtant fait la preuve !
    Ainsi en est-il peut-être de notre existence : elle ne serait qu'un rêve dont la mort nous déliera. Combien de philosophies l'ont cru, jusqu'à Descartes,le père, dit-on, du rationalisme moderne, qui a bien du mal à se délivrer de l'hypothèse du rêve sous laquelle se déploient les cinq premières de ses Méditations métaphysiques...

    samedi 16 août 2008

    Petite conclusion sur la morale

    En guise de conclusion d'un cours sur la morale que je viens de finir.

    L'homme ne se réduit pas à un égoïste qui chercherait, en toutes circonstances, à satisfaire son seul intérêt. Si nous entendons la chose au particulier et non en général, tel individu rencontrerait la désapprobation générale, étant dénué de cette écoute et attention à l'autre qui est la définition même de l'égoïsme. Mais élargir à tout individu, quoiqu'il fasse, voire à la nature humaine en général, une telle appréciation de ses motivations, fussent-elles apparemment bienveillantes, est une pétition de principe que rien ne justifie et qui repose sur une pure et simple tautologie infalsifiable : si nous agissons de telle manière, c'est que avons intérêt à le faire, ou encore, que nous avons de « bonnes raisons » de le faire ou encore, au sens théologique, que nous sommes pris dans les rets de ce vice de l'amour-propre qui est la conséquence funeste du péché originel. Or, outre que c'est là ne rien dire au plan des faits, ce n'est pas démontrer que les motivations « égoïstes » soient les seules qui nous animent. On le présuppose, mais on ne le prouve pas.
    Le sens commun et le langage ordinaire attestent, au contraire, que nous faisons une différence, à nos yeux essentielle, entre telle action qui relève d'un égoïsme manifeste et telle autre qui, au contraire, témoigne d'un souci du bien d'autrui qui n'a pas besoin de répondre à un désintéressement radical ou sacrificiel pour que nous le considérions comme authentiquement moral. C'est donc à cette qualité de l'attention à l'autre et aux actions qui en découlent que nous évaluons d'habitude la qualité morale des actions humaines. Que celles-ci répondent à l'exigence d'obéissance inconditionnelle à l'impératif catégorique que recommande Kant n'est pas une condition que nous formulons ordinairement. Sans doute les doctrines morales demandent-elles plus que ce dont le sens commun se satisfait, mais c'est là construire des systèmes théoriques qui, pour cohérents qu'ils soient n'ont pour eux que la beauté formelle des systèmes ; au reste, en dernier ressort, ils sont incompatibles les uns avec les autres. S'il est un critère formel qui détermine nos évaluations morales, l'approbation et la désapprobation, c'est celui qui tient à ceci : une certaine impartialité dans le jugement que nous portons sur nos actions et celles des autres, en même temps que nous n'attendons pas que la bienveillance se limite simplement à la sphère étroite des proches auxquels nous lient passions et intérêts. Et c'est là que la raison intervient, mais originairement, ce qui nous pousse à rechercher le bien d'autrui, ce n'est pas un diktat de la raison, c'est un sentiment de responsabilité qui nous attache à la détresse et à la souffrance des autres, un sentiment de compassion, en vertu d'un co-souffrir qui est une détermination fondamentale de l'homme.
    Notre exigence morale ne va pas au-delà, mais en y répondant nous répondons à une obligation, à un appel, qui ne laisse pas de nous engager à une responsabilité dont tout ce que nous pouvons dire, c'est qu'elle fait signe vers ce que Vaclav Havel, dans ses admirables Lettres à Olga, appelle le « mystère du sens ». Immanent à l'être humain, le co-souffrir avec autrui n'appelle pas seulement à une correction rationnelle et, dans le meilleur des cas, à une synthèse des facultés, ultiment il en nous est la part invisible de la transcendance au double sens où il nous pousse au-delà de nous-mêmes et de notre ego et qu'en l'acte qui s'en déduit se donne à voir l'au-delà du bien commis, le Bien lui-même.

    mardi 12 août 2008

    Eternellement, Janis Joplin

    Il y a bien au ciel éternel de la musique, la Messe en si de Bach par Furtwängler, et puis la chanson peut-être la plus triste du monde, qui est toujours un bouleversement : Janis Joplin, "Little Girl Blue", tirée du fond de sa pauvre histoire, et qu'on n'oubliera pas


    dimanche 10 août 2008

    Port Royal de Sainte-Beuve

    Trois ans de recherches, souvent accablantes, sur le sujet de la torture aux Etats-Unis depuis le 11 septembre 2001, des dizaines de livres sur les arguments du débat autour des méthodes d'interrogatoire coercitif, de réflexions pour déjouer les arguments de ses partisans, le livre enfin écrit, m'avaient laissé dans un sentiment de désolation. Et puis, par hasard, la découverte du Port Royal de Sainte-Beuve, et là l'immense plaisir de retrouvers sous sa plume, érudite et brillante, tous ces personnages que j'avais rencontrés dans un travail plus ancien - Amour et désespoir (Points-Seuil, 2000) : les Saint-Cyran, Jacques Esprit, La Rochefoucauld, Pascal, le grand Arnauld, Malebranche aussi (qui n'était pas de la maison et qu'on combattit), et bien d'autres encore, et puis ces femmes magnifiques dont il dresse le portrait si vivant - Mme du Sablé, mère Angélique, Mme de Longueville, par exemple. L'orgueil et l'humilité de ces grandes figures de l'aristocratie française du Grand Siècle qui se dressèrent fièrement contre l'arbitraire de Louis XIV emportent notre sympathie que nous soyons chrétiens ou non - Sainte-Beuve ne l'était pas. Et l'on suit avec le bonheur de lire un grand écrivain, un peu suranné, plus dix-huitième siècle que dix-neuvième - quelle distance dans l'écriture avec Flaubert, son contemporain - les épisodes de l'édification puis de la ruine de ce lieu qui constitua la dernière grande oasis de la spiritualité chrétienne en France, avant que ne s'étendent sur notre civilisation les grandes ombres du Dieu mort. Je doute qu'on lise aujourd'hui beaucoup ce chef-d'oeuvre, c'est dommage : on s'y plonge avec un enchantement qui n'est pas dénué de nostalgie pour un monde perdu qui dans son injustice avait ses grandeurs. Sans doute y a-t-il des longueurs, des chemins parallèles qu'on suit parfois fastidieusement, et l'on se perd parfois dans les bosquets de détails foisonnants, mais l'on revient toujours aux grandes avenues du récit accompagnant la marche fière et heurtée de ces résistants qui surent, à de certaines heures, montrer une grande et noble colère...

    jeudi 7 août 2008

    Journées de Pétrarque

    Les Journées de Pétrarque cette année ont été consacrées à la question, "Contre le terrorisme, tout est-il permis ?". Le Monde et France Culture ont eu la gentillesse de m'y inviter pour parler, le 17 juillet 2008, de la justification de la torture dans les démocraties actuelles, et plus particulièrement aux Etats-Unis depuis 2001.
  • http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions_ete/debats/fiche.php?diffusion_id=62929

  • J'avais dédié mon intervention à la mémoire de Bronislaw Geremek, décédé quelques jours plus tôt, cette belle figure de l'humanisme européen dont l'un des derniers représentants encore en vie est Vaclav Havel. Soljénitsyne n'était pas encore parti rejoindre les grands titans de la littérature russe, mais Soljénitsyne appartient à un univers qui n'est pas celui des Milosz, Czapski et Geremek...

    lundi 4 août 2008

    Shûsaku Endô

    Je découvre avec admiration l'oeuvre de Shûsaku Endô, en particulier La fille que j'ai abandonnée et Une femme nommée Shizu, tous deux publiés dans la collection Folio, et vous invite à découvrir à votre tour ce grand écrivain japonais qui parle de la compassion en des termes qui rejoignent de près ce que j'ai essayé de défendre dans "Un si fragile vernis d'humanité" : une bienveillance envers autrui qui n'a rien de forcé ni d'un devoir et qui est d'autant plus admirable qu'elle a l'air d'être toute naturelle, comme allant de soi. On saisit ces traits dans le comportement de Mitsu, l'héroïne de La fille que j'ai abandonnée, qui rappellent ceux des sauveteurs des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Bien qu'ils aient agi d'une manière qui suscite notre admiration, aucun ne s'inquiétait d'être "moral" ni n'admettait par la suite qu'ils dussent être jugés tels. Simplement, selon leur propre aveu, ils ne pouvaient faire autrement. Ainsi en est-il de Mirsu qui se consacre au soin des lépreux, après avoir appris qu'elle ne portait pas cette maladie dont elle craignait d'être affectée. "En ce qui concerne notre amie, elle voulait tellement partager les malheurs d'autrui qu'elle n'avait pas besoin de ces deux vertus [la patience et l'endurance]. En fait elle pratiquait la charité chrétienne naturellement". Mais qu'on ne s'inquiète : le roman n'a tien d'une bondieuserie, le style merveilleux d'Endo vous entraine au charme de sa délicatesse, de sa simplicité. Endô était catholique - ce qui n'est pas chose fréquente au Japon - et comme Graham Green, qui voyait en lui un des plus grands écrivains du XXe siècle, il explore, dans nombre de ses nouvelles, le thème du mal, de la déchéance, de la lâcheté humaine (dans "Douleurs exquises" en particulier). Aussi Mitsu était-elle une figure à part, qui, selon son propre aveu, obséda Endô, comme il était obsédé par l'abandon du Christ, l"homme de là-bas", ainsi qu'il le nomme.