On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

dimanche 14 décembre 2014

jeudi 11 décembre 2014

Interview dans Libération à propos du Rapport du Sénat sur la CIA

Il n'était pas possible de ne pas réagir à la publication par le Sénat américain du Rapport sur les actes de torture pratiqués par la CIA au lendemain du 11 septembre. Le site en ligne du journal Libération m'a donné l'occasion de dire brièvement ce qui se dégage des conclusions de cette remarquable enquête, menée pendant plus de cinq ans mais dont seuls 10% (525 pages sur 6700) ont été aujourd'hui déclassifiés.
C'est avec une clarté et une vigueur sans précédent qu'est dénoncée, chapitre après chapitre, une politique systématique d'obstruction, de dissimulation, de manipulation et de mensonge dont la gravité va au-delà, si c'était possible, des actes d'une brutalité extrême commis au nom de la "guerre contre la terreur" dans des "sites noirs" qui échappaient à tout contrôle et même à la connaissance (au moins pendant un certain temps) des plus hautes autorités de l'exécutif, jusqu'au président lui-même. Ce qui ressort, selon le Rapport, de ces techniques d'interrogatoire - mais cela on le savait déjà - c'est leur totale inutilité et inefficacité (pour ne rien dire de leur caractère illégal). L'argument selon lequel la torture permet de déjouer des attentats imminents et que, par conséquent, elle est légitime puisque des vies seront sauvées, est un de ces clichés faux et mensongers dont la CIA n'a cessé d'abreuver le personnel politique et les citoyens, en l'absence de toute preuve factuelle. Le but poursuivi, en réalité, n'était pas de déjouer un nouvel attentat - aucun ne l'a jamais été par ce moyen - et peu importait que les preuves fussent vraies ou fausses - de fait, elles étaient inexactes ou, tout simplement, trompeuses - mais de pouvoir utiliser ces arguments fallacieux en vue de bénéficier de tous les avantages liés à une situation de totale impunité.

Je reviendrai plus longuement dans un prochain billet sur le contenu et les conclusions de ce Rapport qu'il importe, au plus haut point, de ne pas enterrer sous le flux de l'actualité.

  • www.liberation.fr
  • mercredi 19 novembre 2014

    Brèves remarques à propos de l'identité humaine

    La question de l'identité humaine traverse toute l'histoire de la philosophie mais ce constat très général ne nous dit rien encore de précis. Et c'est avancer bien peu que de rappeler, à gros traits, le fait suivant : les conceptions essentialistes qui font de l'homme une âme attirée vers le séjour des idées immuables (Platon) ou bien une substance pensante unie au corps (Descartes) ou encore un sujet autonome (Kant) ou bien encore un individu doté de droits rencontrent sur leur route des conceptions radicalement opposées qui dénient que l'homme puisse jamais être pensé comme une unité substantielle (Montaigne, Hume, La Rochefoucauld, Nietzsche, Pessoa - voyez son admirable Livre de l'intranquillité) et moins encore comme une sorte d'atome mis à part de toute appartenance constitutive que la seule défense de ses intérêts conduit à s'unir aux autres sur la base d'un contrat juridique. A chaque fois ce qui se montre et se théorise, c'est une certaine manière de comprendre notre présence au monde selon qu'elle se pense comme liée ou déliée. Mais dans tous les cas, de telles théorisations ne peuvent jamais être séparées du contexte social, culturel, économique, politique, au sein duquel elles ont été historiquement façonnées. Il y a incontestablement une vision occidentale de l'homme mais, aussi éclatée soit-elle, elle serait totalement incompréhensible ou peut-être serait-elle simplement l'expression d'une arrogance assez risible (avec quelque chose néanmoins de menaçant) aux yeux d'une peuplade primitive dont l'expérience - et je crois bien qu'elle est autrement plus riche et gaie que la nôtre - est tout simplement irréductible à ces catégories. Le fait est que les débats philosophiques sur l'identité humaine apparaissent d'une abstraction appauvrissante et d'une conceptualisation assez sommaire en comparaison de l'infinie pluralité des formes de vie et d'expérience que l'anthropologie nous fait (un peu) découvrir.
    Pour illustrer ce propos, comparons la controverse entre libéraux et communautariens - caractérisée par un haut degré d'abstraction - qui oppose l'idée d'un moi désengagé à un moi situé, une approche individualiste du lien social à une conception "holiste", le dévouement au bien commun à la garantie des droits, etc., avec ce que Paul Feyerabend écrit de la vision de l'homme chez Homère : "Les humains, tels qu'ils apparaissent dans l'art géométrique plus tardif, chez Homère, et dans la pensée politique archaïque, sont des systèmes composés de différentes parties interconnectées de façon très lâche ; ils fonctionnent comme des gares de transit pour des événements connectés de façon tout aussi lâche, tels que les rêves, les pensées, les émotions, les interventions divines. Il n'y a pas de centre spirituel, pas d'"âme" qui pourrait initier ou "créer" des chaînes causales". Même le corps ne possède pas la cohérence et la merveilleuse articulation qui lui furent données dans la sculpture grecque plus tardive. Mais ce manque d'intégration de l'individu est plus que compensé par la manière dont celui-ci est incorporé dans l'environnement" [Adieu la raison, trad. Benoît Jourdan, 1989, Editions du Seuil, p. 163].
    La conséquence au fait d'être incorporé plutôt que d'avoir une identité - et qui peut dire quelle conception l'emporte dans l'absolu sur l'autre ? - c'est que l'homme, dans les sociétés dites archaïques et, plus généralement dans les sociétés traditionnelles, ne se considère jamais et ne peut pas se considérer comme étant la source ou la cause de ses actes, autrement dit il ne peut jamais se penser ni se poser comme un être autonome et libre ou un individu créatif. Mais cela signifie-il, pour autant, qu'il soit aliéné ? Prise au sérieux, c'est une question réelle et fort embarrassante. Pareille condition dans laquelle les hommes sont liés aux dieux, aux esprits, aux animaux, aux arbres, à la communauté des vivants et des morts, où ils vivent, aiment et meurent selon des rites et des cérémonies ancestrales, insoucieux de toute aspiration aux droits individuels, implique-t-elle qu'il soit de notre devoir de les libérer de leurs chaînes et de les faire entrer dans le grand processus émancipateur des Lumières et de la civilisation occidentale en voie de mondialisation ? Comme le fait encore remarquer Feyerabend : les Pygmées ne veulent pas qu'on échange avec eux, ils veulent simplement qu'on les laisse tranquilles. Nul mieux que ce grand philosophie des sciences n'a montré à quel point la civilisation rationaliste qui est la nôtre, avec ses prétentions à connaître l'ordre en soi du monde, à imposer ses avancées technologiques - mais au prix de quelles destructions ! - et sa conception constructiviste de l'Etat nation, pour ne rien dire de la marchandisation des rapports humains qu'elle impose à des sociétés peu préparées à accueillir les vertus supposées du marché et de la "main invisible", est une tradition parmi d'autres. Que cette tradition historique prétende indûment incarner la vérité universelle, anhistorique, de la science, de l'économie, de la philosophie, ne signifie que ses principes constitutifs, notamment lorsqu'il s'agit de défendre les droits humains et de lutter pour un monde plus juste, doivent être rejetées. Force est de reconnaître, cependant, que ce n'est pas sans prétentions excessives, ni parfois conséquences funestes, qu'elle impose une métaphysique de l'universalité qui condamne comme purement relativistes les valeurs plus respectueuses de la pluralité humaine qu'elle contient également en son sein. C'est là un très ancien débat qui remonte (au moins) à l'exclusion par Platon des poètes de la cité idéale et que nous n'avons pas fini de mener, autant avec les autres qu'avec nous-mêmes. Je ferai volontiers mien l'espoir formulé par Feyerabend : "Ce fut jadis un monde rempli de dieux ; il devint ensuite un monde matériel terne et il changera encore, espérons-le, pour devenir un monde plus tranquille où la matière et la vie, la pensée et les sentiments, l'innovation et la tradition collaboreront pour le bien de tous".

    mardi 11 novembre 2014

    Le mérite mérite-t-il d'être récompensé ?

    La question pourrait être une de ces interrogations qui font la joie des professeurs de philosophie qui choisissent les sujets du baccalauréat. On la pose avec le plaisir de défier les évidences communes, d'inviter à une remise de doute de ce qui paraît aller de soi, mais avec quelque chose de purement rhétorique, d'un peu artificiel et de vain, tant il paraît indiscutable que le mérite mérite d'être récompensé. Comment pourrait-il en être autrement ? Ce principe d'attribution des bénéfices et des distinctions est au cœur de l'institution démocratique dès lors que, fondée sur le principe d'égalité, elle n'entend pas que les positions et les statuts, et plus généralement toute forme de hiérarchisation sociale, procède d'une situation liée à une situation initiale plus avantageuse. Ce que le principe du mérite réclame, c'est l'égalité des chances au sein d'une société où les positions sont offertes à tous, mais l'égalité de départ ne conduit pas à l'égalisation des conditions. Elle légitime au contraire les inégalités sociales si et seulement si celles-ci résultent d'une situation de compétition ouverte. Et ce principe normatif sert de fondement à un ensemble de politiques publiques qui visent à assurer, par exemple dans le domaine de l'éducation, que tous bénéficient d'une même chance au départ et que les meilleurs, les plus méritants, ne se verront pas refuser l'accès aux positions auxquelles ils ont légitimement droit.

    Un principe indiscutable mais à corriger

    Le principal sujet de controverse est de savoir dans quelle mesure cette conception républicaine de « l'ascenseur social » exige des politiques visant à traiter de façon spécifique et circonstanciée ceux et celles qui partent avec toutes sortes de handicaps. Sur cette base, se trouve justifiée la mise en place de mesures correctrices puisque l'égalité ne saurait être un concept juridique purement formel et qu'il n'y a rien d'inéquitable, au contraire, à tenir compte des injustices du sort, liées à la naissance, et à établir des règles, par exemple de recrutement, en faveur des minorités et, plus généralement, des catégories sociales les plus défavorisées. La règle des quotats (en faveur des femmes, des handicapés, des minorités ethniques éventuellement) procède d'une préoccupation de cet ordre.
    S'il est une critique que l'on peut adresser à la conception méritocratique de la justice sociale, c'est surtout de ne pas tenir compte des individus qui ne sont pas en mesure de se conformer aux contraintes de la compétition et qui se trouvent dès lors exclus du système. Et cela paraît d'autant plus injuste que les contraintes de la compétition, notamment dans le domaine scolaire (voir les travaux de François Dubet), répondent à des attentes sociales et économiques, à tout un système de représentations symboliques et d'évaluations qui sont culturellement archi normées et, par conséquent, largement discutables. Mais il n'y a là rien qui ne puisse être corrigé par des mesures appropriées, ni qui mette radicalement en cause le principe du mérite.
    Le fait est, pourtant, que la conception méritocratique de la justice sociale a fait l'objet de puissances critiques dans la philosophie politique contemporaine. Tel est le cas, en particulier chez John Rawls qui, dans une construction accueillie à l'époque comme un coup de tonnerre dans le ciel de la pensée, s'est efforcé d'établir les principes de base d'une société juste. Et cette critique a été à son tour – nous parlons ici des années soixante-dix, quatre-vingt aux Etats-Unis - à l'origine de controverses nombreuses, nourries par les objections des penseurs libertariens, tel Robert Nozick, et communautariens, en particulier Michael Sandel. Bien que ce débat – déjà ancien, il continue aujourd'hui encore - soit hautement théorique et sophistiqué, il est néanmoins possible d'en dessiner les contours et d'en résumer les arguments. S'il est intéressant et certainement utile de se pencher sur ce débat qui nous est peu familier – le fait est que ces courants de pensée sont le plus souvent présentés en France de façon fort réductrice et inexacte ; à la vérité le grand public les connaît fort peu – c'est parce qu'ils orientent la réflexion dans une direction qui n'est pas celle que nous aurions envisagée si la question qui fait l'objet de ce papier nous avait été posée.

    L'arbitraire des dons

    Pour aller à l'essentiel, la raison principale pour laquelle le mérite ne constitue pas, selon Rawls, un principe de justice que les acteurs d'un jeu constitutionnel choisiraient dans une position où ils seraient invités à les définir sans rien connaître de la place qu'ils occupent dans la société (étant placés sous le fameux « voile d'ignorance »), c'est que nul ne mérite à proprement parler les talents qui le disposeraient à occuper les places les meilleures, pas plus qu'il n'en est, à proprement parler, propriétaire. Pour le dire avec ses propres mots : « Personne ne mérite ses capacités naturelles supérieures, ni un point de départ plus favorable dans la société » [Théorie de la justice, p. 132].
    Toute une série d'arguments justifient cette proposition liminaire.
    La dotation des talents et des capacités intellectuelles, de même que les dispositions de la personnalité qui favorisent leur développement, ne résultent nullement d'une acquisition qui serait à mettre au crédit d'un effort ou d'un quelconque mérite personnel : ils sont au contraire arbitaires*. Etant arbitraires, nous ne saurions les revendiquer comme un bien propre, quelque chose que nous possédons à juste titre. Aussi ces talents ne nous appartiennent-ils pas : ils appartiennent en tant que ressources communes à la société dont nous faisons partie et qui a favorisé et rendu possible leur développement. A quoi il faut ajouter que la valeur de ces talents est elle-même déterminée par les attentes et les besoins de la société bien plus qu'ils sont à proprement naturels. Une idée reprise par Ronald Dworkin dans Prendre les droits au sérieux. Si une société, tels les chasseurs-cueilleurs, favorise ceux qui ont le pied léger plutôt que l'éloquence, à la différence d'une société de litige, il en résulte que nul n'est en droit de revendiquer pour lui-même un talent ou une capacité qui n'existerait pas indépendamment de tout un système social de valorisation. Sans doute, l'individu doit-il tirer un bénéfice personnel de son travail et des efforts accomplis, mais c'est bien plus parce que la société y a intérêt que parce qu'il y a droit. Les talents sont socialement constitués, de sorte qu'ils ne constituent pas une propriété personnelle. Disons qu'ils sont imbriqués dans la communauté bien plus qu'ils ne sont inscrits dans une détermination de l'individualité qui aurait (comme chez Locke) un titre à se l'approprier. C'est la communauté sociale qui a droit sur eux, et non l'individu, de telle sorte que les talents constituent une ressource commune et non un bien propre. Mais il y a à cela une raison plus profonde chez Rawls qui est de nature proprement ontologique.

    Le moi désubstantilisé

    Au cœur du libéralisme politique, tel que Rawls l'entend, se trouve une conception particulière de l'identité humaine dont le trait principal est d'établir une distinction radicale entre le moi et ses propriétés. S'il est impossible de considérer que les talents sont, au sens fort que réclame l'idée de mérite, « miens » ou qu'ils sont « à moi », c'est parce qu'aucun d'entre eux ne me qualifie de manière constitutive, ou si je les possède, c'est dans un sens faible et contingent, puisque je peux les perdre tout en restant moi-même. « Cet aspect possessif du moi, explique Sandel, signifie que je ne peux jamais être intégralement constitué par mes attributs, qu'il doit y avoir certains attributs que j'ai et non pas que je suis. Si ce n'était pas le cas, tous les changements qui interviendraient dans ma situation, même les plus légers, modifieraient la personne que je suis » [Le libéralisme et les limites de la justice, p. 50]. « L'unité préalable du moi signifie que le sujet, même s'il est fortement conditionné par son environnement, est toujours irréductiblement premier par rapport à ses valeurs et à ses fins, et qu'il n'est jamais pleinement constitué par elles » [Id., p. 50]. Toute la conception procédurale de la justice chez Rawls résulte de cette prémisse, en particulier le fait que les principes de justice soient formulés au terme d'un choix rationnel qu'aucune connaissance morale préinstitutionnelle ne précède ni n'éclaire.
    Le problème fondamental posé par la conception rawlsienne de l'identité humaine, c'est que, en posant le moi à part et à distance de ses valeurs, de ses choix, de ses rapports aux autres, et même des qualités qu'ils possèdent mais qui ne constituent pas l'être qu'il est, Rawls aboutit à une individualité à ce point désubtantialisée et détachée de toute détermination ainsi que de tout lien constitutif qu'elle est à la fois invulnérable à toute transformation par l'expérience et vide. « Dans la théorie rawlsienne de la personne, le moi, au sens propre, n'a aucun caractère ; du moins, il n'en a aucun dans le fort et constitutif qui serait nécessaire pour servir de fondement au mérite » [Id., p. 135]. La revendication qui veut que les mérites personnels soient reconnus selon leur valeur repose sur le présupposé, non seulement que je les possède, mais qu'ils sont inséparables et constitutifs de l'être que je suis, en sorte que ne pas les respecter équivaudrait à ne pas me respecter. C'est précisément cette condition qui est totalement absente de l'idée libérale, individualiste, « désencombrée » ou « déracinée » de la personne chez Rawls**, et c'est cette idée précisément que réfutent radicalement les penseurs, dits « communautariens », tel Michael Sandel, pour lesquels il s'agit toujours de comprendre l'individualité humaine à partir des liens intersubjectifs (familiaux, sociaux, etc.) qui constituent son identité.
    Si le mérite ne mérite pas d'être récompensé, ce n'est pas donc pas seulement parce que les dons naturels sont arbitraires ou encore parce qu'ils sont socialement valorisés, mais, plus fondamentalement, parce que nul ne peut revendiquer pour lui-même un attribut qu'il possède seulement de façon contingente, autrement dit qu'il ne possède pas au sens fort et constitutif de « possession » sans lequel il est impossible d'étayer la notion de mérite [Id., p. 136].
    Un dernier point enfin. Affirmer que les talents et les capacités constituent un atout collectif sur lequel la communauté et non l'individu a droit – une affirmation dont Nozick souligne qu'elle est en contradiction totale avec les principes libéraux du respect de l'autonomie individuelle et de l'inviolabilité de la personne – exige que la relation que les hommes entretiennent avec la communauté à laquelle ils appartiennent soit pensée en des termes qui sont incompatibles avec les principes individualistes qui sont au cœur de la pensée libérale à laquelle Rawls rappelle inlassablement son appartenance.
    Concluons avec cette réflexion de Sandel : « En niant que la justice ait quelque rapport que ce soit avec le fait de donner aux gens ce qu'ils méritent, la théorie de la justice comme équité rompt donc bien de manière décisive avec la notion traditionnelle de la justice » [Id., p. 137].

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    * A ce propos, et bien qu'il n'y ait aucune référence théologique ou simplement chrétienne chez Rawls, on ne peut manquer de songer au mot de saint Paul dans l'Epître aux Corinthiens (IV, 7) : "Qu'as tu que tu n'aies reçu et si tu l'as reçu, pourquoi fais-tu comme si tu ne l'avais pas reçu ?" Le langage de Rawls est celui de la dotation non du don, de l'arbitraire non de la grâce.
    ** Je ne puis manquer de songer, en écho à cette idée, au fragment 323 des Pensées de Pascal (ed. Brunschvicg) qui s'interroge sur l'identité du moi et envisage la désubstantialisation de l'ego à partir de la question de l'amour : "Celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. [...] On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités".

    Références :

    Ronald Dworkin, Prendre les droits au sérieux, PUF, 1995.
    Robert Nozick, Anarchie, Etat et utopie, trad. Evelyne d'Auzac de Lamartine, révisée par Emmanuel Dauzat, PUF, 1988.
    John Rawls, Théorie de la justice, trad. Catherine Audard, Editions du Seuil, 1991, 1997.
    Justice et démocratie, trad. Catherine Audard, Editions du Seuil, 1993
    Michael Sandel, Le libéralisme et les limites de la justice, trad. Jean-Fabien Spitz, Editions du Seuil, 1999.

    mercredi 8 octobre 2014

    Y a-t-il de l'indisponible ?

    Je ne puis disposer de l'homme en ma personne. Telle est la formule la plus profonde – et elle est de Kant (Métaphysique des mœurs, IIe section) – qui exprime le principe de la dignité inaliénable de l'homme. Ce n'est pas le suicide seulement qui se trouve ainsi moralement interdit par Kant, dès lors que la vie, en effet, n'est pas en l'homme que je suis une propriété, un avoir, un bien disponible, mais ce que je dois sauvegarder et développer jusqu'à ses plus hautes possibilités - et elles sont tout autant morales que politiques, individuelles que collectives - et qui fait de la recherche du bonheur non pas un instinct mais un devoir. Sans doute puis-je physiquement mettre un terme à mon existence, mais on ne saurait traduire cette possibilité dans un devoir, et pas davantage dans un droit, un droit à la mort, assistée ou non. La raison n'est pas juridique, elle est proprement métajuridique, c'est-à-dire métaphysique, et, comme on le voit, elle a d'autres conséquences que l'interdiction, pour des raisons morales, du suicide.
    C'est sous cet angle, en effet, qu'il faut envisager les lourds problèmes éthiques posés par la revendication, légitime certes et mille fois compréhensible, d'un droit à mourir dans la dignité, c'est-à-dire de la légalisation de l'euthanasie active ou encore, ce qui n'est pas tout à fait la même chose, du suicide assisté dans certaines situations d'exception. Les problèmes posés par cette revendication sont si vastes qu'on ne saurait aller au-delà de la formulation de ce que vient immédiatement à l'esprit : la loi, qui devrait rester générale par principe, peut-elle traiter de cas particuliers ? Ou encore peut-on faire fi de la tendance propre aux situations d'exception de sortir de leur cadre originel et de se banaliser ? Plus fondamentalement, puis-je demander à une autre main de se substituer à la mienne dès lors qu'elle est impuissante à accomplir ce que je désire et de me donner la mort que je ne puis me donner à moi-même ? L'expression invite à la réflexion dès lors qu'elle relève de la terminologie du don. Nous y reviendrons bientôt. Il y a des principes généraux, mais il faut également tenir compte des principes secondaires. C'est le respect de la vie en tant que vie humaine (et pas simplement biologique, réduite au fonctionnement des organes vitaux) qui justifie le droit à mourir dans la dignité, de sorte que la dignité n'est pas remise en cause en l'occurrence par une manière de disposer de l'indisponible mais au contraire sauvegardée.
    Ce qui fait que l'homme se distingue de tous les êtres vivants existants, c'est la moralité, la faculté proprement humaine d'obéir à la loi morale qu'il se donne et éprouve en lui-même, dont résulte l'obligation de traiter tout homme, moi y compris, comme une fin en soi, non un moyen, autrement dit de le (se) respecter. Le respect de l'humanité en moi et en autrui a pour conséquence que ni la vie ni le corps, et plus largement aucun être humain, ne sont à disposition et ne peuvent être mis à prix. A l'occasion des lois sur la bioéthique, le droit français a traduit cette conception métaphysique de la dignité humaine dans le principe de la non commercialité et de la non patrimonialité du corps humain, quoique ce soit avec une réserve essentielle portant sur ce qui relève du don. Le corps humain et aucun de ses éléments (organes, sang, cellules, etc.) ne peuvent faire l'objet d'un contrat marchand parce que ce n'est pas un patrimoine dont je puis librement disposer. Si le don échappe à cette règle, ce n'est pas seulement parce qu'il ignore la logique du marché qui instrumentalise toute chose et tout être, mais parce que le don introduit entre les hommes une circularité des échanges qui n'est pas de l'ordre de la propriété et de la marchandisation des rapports humains, mais de la gratuité. A juste titre trouverait-on absurde, et contraire à l'expérience commune, de dire : je puis bien donner mon sang ou mon rein puisqu'il m'appartient. S'il en est bien ainsi, c'est par une vision, correcte pour bien des raisons, mais non pas totalement indiscutable, que la GPA a été et reste exclue par le législateur français, mais non partout ailleurs, des pratiques autorisées. Que ce soit par précaution, on peut le comprendre, mais il n'est pas établi qu'elle ne puisse, par nature, s'inscrire dans une relation de don, un service rendu pour répondre généreusement à une situation de détresse. Si la GPA relevait de la gratuité (ce qui serait illégal, c'est toute forme de rémunération), pourquoi l'interdire, dès lors que le don d'organes ne l'est pas ? L'argument de la non commercialisation du corps ne peut ici servir de raison à une interdiction de principe. Ou alors, il faut en revenir au principe de l'indisponibilité du corps, mais ce sont alors toutes les pratiques du don qui tomberaient sous le coup d'une interdiction générale. A quoi il faut ajouter combien compte la signification des formules employées. On ne parle pas de la même chose selon que l'on appelle cette pratique gestation pour autrui ou, au contraire, location d'utérus. La première s'oriente vers une motivation originaire de nature désintéressée, là où la seconde souligne l'inadmissible réification de l'autre et la commercialisation de son corps, quoiqu'il en soit de son consentement. De sorte que c'est un nouveau problème qui se présente.
    Kant admet lui-même qu'il y a des limites au principe de l'indisponibilité du corps, lorsqu'il est nécessaire, par exemple, d'amputer un membre pour sauver une vie. Et, comme on vient de le voir, le don introduit également une exception dès lors qu'il ne porte pas atteinte au respect de la dignité humaine. Mais il est une autre exception qu'il nous maintenant faut considérer, les relations entre adultes consentants. Le droit admet-il des limites au principe selon lequel doit être autorisée toute pratique humaine, sexuelle ou autre, dès lors qu'elle n'est pas illégale et qu'elle résulte du libre consentement entre personnes majeures et autonomes (ce qui exclut du champ du consentement les personnes particulièrement vulnérables et dépendantes, qu'elles soient âgées, gravement malades ou lourdement handicapées). Aurait-on le temps, il faudrait examiner de près deux décisions juridiques de première importance. Le célèbre arrêt du Conseil d'Etat, Commune de Morsang-sur-Orge (27 octobre 1995) et la décision de la Cour européenne des droits de l'homme, du 17 février 2005 (Affaire K.A et A. D. c/ Belgique). La première avait annulé une décision du tribunal administratif de Versailles laquelle avait, en première instance, annulé un arrêté municipal interdisant une attraction consistant dans un lancer de nain. Bien que le nain en question soit à l'origine du recours contre l'interdiction de pratiquer ce jeu qui était pour lui source de rémunération – le jeu consistant à être propulsé le plus loin possible par les participants d'une soirée en discothèque, le gagnant se voyant offrir un cadeau – la plus haute juridiction administrative a jugé qu'en l'occurrence, et malgré le consentement du nain, il y avait une atteinte au respect de la dignité de la personne humaine, en conséquence de quoi l'interdiction fut validée et les organisateurs de la soirée condamnés à verser des indemnités à la mairie. Bien moins tranchée est la décision de la CEDH qui eut à traiter de la condamnation par la cour d'appel d'Anvers en 1997 d'un magistrat et d'un médecin qui s'étaient livrés à des actes de sadomasochisme d'une violence extrême sur la femme de l'un d'entre eux. La Cour de Strasbourg a confirmé le jugement du tribunal belge mais au motif que lorsque les sévices sont devenus insupportables – ce que les vidéos saisies attestaient - leur partenaire les a suppliés d'arrêter et qu'ils ont malgré tout continué. Et bien que la femme en question n'ait nullement porté plainte, la Cour a estimé que si la loi n'a pas à se mêler des activités sexuelles, relevant de la sphère privée, ces pratiques exposaient les deux hommes à des poursuites pénales, en particulier du fait qu'ils avaient manifestement passé outre aux protestations de celle qui s'était volontairement livrée à eux. En insistant sur ce motif, la Cour glissait vers la pente savonneuse du consentement, sans insister sur l'atteinte à la dignité de la personne humaine sur laquelle, quoiqu'il en soit de la libre volonté des participants, s'était fondé le Conseil d'Etat et qui dans les attendus du jugement de la CEDH n'apparaît nulle part.

    samedi 4 octobre 2014

    Transcendance de la dignité

    Ni dans le langage courant, ni en droit, nous n'entendons la dignité au sens de ce qui afférent à un rang, une position ou un statut socialement établi. Ce que nous entendons, c'est « quelque chose », un attribut, une qualité essentielle, inaliénable, propre à tout homme, qui se rapporte à son humanité même, abstraction faite de toute distinction spécifique (de rang, de sexe, de couleur, etc.). Une qualité qui appelle à être respectée, qui ne fonde pas à proprement parler le respect mais dont le respect est l'expression publique. Le respect est respect de la dignité de la personne humaine, en tant que telle. Par conséquent, le respect est inconditionné et il se présente avec toutes les apparences d'une obligation morale impérative, alors même que la dignité, elle, ne se montre pas, ne se manifeste jamais et ne peut jamais se manifester comme un phénomène ou une existence. C'est ce qui fait la différence avec la conception aristocratique traditionnelle laquelle désigne une certaine manière de se conduire et de se présenter aux autres mais qui est relative à un système social particulier et, par conséquent, exposé à disparaître dès lors que l'organisation hiérarchique fondée sur des distinctions « naturelles » (liées à la naissance) est remplacée par une vision égalitaire des rapports sociaux. La dignité, au sens moderne, et c'est ainsi que le droit s'y rapporte dans nos sociétés démocratiques, est plus qu'une norme, au sens d'une norme instituée, mais plutôt la source transcendantale des normes juridiques, dès lors que le droit est un droit humain et que l'homme (et non la conservation de l'Etat ou la régulation des intérêts) est posée comme la « valeur » absolue et la garantie de ses droits ou encore la libre réalisation de ses capacités la fin que doit poursuivre l'ordre normatif - disons, pour faire simple, la loi. La dignité est de nature substantielle, au sens étymologique de la notion (sub stare, l'upokeimenon, ce qui se tient dessous ou en arrière ou encore en-deçà et qui renvoie à un des sens les plus profonds de la transcendance : non pas ce qui est au-delà, mais ce qui est au cœur, toujours en réserve). S'il en est bien ainsi, la dignité n'a logiquement pas besoin d'être fondée. Elle ne peut jamais l'être. Elle précède, plongée dans la nuit de ce qui est toujours déjà là et qui n'est ni représentable, ni tout à fait définissable, à la manière d'une sorte d'inconscient par nature invisible (et cela jusque dans toutes les pratiques qui la bafouent et qui, par suite, seront pénalement poursuivies pour cette raison même). En ce sens, elle peut être rapportée à la loi fondamentale, telle que Kelsen la présuppose (ce qui évidemment peut paraître paradoxal pour le théoricien d'une conception purement arbitraire et volontariste des normes juridiques). De là vient que c'est un faux procès de lui attribuer un caractère théologique.
    Du point de vue théologique, il va tout autrement. La dignité est déduite de la reconnaissance de l'égalité de tous les hommes en tant que créatures de Dieu. C'est parce que tous les hommes sont, par nature, à l'image et à la ressemblance de Dieu qu'ils sont dotés d'une « valeur » égale. Non pas en général, s'appliquant à l'homme générique, à l'humanité en tant que telle (contrairement à la conception précédente), mais dans la singularité de la personne unique que chacun est, en tant qu'il est aimé par Dieu. Dans la conception théologique chrétienne, le « fondement » de la dignité est l'amour de Dieu dont aucun être n'est exclu, quel qu'il soit et quoiqu'il fasse. C'est l'universalité de l'amour divin qui « identifie » les hommes dans leur égalité foncière et fonde la dignité humaine. Tout homme est d'une « valeur » absolue parce qu'il est, autant que tout autre, le sujet de l'amour de Dieu. L'égalité procède de l'universalité de l'amour (nul être, s'agirait-il des démons, n'en est exclu), alors que la dignité procède et s'origine dans l'amour lui-même. Egalité : tout être est aimé de Dieu. Dignité : tout être est aimé de Dieu. Egalité et dignité sont consubstantiellement inscrits dans l'amour de Dieu envers ses créatures. Les deux « valeurs » se déduisent selon que l'on insiste ou bien sur l'universalité de l'amour ou bien sur l'amour lui-même, mais toutes deux procèdent d'une même source. Ainsi en est-il de la conception théologique de la dignité humaine.
    S'agit-il d'un dogme ? Peut-être, au sens où il s'agit d'un principe non révisable et indérogeable, mais à condition de s'entendre sur le sens de la notion, et surtout sur les circonstances spécifiques d'apparition des dogmes. Contrairement à ce que l'on pense habituellement, les dogmes ne sont nullement premiers. Ils apparaissent à un moment historique (même s'ils n'ont rien d'historique) comme la formulation conceptuelle de la vérité, en tant que la vérité désigne « ce qui a été cru par tous et en tout temps » (saint Irénée de Lyon). La nécessité de l'explicitation dogmatique apparaît lorsque cette vérité est remise en cause par l'apparition d'une conception étrangère au « dépôt de la foi », tel qu'il est transmis dans la tradition vivante de l'Eglise. C'est l'hérésie qui invite la foi à se préciser conceptuellement sous la forme du dogme, mais le dogme n'est nullement essentiel, ni fondateur, ni constitutif de la foi. En ce sens, la reconnaissance du principe de dignité n'est un « dogme » que dans la mesure où il est appelé à se formuler contre ce qui le remet en cause, et à cette occasion seulement. Mais cela présuppose qu'il soit déjà implicitement reconnu comme une « valeur » fondamentale, avant qu'il ait été encore besoin de l'exprimer publiquement. De là vient son émergence tardive (par exemple en droit). Autrement dit, la dignité ne pourrait être considérée comme un « dogme », si l'on tient à la présenter sous ce jour, qu'à la condition de dire : 1/ que ce principe était déjà implicitement inscrit dans la tradition et 2/ que c'est à l'occasion de la remise en cause de cette tradition commune (quelque chose comme l'équivalent de ces « intuitions premières » et de ces « opinions communes » qui forment « le consentement par recoupement » chez Rawls) qu'elle s'est formulée explicitement et qu'elle a trouvé sa traduction juridique. La croyance précède le dogme, et c'est l'altération apportée à cette croyance, quelle que soit la forme que prenne cette violation, par exemple dans la célèbre affaire dite du lancer de nain (Conseil d'Etat, 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge), qui explicite l'apparition du « dogme » et sa déclaration par le juge ou le législateur (soit : son invention juridique). Le dogme ne se formule qu'à l'occasion d'un obstacle ou d'une remise en cause de croyances implicitement admises, mais non encore publiquement formulées et fixées. Ainsi que l'écrit Bernard Endelman : « La déclaration des droits est en réalité faite en considération des ennemis du moment ».
    Toutefois, admettre la nature dogmatique de la dignité n'est rien de plus qu'une concession accordée à ses adversaires et une telle concession ne dit pas l'essentiel. Faire de la dignité un dogme peut éventuellement être accordée – et seulement à titre provisoire - si l'on veut dire par là qu'elle désigne une « valeur » déjà admise et qui apparaît dans la lumière du jour à l'occasion de circonstances particulières qui lui ont porté atteinte. L'inscription historique de l'apparition d'un dogme à un moment donné ne conduit nullement à affirmer qu'il s'agit là simplement d'une construction conventionnelle relative à l'époque. Il en va de même de la dignité. Néanmoins, il faut entendre le « déjà là » du principe de dignité en un sens plus radical.
    En tant qu'il est un transcendantal toujours présupposé comme la condition a priori du droit humain, et plus précisément d'une conception « humaniste » du droit centré sur l'homme et visant normativement à réaliser les capacités de l'individualité, la dignité n'est ni un dogme (s'agirait-il d'un dogme rationnel, se rapportant aux doctrines classiques du droit naturel) ni un principe ou un axiome de nature secrètement théologique. Malgré ce qu'en dit le droit, la dignité est bien plus qu'un droit (voir l'explicitation, non dénuée d'ambiguïté, de l'article premier annexée à la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne : « La dignité de la personne humaine n'est pas seulement un droit fondamental, mais constitue la base même des droits fondamentaux »). En réalité, la dignité est, par nature – mais il va de même du principe d'égalité – un principe métajuridique.
    Comment cependant répondre à l'objection que la dignité est une des ces notions métaphysiques indéfinissables, occultes , dont la philosophie analytique nous a délivrés ?
    C'est là que stratégiquement le pragmatisme peut être d'un grand secours. L'approche pragmatiste ne tient pas lieu de fondation, apportant une solution nouvelle à l'impossible fondation de la dignité. Elle est requise afin d'évaluer ce qu'il advient lorsque la nécessité de ce transcendantal est contestée ou critiquée (par exemple lorsqu'on s'en tient à une conception positiviste étroite qui n'est même pas celle de Kelsen, dès lors que celui-ci maintient justement la place en retrait du transcendantal dans l'ordre normatif).
    Les pratiques humaines, prises au sens large, attestent d'un respect ou d'un mépris de la dignité humaine. La dignité ne se reconnaît jamais qu'à des signes extérieurs : certaines manières d'agir, respectueuse ou non de l'humanité de l'homme (posé comme fin en soi ou encore comme ce qui est sans prix), de même – mais ce n'est qu'une analogie au mieux éclairante - que l'existence de l'inconscient n'est attestée que par des symptômes (pathologiques ou non). Mais comme telle, répétons-le, la dignité ne se montre jamais. Parce qu'elle fait signe vers l'originaire qui reste enfoui, la dignité n'est pas une notion définissable. Toute tentative de définition n'est jamais qu'une manière déficiente de faire signe vers l'humanité nocturne de l'homme, mais force est de reconnaître qu'une fois qu'on a dit cela, on n'a pas dit grand chose. Elle est un principe d'action et c'est seulement dans le respect qu'elle commande qu'elle se donne à voir, ou, pour le dire autrement, le respect est l'expression indicielle de la dignité.
    La dignité est le principe invisible qui se tient à la source des normes lorsque l'amour fait défaut. Ou, pour reprendre les termes de l'analogie évoquée : la dignité est l'inconscient de la loi. La pertinence de la formule s'arrête à cela que la dignité n'est bien évidemment pas une pulsion, mais elle n'est pas sans raison, dès lors qu'elle est une fin-en-vue qui vise à surmonter des obstacles et à se traduire de façon dynamique dans des normes constituées.

    vendredi 19 septembre 2014

    La cruauté impassible, par délégation

    La réalité a parfois de ces contraintes qui vous empêchent. De là cette longue période de silence. Et puis, il faut se refaire, sortir de ses ornières, se nourrir à d'autres sources et s'autoriser ce qui est aujourd'hui le grand luxe : prendre le temps. Après tout, ce n'est pas une obligation d'avoir toujours quelque chose à dire. Il est bon et nécessaire de savoir aussi se taire.

    Le journal La Croix m'a récemment demandé de rédiger une tribune sur la cruauté. La voici, telle qu'elle est parue vendredi dernier sous le titre "La cruauté impassible, par délégation". Bien que la politique américaine ait changé entre-temps, le président Obama ayant décidé finalement d'intervenir en Irak et de soutenir les mouvements modérés d'insurrection en Syrie, la rédaction n'a pas jugé que cette évolution changeait la pertinence du propos. Vous en jugerez.

    La cruauté est parfois l'action qui convient dans la conduite des affaires humaines. Telle est la leçon que Machiavel livra publiquement, au début du XVIe siècle, avec une candeur qui ne cesse aujourd'hui encore de nous troubler. S'il tire cet enseignement d'exemples empruntés aux tyrannies anciennes et d'événements dont il avait été le contemporain, il n'entendait pas que la cruauté soit le seul fait des tyrans. Un des traits distinctifs de sa pensée est d'ignorer la traditionnelle distinction entre les régimes légitimes, républiques ou monarchies – nous dirions aujourd'hui les démocraties - et illégitimes, les tyrannies. Nul avant lui n'avait osé admettre ouvertement, moins encore justifier, ce qui avait toujours été secrètement su, à savoir qu'il n'est pas possible de gouverner les hommes, serait-ce en vu de nobles causes, sans avoir recours à ce que la morale considère être un mal mais qui, au regard de l'action politique responsable, doit être tenu pour un moindre mal. Voilà ce que le prince "bon" doit apprendre s'il ne veut pas conduire son pouvoir à la ruine et cet apprentissage se fait nécessairement au prix de son intégrité morale. Mais aussi tragique cette leçon soit-elle, du moins l'auteur de cette action maléfique a-t-il un visage, de sorte qu'elle peut lui être imputée. Il en résulte une différence essentielle.
    Dans un régime démocratique, les citoyens ont la liberté de discuter et de mettre en question les politiques publiques, d'interroger les gouvernants sur leurs raisons, autrement dit de leur demander des comptes. De là vient que le recours à la raison d'Etat et à la pratique du secret s'opposent au principe de transparence et de publicité qui est au cœur de l'Etat de droit et sans lequel il ne saurait avoir de délibération publique. Ce principe respecté a la conséquence redoutable de faire de nous les co-auteurs, et, dans certains cas, les complices, de l'action menée par nos dirigeants.
    Il y a bien des manières d'être le bourreau des hommes. Toutes ne sont pas faites du plaisir à voir souffrir. N'est-ce pas une sorte de cruauté passive de laisser, depuis trois ans, le peuple syrien être décimé par le tyran qui le gouverne, alors que la situation présente interdit une intervention ou une aide aux insurgés qui, hier encore, était possible et peut-être souhaitable ? Hillary Clinton a récemment mis en cause l'impéritie de la politique menée en cette affaire par le président Obama dont la prudence, faite d'atermoiements, apparaît de plus en plus comme étant non seulement une faute morale, mais une erreur puisqu'elle a ouvert la voie aux mouvements extrémistes qui ravagent aujourd'hui la région. En politique, l'erreur est plus grave que la faute ou plutôt elle devient elle-même faute, un péché politique disait Machiavel. Et que dire des deux milles morts à Gaza, dont plus de 80% étaient, selon certaines sources, des civils, lors de la récente opération menée par Israël contre le Hamas et le Jihad islamique ? Aussi justifiée par des raisons de sécurité soit-elle, il fallait une forte dose de cruelle impassibilité pour ne pas trembler devant la décision de poursuivre pendant plusieurs semaines la destruction de quartiers entiers, incluant des immeubles résidentiels, des écoles, des hôpitaux, jusqu'à ce que l'ennemi finisse par céder devant l'asymétrie de la violence et cesse de prendre son propre peuple en otage.
    La folie des passions et des haines accumulées, la lutte à mort des intérêts, a quelque chose d'insoutenable puisque ce sont des innocents qui en sont toujours les premières victimes. La guerre est atroce mais sa cruauté est augmentée du fait que ceux qui la mènent témoignent généralement d'une totale indifférence à l'égard de la souffrance de chaque homme, de chaque femme, de chaque enfant dont l'existence sera à jamais brisée mais qui désormais ne compte plus. Les responsables politiques et militaires seraient-ils capables d'éprouver dans la chair de leur conscience ne serait-ce qu'une infime part de cette douleur, les actions sanglantes dont ils sont comptables cesseraient aussitôt. Il est peut-être des guerres justes, mais il n'existe pas de guerre propre. La cruauté tient d'abord à ceci : la souffrance des hommes est une réalité insignifiante.

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  • jeudi 10 avril 2014

    Le génie du libéralisme

    Tribune publiée aujourd'hui dans La Croix :

    " L’idée libérale repose sur des principes qui structurent une communauté politique d’hommes libres et égaux en droits et qui entendent se prémunir contre la tendance de tout pouvoir à la domination et à la contrainte. Le trait commun aux penseurs libéraux est d’éprouver une profonde hostilité à l’endroit de la main politique lorsqu’elle conduit à considérer la société comme un échiquier et les individus comme des pions que l’on peut déplacer en vue de la réalisation d’un plan idéal, théorique et abstrait qui conduit, ultimement, à porter atteinte à leurs libertés fondamentales.

    Si les sociétés modernes ont pu se développer dans tous les domaines, et pas seulement économique, d’une manière sans précédent dans l’histoire de l’humanité, ce n’est pas parce qu’elles ont été planifiées à l’avance par quelque esprit rationnel supérieur, mais parce qu’elles résultent de l’action des individus laissés à leur liberté de s’organiser politiquement eux-mêmes, de commercer, d’inventer et de s’adapter spontanément à un monde en permanente évolution. Selon la pensée libérale, une telle liberté doit être aussi large que possible. Et cela implique tout d’abord que les libertés individuelles soient garanties par des institutions politiques qui limitent la souveraineté de l’État, et plus que tout autre la liberté de croyance, dès lors que ni l’État ni la société ne sont autorisés à déterminer la façon dont chacun d’entre nous entend conduire sa propre existence en accord avec les convictions qui lui donnent sens.

    Nuls plus que les grands penseurs libéraux du XIXe siècle, tels Benjamin Constant, Alexis de Tocqueville ou John Stuart Mill, n’ont plus fermement dénoncé l’effet pervers de l’individualisme moderne. Leur but était, au contraire, de restaurer, les liens associatifs entre les hommes qui permettent de tisser une communauté sociale respectueuse de leur indépendance et d’engager chacun à une participation aux affaires publiques, locales ou nationales, qui renouvelle, selon les modalités du gouvernement représentatif, les vertus anciennes du républicanisme civique. Quant au rôle controversé de l’État, les penseurs libéraux ont développé des conceptions si opposées qu’elles vont du libertarisme anarchisant à une justification de l’intervention de l’État, non seulement afin de permettre le libre jeu des rapports marchands et du libre-échange, mais afin de lutter contre les inégalités et les injustices engendrées par la doctrine de l’auto-régulation du marché que tous sont très loin de défendre de façon aveugle. Un des plus grands philosophes libéraux du XXe siècle, John Rawls, est l’auteur d’une théorie de la justice sociale dont les principes premiers sont que les droits et libertés doivent être garanties de façon inconditionnelle, que les statuts et les charges ne sont légitimes que s’ils résultent d’une situation d’égalité des chances, les inégalités sociales devant être à l’avantage des plus défavorisés. Nous sommes loin de l’ultralibéralisme.

    « Ultra »... En réalité, ce préfixe infamant, auxquels les intellectuels et les politiques réduisent, de façon polémique depuis les années 1990, le libéralisme est contraire à l’esprit de ce courant de pensée qui fut et demeure une force d’émancipation des hommes et des peuples contre toutes les formes d’oppression et d’arbitraire et dont il est parfaitement inexact et injuste de dire qu’il prône systématiquement la dérégulation de pratiques hyper-capitalistes au nom des vertus naturelles de la « main invisible » du marché et de la haine de l’État."

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    Je serai samedi au Forum Libération à Rennes où je dois intervenir sur le thème "Pourquoi les dictatures durent ?" L'occasion de rappeler les belles leçons de Vaclav Havel sur "le pouvoir des sans-pouvoir". Havel renouvelle, à sa manière, le grand appel des libéraux au respect de la singularité humaine, au primat de la conscience morale individuelle qui s'enracine dans la spontanéité de la vie et se dresse contre toutes les incitations au mensonge, à l'hypocrisie, à la collaboration démoralisante avec le système sans laquelle celui-ci ne pourrait se perpétuer. Havel est un des plus magnifiques chantres de la liberté humaine et de la responsabilité civique et la révolution existentielle, une révolution proprement éthique, à laquelle il nous invite n'a rien perdu de son actualité : il l'adressait autant à la société post-totalitaire de l'époque (la fin des années soixante-dix) qu'à nos sociétés de consommation et à nos démocraties parlementaires.
  • jeudi 3 avril 2014

    Protestation publiée sur le site du journal La Croix

    Le manifeste, remanié, a été publié sur le site du journal La Croix sous le titre "Protestation contre la déliquescence du débat public". Je doute que les derniers évènements gouvernementaux remettent en cause l'actualité de nos propos. En voici donc la dernière version :

    Notre dignité de citoyen est blessée par la tournure, parfois d’une violence inouïe, qu’a pris récemment le débat public en France et nous protestons.

    " Nous voulons que les partis de gouvernement entendent la crise profonde que notre pays traverse, qu’ils apportent sinon des solutions du moins des alternatives éclairées, justes et équitables à la détresse qui touche des millions de nos concitoyens. Nous voulons que l’action publique cesse de naviguer à vue, sans vision directrice – qu’importent les changements d’hommes aux postes clé de l’exécutif – plongeant un nombre sans cesse croissant de citoyens dans un sentiment d’anxiété et d’impuissance qui fait le lit des extrêmes lesquels connaissent des succès électoraux – chose inconcevable, il y a dix ans encore – presque banals. Nous voulons que la politique nous propose ce que nous pouvons raisonnablement espérer dans un monde soumis à des contraintes lourdes et à des menaces qui deviennent de moins en moins incertaines. Nous voulons en somme que les problèmes économiques, sociaux et écologiques soient affrontés avec courage et exposés dans une parole franche et sans détour par des hommes et des femmes assez compétents et intègres pour ne pas les dissimuler et que soit enfin ouvert l’horizon d’un projet commun sur lequel une majorité pourrait s’accorder.

    Mais nous n’acceptons pas que notre pays soit gouverné par les diktats d’une technostructure qui ne laisse à l’action politique que l’écume boueuse des stratégies de communication, des ambitions personnelles, des luttes pour le pouvoir et des règlements de compte. Nous sommes fatigués d’assister passivement à l’étalage, sans précédent dans l’histoire récente, de ces affaires, de droite, de gauche, qui donne à tort l’impression d’une corruption généralisée des élites et dont chaque camp s’empare à plaisir pour discréditer l’adversaire. Nous comprenons que l’action politique concrète ne se déroule pas dans le monde rêvé des cités parfaites, mais il y a des limites et des conditions à ce que nous sommes disposés à tolérer. Que les dirigeants s’affrontent à coups de manœuvres politiciennes, d’invectives outrancières et de rivalités partisanes dans un monde clos, cependant que la financiarisation de l’économie impose ses lois implacables pour le plus grand bénéfice de quelques-uns seulement et que les prétendues exigences de sécurité conduisent à une secrète surveillance et en dehors de tout contrôle de nos vies privées, engendre, toutes classes confondues, au minimum l’impression d’une mauvaise foi radicale que nous refusons de laisser croître. Le tableau est caricatural ? 36 % des Français éprouvent de la méfiance envers la politique, 31 % du dégoût, 11 % de l’ennui et 10 % seulement de l’intérêt, selon l’historien Maxime Tandonnet. Quelle démocratie saine et vivante pourrait se développer dans un tel climat d’espoirs déçus, de soupçons et de ressentiment qui ouvre grande la porte à la démagogie et au populisme ?

    La vie démocratique ne se limite pas à la participation épisodique des citoyens aux élections : elle se nourrit du sentiment que chacun est l’acteur d’un projet qui lui est donné de choisir, au plan local et national, et qui ne sera pas oublié au lendemain des urnes. D’immenses efforts nous sont demandés et nous sommes disposés à y consentir mais à condition que la crise soit l’occasion d’un regain d’unité de la communauté nationale – une telle chose existe telle encore ? – d’une restauration de ce qu’on appelait autrefois le républicanisme civique sans lequel il n’y a pas ni contrat social ni véritable liberté politique. Les événements récents en Europe de l’Est nous rappellent que la paix est un état précaire. La démocratie est, elle aussi, un régime vulnérable. Les élections municipales ont fait retentir un signal d’alarme. Nous nous effrayons de l’entendre, nous nous effrayons plus encore qu’il reste sans réponse."

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  • mardi 25 mars 2014

    In Memoriam Jean-François Mattéi

    C'est avec tristesse et stupeur que nous apprenons le soudain décès du philosophe Jean-François Mattéi. C'était un homme d'une immense culture, profondément engagé dans la défense des plus hautes valeurs de l'humanisme européen dont il s'inquiétait du déclin et qui laisse une œuvre de première importance consacrée autant aux philosophes grecs, dont il était un éminent spécialiste, à Heidegger, à Nietzsche, à Camus, natif comme lui d'Algérie et dont il se sentait proche, qu'à des sujets de société, toujours traités avec une intelligence éclairée et venant de très loin. Excellent pianiste, c'était aussi un grand amateur de jazz et de cinéma, incollable sur les comédies musicales américaines auxquelles il avait consacré un de ses plus beaux articles. Telle était l'amplitude de l'homme qui nous laisse aujourd'hui esseulés. A titre personnel, c'était aussi, depuis plus de vingt ans, un ami très cher.

    vendredi 21 mars 2014

    Manifeste contre la déliquescence du débat public

    Notre dignité de citoyen est offensée. Offensée par la tournure d'une violence inouïe et qui s'accroît de jour en jour que prend dans notre pays de vieille tradition républicaine et démocratique le débat public. Et nous protestons. Ce n'est pas cela M et Mme les Gouvernants que nous attendons de vous.
    Nous voulons que les controverses politiques répondent à la crise profonde que notre pays traverse, qu'elles apportent sinon des solutions du moins des propositions éclairées, justes et équitables à la souffrance qui touche des millions de nos concitoyens. Nous voulons que l'action publique cesse de naviguer à vue, sans vision compréhensible, renvoyant les partis dos à dos et laissant place à un sentiment général d'impuissance qui fait le lit des extrêmes. Nous voulons que le politique nous propose ce que nous pouvons raisonnablement espérer dans un monde soumis à des contraintes lourdes et à des menaces qui deviennent de moins en moins incertaines. Nous voulons en somme que les véritables problèmes économiques, sociaux et écologiques soient affrontés avec courage par des hommes et des femmes assez honnêtes et intègres pour ne pas les dissimuler et que soit ouvert l'horizon d'un projet commun sur lequel une majorité pourrait s'entendre.
    Mais nous ne voulons pas que notre pays soit gouverné par les diktats d'une technostructure qui ne laisse aux controverses politiques que l'écume boueuse des ambitions personnelles, des luttes pour le pouvoir et des règlements de compte. Et surtout, nous ne voulons plus assister passivement à l'étalage quotidien de ces affaires qui donnent à tort l'impression d'une corruption généralisée des élites et dont chaque camp s'empare à plaisir pour discréditer l'adversaire. Nous comprenons que l'action politique concrète ne se déroule pas dans le monde rêvé des cités parfaites et nous savons que les luttes partisanes sont d'une grande dureté, mais il y a des limites et des conditions à notre adhésion. Que les dirigeants politiques se déchirent publiquement sur tous les médias à coup de manœuvres, d'injures, d'accusations, de mensonges éhontés nous laissant dans le noir de savoir qui savait quoi et nous prenant en otage, non cela nous ne l'acceptons pas. Nous ne supportons plus l'amertume qui nous saisit devant le pourrissement lamentable du débat public qui prend chaque jour davantage l'aspect obscène de la téléréalité. Notre conception de la démocratie s'effraie de ces dérives qui, avant toute autre conséquence, porte atteinte à notre dignité de citoyen et nous refusons d'être les spectateurs inactifs de la pièce nauséabonde qui se déroule sous nos yeux au mépris des principes élémentaires de la décence commune, de vertu et de transparence.
    Ce manifeste citoyen peut être signé à l'adresse suivante :

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  • mercredi 19 mars 2014

    Les limites morales du marché, ce que l'argent ne peut pas acheter selon Michael Sandel

    Un excellent compte-rendu du dernier ouvrage du philosophe américain Michael Sandel, What Money Can't Buy, The Moral Limits of Markets, par Olivier Fressard, dont voici les premières lignes :

    Le philosophe américain Michael J. Sandel vient d'écrire (2012) un petit ouvrage à la fois simple à lire et fort percutant. Certes, la critique de l'économie marchande du point de vue de la morale n'est pas nouvelle. Elle est presque aussi ancienne que l'institution du marché moderne. Mais Sandel ne s'en tient pas à des considérations morales générales. Il appuie sa critique et sa démonstration sur un diagnostic fort précis. Depuis les années 1980 et 1990, en particulier aux Etats-Unis, le marché, ses mécanismes et sa logique, ont envahi de nombreux domaines qui lui étaient jusqu'alors restés extérieurs. Le libéralisme économique a, à cette époque, triomphé et a chassé du paysage, avec une confiance en soi croissante, les valeurs qui donnaient d'autres significations qu'économiques à des biens et des activités qui leur étaient, jusqu'alors, réputés étrangers.

    Ce qu’on peut aujourd’hui acheter sur le marché

    Sandel fournit des exemples forts concrets de ce phénomène. Le lecteur sera surpris et, souvent, choqué de voir tout ce que l'on peut désormais acheter sur le marché ainsi que tout ce qui peut être objet de spéculation ou de pari. Qui sait, par exemple, que les gens qui en ont les moyens paient, dans un nombre croissant d'occasions, des personnes, nécessairement démunies, pour faire la queue à la leur place, que ce soit pour assister à un spectacle ou s'inscrire à l'université, pour faire enregistrer ses bagages ou rendre visite au médecin? Qui sait qu'on incite de plus en plus les enfants à lire un livre ou les étudiants à obtenir de bons résultats à l’université contre de l'argent? Qui sait qu'on peut, moyennant de coquettes sommes, acquérir le droit de traquer et tuer un rhinocéros, une espèce en voie de disparition, ou un morse, animal qui s’offre passivement sans pouvoir fuir? Qui sait que l'on peut acheter un droit d'entrée dans des écoles prestigieuses ou un droit d'émigrer aux Etats-Unis? Qui sait qu'on peut acheter, pour sa santé, n'importe quel organe corporel à quelqu'un d'autre? Qui sait que de plus en plus de personnes spéculent et parient sur à peu près tout ce qu'on peut imaginer, des choses les plus insignifiantes aux choses les plus sérieuses et les plus graves, sur les résultats des prochaines élections comme sur la mort de ses employés via la contraction d’assurances vie? Qui sait, enfin et pour s'arrêter là, qu'un nombre croissant d'associations, d'organismes ou d'institutions, comme par exemple les clubs de baseball ou les établissements universitaires vendent leur nom et, par conséquent, le droit de choisir la manière de s’appeler à des entreprises de marketing ?

    La suite de l'article peut être lue à l'adresse suivante :
  • www.fondationecolo.org

    Présentation de l'ouvrage par Michael Sandel :

  • jeudi 13 mars 2014

    Des Maïdan pour la Syrie

    Tribune parue sur le site du journal La Croix de ce jour.

    Des Maïdan pour la Syrie
    Dire notre refus du discours et de la politique de l'impuissance


    "A quoi bon dénoncer les horreurs du passé, la complaisance des citoyens et des organisations sociales (partis, syndicats, Eglises) qui les ont laissés survenir si nous n'en tirons aucune leçon ? La réprobation rétrospective est une posture aisée et elle est inutile si elle ne nous conduit pas à faire tout notre possible pour empêcher les tragédies qui se déroulent sous nos yeux et dont notre silence et notre indifférence nous rendent complices.
    Trois ans après le début de l'insurrection contre le régime de Bachar el-Hassad, les souffrances quotidiennes subies par  le peuple syrien sont une réalité que nous ne pouvons plus continuer de tolérer. Voilà ce que nous devrions faire entendre aux responsables politiques de nos Etats démocratiques qui prétendent que la situation est tellement complexe, inextricable, qu'à part tenter de réunir les protagonistes du conflit, il n'y a vraiment rien à faire, rien de raisonnable du moins. Nous avons tant intégré ce discours de la Realpolitik, répété à l'envie par les analystes, que notre déploration s'accompagne d'une attitude généralisée de passivité. Mais pour en arriver là, il aura fallu que nous ayons oublié les vertus de la mobilisation collective. Ce discours réaliste justifie une politique de retrait dans les affaires syriennes. Du reste, c'est à peine si on en parle encore depuis les événements d'Ukraine et maintenant de Crimée. Mais imagine-t-on que nos gouvernants pourraient continuer d'adopter une telle pusillanimité si jour après jour, semaine après semaine, mois après mois, se réunissaient des milliers, des dizaines de milliers de manifestants, plantant leurs tentes sur les principales places et artères des capitales occidentales pour clamer haut et fort : nous ne partirons pas tant que vous n'aurez pas tout essayé, tout fait, et de concert, pour mettre un terme au massacre des innocents.
    Quelle solution exactement ? Nous ne savons pas. C'est votre responsabilité, Mmes et MM nos gouvernants, de la trouver. La nôtre est de vous engager à vous y atteler et ne nous dites pas qu'il faut se résoudre à être les spectateurs de l'inévitable. Nous ferons de Times Square, de Piccadilly Circus, de la place de la Concorde, de tous les lieux où se réunissent les hommes libres, autant de Maïdan, non pour la défense de nos intérêts mais pour la garantie des principes et des droits sans lesquels la vie humaine est une existence sans dignité. Et quel droit est plus fondamental que de ne pas laisser des femmes et  des enfants être exposés aux viols, aux tortures de la faim, aux bombes et à la mort, à la nécessité de vivre comme des rats pour espérer survivre peut-être ? Face à une telle détermination, aucun dirigeant ne prendrait le risque de soutenir une position « réaliste » qui le conduirait au discrédit, à l'humiliation publique et à la ruine de sa carrière.
    Sans doute, ne s'agit-il là que d'une expérience de pensée, mais elle n'a rien d'une fiction. C'est le devoir des citoyens des sociétés démocratiques, parce qu'ils en ont la liberté, d'exercer un contrôle, voire, dans certains cas, une pression forte sur leurs dirigeants. En l'occurrence, ce ne serait pas pour protester contre tels projets de loi sur les retraites ou le mariage pour tous, lesquels ont pourtant jeté dans la rue des foules considérables. Non, nous nous mobiliserions pour dire notre refus du discours et de la politique de l'impuissance et, en attendant les résultats, pour  faire savoir aux victimes de ce conflit effroyable : vous n'êtes pas seuls.
    Nul angélisme dans ce rappel de notre responsabilité commune à l'égard des politiques publiques, relèverait-elle des affaires étrangères de l'Etat. Face à l'horreur, il n'y a pas de domaine réservé. Sans l'aiguillon de l'idéalisme des citoyens le réalisme n'est le plus souvent, en politique, qu'une forme déguisée de cynisme."

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  • vendredi 28 février 2014

    Une responsabilité inaliénable

    Tribune parue dans le journal La Croix de ce jour :

    S'il fallait retenir une seule leçon de la pensée de Marx, ce n'est pas que les lois de l'économie déterminent de façon implacable les sociétés modernes, mais que les individus sont, par leur travail, les uniques créateurs de la richesse et du profit. L'idée même qu'il existerait des lois de l'économie comparables aux lois de la physique, et qui s'imposeraient aux hommes à la manière d'une nécessité est une fiction, la plus redoutable de toutes les fictions théoriques jamais inventées. Les sociétés humaines sont et seront toujours ce que les hommes en font, même si historiquement cette liberté était réservée à une minorité de privilégiés. Or la démocratie libérale, telle qu'elle s'est constituée depuis la fin du XVIIIe siècle,  repose sur la revendication des citoyens d'être les auteurs et les acteurs de la société à laquelle ils appartiennent, de pouvoir sans contrainte et à égalité choisir les institutions, les principes de distribution et les grandes orientations des politiques publiques qui organiseront la vie sociale. La règle du jeu démocratique exigera sans doute de chacun qu'il accepte les choix de la majorité qui n'avaient peut-être pas sa faveur. Mais un tel consentement n'a jamais le caractère de la soumission aux lois a priori de la nécessité.
    Le drame, aujourd'hui, des démocraties tient au fait que les individus se sentent et, de fait, se trouvent dépossédés de toute véritable liberté et responsabilité politiques, dès lors que la politique se montre, dans son impuissance, soumise aux contraintes de la rationalité économique. Le résultat, au bout du compte, est que nous n'avons plus le sentiment de vivre dans un monde que nous avons choisi et que nous pourrions encore choisir selon des alternatives – des choix de société – soumises à discussion et controverse. Tout se passe comme si une dynamique de transformation des sociétés humaines, impossible à maîtriser – la loi du progrès technologique et de la croissance - et tendant à l'uniformisation, se déployait selon une logique propre qui nous assujettit plus que nous n'en sommes les maîtres. Cette dynamique ne pourrait pourtant pas se réaliser sans notre activité. Le système est notre invention, il n'a aucune autonomie. La raison économique, ce sont des hommes qui la théorisent, la mettent en œuvre et transforment le monde selon ses commandements. En soi, elle n'est rien. Au reste, aucune civilisation, hormis la nôtre, n'en est jamais venue à encastrer aussi totalement – et la tendance est mondiale - la société dans l'économie.  La réalité nous échappe, mais nous l'avons créée et continuons de nourrir le monstre. Le paradoxe est effrayant et, posé en ces termes, il dit la cause principale de cette crise de la politique à laquelle nous assistons depuis des décennies.
    Il faudra pourtant se reprendre parce qu'il est une obligation qui, elle, s'impose déjà avec une urgence extrême, à savoir la sauvegarde d'une terre habitable. Qu'il existe à l'avenir encore un monde dans lequel les hommes puissent vivre, aimer, lutter, s'épanouir, n'est pas une nécessité inscrite dans l'ordre des choses. Et c'est justement parce que ce n'est pas une nécessité qu'elle engage notre responsabilité commune. Cette responsabilité est politique parce qu'elle est autant collective qu'individuelle. Si nous laissons à nos enfants, à nos petits-enfants, une terre dévastée, ils ne s'en tiendront pas à l'excuse qu'une nécessité était à l'œuvre et que nous ne pouvions pas faire autrement. L'argument a déjà servi. Les hommes ne savent peut-être pas l'histoire qu'ils font, mais ils sont les seuls à la faire. De là notre responsabilité inaliénable.

    vendredi 21 février 2014

    Villa Gillet, Les forces obscures

    En écho au festival dédié aux œuvres de Benjamin Britten, Peter Grimes, Le Tour d'écrou, Curlew River, la Villa Gillet organise à l’Opéra de Lyon une rencontre-débat, mercredi 26 février, sur le thème "Les forces obscures", à laquelle je participerai en compagnie de Lionel Obadia, anthropologue, et de Michel Schneider, psychanalyste et écrivain.
    En voici la présentation :
    "D’une grande modernité, l’œuvre de Benjamin Britten, compositeur majeur du XXème siècle, n’a eu de cesse de s’attacher à des questions dérangeantes : marginalité, folie, homosexualité, souillure morale... Ces thèmes qui traversent son oeuvre serviront de point de départ à ce débat. L’art, la philosophie et la psychanalyse interrogent la capacité humaine au mal. Face à ce scandale, l’artiste n’aurait-il pas lui aussi la capacité à en saisir le mystère et à révéler les forces obscures de la psyché ? Comment s’articulent volonté et perversion ? Comment saisir les monstruosités intérieures d’un individu et les articuler avec une époque ? De quelle manière pouvons nous encore penser le mal aujourd’hui ?"

  • www.villagillet.net
  • lundi 17 février 2014

    Un monde tortionnaire

    Géopolitique, le débat animé par Marie-France Chatin, sur RFI, dimanche 16 février, auquel j'ai eu le plaisir de participer avec Serge Porteli, magistrat et Jean-Etienne Linares, délégué général de l'Action des Chrétiens pour l'abolition de la torture (ACAT), dont le rapport annuel dresse un état des lieux des pratiques tortionnaires dans le monde.

  • www.rfi.fr
  • mardi 7 janvier 2014

    L'affront du dauphin

    Installez un miroir sur la paroi du bassin dans lequel le dauphin s'ébat joyeusement et, histoire de s'amuser ou de plaisanter, faites une marque colorée à son front. Et que passe-t-il ? Vous remerciera-t-il avec l'un de ses sourires qui vous font croire que vous êtes son plus fidèle compagnon, sautera-t-il de joie hors de l'eau, cet adorable cétacé que l'on sait capable de porter secours à l'homme ? Non ! l'ingrat, l'infâme ira se contorsionner devant le miroir pour voir en quelle manière vous avez porté atteinte à son image. La nouvelle navrante est certifiée par l'expérience, dites le "test du miroir"*, qu'ont mené deux chercheurs américains en éthologie cognitive, Diana Reiss de l'université de Colombia et Lori Marino de l'université d'Emory : autant que la plupart des grands singes, les orques et les éléphants, les dauphins, une des espèces animales les plus intelligentes mais ce n'est pas excuse - sont dotées d'une réelle conscience de soi. Le coup porté à notre orgueil serait déjà assez grave s'il ne fallait également compter parmi ces ego impertinents... le corbeau et la pie ! Décidément, l'année commence mal.


  • www.scientificamerican.com
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    * Le test du miroir, permettant d'évaluer la conscience de soi chez les animaux, fut développé par Gordon G. Gallup dans les années soixante-dix [Gallup GG Jr, "Chimpanzees: self-recognition", Science 1970;167:86–87].
  • mercredi 1 janvier 2014

    Voeux

    La santé intrépide du navigateur de haute mer, la quiétude du bonze, l'irrévérence de l'esprit fort et un surplus d'amour en l'homme que nous pourrions être, tels sont les bonheurs que je vous souhaite pour l'année 2014, cher(e)s ami(e)s.