Michel-Ange ne fut pas seulement le sculpteur et le peintre de génie que l'on sait, mais aussi un poète qui ne cessa d'écrire des vers, tout au long de sa vie.
Dans sa belle introduction aux Poèmes de Michel-Ange (Editions Mazarine, 1983), le poète Pierre Leyris, qui en a donné une admirable traduction, écrit :
« Pour qu'il délaissât ainsi, même brièvement, la Sculpture, lui qui avait déjà donné à la chrétienté la Pietà de Saint-Pierre et qui venait de dresser à Florence, devant le palais de la Seigneurie, la nudité civique et triomphale de son David géant, il fallait qu'il fût sérieusement mordu par la Poésie. Elle devint pour lui à la longue, de manière plus discrète et plus constante qu'éclatante, comme une seconde nature. Attentive à ses inspirations diverses, docile à ses besoins changeants, elle l'accompagna fidèlement toute sa vie. Le dernier des quelque trois cents poèmes qu'il nous a laissés (il y en eut sûrement beaucoup plus mais sa main était aussi prompte à détruire qu'à créer) fut écrit à quatre-vingt-cinq ans, dans l'attente – encore prématurée – de sa mort.
[…] Si abrupts ou épineux qu'il leur arrive d'être dans leur langue natale, ces poèmes ont maintenant conquis une fois pour toutes la place qu'ils auraient dû avoir dans l'œuvre multiforme du maître. Personne ne niera plus, je crois, qu'on y perçoit d'emblée, avant même de les avoir complètement déchiffrés, une considérable présence à la mesure de son génie. Même souffrante et plaintive, même accablée par le péché ou par le sentiment du péché, elle s'impose sans jamais se faire écrasante ni cesser d'être fraternelle, réduite qu'elle est – ou plutôt qu'elle était du temps qu'elle émanait d'un vivant – à l'humble lot de la mortalité comme aux mots mal purifiés de la tribu ».
Parmi les plus beaux sont les poèmes adressés à Tommaso Cavalieri, un jeune patricien romain, d'une « incomparable beauté » que Michel-Ange rencontra à Rome en 1532 – il avait cinquante-sept ans – auquel il voua aussitôt une adoration qui devait durer jusqu'à la fin de sa vie. Et les plus poignants, ceux qu'il rédigea à la fin de sa vie et qui sont emprunts d'une piété profonde et angoissée.
Voici un des merveilleux sonnets à Tommaso, et qui servira d'envoi à tous les amants :
Tu sais bien que je sais, mon seigneur, que tu sais
que je m'en suis venu à jouir de toi de plus près ;
et tu sais que je sais que tu sais qui je suis ;
à nous fêter, alors, pourquoi tarder ainsi ?
Si l'espoir dont tu m'as bercé n'est pas trompeur,
s'il est vrai que tu vas combler mon grand désir,
que s'abatte le mur qui les sépare encore,
car le tourment qu'on cèle est un double tourment.
Je n'aime en toi, mon cher seigneur, que cela même
que tu prises le plus : en vas-tu prendre ombrage ?
Mais c'est un esprit qui s'éprend d'un autre esprit !
Ce dont je suis en quête dans ton beau visage,
c'est qu'il m'enseigne, autrui ne peut pas le saisir,
et qui le veut apprendre doit d'abord mourir.
Tu sa' ch'i so, signor mie, che tu sai
ch'i vengo per goderti più da presso,
e sai ch'i so che tu sa' ch'i son desso :
a che più indugio a salutarci omai ?
Se vera è la speranza che mi dai,
se vero è 'l gran desio che m'è concesso,
rompasi il mur fra l'uno e l'altra messo,
ché doppia forzia hann'i celati guai.
S'i' amo sol di te, signor mie caro,
quel che di te più ami, non ti sdegni
ché l'un d'ell'altro spirto s'innamora.
Quel che nel tuo bel volto bramo e 'mpparo,
e mal compres' è dagli umani ingegni,
chi 'l vuol saper convien che prima mora.
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
mercredi 31 août 2011
lundi 29 août 2011
Malgré la torture, la nécessaire distinction des régimes en politique
Ce texte a été rédigé en Postface au Rapport 2011 de l'ACAT-France sur la torture, Un monde tortionnaire, à paraître fin octobre :
La divulgation, en 2011, par le site en ligne Wikileaks, d'une masse énorme de documents tenus jusqu'à présent secrets par les Etats concernés a été l'occasion d'un débat intense sur les vertus ou au contraire les effets pervers du principe de transparence en démocratie. Doit-il ou non être encadré, limité ? Existe-t-il en matière d'affaires politiques certaines informations qui doivent échapper à la publicité et à l'exposition au grand jour au nom de l'intérêt supérieur de l'Etat ? Néanmoins, il est un domaine où une telle controverse ne saurait avoir la moindre raison d'être, c'est celui de la torture. Car, en cette affaire, il s'agit bel et bien, d'en savoir autant qu'on peut, puis de tout dire. Sur la base de ce principe inconditionnel de transparence, il est possible de concevoir une nouvelle typologie des régimes politiques.
La différence fondamentale, entend-on parfois, n'est pas entre les Etats qui ont recours de façon quasi institutionnelle à la torture et ceux qui l'interdisent sous toutes ses formes, puisque ces-derniers ne sont pas exempts de manquements graves aux normes et aux principes protecteurs des droits des individus et de la dignité humaine, consacrés par le droit humanitaire international. Cet argument est juste, à condition toutefois d'ajouter que cette différence compte, et qu'elle ne saurait être minimisée, pour au moins deux raisons principales.
Tout d'abord, parce que, malgré tout, le caractère généralisé, quasi institutionnel ou, au contraire, limité de la pratique de la torture et des traitements humiliants et dégradants établit une distinction essentielle entre les Etats et les sociétés. Il est vrai, il est incontestable que les sociétés démocratiques demeurent vulnérables à ces méthodes d'interrogatoire, en particulier dans certaines circonstances historiques spécifiques. Ainsi en était-il au lendemain du 11 septembre 2001 dans le cadre de la « guerre contre la terreur », avec toutes les dérives, en Afghanistan, en Irak, à Guantanamo, que l'on connait et qui sont aujourd'hui fort bien documentées. Mais, appliqué sans discrimination, tout se passe comme si le critère de la torture conduisait à une sorte d'effacement de la frontière entre les démocraties de type libéral et les régimes autoritaires ou dictatoriaux. Or cette conséquence doit être maniée avec grande précaution. On ne saurait renvoyer dos à dos les uns et les autres, la Syrie et le Royaume-Uni, pour prendre le cas de deux pays examinés dans le dernier rapport de l'ACAT, sinon à quoi bon les mouvements révolutionnaires de libération auxquels nous assistons dans plusieurs pays du monde arabe depuis le début de l'année ? Cette façon de mettre à égalité des régimes politiques radicalement opposés est, on le sait, un argument fréquemment employé par les adversaires de la démocratie et il leur sert de justification commode à la pratique de la torture. Pourquoi devrions-nous nous gêner puisqu'ils en font autant ? Oeil pour œil, dent pour dent. Et l'argument joue dans les deux sens. Tous peuvent en jouer avec une égale insouciance ! Il en résulte que les régimes fondés sur le respect des droits humains fondamentaux devraient être impeccables, et sans concession à l'endroit des tentations de les violer. Cela est vrai, et ce devrait être un principe de gouvernement inconditionnellement respecté. Tel n'est pas le cas. Il n'empêche ! N'en tirons pas de conclusions hâtives sur le mode du « Tous pourris » ou « Tout se vaut » !
La seconde raison qui interdit un tel effacement de la différence entre les régimes politiques est qu'en démocratie, les agents de l'État qui s'abandonnent à la pratique de la torture ou d'actes qui lui sont affiliés s'exposent à des incriminations pénales et à des condamnations judiciaires, même s'il importe de dénoncer les tentatives des responsables, parfois au plus niveau de l'État, pour contourner la loi ou la changer tout simplement, afin d'éviter ces conséquences au nom du secret défense, de la raison d'État et des nécessités liées à la « guerre contre le terrorisme ». Que ce soit aux Etats-Unis ou en Angleterre, les autorités se sont montrés réticentes à poursuivre les soldats accusés d'actes de torture, et lorsqu'ils l'ont fait, ce n'est jamais en remontant jusqu'au sommet de la chaîne de commandement. Néanmoins, il en va autrement sein des gouvernements qui accordent aux tortionnaires une véritable impunité et n'ont nul besoin d'avoir recours à des moyens juridiques aussi douteux et contestables.
Ce qui constitue le propre des régimes démocratiques, ce n'est pas seulement qu'ils reposent sur le principe de la protection des libertés civiques fondamentales, c'est aussi que les autorités doivent faire l'objet d'un contrôle permanent, que ce soit de la part d'institutions indépendantes de l'exécutif, telles que la justice ou le pouvoir législatif (par exemple par le biais de commissions d'enquête parlementaires), ou des citoyens eux-mêmes, des associations et des médias. La démocratie est le seul régime à reposer sur le principe de l'auto-critique, ou, comme le dit, le philosophe polonais, Leslek Kolakowski, du « self denial ». Dans aucun pays tyrannique, dictatorial ou autoritaire, un rapport, comme celui qu'on va lire, ne pourrait être publié et lu de tous les citoyens Bien que les démocraties libérales n'échappent nullement entièrement à la pratique de la torture ou d'actes humiliants et dégradants – et c'est odieux et c'est inacceptable ! -, reste la possibilité, qui est une liberté immense, de dénoncer ces actes, de les exposer au grand jour, d'exiger que les responsabilités soient publiquement établies et que s'ensuivent des condamnations à la mesure des crimes commis, même si, dans les faits, ces exigences ne seront pas entièrement satisfaisantes.
Le Rapport 2011 de l'ACAT-France sur la torture n'amène pas à mettre sur le même plan, dans une dangereuse équivalence, tous les régimes politiques quels qu'ils soient. Ce qu'il montre, en dernier ressort, c'est que, dans un cas, s'impose une nécessaire et constante vigilance, fondée sur l'accès à l'information, le refus du secret et le droit à la transparence, et, dans l'autre, la nécessité, tout simplement, de l'abolition du régime en place. La façon la plus efficace de supprimer la pratique atroce de la torture est, toujours et partout, de la dénoncer. D'où la valeur et l'utilité immenses d'un ouvrage comme celui-ci. Et ils sont l'indice que, malgré la fragilité morale de nos régimes politiques, nos sociétés sont travaillées par une puissante vitalité, visant à l'élaboration d'un monde meilleur, ici et ailleurs.
Le site de l'ACAT-France peut être visité à l'adresse suivante :
www.acatfrance.fr
La divulgation, en 2011, par le site en ligne Wikileaks, d'une masse énorme de documents tenus jusqu'à présent secrets par les Etats concernés a été l'occasion d'un débat intense sur les vertus ou au contraire les effets pervers du principe de transparence en démocratie. Doit-il ou non être encadré, limité ? Existe-t-il en matière d'affaires politiques certaines informations qui doivent échapper à la publicité et à l'exposition au grand jour au nom de l'intérêt supérieur de l'Etat ? Néanmoins, il est un domaine où une telle controverse ne saurait avoir la moindre raison d'être, c'est celui de la torture. Car, en cette affaire, il s'agit bel et bien, d'en savoir autant qu'on peut, puis de tout dire. Sur la base de ce principe inconditionnel de transparence, il est possible de concevoir une nouvelle typologie des régimes politiques.
La différence fondamentale, entend-on parfois, n'est pas entre les Etats qui ont recours de façon quasi institutionnelle à la torture et ceux qui l'interdisent sous toutes ses formes, puisque ces-derniers ne sont pas exempts de manquements graves aux normes et aux principes protecteurs des droits des individus et de la dignité humaine, consacrés par le droit humanitaire international. Cet argument est juste, à condition toutefois d'ajouter que cette différence compte, et qu'elle ne saurait être minimisée, pour au moins deux raisons principales.
Tout d'abord, parce que, malgré tout, le caractère généralisé, quasi institutionnel ou, au contraire, limité de la pratique de la torture et des traitements humiliants et dégradants établit une distinction essentielle entre les Etats et les sociétés. Il est vrai, il est incontestable que les sociétés démocratiques demeurent vulnérables à ces méthodes d'interrogatoire, en particulier dans certaines circonstances historiques spécifiques. Ainsi en était-il au lendemain du 11 septembre 2001 dans le cadre de la « guerre contre la terreur », avec toutes les dérives, en Afghanistan, en Irak, à Guantanamo, que l'on connait et qui sont aujourd'hui fort bien documentées. Mais, appliqué sans discrimination, tout se passe comme si le critère de la torture conduisait à une sorte d'effacement de la frontière entre les démocraties de type libéral et les régimes autoritaires ou dictatoriaux. Or cette conséquence doit être maniée avec grande précaution. On ne saurait renvoyer dos à dos les uns et les autres, la Syrie et le Royaume-Uni, pour prendre le cas de deux pays examinés dans le dernier rapport de l'ACAT, sinon à quoi bon les mouvements révolutionnaires de libération auxquels nous assistons dans plusieurs pays du monde arabe depuis le début de l'année ? Cette façon de mettre à égalité des régimes politiques radicalement opposés est, on le sait, un argument fréquemment employé par les adversaires de la démocratie et il leur sert de justification commode à la pratique de la torture. Pourquoi devrions-nous nous gêner puisqu'ils en font autant ? Oeil pour œil, dent pour dent. Et l'argument joue dans les deux sens. Tous peuvent en jouer avec une égale insouciance ! Il en résulte que les régimes fondés sur le respect des droits humains fondamentaux devraient être impeccables, et sans concession à l'endroit des tentations de les violer. Cela est vrai, et ce devrait être un principe de gouvernement inconditionnellement respecté. Tel n'est pas le cas. Il n'empêche ! N'en tirons pas de conclusions hâtives sur le mode du « Tous pourris » ou « Tout se vaut » !
La seconde raison qui interdit un tel effacement de la différence entre les régimes politiques est qu'en démocratie, les agents de l'État qui s'abandonnent à la pratique de la torture ou d'actes qui lui sont affiliés s'exposent à des incriminations pénales et à des condamnations judiciaires, même s'il importe de dénoncer les tentatives des responsables, parfois au plus niveau de l'État, pour contourner la loi ou la changer tout simplement, afin d'éviter ces conséquences au nom du secret défense, de la raison d'État et des nécessités liées à la « guerre contre le terrorisme ». Que ce soit aux Etats-Unis ou en Angleterre, les autorités se sont montrés réticentes à poursuivre les soldats accusés d'actes de torture, et lorsqu'ils l'ont fait, ce n'est jamais en remontant jusqu'au sommet de la chaîne de commandement. Néanmoins, il en va autrement sein des gouvernements qui accordent aux tortionnaires une véritable impunité et n'ont nul besoin d'avoir recours à des moyens juridiques aussi douteux et contestables.
Ce qui constitue le propre des régimes démocratiques, ce n'est pas seulement qu'ils reposent sur le principe de la protection des libertés civiques fondamentales, c'est aussi que les autorités doivent faire l'objet d'un contrôle permanent, que ce soit de la part d'institutions indépendantes de l'exécutif, telles que la justice ou le pouvoir législatif (par exemple par le biais de commissions d'enquête parlementaires), ou des citoyens eux-mêmes, des associations et des médias. La démocratie est le seul régime à reposer sur le principe de l'auto-critique, ou, comme le dit, le philosophe polonais, Leslek Kolakowski, du « self denial ». Dans aucun pays tyrannique, dictatorial ou autoritaire, un rapport, comme celui qu'on va lire, ne pourrait être publié et lu de tous les citoyens Bien que les démocraties libérales n'échappent nullement entièrement à la pratique de la torture ou d'actes humiliants et dégradants – et c'est odieux et c'est inacceptable ! -, reste la possibilité, qui est une liberté immense, de dénoncer ces actes, de les exposer au grand jour, d'exiger que les responsabilités soient publiquement établies et que s'ensuivent des condamnations à la mesure des crimes commis, même si, dans les faits, ces exigences ne seront pas entièrement satisfaisantes.
Le Rapport 2011 de l'ACAT-France sur la torture n'amène pas à mettre sur le même plan, dans une dangereuse équivalence, tous les régimes politiques quels qu'ils soient. Ce qu'il montre, en dernier ressort, c'est que, dans un cas, s'impose une nécessaire et constante vigilance, fondée sur l'accès à l'information, le refus du secret et le droit à la transparence, et, dans l'autre, la nécessité, tout simplement, de l'abolition du régime en place. La façon la plus efficace de supprimer la pratique atroce de la torture est, toujours et partout, de la dénoncer. D'où la valeur et l'utilité immenses d'un ouvrage comme celui-ci. Et ils sont l'indice que, malgré la fragilité morale de nos régimes politiques, nos sociétés sont travaillées par une puissante vitalité, visant à l'élaboration d'un monde meilleur, ici et ailleurs.
Le site de l'ACAT-France peut être visité à l'adresse suivante :
samedi 27 août 2011
Education à la sympathie
Suite du billet précédent :
Pourquoi dès lors sommes-nous si mal ou si peu capables d'agir en accord avec ces puissants sentiments de sympathie et de compassion ? Car, le fait est qu'ils sont tout aussi naturels que tronqués ou inhibés et qu'ils entrent en conflit avec d'autres incitations plus immédiatement intéressées, étriquées ou égoïstes ? Il y a bien des réponses à cette question, en partie contenues dans sa formulation. Mais elles ne sont pas psychologiques seulement, les raisons sociales y sont pour beaucoup, comme le pensait Rousseau.
La compassion, la sympathie, aussi naturelle soit-elle dans son enracinement humain, il appartient qu'elle soit formée et développée. Il faut y être éduqué. A vouloir trop naturaliser le sentiment on oublie que la sensibilité, dans tous ses aspects, affectifs, intellectuels, esthétiques, moraux et spirituels, ça se forme. Et comment pourrait-elle être suffisamment développée dans une société qui a systématiquement atomisé les individus et les relations qu'ils entretiennent entre eux, qui a privilégié la concurrence et la compétition, les fins de la réussite personnelle, de l'efficacité rationnelle et du productivisme à outrance plutôt que la solidarité, la fête, le jeu et les rites, la conscience de l'appartenance à un monde commun, qui, en somme, est tout entière construite sur une conception extraordinairement restrictive et appauvrissante de l'être humain, qui est sans précédent dans l'histoire des sociétés ?
Il n'est nullement impossible de concevoir et d'imaginer ce que pourrait être une société où la compassion ordonnerait profondément les rapports humains, contribuerait à l'élaboration d'institutions qui ne seraient pas justes seulement, mais conviviales et bienveillantes et certainement bien plus attentives à la condition réelle et effective de chacun, celle des plus en difficulté, des plus vulnérables en particulier, que ne le sont les nôtres. Imaginez, par exemple, quelles profondes transformations la prison et l'univers carcéral connaîtraient s'ils devaient être envisagés comme une "institution bienveillante" (ce qui ne veut pas dire "laxiste"). Mais pour cela, il faudrait commencer, dès l'école, par un apprentissage, une éducation à la sympathie, à la compassion qui donne à cette capacité naturelle la possibilité de se déployer dans toutes ses dimensions personnelles, mais aussi sociales, politiques et institutionnelles. C'est à tort qu'on n'insiste pas suffisamment sur cette dimension pédagogique, qui conduirait, serait-elle mieux prise en compte, à réviser profondément nos formations, de quelque domaine de spécialité qu'il s'agisse, jusqu'à dans l'enseignement du droit et de l'économie par exemple, à laisser bien davantage place à l'imagination, telle que la littérature et l'art nous y invitent, et pas seulement à la rationalisation technicienne des savoirs qui, pour utile et nécessaire qu'elle soit, est loin de suffire à la formation de l'homme complet.
Tels pourraient être, formulés à gros traits, les principes de base d'un programme politique aux implications bien plus larges et transformatrices que ceux auxquels se restreignent ou se résignent, sous prétexte d'être crédibles, les partis d'alternance. A défaut d'avoir ce type de vision large, il n'est pas même possible d'en espérer la réalisation, petit à petit, et de façon pragmatique. Car ce n'est pas d'utopie dont il s'agit ici, ou alors d'une utopie concrète.
Pourquoi dès lors sommes-nous si mal ou si peu capables d'agir en accord avec ces puissants sentiments de sympathie et de compassion ? Car, le fait est qu'ils sont tout aussi naturels que tronqués ou inhibés et qu'ils entrent en conflit avec d'autres incitations plus immédiatement intéressées, étriquées ou égoïstes ? Il y a bien des réponses à cette question, en partie contenues dans sa formulation. Mais elles ne sont pas psychologiques seulement, les raisons sociales y sont pour beaucoup, comme le pensait Rousseau.
La compassion, la sympathie, aussi naturelle soit-elle dans son enracinement humain, il appartient qu'elle soit formée et développée. Il faut y être éduqué. A vouloir trop naturaliser le sentiment on oublie que la sensibilité, dans tous ses aspects, affectifs, intellectuels, esthétiques, moraux et spirituels, ça se forme. Et comment pourrait-elle être suffisamment développée dans une société qui a systématiquement atomisé les individus et les relations qu'ils entretiennent entre eux, qui a privilégié la concurrence et la compétition, les fins de la réussite personnelle, de l'efficacité rationnelle et du productivisme à outrance plutôt que la solidarité, la fête, le jeu et les rites, la conscience de l'appartenance à un monde commun, qui, en somme, est tout entière construite sur une conception extraordinairement restrictive et appauvrissante de l'être humain, qui est sans précédent dans l'histoire des sociétés ?
Il n'est nullement impossible de concevoir et d'imaginer ce que pourrait être une société où la compassion ordonnerait profondément les rapports humains, contribuerait à l'élaboration d'institutions qui ne seraient pas justes seulement, mais conviviales et bienveillantes et certainement bien plus attentives à la condition réelle et effective de chacun, celle des plus en difficulté, des plus vulnérables en particulier, que ne le sont les nôtres. Imaginez, par exemple, quelles profondes transformations la prison et l'univers carcéral connaîtraient s'ils devaient être envisagés comme une "institution bienveillante" (ce qui ne veut pas dire "laxiste"). Mais pour cela, il faudrait commencer, dès l'école, par un apprentissage, une éducation à la sympathie, à la compassion qui donne à cette capacité naturelle la possibilité de se déployer dans toutes ses dimensions personnelles, mais aussi sociales, politiques et institutionnelles. C'est à tort qu'on n'insiste pas suffisamment sur cette dimension pédagogique, qui conduirait, serait-elle mieux prise en compte, à réviser profondément nos formations, de quelque domaine de spécialité qu'il s'agisse, jusqu'à dans l'enseignement du droit et de l'économie par exemple, à laisser bien davantage place à l'imagination, telle que la littérature et l'art nous y invitent, et pas seulement à la rationalisation technicienne des savoirs qui, pour utile et nécessaire qu'elle soit, est loin de suffire à la formation de l'homme complet.
Tels pourraient être, formulés à gros traits, les principes de base d'un programme politique aux implications bien plus larges et transformatrices que ceux auxquels se restreignent ou se résignent, sous prétexte d'être crédibles, les partis d'alternance. A défaut d'avoir ce type de vision large, il n'est pas même possible d'en espérer la réalisation, petit à petit, et de façon pragmatique. Car ce n'est pas d'utopie dont il s'agit ici, ou alors d'une utopie concrète.
vendredi 26 août 2011
La compassion, en réponse à l'autre
La compassion, plutôt que la sympathie. Au sens propre, c’est la même chose - la même racine, latine dans un cas, grecque dans l'autre - mais le premier terme s’adresse plus directement, dans le langage courant, à la souffrance. Dans son beau français classique, Rousseau parlait de la « commisération » - et le mot s'étire dans une sorte de mélancolie magnifique : une manière « désintéressée » de souffrir avec l’autre, de partager sa détresse ou son malheur, malgré qu’en aient les théoriciens de tous bords qui voudraient qu’avec l’égoïsme on ait dit le dernier mot. Que nous cherchions notre intérêt toujours en toutes nos entreprises, quelle blague ! L’affirmation paraît sérieuse, mais il n'y a pas à dire, c’est une plaisanterie. Les hommes ne sont généralement pas faits de ce bois-là seulement.
On y verra un sentiment, tout d'abord, un affect originaire qui « précède la réflexion », dit encore Rousseau : une sorte d'instinct, d'ébranlement premier, de mise en question qui n'a rien d'intentionnel ni de volontaire, parce que la souffrance des autres, dès lors que nous en sommes spectateurs, nous touche et nous concerne, qu'on le veuille ou non. Et ce sera ensuite un transport de l'imagination qui nous met à leur place et nous fait nous représenter sensiblement, de façon vivante, ce qu'ils éprouvent quoique nous ne puissions jamais l'éprouver identiquement à eux et que ce soit toujours à partir de notre expérience personnelle que la compassion opère. Mais s'agira-t-il de rester passivement en position de spectateur, les bras ballants, à déplorer le malheur ?
Dès lors que l'affect est d'une intensité suffisante, ce sont toutes nos facultés sensibles, imaginatives, intellectuelles, d'action également, qui seront mobilisées, de sorte qu'il faudra bien agir en conséquence. Si la compassion s'enracine dans les déterminations originaires de la sensibilité, nul lieu cependant de l'opposer à la raison. Elle est une force, une puissante incitation à l'action qui, le moment venu, demandera que l'être tout entier s'engage, avec détermination, avec courage, avec intelligence.
Mais, qu'on ne se trompe, la compassion, si elle est éclairée comme il convient, n'a rien de « compassionnel » et, certainement, ce n'est pas une affaire de « sensiblerie ». Quant à la question de savoir si elle est morale ou non, qu'importe ! pourvu qu'on se donne la peine de prendre sa part à la peine de l'autre et à la diminuer, autant que possible. Et si on y trouve ensuite son « intérêt », une gratitude, une reconnaissance ou encore l'impression de se réaliser pleinement soi-même, qui est la définition même du bonheur, c'est pour le mieux ! Mais que la motivation ait, finalement, été secrètement, inconsciemment, égoïste, comme le prétendent les psychologues du soupçon (tels La Rochefoucauld ou Freud) ou les théoriciens aujourd'hui du choix rationnel, non, rien de tel ! puisque le bénéfice n'est venu que par surcroît, comme une grâce, et n'était pas la fin recherchée. Il y a bien de la différence entre trouver le bonheur dans la compassion et agir par compassion dans ce but ! Il est des états qu'on ne trouve qu'à condition de ne pas les rechercher, et le bonheur est de ceux-là. La compassion authentique ne relève jamais d'une stratégie égoïste, bien qu'elle soit le vrai chemin du bonheur. Nulle contradiction à dire cela !
On y verra un sentiment, tout d'abord, un affect originaire qui « précède la réflexion », dit encore Rousseau : une sorte d'instinct, d'ébranlement premier, de mise en question qui n'a rien d'intentionnel ni de volontaire, parce que la souffrance des autres, dès lors que nous en sommes spectateurs, nous touche et nous concerne, qu'on le veuille ou non. Et ce sera ensuite un transport de l'imagination qui nous met à leur place et nous fait nous représenter sensiblement, de façon vivante, ce qu'ils éprouvent quoique nous ne puissions jamais l'éprouver identiquement à eux et que ce soit toujours à partir de notre expérience personnelle que la compassion opère. Mais s'agira-t-il de rester passivement en position de spectateur, les bras ballants, à déplorer le malheur ?
Dès lors que l'affect est d'une intensité suffisante, ce sont toutes nos facultés sensibles, imaginatives, intellectuelles, d'action également, qui seront mobilisées, de sorte qu'il faudra bien agir en conséquence. Si la compassion s'enracine dans les déterminations originaires de la sensibilité, nul lieu cependant de l'opposer à la raison. Elle est une force, une puissante incitation à l'action qui, le moment venu, demandera que l'être tout entier s'engage, avec détermination, avec courage, avec intelligence.
Mais, qu'on ne se trompe, la compassion, si elle est éclairée comme il convient, n'a rien de « compassionnel » et, certainement, ce n'est pas une affaire de « sensiblerie ». Quant à la question de savoir si elle est morale ou non, qu'importe ! pourvu qu'on se donne la peine de prendre sa part à la peine de l'autre et à la diminuer, autant que possible. Et si on y trouve ensuite son « intérêt », une gratitude, une reconnaissance ou encore l'impression de se réaliser pleinement soi-même, qui est la définition même du bonheur, c'est pour le mieux ! Mais que la motivation ait, finalement, été secrètement, inconsciemment, égoïste, comme le prétendent les psychologues du soupçon (tels La Rochefoucauld ou Freud) ou les théoriciens aujourd'hui du choix rationnel, non, rien de tel ! puisque le bénéfice n'est venu que par surcroît, comme une grâce, et n'était pas la fin recherchée. Il y a bien de la différence entre trouver le bonheur dans la compassion et agir par compassion dans ce but ! Il est des états qu'on ne trouve qu'à condition de ne pas les rechercher, et le bonheur est de ceux-là. La compassion authentique ne relève jamais d'une stratégie égoïste, bien qu'elle soit le vrai chemin du bonheur. Nulle contradiction à dire cela !
mercredi 24 août 2011
Saint Jack Bauer
Dans une lettre de 1521 à son ami le grand historien et diplomate florentin, François Guichardin, Nicolas Machiavel écrit : « Je crois en effet que le vrai moyen d’apprendre le chemin du paradis est de connaître celui de l’enfer, pour l’éviter ». Telle est la devise qui pourrait être placée au fronton de la série télévisée américaine 24 Heures et qui constitue également le credo de son principal héros, Jack Bauer, dont la mission au sein de l'agence anti-terroriste située à Los Angeles (CTU, Counter Terrorist Unit) est de déjouer, par tous les moyens possibles, les terrifiants attentats (nucléaires ou biologiques) qui menacent, de façon imminente, la sécurité des états-Unis et qui mettent en péril la vie de milliers voire de millions d'Américains. Qu'il ait constamment recours, dans chacune des huit saisons (2001-2010), à des méthodes d'interrogatoire coercitives, à la torture, à des actes d'une violence parfois insoutenable et à l'assassinat contribuerait à faire de lui l'image même du meurtrier à la personnalité pathologique et incontrôlable – et nombreux sont ceux qui le considèrent ainsi - n'était-ce la justification qui toujours accompagne ses actions : les circonstances exceptionnelles où le salut des citoyens exige que soient suspendus et violés les principes moraux et juridiques sur lesquels reposent nos démocraties libérales et l'Etat de droit. Et ce ne sont pas jusqu'à ses détracteurs les plus véhéments, les plus désireux de restaurer le respect de la loi, la protection des droits de l'homme et de l'envoyer en prison pour ses crimes, tel le sénateur Mayer, lequel instruit son procès devant une commission sénatoriale ad hoc au début de la saison 7, qui ne soient finalement contraints de reconnaître la légitimité de ces mesures extrêmes, sans compter les différents présidents des Etats-Unis, en particulier David Palmer, un démocrate noir aux scrupules moraux particulièrement exigeants (un personnage dont on a pu dire qu'il a contribué, au sein de l'opinion publique américaine, fascinée par cette série, à l'élection de Barak Obama), aux ordres duquel il obéit. De sorte que Jack Bauer constitue un cas moral exceptionnel, tout à la fois tortionnaire et assassin impitoyable et homme d'honneur à l'intégrité irréprochable, qui se sacrifie lui-même, sa vie, sa conscience, son bonheur personnel et familial et qui sacrifie les autres, jusqu'à ses collaborateurs les plus proches, au nom du bien supérieur de l'Etat, de façon totalement désintéressée et sans jamais prendre plaisir au mal qu'il inflige. Jack Bauer est l'incarnation la plus aboutie, qu'une fiction ait jamais inventée, de cette figure équivoque et tragique du « noble tortionnaire », le sauveur sacrificiel, quasi-christique, agissant, en l'occurrence, au nom d'une administration paranoïaque minée, à l'extérieur, par la menace apocalyptique et, à l'intérieur, par la trahison qui corrompt le cœur de l'exécutif et l'agence elle-même.
Violences et sacrifice
Dans 24 Heures, l'usage récurrent de la torture, généralement autorisé au plus haut niveau de l'Etat par le président lui-même, prend des formes multiples. Les terroristes ou les personnes soupçonnées de liens avec eux sont électrocutés, brutalement frappés, leurs membres sont coupés, brisés ou blessés par balles ; ils sont laissés sans soin ou encore sont-ils victimes d'injections paralysantes ou encore de diverses formes de désorientation sensorielle, tel le fils du secrétaire à la Défense dans la Saison 4 qui est torturé sur les ordres de son propre père ; dans cette même saison, l'associé d'Habib Marwan, auteur d'attentats sur des centrales nucléaires, refuse de parler et voit, sur ordre de Jack Bauer, ses enfants être exécutés sous ses yeux par transmission vidéo (quoique, en réalité, l'exécution soit feinte). On pourrait multiplier presque sans fin les exemples de ces actes de violences contrôlés qui ne sont pas commis par Jack Bauer seulement, quoiqu'il soit un expert en la matière. Et si ce-dernier utilise ces méthodes, sans aucun scrupule quoique ce soit sans cruauté, c'est qu'elles sont, au regard des circonstances, les seules à pouvoir déjouer les attentats, toujours imminents et que le temps joue en leur défaveur. Deux expressions reviennent constamment en guise de justification dans sa bouche : « Le temps presse » (We are runing out of time) et « C'était nécessaire ».
Dans la Saison 4, par exemple, Jack électrocute, avec les fils d'une lampe électrique, Paul Raynes, le mari d'Audrey, dont elle est séparé et avec laquelle Jack à une liaison, et la scène se passe sous les yeux horrifiés de la jeune femme. Dans une scène poignante, Jack Bauer menace de son arme le chirurgien qui est en train d'opérer Paul, et l'oblige à s'occuper plutôt d'un ingénieur chinois, Lee Jong, qui vient d'être touché par une balle lors de son extraction forcée du consulat de Chine et qui est en possession d'informations vitales, permettant de localiser la bombe nucléaire sur le point d'exploser. Paul Raynes meurt sous les yeux de sa femme et de Jack, désespéré d'avoir été contraint de faire ce choix tragique, dont il sait qu'il lui coûtera l'amour de la femme qu'il aime. Elle se jette sur lui, le frappe et le traite de fils de p..., lui reprochant de l'avoir tué alors que Paul lui avait sauvé la vie recevant la balle qui lui était destiné. La vie de Jack est ruinée une nouvelle fois.
C'est que le destin de ce personnage est une véritable tragédie : sa femme, également agent à CTU, est tuée (à la fin de la Saison 1) ; sa fille, Kim, refuse de le voir pendant des années et tous ses efforts pour établir une relation affective durable échouent ; il est lui-même soumis régulièrement à des actes de torture d'une violence telle que, dans la Saison 2, il est victime d'un arrêt cardiaque et laissé pour mort ; il est enfermé et torturé de longs mois durant dans les geôles des prisons chinoises, après avoir été livré par son propre gouvernement en mesure d'apaisement après l'assaut qu'il a mené contre le consulat de ce pays, ou encore est-il obligé de disparaître après avoir simulé son décès, et ce ne sont-là que quelques exemples de l'enfer qu'est son existence, toute entière dévouée à protéger son pays et la vie de ses citoyens. De là vient que Jack Bauer soit auréolé, si l'on peut dire, des vertus proprement sacrificielles du « noble tortionnaire » dont le courage et le dévouement ne peuvent jamais être reconnus officiellement puisqu'ils se manifestent dans des actions répréhensibles, pénalement condamnables, et qui doivent rester secrètes. Les scénaristes de la série ont, avec le personnage Jack Bauer, dressé le portrait profondément équivoque tout à la fois d'un tortionnaire impitoyable et d'une sorte de saint entièrement désintéressé, prêt à servir le bien de la nation au prix du sacrifice de sa vie. Et s'il est sans scrupule, ce n'est pas qu'il soit sans regrets. « Vous savez ce que je regrette le plus, avoue-t-il au sénateur Mayer, dans la Saison 7, c'est que le monde ait besoin de gens comme moi ». Coupable, il l'est incontestablement, de sorte qu'aucune justification ne pourrait jamais donner à ses actions, aussi nécessaires, soient-elles un caractère d'innocence qui le disculperait de la condamnation qu'il mérite. De là vient la sorte de grandeur trouble qui distingue le personnage de Jack Bauer : ni bon ni mauvais, mais, paradoxalement, les deux à la fois.
A la fin de la Saison 7, alors que l'agent du FBI, Renée Walker, s'interroge si elle doit ou non avoir recours à la force pour obtenir des informations sur les autres membres du réseau occulte que préside Alan Wilson, le responsable des événements tragiques qui viennent de se produire et qui est désormais en détention, se noue le dialogue suivant avec Jack Bauer, lequel, ayant été infecté par un gaz toxique, est sur le point de mourir :
- Je ne sais pas quoi faire.
- Je me suis interrogé toute ma vie. Je vois quinze otages dans un bus, et j'oublie tout le reste. Je ferai tout mon possible pour les sauver. Absolument tout. Peut-être que je me dis qu'en les sauvant, je me sauve moi-même.
- Vous avez des regrets de ce que vous avez fait aujourd'hui ?
- Non ! Mais je ne travaille pas pour le FBI.
- Je ne comprends pas.
- Vous avez prêté serment. Vous avez juré de faire respecter la loi. Quand on franchit la ligne, c'est toujours d'un petit pas. Et on se retrouve foncer dans le mauvais sens pour justifier ce qu'on a fait précédemment. Ces lois ont été établies par des gens bien plus intelligents que moi. Et, en définitive, je sais qu'elles sont plus importantes que les quinze personnes dans le bus. Dans mon esprit, je sais que c'est très bien ainsi. Mais mon cœur ne peut pas le supporter. Je crois que je ne vous donnerai qu'un conseil : essayez de faire des choix que vous pouvez assumer.
- Je ne sais pas quoi dire.
- Ne dites rien du tout.
Le héros d'une fable perverse
Toute cette construction fictive, qui reformule à nouveaux frais le dilemme classique des « mains sales » ou encore l'opposition formulée par Max Weber entre « l'éthique de la conviction » et « l'éthique de la responsabilité », repose sur trois présupposés principaux : la nécessité de la torture, dont l'efficacité est indubitable, dans des circonstances d'urgence absolue qui relèvent de l'hypothèse dite de « la bombe à retardement » (ticking bomb ). Or si le problème des « mains sales » constitue, au moins depuis la leçon de Machiavel dans Le Prince, un défi central au sein de la pensée morale et politique, la façon dont il est incarné dans la série 24 Heures, pour vraisemblable qu'elle paraisse, est en réalité une fable particulièrement perverse. Car, premièrement, le fait est que, contrairement à l'idée reçue, véhiculée par Jack Bauer, et constamment affirmée aux Etats-Unis et ailleurs par les défenseurs de la torture, voudraient-ils qu'elle soit limitée à un usage « chirurgical » en situation d'exception, la torture est le moyen le moins fiable d'obtention de renseignements, cette méthode, physique ou psychologique, ne produisant jamais les bénéfices escomptés, à moins d'être employée à grande échelle et, généralement, avec des résultats médiocres. Autrement dit, outre le fait que la torture est illégale et son usage condamné autant par le droit international que par le droit interne des démocraties, elle est inefficace, aux dires mêmes des militaires et des spécialistes du renseignement. Deuxièmement, il n'existe tout simplement aucun cas avéré, dans l'histoire des services de police ou de renseignements, où un attentat imminent, se rapportant au scénario de « la bombe à retardement », ait été déjoué au dernier instant par ce moyen.
Les deux arguments principaux sur lesquels repose le système de justification que les scénaristes et les producteurs de la série 24 Heures mettent en permanence dans la bouche de Jack Bauer et de ses collègues, sont une pure et simple mystification, un jeu de l'imagination qui n'a rien d'un divertissement, mais qui est un instrument de propagande visant à de nouveau rendre légitime et acceptable la pratique de la torture. Et, en vu de la réalisation de cette fin, Jack Bauer a joué un rôle primordial, formidablement pervers, qui va bien au-delà d'un personnage de fiction traçant sa route entre tragédies nationales et enfer personnel.
Le contexte du 11 septembre
L'ensemble de cette fiction, à la fois simple, voire simpliste, dans sa structure idéologique et d'une réelle complexité morale et politique, n'aurait pu être imaginé par les producteurs de la série n'était-ce le contexte de la « guerre contre la terreur », menée par le président Bush et son administration, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, et dont ils partageaient entièrement les convictions idéologiques. C'est ainsi que Joel Surnow, un des créateurs de 24 Heures, défend bec et ongles sa conception de la torture, ainsi qu'il l'expliquait en février 2007 à l'hebdomadaire culturel, The New Yorker : « N'est-il pas normal d'agir de la sorte ? Si une bombe nucléaire était sur le point d'exploser à New York ou dans une autre ville, même si vous risquez d'aller en prison, torturer serait la meilleure chose à faire. »
De fait, nous sommes bel et bien dans cette fiction d'une efficacité spectaculaire et particulièrement perverse du côté des faucons, de ces hommes qui, tel le ministre de la défense, Donald Rumsfeld, affirmaient que face à des terroristes comme Ben Laden, il ne saurait être question d'avoir « les mains liés dans le dos » par les restrictions de la loi et que « le gant est jeté » (the gloves are off). Et à moins d'avoir les clés pour déjouer la fascination qu'exerce le personnage de Jack Bauer, les situations auxquelles il se trouve confronté et les réponses qu'il leur apporte, on risque d'être pris au piège de scénarios qui, pour exagérés et caricaturaux qu'ils soient, ont un caractère de vraisemblance qui emporte l'adhésion du spectateur. Aussi est-ce avec une exactitude particulière qu'il convient dénoncer les présupposés sur lesquels repose cette série qui érige en modèle ce héros paradoxal dont l'influence fut telle, durant les guerres d'Afghanistan et d'Irak, que certains soldats américains pouvaient se réclamer de Jack Bauer pour justifier l'usage de la torture, et qu'un juge de la Cour suprême des Etats-Unis, Antonin Scala, s'est cru autorisé, lors d'un colloque de juristes à Ottawa en juin 2007, à parler d'une « jurisprudence Jack Bauer ».
Au-delà donc de ce personnage de fiction, c'est tout un système idéologique de justification de la torture en situation d'exception et les pratiques qu'il légitime au sein même des démocraties les plus hostiles en principe à ces méthodes qui se trouve mis en scène. Le personnage de Jack Bauer, dans ses violences outrancières, est un symptôme : l'expression de ce qu'il advient d'une société – et cela n'a rien d'une fiction - lorsqu'elle est minée par la peur et le soupçon généralisé, lorsque le respect de la loi, la défense des libertés civiques et la confiance dans les institutions de l'Etat, de la justice en particulier, sont contournés, voire partiellement abolis, au nom d'un impératif supérieur de sécurité qui fonctionne comme un fantasme. Quant à attribuer à cet homme les vertus équivoques d'un héros sacrificiel, c'est le fait d'une intelligence aussi habile que perverse qui vise à contaminer le spectateur, à instiller en lui la conviction que, dans certains cas, l'inacceptable est acceptable ; en somme, et pour traduire la formule anglaise Killing no Murder dans les mots de Chateaubriand, que « tuer n'est pas assassiner ».
Violences et sacrifice
Dans 24 Heures, l'usage récurrent de la torture, généralement autorisé au plus haut niveau de l'Etat par le président lui-même, prend des formes multiples. Les terroristes ou les personnes soupçonnées de liens avec eux sont électrocutés, brutalement frappés, leurs membres sont coupés, brisés ou blessés par balles ; ils sont laissés sans soin ou encore sont-ils victimes d'injections paralysantes ou encore de diverses formes de désorientation sensorielle, tel le fils du secrétaire à la Défense dans la Saison 4 qui est torturé sur les ordres de son propre père ; dans cette même saison, l'associé d'Habib Marwan, auteur d'attentats sur des centrales nucléaires, refuse de parler et voit, sur ordre de Jack Bauer, ses enfants être exécutés sous ses yeux par transmission vidéo (quoique, en réalité, l'exécution soit feinte). On pourrait multiplier presque sans fin les exemples de ces actes de violences contrôlés qui ne sont pas commis par Jack Bauer seulement, quoiqu'il soit un expert en la matière. Et si ce-dernier utilise ces méthodes, sans aucun scrupule quoique ce soit sans cruauté, c'est qu'elles sont, au regard des circonstances, les seules à pouvoir déjouer les attentats, toujours imminents et que le temps joue en leur défaveur. Deux expressions reviennent constamment en guise de justification dans sa bouche : « Le temps presse » (We are runing out of time) et « C'était nécessaire ».
Dans la Saison 4, par exemple, Jack électrocute, avec les fils d'une lampe électrique, Paul Raynes, le mari d'Audrey, dont elle est séparé et avec laquelle Jack à une liaison, et la scène se passe sous les yeux horrifiés de la jeune femme. Dans une scène poignante, Jack Bauer menace de son arme le chirurgien qui est en train d'opérer Paul, et l'oblige à s'occuper plutôt d'un ingénieur chinois, Lee Jong, qui vient d'être touché par une balle lors de son extraction forcée du consulat de Chine et qui est en possession d'informations vitales, permettant de localiser la bombe nucléaire sur le point d'exploser. Paul Raynes meurt sous les yeux de sa femme et de Jack, désespéré d'avoir été contraint de faire ce choix tragique, dont il sait qu'il lui coûtera l'amour de la femme qu'il aime. Elle se jette sur lui, le frappe et le traite de fils de p..., lui reprochant de l'avoir tué alors que Paul lui avait sauvé la vie recevant la balle qui lui était destiné. La vie de Jack est ruinée une nouvelle fois.
C'est que le destin de ce personnage est une véritable tragédie : sa femme, également agent à CTU, est tuée (à la fin de la Saison 1) ; sa fille, Kim, refuse de le voir pendant des années et tous ses efforts pour établir une relation affective durable échouent ; il est lui-même soumis régulièrement à des actes de torture d'une violence telle que, dans la Saison 2, il est victime d'un arrêt cardiaque et laissé pour mort ; il est enfermé et torturé de longs mois durant dans les geôles des prisons chinoises, après avoir été livré par son propre gouvernement en mesure d'apaisement après l'assaut qu'il a mené contre le consulat de ce pays, ou encore est-il obligé de disparaître après avoir simulé son décès, et ce ne sont-là que quelques exemples de l'enfer qu'est son existence, toute entière dévouée à protéger son pays et la vie de ses citoyens. De là vient que Jack Bauer soit auréolé, si l'on peut dire, des vertus proprement sacrificielles du « noble tortionnaire » dont le courage et le dévouement ne peuvent jamais être reconnus officiellement puisqu'ils se manifestent dans des actions répréhensibles, pénalement condamnables, et qui doivent rester secrètes. Les scénaristes de la série ont, avec le personnage Jack Bauer, dressé le portrait profondément équivoque tout à la fois d'un tortionnaire impitoyable et d'une sorte de saint entièrement désintéressé, prêt à servir le bien de la nation au prix du sacrifice de sa vie. Et s'il est sans scrupule, ce n'est pas qu'il soit sans regrets. « Vous savez ce que je regrette le plus, avoue-t-il au sénateur Mayer, dans la Saison 7, c'est que le monde ait besoin de gens comme moi ». Coupable, il l'est incontestablement, de sorte qu'aucune justification ne pourrait jamais donner à ses actions, aussi nécessaires, soient-elles un caractère d'innocence qui le disculperait de la condamnation qu'il mérite. De là vient la sorte de grandeur trouble qui distingue le personnage de Jack Bauer : ni bon ni mauvais, mais, paradoxalement, les deux à la fois.
A la fin de la Saison 7, alors que l'agent du FBI, Renée Walker, s'interroge si elle doit ou non avoir recours à la force pour obtenir des informations sur les autres membres du réseau occulte que préside Alan Wilson, le responsable des événements tragiques qui viennent de se produire et qui est désormais en détention, se noue le dialogue suivant avec Jack Bauer, lequel, ayant été infecté par un gaz toxique, est sur le point de mourir :
- Je ne sais pas quoi faire.
- Je me suis interrogé toute ma vie. Je vois quinze otages dans un bus, et j'oublie tout le reste. Je ferai tout mon possible pour les sauver. Absolument tout. Peut-être que je me dis qu'en les sauvant, je me sauve moi-même.
- Vous avez des regrets de ce que vous avez fait aujourd'hui ?
- Non ! Mais je ne travaille pas pour le FBI.
- Je ne comprends pas.
- Vous avez prêté serment. Vous avez juré de faire respecter la loi. Quand on franchit la ligne, c'est toujours d'un petit pas. Et on se retrouve foncer dans le mauvais sens pour justifier ce qu'on a fait précédemment. Ces lois ont été établies par des gens bien plus intelligents que moi. Et, en définitive, je sais qu'elles sont plus importantes que les quinze personnes dans le bus. Dans mon esprit, je sais que c'est très bien ainsi. Mais mon cœur ne peut pas le supporter. Je crois que je ne vous donnerai qu'un conseil : essayez de faire des choix que vous pouvez assumer.
- Je ne sais pas quoi dire.
- Ne dites rien du tout.
Le héros d'une fable perverse
Toute cette construction fictive, qui reformule à nouveaux frais le dilemme classique des « mains sales » ou encore l'opposition formulée par Max Weber entre « l'éthique de la conviction » et « l'éthique de la responsabilité », repose sur trois présupposés principaux : la nécessité de la torture, dont l'efficacité est indubitable, dans des circonstances d'urgence absolue qui relèvent de l'hypothèse dite de « la bombe à retardement » (ticking bomb ). Or si le problème des « mains sales » constitue, au moins depuis la leçon de Machiavel dans Le Prince, un défi central au sein de la pensée morale et politique, la façon dont il est incarné dans la série 24 Heures, pour vraisemblable qu'elle paraisse, est en réalité une fable particulièrement perverse. Car, premièrement, le fait est que, contrairement à l'idée reçue, véhiculée par Jack Bauer, et constamment affirmée aux Etats-Unis et ailleurs par les défenseurs de la torture, voudraient-ils qu'elle soit limitée à un usage « chirurgical » en situation d'exception, la torture est le moyen le moins fiable d'obtention de renseignements, cette méthode, physique ou psychologique, ne produisant jamais les bénéfices escomptés, à moins d'être employée à grande échelle et, généralement, avec des résultats médiocres. Autrement dit, outre le fait que la torture est illégale et son usage condamné autant par le droit international que par le droit interne des démocraties, elle est inefficace, aux dires mêmes des militaires et des spécialistes du renseignement. Deuxièmement, il n'existe tout simplement aucun cas avéré, dans l'histoire des services de police ou de renseignements, où un attentat imminent, se rapportant au scénario de « la bombe à retardement », ait été déjoué au dernier instant par ce moyen.
Les deux arguments principaux sur lesquels repose le système de justification que les scénaristes et les producteurs de la série 24 Heures mettent en permanence dans la bouche de Jack Bauer et de ses collègues, sont une pure et simple mystification, un jeu de l'imagination qui n'a rien d'un divertissement, mais qui est un instrument de propagande visant à de nouveau rendre légitime et acceptable la pratique de la torture. Et, en vu de la réalisation de cette fin, Jack Bauer a joué un rôle primordial, formidablement pervers, qui va bien au-delà d'un personnage de fiction traçant sa route entre tragédies nationales et enfer personnel.
Le contexte du 11 septembre
L'ensemble de cette fiction, à la fois simple, voire simpliste, dans sa structure idéologique et d'une réelle complexité morale et politique, n'aurait pu être imaginé par les producteurs de la série n'était-ce le contexte de la « guerre contre la terreur », menée par le président Bush et son administration, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, et dont ils partageaient entièrement les convictions idéologiques. C'est ainsi que Joel Surnow, un des créateurs de 24 Heures, défend bec et ongles sa conception de la torture, ainsi qu'il l'expliquait en février 2007 à l'hebdomadaire culturel, The New Yorker : « N'est-il pas normal d'agir de la sorte ? Si une bombe nucléaire était sur le point d'exploser à New York ou dans une autre ville, même si vous risquez d'aller en prison, torturer serait la meilleure chose à faire. »
De fait, nous sommes bel et bien dans cette fiction d'une efficacité spectaculaire et particulièrement perverse du côté des faucons, de ces hommes qui, tel le ministre de la défense, Donald Rumsfeld, affirmaient que face à des terroristes comme Ben Laden, il ne saurait être question d'avoir « les mains liés dans le dos » par les restrictions de la loi et que « le gant est jeté » (the gloves are off). Et à moins d'avoir les clés pour déjouer la fascination qu'exerce le personnage de Jack Bauer, les situations auxquelles il se trouve confronté et les réponses qu'il leur apporte, on risque d'être pris au piège de scénarios qui, pour exagérés et caricaturaux qu'ils soient, ont un caractère de vraisemblance qui emporte l'adhésion du spectateur. Aussi est-ce avec une exactitude particulière qu'il convient dénoncer les présupposés sur lesquels repose cette série qui érige en modèle ce héros paradoxal dont l'influence fut telle, durant les guerres d'Afghanistan et d'Irak, que certains soldats américains pouvaient se réclamer de Jack Bauer pour justifier l'usage de la torture, et qu'un juge de la Cour suprême des Etats-Unis, Antonin Scala, s'est cru autorisé, lors d'un colloque de juristes à Ottawa en juin 2007, à parler d'une « jurisprudence Jack Bauer ».
Au-delà donc de ce personnage de fiction, c'est tout un système idéologique de justification de la torture en situation d'exception et les pratiques qu'il légitime au sein même des démocraties les plus hostiles en principe à ces méthodes qui se trouve mis en scène. Le personnage de Jack Bauer, dans ses violences outrancières, est un symptôme : l'expression de ce qu'il advient d'une société – et cela n'a rien d'une fiction - lorsqu'elle est minée par la peur et le soupçon généralisé, lorsque le respect de la loi, la défense des libertés civiques et la confiance dans les institutions de l'Etat, de la justice en particulier, sont contournés, voire partiellement abolis, au nom d'un impératif supérieur de sécurité qui fonctionne comme un fantasme. Quant à attribuer à cet homme les vertus équivoques d'un héros sacrificiel, c'est le fait d'une intelligence aussi habile que perverse qui vise à contaminer le spectateur, à instiller en lui la conviction que, dans certains cas, l'inacceptable est acceptable ; en somme, et pour traduire la formule anglaise Killing no Murder dans les mots de Chateaubriand, que « tuer n'est pas assassiner ».
mardi 23 août 2011
Sait-on jamais....
J'ai dans mon entourage le plus proche, et qui m'est cher, un jeune homme de vingt-cinq ans, sorti dans les premières places de la meilleure école française de graphisme, l'ESAG Penninghen. Il est talentueux et créatif, et sérieux impeccablement. Et débutant en professionnel dans le métier, quoiqu'il soit loin d'être un novice, à la recherche de travail, de contacts éventuels dans le domaine du graphisme. Si donc l'un ou l'une d'entre vous aviez une proposition, une suggestion, je ne sais quoi qui puisse l'aider, ayez la gentillesse de prendre contact avec moi. Ce serait généreux et magnifique. Cela dit sans vouloir vous prendre à la gorge ni pratiquer ce que Kundera appelle joliment le "judo moral". Juste une bouteille à la mer...
lundi 22 août 2011
Laisser mûrir l'enfant dans l'enfant
Pardonnez-moi, chers et chères ami(e)s, pour ce trop long silence. Je suis de retour, depuis quelque temps déjà, mais absorbé par un travail pour lequel j'ai délaissé tout le reste et renoncé jusqu'au plaisir de nourrir ce site et de m'entretenir avec vous. Ce qui, croyez-moi, est un sacrifice qui me pèse. Mais l'écriture est parfois une maîtresse fort jalouse.
Rédigé à la hâte, comme une esquisse, ce petit texte, à la demande d'un site ami de philosophie et de photographie, Philobjective, magnifiquement créé par d'anciens étudiants de Sc-Pô Aix, auquel je collabore avec joie.
http://www.philobjective.com/
Comme il est faux et bête de parler à l'endroit de l'enfant d'immaturité ! N'est-ce pas chez les adultes surtout que ce défaut se trouve ? « Chaque âge, chaque état de la vie a sa perfection convenable, sa sorte de maturité qui lui est propre .» écrit admirablement Jean-Jacques Rousseau, dans l'Emile. Mesuré à l'aune de la raison, qui fut longtemps considérée, dans notre tradition occidentale, comme le seul critère distinctif de l'humanité, l'enfant devra se faire aussitôt que possible « petit homme », respectueux des règles de la vie sociale et les jouant à merveille, assez intelligent pour apprendre à tracer sa route suivant son intérêt bien compris, à se préparer un avenir où il saura gagner sa place et se rendre utile et efficace, poli et prudent suffisamment pour acquérir les vertus de la dissimulation et du compromis ; il parlera avec aisance le langage des salons ou mieux, le discours formaté des cabinets de recrutement, et se vêtira selon les canons de la mode, désireux déjà de séduire son monde – enfin, il sera, et de toutes les manières possibles, apprêté au grand jeu de dupes qu'est la vie entre adultes au risque, l'âge venu, de voir en celle-ci seulement une foire aux vanités. Et comme bien sûr, malgré toute sa bonne volonté, il ne sait pas encore s'y prendre avec le talent nécessaire, on le jugera, en effet, « immature ».
Mais l'enfant, abandonné à lui-même, à sa solitude rêveuse – comme il vaudrait mieux le préserver un peu de la télévision et de ces nouveaux médias qui brident et entravent l'imagination ! –, laissé à ses fantaisies, à son intelligence, parfois de voyant, au chiffre de sa langue, vif, goguenard et joyeux comme Gavroche, il prend sa place dans la ronde des elfes et s'il est violent à ses heures, ou capricieux, ou s'il se met en danger, ou s'il rechigne trop à apprendre les règles de la vie commune, sans lesquels, c'est entendu, il n'est pas de société d'hommes libres, on le canalisera, il le faudra, c'est sûr. Et s'il est de notre devoir de lui passer le témoin, de lui transmettre petit à petit le sentiment d'admiration et d'amour pour les plus belles œuvres du génie humain, avec l'espoir qu'un jour peut-être, il saura ajouter à la tradition les formes nouvelles de son invention, ce sera sans jamais toucher à ce beau principe qui demande, sans démagogie, et la formule de Rousseau est magnifique, de « laisser mûrir l'enfant dans l'enfant ».
Gavroche, dessin de Victor Hugo
Rédigé à la hâte, comme une esquisse, ce petit texte, à la demande d'un site ami de philosophie et de photographie, Philobjective, magnifiquement créé par d'anciens étudiants de Sc-Pô Aix, auquel je collabore avec joie.
Comme il est faux et bête de parler à l'endroit de l'enfant d'immaturité ! N'est-ce pas chez les adultes surtout que ce défaut se trouve ? « Chaque âge, chaque état de la vie a sa perfection convenable, sa sorte de maturité qui lui est propre .» écrit admirablement Jean-Jacques Rousseau, dans l'Emile. Mesuré à l'aune de la raison, qui fut longtemps considérée, dans notre tradition occidentale, comme le seul critère distinctif de l'humanité, l'enfant devra se faire aussitôt que possible « petit homme », respectueux des règles de la vie sociale et les jouant à merveille, assez intelligent pour apprendre à tracer sa route suivant son intérêt bien compris, à se préparer un avenir où il saura gagner sa place et se rendre utile et efficace, poli et prudent suffisamment pour acquérir les vertus de la dissimulation et du compromis ; il parlera avec aisance le langage des salons ou mieux, le discours formaté des cabinets de recrutement, et se vêtira selon les canons de la mode, désireux déjà de séduire son monde – enfin, il sera, et de toutes les manières possibles, apprêté au grand jeu de dupes qu'est la vie entre adultes au risque, l'âge venu, de voir en celle-ci seulement une foire aux vanités. Et comme bien sûr, malgré toute sa bonne volonté, il ne sait pas encore s'y prendre avec le talent nécessaire, on le jugera, en effet, « immature ».
Mais l'enfant, abandonné à lui-même, à sa solitude rêveuse – comme il vaudrait mieux le préserver un peu de la télévision et de ces nouveaux médias qui brident et entravent l'imagination ! –, laissé à ses fantaisies, à son intelligence, parfois de voyant, au chiffre de sa langue, vif, goguenard et joyeux comme Gavroche, il prend sa place dans la ronde des elfes et s'il est violent à ses heures, ou capricieux, ou s'il se met en danger, ou s'il rechigne trop à apprendre les règles de la vie commune, sans lesquels, c'est entendu, il n'est pas de société d'hommes libres, on le canalisera, il le faudra, c'est sûr. Et s'il est de notre devoir de lui passer le témoin, de lui transmettre petit à petit le sentiment d'admiration et d'amour pour les plus belles œuvres du génie humain, avec l'espoir qu'un jour peut-être, il saura ajouter à la tradition les formes nouvelles de son invention, ce sera sans jamais toucher à ce beau principe qui demande, sans démagogie, et la formule de Rousseau est magnifique, de « laisser mûrir l'enfant dans l'enfant ».
Gavroche, dessin de Victor Hugo
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