On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

dimanche 25 avril 2010

Pour une éthique de la bienveillance

Voici le début de la conférence que je dois prononcer lundi à Rouen dont le thème est "Pour une éthique de la bienveillance" :

« Bienveillance : disposition affective d'une volonté qui vise le bien et le bonheur d'autrui ». Dans L'angoisse du roi Salomon que Romain Gary publia en 1979 sous le pseudonyme d'Emile Ajar, le héros, Jean ou Jeannot, bénévole à l'association SOS bénévoles, et chauffeur de taxi autodictate, ne manque pas, à chaque occasion, d'aller chercher la définition des mots qui le touchent et l'intéressent dans le petit dictionnaire Larousse. Bien que le vocable bienveillance ne fasse pas spécifiquement l'objet de ses recherches, nul doute qu'il est celui sous lequel ce roman magnifique pourrait être entièrement placé. Par contre, il recherche bel et bien la définition du mot Amour : « disposition à vouloir le bien d'un autre que soi et à se dévouer à lui. » Deux mots, une seule et même définition ou presque. La bienveillance serait ainsi sinon synonyme de l'amour, du moins une modalité de l'amour, de sorte que ni l'un ni l'autre n'auraient leur place dans une réflexion portant sur la morale. Ce n'est que partiellement vrai.

Bienveillance pathologique, bienveillance pratique

Ainsi dans Les Fondements de la métaphysique des moeurs, un des grands textes fondateurs de la philosophie morale moderne, Kant prend soin de distinguer l'amour pathologique, le sentiment de l'amour que l'on éprouve pour quelqu'un, de l'amour pratique, qui est un devoir d'amour. C'est en ce sens seulement, selon Kant, que peut être compris l'injonction évangélique d'aimer son prochain comme soi-même, car s'il ne s'agissait pas d'un commandement de la raison, on voit mal comment quiconque pourrait être obligé d'éprouver un sentiment que nul ne peut produire en soi-même, malgré toute sa bonne volonté. Autrement dit, l'amour pratique ou la bienveillance proprement morale, en tant qu'il s'agit d'un commandement de la raison, ne saurait être fondé dans les élans, les penchants de la sensibilité mais seulement dans un devoir, dans une obligation purement rationnelle qui ne doit rien, qui exclut même, tout ce qui vient de nos émotions, de nos sentiments, de la sensibilité. De fait, avec quoi la morale a-t-elle affaire ? Sinon avec des devoirs et des obligations. En quelle manière pourrait-il y avoir une obligation morale d'agir avec bienveillance, c'est-à-dire de secourir et de vouloir le bien d'autrui, si on n'exclut pas d'entrée de jeu ces déterminations affectives qui sont aussi variables, changeantes, instables, irrationnelles, etc., que les passions humaines ? On se demande cependant quelle serait une bienveillance aussi froide, qui, dénuée de toute affection, aurait la roideur d'un pur devoir ? Eh ! bien selon Kant, elle serait d'autant plus « morale » : « Supposez donc, écrit Kant, que l'âme de ce philanthrope soit assombrie par un de ces chagrins personnels qui étouffent toute sympathie pour le sort d'autrui, qu'il ait encore toujours le pouvoir de faire du bien à d'autres malheureux mais qu'il ne soit pas touché de l'infortune des autres, étant trop absorbé par la sienne propre, et que, dans ces conditions, tandis qu'aucune inclination ne l'y pousse plus, il s'arrache à cette insensibilité mortelle, et qu'il agisse, sans que ce soit sous l'influence d'une inclination, uniquement par devoir, alors seulement son action aura une véritable valeur morale. »
Qu'avons-nous donc ? D'un côté, une conception de la bienveillance comme modalité de l'amour qui enracine la recherche du bien d'autrui dans un sentiment d'affection mais qui par définition n'est pas exigible ? De l'autre, une obligation purement rationnelle qui est d'autant plus morale qu'elle rejette tout ce qui vient de la sensibilité. Peut-on sortir de cette alternative qui dans un cas manque à donner à la bienveillance son caractère proprement moral, puisqu'émanant d'une « pulsion » sensible, elle ne saurait être considérée comme un devoir, et qui, dans l'autre, en fait un impératif de la raison mais dont le défaut est d'être impersonnel et anonyme, les personnes en présence, les situations dans lesquelles elles se trouvent placés, les relations qu'elles entretiennent devant être entièrement mis à l'écart. Or, l'idée que nous faisons de la bienveillance est une certaine manière de désirer et d'agir en vue du bien d'autrui qui réponde à des sentiments appropriés. La volonté de faire le bien – non pas d'autrui en général mais de telle et telle personne particulière - procède d'une attention à cette personne-là qui, à défaut d'être tout à fait de l'amour, relève d'un sentiment qu'à défaut on pourrait appeler avec Alain Caillé « aimance ». Ce qui lui advient à lui, à elle, me touche, m'ébranle et m'affecte, m'oblige à agir, mais ce n'est pas par pur devoir. La bienfaisance pratique, rationnelle, telle que Kant l'entend et qui serait d'autant plus morale qu'elle se déterminerait dans un état d'indifférence ou d'insensibilité totale n'est pas la bienveillance dont font preuve les hommes lorsqu'ils sont portés à s'aider les uns autres. Pour le dire autrement : aider les autres, c'est bien mais encore faut-il y mettre du coeur ! Sans quoi, c'est du général, de l'abstrait, du n'importe qui puisque ni toi ni moi ne comptons. Autre exemple, qui va dans le même sens : la bienfaisance de l'homme (ou de l'Etat) utilitariste qui calcule les biens, les avantages, les profits pour le plus grand nombre des individus mais qui se désintéresse de savoir ce qu'il advient de ceux et de celles qui sont sacrifiés. Une telle bienfaisance générale, manquant de l'intention de faire le bien de tel ou tel individu, mais prenant les individus en bloc dans l'addition des utilités, n'a rien de profondément bienveillant.
Mais alors à quelle condition pourrait-on parler une bienveillance morale ou, pour reprendre le sujet de notre exposé, d'une « éthique de la bienveillance » ?

Conditions pour une éthique de la bienveillance

Que les hommes ne soient pas seulement de fieffés égoïstes, ou, dans une vision plus sophistiquée, uniquement des calculateurs rationnels qui cherchent toujours à maximiser leurs intérêts ou leurs préférences de sorte qu'on ne peut jamais leur prêter la moindre motivation désintéressée ou altruiste - est un fait qu'atteste ne serait-ce que la relation des parents avec leurs enfants. Car ce n'est pas pour des raisons strictement égoïstes que nous élevons et prenons soin de nos enfants. C'est leur bien que nous voulons et nous le voulons pour lui-même, là est notre bonheur. Mais que nous trouvions dans leur bonheur notre bonheur ne signifie pas que ce soit pour cette raison-là que nous oeuvrons à les élever du mieux que nous pouvons. Il y a bien de la différence entre trouver de la satisfaction dans le bonheur des autres (par exemple de nos enfants) et vouloir celui-ci pour nous-même, ce qui en réalité n'a pas de sens et n'aboutit jamais au résultat escompté. Ou, comme le dit Gary, le bénévolat, ce n'est pas résoudre ses problèmes « sur le dos des autres ».
Fort bien, mais nous ne considérons pas que la volonté de faire le bonheur de nos enfants, de nos proches ou de nos amis, d'être bienveillant à leur égard, soit à proprement parler « morale ». Cela, nous le considérons comme « allant de soi », comme « normal ». Quiconque dérogerait à ces « obligations » n'agirait pas comme il convient, conformément à ce qui est attendu, selon la disposition requise. Rien n'exige cependant que cette disposition à la bienveillance ne s'adresse qu'à la sphère étroite de nos proches, selon ce que Hume appelait « la générosité restreinte », bien que ce soit généralement le cas. Il est des situations, en effet, où cette disposition, qui relève d'un sentiment de sympathie ou de compassion, de « commisération » disait Rousseau, se manifeste et nous pousse parfois à agir en faveur d'êtres qui ne nous sont rien. Mais que faut-il pour qu'elle se mette en branle ? Tout d'abord ceci : que ce qui arrive aux autres nous touche et nous affecte, et nous affecte d'une manière ou d'une autre avec une intensité suffisante pour nous pousser à faire quelque chose, à ne pas rester là les bras ballants, dans la simple position du spectateur conscient mais impuissant ou complice. Prenez la mobilisation générale après des catastrophes naturelles, comme Haïti ou le tsunami, pourquoi faudrait-il y voir une espèce de manipulation des bons sentiments ? On s'est souvent gaussé de ces engouements de masse pour des causes portées par les médias. Une affaire de « bonne conscience », de « bons sentiments ». Mais, dites-moi, qu'ont-ils de si ridicules ces « bons sentiments » lorsqu'ils nous poussent à dénoncer l'oppression, les injustices, le malheur des hommes, etc. et à faire ce qu'on peut pour ne pas laisser les choses en l'état, comme si de rien n'était ? Chuck, l'ami de Jean, ne cesse pas de tourner en dérision avec cynisme la bonté de Mr Salomon qui, avec ses largesses dispendieuses, veut donner des leçons à Dieu, de même qu'il ironise sur cette conception de la bienveillance qui conduira Jean à devenir l'amant d'une diva de l'avant-guerre de soixante-cinq ans parce qu'il n'y a pas de raison de lui laisser croire qu'à cet âge-là on n'a plus droit à l'amour. « Chuck dit que la sensibilité est une des sept plaies de l'Egypte. » Mais le cynisme n'est dans son cas rien de plus qu'une posture de l'intelligence, et ce n'est pas à elle que revient le dernier mot. La bienveillance, si présente dans les romans de Romain Gary, se rapporte à une authentique protestation contre la cruauté de l'ordre du monde, la brutalité imbécile des hommes et le silence incompréhensible de Dieu (...)

jeudi 15 avril 2010

Théories du Care

Deux jeunes chercheuses, Marie Garrau et Alice Le Goff, viennent de publier aux éditions des PUF, un excellent petit ouvrage intitulé, Care, justice et dépendance. C'est brillant, fort bien écrit et très bien documenté - on parcours l'évolution des thèses en présence et des débats de Carol Cilligan à Martha Nussbaum en passant par Joan Tronto et Eva Kittay avec une liberté savante et une réelle intelligence.
Y sont clairement analysées la dialectique plus que l'opposition qui sous-tend la reconnaissance de la vulnérabilité foncière de l'être humain et la revendication à l'autonomie du sujet, le dépassement de la perspective morale particulière en direction de ses applications politiques plus générales, le cadre premier de la relation avec les proches et l'élargissement de la sollicitude en direction d'une nouvelle approche de la justice (fondée, en particulier, sur la doctrine des "capacités"). Tous points qui sont importants dans ces mouvements, initiés tout d'abord par les travaux de penseurs et philosophes "féministes" aux Etats-Unis, qui, développés, enrichis, élargis, offrent aujourd'hui une précieuse et riche alternative à la tradition morale dominante, qu'elle soit déontologique (d'inspiration kantienne) ou utilitariste.
Voici un ouvrage qui sera d'une grande utilité pour quiconque s'intéresse à ces courants, largement anglo-américains, de la philosophie morale qui sont encore bien trop peu connus en France.
Rappelons que La Revue du Mauss avait consacré un volume entier à ce thème, sous le titre, L'amour des autres. Care, compassion et humanitarisme (Revue du Mauss, n°32, septembre 2008).

mardi 13 avril 2010

Retour par dégel à son ermitage en Sibérie



La sombre beauté de la vie ascétique. On a beau dire, ça a de la gueule tout de même !

Tulipe noire



Cueillie sur le blog de mon frère Ivan. Ici, un peu assombrie. Les fleurs sont choses fragiles qui ne supportent guère la vitesse du transfert électronique. Allez donc visiter l'original.
  • http://itopus.blogspot.com
  • Romain Gary et le don (I)

    Une de mes excellentes étudiantes à Sciences-Pô, Isis Fahmy, a rédigé un mémoire de fin d'études que j'ai eu le plaisir de diriger sur le don chez Romain Gary. A ma demande, elle en a tiré une présentation synthéthique que j'ai remaniée et largement réécrite, en vu d'une éventuelle publication. L'extrait posté ici est donc le fruit d'une collaboration. Le dire est une affaire d'honnêteté et de probité intellectuelle. On n'est tout de même pas obligé de suivre l'attitude de ces professeurs qui s'approprient et exploitent sans vergogne le travail de leurs étudiants, sans jamais les nommer ni rendre justice à leur travail !

    Le paradigme du don dans l'oeuvre de Romain Gary

    Si l'auteur de La promesse de l'aube, de L'angoisse du roi Salomon et des Cerfs-volants, pour ne citer que quelques-uns des romans écrits par Romain Gary, n'a pas à proprement parler théorisé le don, il n'en reste pas moins que le don y apparaît comme une thématique centrale dont l'écrivain semble avoir clairement perçu les enjeux. Dans les trames narratives, la construction des personnages, les relations, ambivalentes parfois, qu'ils entretiennent entre eux, la complexe relation du don tient si une place prépondérante que c'est tout naturellement qu'on est invité à dégager cet aspect généralement trop méconnu de son oeuvre. Analyser ses ouvrages à l’aune de ce paradigme, fondé sur la dynamique circulaire du donner – recevoir – rendre, se révèle être particulièrement fructueux et éclairant.

    Don et réalisation de soi

    La réalisation du sujet-homme, de « l'affaire homme » pour reprendre le titre d'un livre de Gary, passe par la relation à Autrui et par l'apprentissage du don. Aucune idée n'est davantage au coeur de sa vision de l'homme que celle qui affirme : le « Je » n'existe pas seul, il est lié aux autres. Ou pour le dire avec ses mots : « Il ne suffit pas d’être mis au monde pour être né » ou encore « le Royaume du « je » n’existe pas ». Nombre des romans de Gary peuvent être lus à la lumière de cette déficience ontologique originaire qui appelle la rencontre, parfois impossible ou refusée, avec l'altérité. Le repli, l'absence de liens, ou encore la fuite dans des idéaux abstraits, conduisent inévitablement à l'appauvrissement de l'existence humaine, tandis que le don ouvre au champ fécond des possibles, des rencontres, de l'amour et de la créativité. Les multiples formes que revêt le don et les tensions diverses qui le travaillent s'entrelacent de façon complexe dans les rapports humains et sociaux tels que les envisagent les romans de Romain Gary.
    Afin d’illustrer cette idée directrice, suivons le parcours de plusieurs personnage semblématiques aux différents âges de la vie. En partant de l’enfance et du premier sentiment amoureux, jusqu'à la vieillesse où il faut affronter la solitude et le déclin sexuel, en passant par la nécessité de l'engagement pour l'adolescent qui se construit, sans oublier l’âge adulte où l'homme et la femme se créent l'un l'autre dans le couple, le don se trouve au coeur de bien des bouleversements.
    Le premier rapport amoureux du narrateur de La promesse de l'aube se présente sur un mode entièrement sacrificiel. Amoureux de Valentine, éperdument, jusqu'à l'aliénation, engloutissant pour son plaisir tout ce qu'elle lui demande, il semble pourtant tirer profit de ce premier don de soi. Semblable à une nouvelle naissance, son don, jusque dans ses excès, lui permet d'exister et d'être reconnu dans les yeux de son amante. « J'avalai un morceau, puis un autre. Sous son regard admiratif, je me sentais devenir vraiment un homme. Et j'avais raison. Je venais de faire mon apprentissage. » Ce don à sens unique le conduira presque à sa perte puisqu'il finit par tomber malade et devra passer quelque temps à l'hôpital. Néanmoins, il en tire une profonde fierté. Ainsi avoue-t-il avoir conservé le soulier en caoutchouc dans lequel il mordait avec amour, pendant des années. Ce don de soi qu'il accepte volontairement le porte à la vie, bien plus que la vie qu'il a reçue de façon passive à la naissance. Non sans ironie, il avoue: « J'étais toujours prêt à m'y attacher, à donner, une fois de plus le meilleur de moi-même. Ça ne s'est pas trouvé. Finalement, j'ai abandonné le soulier derrière moi. On ne vit pas deux fois ».
    Si les rapports interpersonnels sont faits d’obligations et de contraintes, ils sont en même temps pour Gary la seule manière pour l'être humain d'éprouver le sentiment d'exister. Et quelle autre manière pourrait-il bien y avoir si l'individu est en soi un être sans identité ? L’un des rapports les plus importants est certainement celui de la mère à l’enfant. Alors que l’approche psychologique insiste sur la nécessité pour l'enfant d'échapper à l'emprise maternelle pour gagner son autonomie, Gary affirme au contraire dans La nuit sera calme : « J'entends par là que "se libérer" de l'amour d'une mère et de l'amour que l'on a pour une femme, ce n'est pas ce que j'appelle une libération, c'est très exactement ce que j'appelle un appauvrissement ».
    Si dans La promesse de l'aube le petit Romain fait tout ce qu'il peut pour sa mère, de son côté elle se donne corps et âme pour lui. À peine a-t-il levé les yeux vers elle pour lui redonner de la force, la voici qui retourne à la tâche pour gagner de l'argent et vendre des robes pour le faire vivre. « Souvent, je voyais ma mère sortir du salon pendant un essayage particulièrement capricieux, venir dans ma chambre, s'asseoir en face de moi et me regarder silencieusement, en souriant, comme pour reprendre des forces à la source de son courage et de sa vie. » « Sa vie » n'est pas ici à prendre au sens où elle s'accaparerait l'existence de son fils sans lui laisser une place bien à lui, mais comme un échange, un équilibre qui se construit à deux. Romain lui doit l'existence puisqu'elle l'a mis au monde. Réciproquement, la vie de sa mère se soutient grâce à Romain qui est sa raison d'être, en sorte qu'elle aussi lui doit la vie. Cet amour mutuel permet à chacun non seulement d'exister mais de se créer, serait-ce par le prisme de la littérature. C'est en ce sens qu'ils forment un couple au sens garyien. Paul Audi analyse leur « don d'amour » en ces termes : « Nina a "fait" de Romain un auteur de roman comme Romain a "fait" de Nina un personnage de roman. Leur amour fut l'un pour l'autre une source d'inspiration qui aura fait naître une deuxième fois Romain : en tant qu'auteur, et une deuxième fois Nina : en tant que personnage créé par cet auteur. Le don fut plus que réciproque : circulaire. » L'amour débordant, envahissant, tonitruant, de sa mère a certes créé une situation de dette, mais elle est compensée par la formidable force qu'elle engendre et qui pousse Romain à se donner à son tour dans ce qu'il entreprend, avec la hardiesse et le succès que l'on sait.
    Dans l'amour chacun a le sentiment d'être en situation de dette – n'a-t-il pas plus reçu qu'il ne pourra jamais donner ? - mais cet état, loin d'entraîner un sentiment de culpabilité, forge un climat de confiance et de réciprocité. C’est ce que Godbout nomme la dynamique de « la dette mutuelle positive ». Madame Rosa décède, le petit Momo lui doit tout, mais cette dette, c'est le point de départ de la vie. Ce faisant, chacun a « la vie devant soi ». Le titre La promesse de l'aube évoque exactement la même idée. Le don, il faut apprendre à le recevoir, à se l'approprier pour ensuite pouvoir renaître enrichi. Mais il contient toujours une part de mystère. D'abord, parce que ses règles restent tacites. Ensuite, parce qu'il est suspendu à l'incertitude. Aussi s'agit-il toujours d'un pari risqué en l'humanité de l'autre.
    Revenons un instant à La promesse de l'aube, ce magnifique récit biographique où Gary revient sur le parcours aventureux de son enfance et de sa jeunesse. Alors que Romain est encore jeune homme, il décide de mettre à l'épreuve la nature bienveillante de l'être humain et la générosité des autres. « J'avais aussi manqué de confiance dans mes semblables et n'avais pas tenté d'explorer suffisamment les possibilités de la nature humaine, laquelle ne pouvait tout de même pas être entièrement dépourvue de générosité. » Il choisit donc d'aller s'empiffrer de croissants au comptoir d'un bistrot. Après avoir mangé toute la corbeille, au moment des comptes, il regarde le cafetier avec sympathie en affirmant ne devoir qu'un café et un croissant. Ce dernier sourcille quelque peu, puis fait finalement preuve de générosité. Le narrateur en ressort « transfiguré ». N'est-ce pas là ce que note Jacques Godbout ? La générosité « entraîne la reconnaissance, une nouvelle naissance conjointe, un autre don non prévu, et ainsi de suite sans fin. »
    Mais aucun roman ne mérite davantage d'être lu à la lumière du don maussien que
    L'angoisse du roi Salomon que Gary publia en 1979 sous le pseudonyme d'Emile Ajar.

    L'angoisse du roi Salomon

    En effet, la thématique du don est bel et bien centrale dans L'angoisse du roi Salomon. Il est même possible de le lire comme un roman initiatique du don9. Nombre de sujets et concepts mis en avant par les penseurs de la Revue du Mauss y sont traités par Gary.
    Ainsi, tout d'abord, l'interrogation sur l'aide humanitaire et le bénévolat puisque monsieur Salomon a fondé l'association S.O.S. Bénévoles. À ce propos sont interrogées les motivations de l'engagement altruiste lorsqu'il se fait dans un cadre quasiment anonyme, ce don entre étrangers qui, selon Jacques Godbout, est l'une des caractéristiques du don moderne.
    La figure de Salomon est symptomatique du besoin des hommes de donner pour exister. Le narrateur, Jean ou Jeannot, s'interroge tout au long de l'histoire sur les raisons qui poussent M. Salomon à agir ainsi. Les pistes évoquées sont la pitié, le désir de toute-puissance, le désespoir d'un homme solitaire. Enfin, l'explication de son action va se concentrer sur une histoire d'amour vieille de cinquante ans.
    Jacques T. Godbout a écrit deux analyses sur l'engagement bénévole. Selon lui, trois
    principes régissent le fonctionnement de ce type d'organisation. D'abord, il s'agit de petites structures où « la qualité humaine du lien » est mise en valeur. Ensuite, il n'y a a priori pas de rupture entre l'aidant et l'aidé, entre le « producteur » et « l'usager ». Ce point est, par exemple, fondamental pour les Alcooliques Anonymes qui se considèrent tous comme des alcooliques ne buvant pas. Enfin, les bénévoles insistent sur le fait qu'ils agissent librement et que cet engagement apporte beaucoup à chacun.
    Si on analyse de plus près la structure de S.O.S Bénévoles dans L'angoisse du Roi Salomon, on retrouve ces diverses caractéristiques amenées avec le merveilleux humour de Romain Gary. Celui qui répond à l'autre bout du fil est bien souvent dans une situation de détresse comparable à celui qui appelle. En aidant l'autre, on s'aide souvent soi-même. Ainsi valorisée, la personne a de surcroît le sentiment d'aider l'humanité tout entière. Son action répond pourtant parfois plus à un besoin personnel qu'elle n'est un geste désintéressé. En témoigne ce que dit Salomon au narrateur : « Il m'a expliqué qu'il y avait là un problème, il fallait trouver des bénévoles qui viennent pour aider les autres et pas pour se sentir mieux sur leur dos ».
    Aux êtres en situation de « désert affectif », le bénévole apporte une attention à chaque fois personnelle. Salomon envoie des fleurs et des cartes à des dates bien précises pour que les personnes seules sachent que quelqu'un quelque part pense à eux. Mais ce type d'action anonyme n'est pas sans poser des problèmes.
    Les personnes aidées, bien souvent, veulent rendre le don qui leur a été fait. Telle est la circularité de la relation qui ne doit pas être à sens unique. Sinon, on verse dans la pitié et la charité ; cette charité dont Marcel Mauss dit qu'elle est «blessante pour celui qui l'accepte. »
    Ainsi, pour faire accepter à une vieille dame une corbeille de fruits, le narrateur présente le don sous l'angle de l'échange : « Vous avez appelé plusieurs fois S.O.S Bénévoles. Vous avez pensé à nous, c'est gentil, alors on a pensé à vous ».13 Il est obligé d'une part d'identifier le donneur car la personne se méfie, croyant que c'est de la publicité - comprendre : un don intéressé -, et d'autre part, il inscrit ce don comme la suite d'un échange, d'une relation.
    L'ethnologue Soizick Crochet montre, dans une analyse proche des idées de Gary, comment l'humanitaire tronque la relation de don au profit d'une relation qui empêche l'échange comme c'est le cas du kula. Elle schématise les liens comme suit :
    « - kula : donneur <-> receveur et receveur <-> donneur-
    humanitaire : donateur <-> organisation <-> bénéficiaire. »
    La structure de l'humanitaire atteint vite ses limites puisqu'elle entrave un élément essentiel de l'échange selon Mauss : l'obligation de répondre aux cadeaux reçus. Pour cela, le donateur doit être identifié au risque sinon de tomber, comme l'écrit Gary, dans « un humanitarisme qui n'[a] plus rien d'humain ». Aussi est-il nécessaire de prendre en compte les particularités de chacun. Sans quoi l'action est aveugle, anonyme elle ne répond pas aux exigences de circularité du don.
    Celles-ci prennent parfois des formes plaisantes chez Gary. On songe au rapport qu'entretient Jeannot avec le concierge de l'immeuble de M. Salomon, siège de S.O.S Bénévoles.
    Voici, en effet, une façon bien étrange et pourtant si juste de venir en aide à M. Tapu. Plutôt que de jouer la carte de la pitié, qu'il avait d'abord tentée en s'excusant sans cesse face aux remontrances constantes du gardien, il préfère alimenter la haine de cet homme car « on a toujours besoin des autres, on peut pas passer sa vie à se détester soi-même. ». Pour ce faire, il pisse le long du mur, casse une vitre sur son passage, lui fait un bras d'honneur et se « sent remonté avec le sentiment bénévole qu'[il] avait rechargé les batteries de M. Tapu et qu' il] était content parce que ce n'est pas tous les jours qu'on peut aider un homme à vivre. »
    L'action bénévole pense trouver sa raison d'être dans son action même. Jacques Godbout écrit ainsi : « Le sens de leur geste est à rechercher dans le geste lui même. » Or, donner pour donner est quelque part insuffisant car c'est comme débuter un processus sans vouloir le poursuivre. En ce sens, c'est une attitude quasi-pathogène. D'où le titre du roman, L'angoisse du roi Salomon , qui évoque un personnage dont la pulsion de donner est en fait symptomatique d'une angoisse. Pourquoi Salomon donne-t-il ?
    Le narrateur, Jeannot, cherche à comprendre les raisons de son comportement. Première piste évoquée : Salomon se prendrait-il pour Dieu ?
    L'idée que l'expérience du don se rapproche d'une expérience religieuse est abordée par Jean-Marie Guyau dans L'amour de l'humanité comme irréligion de l'avenir. L'acte de donner traduit une volonté puissante de s'ouvrir à l'autre. Affirmation et expression de l'être. Mouvement enthousiaste, signe d'espoir en l'autre, qui n'est pas l'apanage seulement des religions, même s'il partage avec elles une intensité comparable. Lorsque le narrateur reçoit le don de M. Salomon, il avoue avoir vécu une « expérience religieuse »21. Telle est d'ailleurs, la première explication de Chuck, l'ami du narrateur : le don purement désintéressé est un acte divin, bien que Dieu soit loin d'être toujours à la hauteur du bien qu'on attend de lui et qu'il convienne de le rappeler à Ses devoirs . « Chuck […] dit que monsieur Salomon ne fait pas tellement ça par bonté de coeur mais pour donner des leçons à Dieu, pour Lui faire honte et Lui montrer le bon chemin. »
    Ensuite, Chuck propose une deuxième explication - calculatrice, égoïste et utilitariste, cette fois-ci - tellement l'attitude de M. Salomon dépasse l'entendement : « Il veut être aimé ce vieux schnock. » Ainsi sous-entend-t-il que la générosité de Salomon est secrètement intéressée et que le vieil homme cherche en réalité l'amour et la reconnaissance des autres. Les deux explications avancées par Chuck se situent aux deux extrémités du don. D'un côté, c'est le don pur et absolu, entièrement désintéressé. De l'autre, c'est l'illustration du don purement intéressé. Or, la particularité du don, c'est justement de se situer entre ces deux extrêmes. Le narrateur note la très grande solitude de Salomon, son âge avancé, quatre-vingt quatre ans, et sa volonté de continuer à vivre. Dans un sens très maussien, il explique que si le vieil homme donne, c'est pour l'honneur24, c'est pour affirmer son statut d'être humain. C'est son moyen de lutter contre la mort. D'où « l'acharnement [de M. Salomon] à aimer et à vouloir vivre encore et encore et sans fin, comme c'est pas permis »25. Monsieur Salomon soigne sa tenue à l'extrême, collectionne des timbres et répand ses bienfaits pour se donner une contenance, pour se sentir toujours exister. Cependant, à la fin du roman, M. Salomon met un répondeur automatique qui renvoie les appels à S.O.S. à une autre permanence. Que s'est-il passé ?
    L'intrigue du roman se cristallise alors sur l'attitude de M. Salomon envers Mlle Cora Lamenaire. Au fur et à mesure, le lecteur apprend l'amour du protagoniste pour cette diva de la chanson française d'avant-guerre. Pendant la guerre, leur destin s'est séparé. M. Salomon est resté quatre ans caché dans une cave. Cora, qui est tombée folle amoureuse d'un collaborateur, ne l'a pourtant pas dénoncé à la Gestapo alors qu'elle connaissait sa cachette. À la Libération, la chanteuse se retrouve démunie du fait de son attitude pendant la guerre. M. Salomon, en apprenant qu'elle a des ennuis, écrit une lettre certifiant qu'elle avait sauvé un juif. Puis ils perdent tout contact jusqu'à ce que bien des années plus tard M. Salomon descende aux toilettes et découvre que Cora était devenue dame-pipi. Cora explique ainsi la rencontre à Jeannot : « Il m'a saisie par le poignet, il m'a traînée après lui, en remontant l'escalier. On s'est mis à une table dans un coin et on a parlé. Non, ce n'est pas vrai, on ne s'est pas parlé, lui, il n'arrivait pas à dire un mot, et moi j'avais rien à ajouter. Il a bu de l'eau et il s'est retrouvé. Il m'a acheté un appartement et il m'a fait une belle rente. Mais pour le reste… » Qu'entend-t-elle par « le reste » ?
    La situation est empoisonnée par les dons que chacun estime avoir fait alors qu'il ne retrouve pas en l'autre une attitude de contre-don digne de son geste. Ils s'aiment tous les deux mais ils ne sont incapables de discuter ensemble ; leur seule relation s'est faite par services ou échanges de biens interposés. L'impasse vient de l'interprétation que chacun donne à ces dons.
    Mauss soulignait l'ambivalence du mot Gift qui en anglais signifie cadeau alors qu'il veut dire poison en allemand. Cora avoue, en effet : « Je ne pouvais pas lui pardonner son ingratitude, quand je l'ai sauvé de la Gestapo. » Et elle analyse l'attitude de Salomon ainsi : « S'il m'avait oublié, il ne serait pas tant impardonnable, après plus de trente-cinq ans. Mais c'est de la rancune. Chaque année, il m'envoie des fleurs pour mon anniversaire, pour souligner. » De même, Salomon explique au narrateur que « l'appartement [qu'il lui avait offert] scellait leur séparation définitive. » Le don, dans leur relation, est ainsi devenu poison, une sorte de fin de non recevoir.
    En soi, le don peut être équivoque ou déplacé ou refusé, peut ne pas être rendu, ou être mal perçu, etc. Toutes ces incertitudes font que certaines personnes restent au bord de la relation de peur d'y rentrer.
    De fait, la dynamique du don n'est pas sans incertitude ni danger. Sait-on jamais d'avance la réaction d'autrui ? Jusqu'où l'on peut se trouver entraîné ? Le don s'impose au sujet garyen, nous l'avons rappelé, puisqu'il ne peut vivre pleinement en-dehors de l'autre. Dans une même veine, Alain Caillé souligne que la subjectivité « ne peut éclore, précisément, que pour autant que le sujet s'affirme comme tel, au-delà de l'intérêt, pour courir le risque fatal du don et de la donation. » En même temps, nombre de personnages chez Gary ressentent une difficulté à s'engager dans la relation à l'autre, une incapacité qui les empêche de se réaliser. Tel est le cas de Lenny dans Adieu Gary Cooper qui refuse d'entrer en relation avec quiconque et même avec lui-même. Repoussant les déclarations de Tilly, il s'exclame : « — Je peux pas l'expliquer, Tilly. Je suis trop con. Et puis, je sais pas parler. Je ne parle même pas à moi-même. J'ai rien à me dire. »
    (...)

    jeudi 8 avril 2010

    Maurice Arnoult, la mort d'un Juste

    Que l'historien Michel Fabreguet soit remercié de m'avoir fait parvenir l'entretien qu'il eut en 2006 avec Maurice Arnoult, cet homme ordinaire admirable qui avait reçu la médaille des Justes décernée par l'Etat d'Israël, et dont le décès vient d'être annoncé :



    "Au fond d’une petite cour d’immeuble, au 83, rue de Belleville, se trouve l’atelier de l’ancien bottier Maurice Arnoult. Figure bellevilloise typique et reconnue (1), témoin de l’évolution de son métier et de son quartier depuis près d’un siècle (il est né en 1908, en province, et il s’est établi à son compte en 1937 dans le petit atelier qu’il occupe encore aujourd’hui), Maurice Arnoult a obtenu la médaille des Justes parmi les Nations.
    Son histoire est en fait emblématique de l’action modeste mais inestimable de ces héros de l’ombre de la résistance civile, qui contribuèrent en particulier au sauvetage des enfants cachés.
    Le 18 octobre 1995, l’ambassadeur de l’Etat d’Israël lui a dédicacé dans son atelier le diplôme de Yad Vashem : « En hommage très amical et infiniment reconnaissant pour votre grande œuvre de sauvetage de vos frères juifs de France ». L’obtention de cette distinction s’est faite automatiquement, sans que l’intéressé ne l’ait sollicitée, grâce au témoignage d’un enfant caché, Joël.
    Mobilisé en 1939 sur le front de la Sarre, entraîné dans la débâcle de 1940 et conduit en captivité en Allemagne, Maurice Arnoult est libéré en 1941 et rentre à Paris « sans jouer les héros ».

    Comment Alice est devenue « Mme Arnoult »
    Il retrouve alors son atelier de cordonnerie dont il avait confié la gestion, avant de partir aux armées, à l’une de ses employées nommée Alice, en qualité de fondée de pouvoir dûment enregistrée devant la chambre des métiers.
    « Je l’avais embauchée comme on achète une machine. Elle ne m’avait pas dit qu’elle était juive. C’était une femme intelligente qui n’était pas du métier. Elle était aimée des fournisseurs, des clients et des ouvriers. Son père était un Russe qui était devenu couturier.
    Elle, elle avait une place où elle avait été virée et moi je l’avais embauchée ». Marié avant-guerre à une femme tuberculeuse, Maurice Arnoult était devenu veuf durant sa captivité. « Quand je suis revenu, (Alice) était là. Je l’ai regardée avec d’autre yeux et j’ai dit : Pas mal ! Il s’est passé ce qu’elle pensait aussi un peu ! Il est arrivé ce qui devait arriver.
    Elle a passé pour Madame Arnoult. Et cela l’a protégée ». De fait Alice, la petite juive, est officiellement déclarée au commissariat comme Madame Arnoult, ce qui la préserve des contrôles d’identité tatillons de la police française. Maurice Arnoult donne également sa carte d’identité au frère d’Alice, qui avait dû quitter son métier de joaillier et qui sera finalement arrêté sur dénonciation.

    J’ai quelque chose à te demander :
    est-ce que tu pourrais pas garder des enfants ici ?

    Dès avant les grandes rafles de l’été 1942, le sort des étrangers et des juifs était devenu tout à fait précaire dans le Paris de l’Occupation. En pleine nuit, vers minuit, rue Crozatier, Maurice Arnoult assiste à des arrestations : « Des gens en bras de chemises, un bébé est arraché à une femme… J’avais déjà dans l’idée ce que m’avaient dit les juifs allemands (de Belleville dans les années 1930) ».
    Mais le bottier fournissait aussi la femme d’un commissaire de police : celui-ci l’avertit des rafles de juifs en préparation, dont il ne connaissait pas la date exacte au demeurant. Au début du mois de juillet 1942, une rafle de grande ampleur était manifestement imminente.
    Maurice Arnoult prend alors les choses en main et déclare à Alice : « Il faut que dans les jours qui vont suivre tu trouves quelque chose. Dès ce soir, amène-moi qui t’as. J’ai dit à Suzanne (la sœur d’Alice) qu’elle me donne « Riri », « Riri » qui avait six ans, toi apporte- moi Joël ».
    Les deux enfants juifs sont conduits en compagnie d’Annette, la fille qu’il avait eue de son premier mariage, dans son petit pavillon en bois de Savigny-sur-Orge. « Riri » est confié à la grand-mère de Maurice et Joël est remis au propre père de Maurice, qui disposait d’une autre baraque en bois sur le même terrain.
    Le souvenir de la conversation entre Maurice et son père, qui avait abandonné ses propres enfants au début de la Grande Guerre, reste encore chargé d’une intense émotion :
    _ Maurice :« J’ai quelque chose à te demander : est-ce que tu pourrais pas garder des enfants ici ? »
    Le père : « Écoute Maurice, j’ai jamais rien fait pour toi. Aujourd’hui demande moi ce que tu veux, je le ferai. »
    (Commentaire de Maurice : « Alors là, mon père s’est racheté ! »)
    Maurice : « Je vais t’amener un ou plusieurs gosses et tu les garderas ».
    Pour moi, c’était un devoir. Quand j’ai vu comment on arrêtait les gens...
    Mais le dévouement de Maurice Arnoult ne se limite pas à la protection des seuls enfants. Maurice dispose également d’un local situé au premier étage d’un immeuble industriel, au 90 rue Rébeval, dans lequel il héberge clandestinement dans la journée deux oncles d’Alice, qui ne sortaient que la nuit pour rejoindre leurs femmes, déguisés en dessinateurs industriels.
    Quelles raisons ont poussé Maurice Arnoult à agir ainsi ? L’intéressé répond : « Pour moi, c’était un devoir. Quant j’ai vu qu’on arrêtait des gens comme ça, ce n’est pas une méthode. Mais je dois dire que je ne pensais pas qu’ils allaient disparaître et être tués quand je les ai vu être ramassés par la police. Si on me l’avait dit, je ne l’aurais pas cru ».
    Mais les actions de sauvetage au quotidien n’allaient pas sans présenter des risques. Il fallait aussi, en période de pénurie alimentaire, assurer le ravitaillement des personnes qui vivaient dans la clandestinité.
    « Cacher des gens nécessite de faire attention. Il faut occulter tout ça et se méfier des gens à l’affût, surtout des voisins. J’avais mon boulot. Ça m’a servi. Alice avait une clientèle de jeunes gens de 25 à 30 ans qui faisaient du marché noir admis par les Allemands. Ils achetaient des chaussures. Ils faisaient leurs affaires.

    L’important, c’était d’éviter de parler des juifs. Je passai pour un doux abruti...
    J’ai dit qu’il faut qu’ils tirent parti de ça, des paysans qui vous achètent des chaussures. Achetez n’importe quoi, je vous le paierai au besoin : pommes de terre, haricots, fromages, tout ce qui se mange. Tous ces jeunes gens m’ont permis de nourrir 6 personnes du côté de la famille d’Alice, deux oncles et deux tantes. Il fallait nourrir également Joël et « Riri » J’ai pu les nourrir comme ça facilement. Je ne me suis pas enrichi, mais je n’ai pas perdu d’argent ».
    Finalement, les contraintes de prudence et de sécurité que faisaient peser l’organisation de la résistance civile et du sauvetage des victimes des persécutions constituaient une école d’humilité, fort éloignée des postures héroïques de la résistance active des maquis : « L’important, c’était d’éviter de parler des juifs. Je passai pour un doux abruti, pour un royal abruti même ici, qui vivait sa petite vie. Et surtout vous-même ne pas vous laisser aller et émettre une opinion quelconque sur la guerre ».

    Propos recueillis par Michel Fabréguet, 2006

    (1) Quartiers Libres a déjà consacré un article à l’évocation de « Maurice ou l’humble fierté de Belleville » dans son numéro 56-57, à l’automne 1993.

    NB : Cet article a été légèrement modifié lors de sa mise en ligne, retrouvez la version originale intégrale dans le n°103 de « Quartiers libres », automne-hiver 2006, version papier ou PDF.

  • http://des-gens.net
  • jeudi 1 avril 2010

    Le 1er avril vu par François Leclerc

    C’était une blague !

    "A la suite d’une réunion restée confidentielle qui s’est tenue dans les faubourgs de Kaboul, à une date qui n’a pas été dévoilée pour des raisons de sécurité, les chefs d’Etat et de gouvernement du G2O viennent de faire une annonce qui en a surpris plus d’un. La crise majeure que nous connaissons n’aurait été, depuis son déroulement, qu’un gigantesque Kriegspiel destiné à tester le système, une sorte de stress test en grandeur réelle.
    Afin qu’il se déroule dans les meilleures conditions de confidentialité et donc que l’expérimentation soit de qualité, il avait été dès son origine décidé que ce test serait orchestré par l’un des centres névralgiques les plus opaques de la planète : la United States Federal Reserve, de son petit nom la Fed, assistée des banques centrales des pays du G8, ce qui indique que les dirigeants chinois n’ont pas été admis au statut de meneur de jeu et de marché, comme l’a confirmé par un communiqué séparé Dominique Strauss-Kahn, directeur général du FMI, avant de confirmer qu’il n’excluait pas d’entamer une réflexion sur certaines échéances électorales, qu’il n’a pas voulu préciser.
    Cherchant un précédent, afin d’effectuer des comparaisons et de fonder leurs analyses, les commentateurs ont à cette occasion rappelé la précédente opération, d’une envergure comparable mais à une échelle bien plus limitée, lorsqu’Orson Welles lança sur les ondes de CBS un reportage sur l’invasion de la terre par les Martiens et suscita une gigantesque panique, heureusement circonscrite aux seuls Américains à l’époque, la diffusion par Internet des radios n’existant pas..."

    Lire la suite sur le blog de Paul Jorion
  • www.pauljorion.com
  • Sweet Angéline


    Just thirteen and so promising.

    Compassion et progrès des biotechnologies

    "Comment éviter que la biotechnologie, du fait de l'esprit de maîtrise qui l'accompagne et qu'elle contribue à alimenter, engendre des représentations d'exclusion, puis des conduites de rejet, à l'égard de ceux qui ne sont pas conformes à la norme sociale et « technique » en vigueur, en particulier à l'égard des handicapés physiques et mentaux ? Peut-être pourra-t-on réparer leurs dysfonctionnements à l'avenir, puisque tel est le but - l'augmentation de l'homme - que se donnent ces techniques et surtout leurs adeptes les plus fervents, les "transhumanistes" ? Mais entre temps, seront-ils considérés comme des personnes humaines à part entière ? Auront-ils seulement leur place dans un monde où de telles déficiences devraient être éradiquées ? Plus généralement, l'esprit de l'ingéniérie génétique, la « technicisation de la nature humaine », conduit à émousser le sentiment de compassion que nous éprouvons pour les autres, surtout lorsqu'ils sont dans l'épreuve ou les difficultés, ou qu'ils sont affectés d'infirmités graves.
    La compassion et l'empathie reposent sur le sentiment d'une vulnérabilité humaine partagée, qui est bel et bien notre lot à tous. La vulnérabilité ne désigne pas seulement la fragilité qui nous expose tous naturellement à la maladie, à la souffrance, ultimement à la mort. Elle désigne une capacité affective, originaire, spontanée, qui fait que ce qui arrive aux autres, à nos proches mais pas seulement, nous touche, nous concerne, nous pousse à sortir de la considération et de la poursuite égoïste de nos intérêts propres. A l'inverse, la fabrication technicienne de l'humain favorise l'idéologie individualiste de la performance, du sans défaut et du succès qui, fondamentalement, ne peut laisser émerger cette empathie dont procède pour une bonne part notre sens moral et le lien qui se tisse dans la vie sociale."

    Extrait de l'article que j'ai publié dans le dernier numéro de La pensée de midi , dirigé par Raphaël Liogier, De l'humain. Nature et artifices (Actes Sud, 2010).