On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

jeudi 10 avril 2014

Le génie du libéralisme

Tribune publiée aujourd'hui dans La Croix :

" L’idée libérale repose sur des principes qui structurent une communauté politique d’hommes libres et égaux en droits et qui entendent se prémunir contre la tendance de tout pouvoir à la domination et à la contrainte. Le trait commun aux penseurs libéraux est d’éprouver une profonde hostilité à l’endroit de la main politique lorsqu’elle conduit à considérer la société comme un échiquier et les individus comme des pions que l’on peut déplacer en vue de la réalisation d’un plan idéal, théorique et abstrait qui conduit, ultimement, à porter atteinte à leurs libertés fondamentales.

Si les sociétés modernes ont pu se développer dans tous les domaines, et pas seulement économique, d’une manière sans précédent dans l’histoire de l’humanité, ce n’est pas parce qu’elles ont été planifiées à l’avance par quelque esprit rationnel supérieur, mais parce qu’elles résultent de l’action des individus laissés à leur liberté de s’organiser politiquement eux-mêmes, de commercer, d’inventer et de s’adapter spontanément à un monde en permanente évolution. Selon la pensée libérale, une telle liberté doit être aussi large que possible. Et cela implique tout d’abord que les libertés individuelles soient garanties par des institutions politiques qui limitent la souveraineté de l’État, et plus que tout autre la liberté de croyance, dès lors que ni l’État ni la société ne sont autorisés à déterminer la façon dont chacun d’entre nous entend conduire sa propre existence en accord avec les convictions qui lui donnent sens.

Nuls plus que les grands penseurs libéraux du XIXe siècle, tels Benjamin Constant, Alexis de Tocqueville ou John Stuart Mill, n’ont plus fermement dénoncé l’effet pervers de l’individualisme moderne. Leur but était, au contraire, de restaurer, les liens associatifs entre les hommes qui permettent de tisser une communauté sociale respectueuse de leur indépendance et d’engager chacun à une participation aux affaires publiques, locales ou nationales, qui renouvelle, selon les modalités du gouvernement représentatif, les vertus anciennes du républicanisme civique. Quant au rôle controversé de l’État, les penseurs libéraux ont développé des conceptions si opposées qu’elles vont du libertarisme anarchisant à une justification de l’intervention de l’État, non seulement afin de permettre le libre jeu des rapports marchands et du libre-échange, mais afin de lutter contre les inégalités et les injustices engendrées par la doctrine de l’auto-régulation du marché que tous sont très loin de défendre de façon aveugle. Un des plus grands philosophes libéraux du XXe siècle, John Rawls, est l’auteur d’une théorie de la justice sociale dont les principes premiers sont que les droits et libertés doivent être garanties de façon inconditionnelle, que les statuts et les charges ne sont légitimes que s’ils résultent d’une situation d’égalité des chances, les inégalités sociales devant être à l’avantage des plus défavorisés. Nous sommes loin de l’ultralibéralisme.

« Ultra »... En réalité, ce préfixe infamant, auxquels les intellectuels et les politiques réduisent, de façon polémique depuis les années 1990, le libéralisme est contraire à l’esprit de ce courant de pensée qui fut et demeure une force d’émancipation des hommes et des peuples contre toutes les formes d’oppression et d’arbitraire et dont il est parfaitement inexact et injuste de dire qu’il prône systématiquement la dérégulation de pratiques hyper-capitalistes au nom des vertus naturelles de la « main invisible » du marché et de la haine de l’État."

  • www.lacroix.com"

    Je serai samedi au Forum Libération à Rennes où je dois intervenir sur le thème "Pourquoi les dictatures durent ?" L'occasion de rappeler les belles leçons de Vaclav Havel sur "le pouvoir des sans-pouvoir". Havel renouvelle, à sa manière, le grand appel des libéraux au respect de la singularité humaine, au primat de la conscience morale individuelle qui s'enracine dans la spontanéité de la vie et se dresse contre toutes les incitations au mensonge, à l'hypocrisie, à la collaboration démoralisante avec le système sans laquelle celui-ci ne pourrait se perpétuer. Havel est un des plus magnifiques chantres de la liberté humaine et de la responsabilité civique et la révolution existentielle, une révolution proprement éthique, à laquelle il nous invite n'a rien perdu de son actualité : il l'adressait autant à la société post-totalitaire de l'époque (la fin des années soixante-dix) qu'à nos sociétés de consommation et à nos démocraties parlementaires.
  • jeudi 3 avril 2014

    Protestation publiée sur le site du journal La Croix

    Le manifeste, remanié, a été publié sur le site du journal La Croix sous le titre "Protestation contre la déliquescence du débat public". Je doute que les derniers évènements gouvernementaux remettent en cause l'actualité de nos propos. En voici donc la dernière version :

    Notre dignité de citoyen est blessée par la tournure, parfois d’une violence inouïe, qu’a pris récemment le débat public en France et nous protestons.

    " Nous voulons que les partis de gouvernement entendent la crise profonde que notre pays traverse, qu’ils apportent sinon des solutions du moins des alternatives éclairées, justes et équitables à la détresse qui touche des millions de nos concitoyens. Nous voulons que l’action publique cesse de naviguer à vue, sans vision directrice – qu’importent les changements d’hommes aux postes clé de l’exécutif – plongeant un nombre sans cesse croissant de citoyens dans un sentiment d’anxiété et d’impuissance qui fait le lit des extrêmes lesquels connaissent des succès électoraux – chose inconcevable, il y a dix ans encore – presque banals. Nous voulons que la politique nous propose ce que nous pouvons raisonnablement espérer dans un monde soumis à des contraintes lourdes et à des menaces qui deviennent de moins en moins incertaines. Nous voulons en somme que les problèmes économiques, sociaux et écologiques soient affrontés avec courage et exposés dans une parole franche et sans détour par des hommes et des femmes assez compétents et intègres pour ne pas les dissimuler et que soit enfin ouvert l’horizon d’un projet commun sur lequel une majorité pourrait s’accorder.

    Mais nous n’acceptons pas que notre pays soit gouverné par les diktats d’une technostructure qui ne laisse à l’action politique que l’écume boueuse des stratégies de communication, des ambitions personnelles, des luttes pour le pouvoir et des règlements de compte. Nous sommes fatigués d’assister passivement à l’étalage, sans précédent dans l’histoire récente, de ces affaires, de droite, de gauche, qui donne à tort l’impression d’une corruption généralisée des élites et dont chaque camp s’empare à plaisir pour discréditer l’adversaire. Nous comprenons que l’action politique concrète ne se déroule pas dans le monde rêvé des cités parfaites, mais il y a des limites et des conditions à ce que nous sommes disposés à tolérer. Que les dirigeants s’affrontent à coups de manœuvres politiciennes, d’invectives outrancières et de rivalités partisanes dans un monde clos, cependant que la financiarisation de l’économie impose ses lois implacables pour le plus grand bénéfice de quelques-uns seulement et que les prétendues exigences de sécurité conduisent à une secrète surveillance et en dehors de tout contrôle de nos vies privées, engendre, toutes classes confondues, au minimum l’impression d’une mauvaise foi radicale que nous refusons de laisser croître. Le tableau est caricatural ? 36 % des Français éprouvent de la méfiance envers la politique, 31 % du dégoût, 11 % de l’ennui et 10 % seulement de l’intérêt, selon l’historien Maxime Tandonnet. Quelle démocratie saine et vivante pourrait se développer dans un tel climat d’espoirs déçus, de soupçons et de ressentiment qui ouvre grande la porte à la démagogie et au populisme ?

    La vie démocratique ne se limite pas à la participation épisodique des citoyens aux élections : elle se nourrit du sentiment que chacun est l’acteur d’un projet qui lui est donné de choisir, au plan local et national, et qui ne sera pas oublié au lendemain des urnes. D’immenses efforts nous sont demandés et nous sommes disposés à y consentir mais à condition que la crise soit l’occasion d’un regain d’unité de la communauté nationale – une telle chose existe telle encore ? – d’une restauration de ce qu’on appelait autrefois le républicanisme civique sans lequel il n’y a pas ni contrat social ni véritable liberté politique. Les événements récents en Europe de l’Est nous rappellent que la paix est un état précaire. La démocratie est, elle aussi, un régime vulnérable. Les élections municipales ont fait retentir un signal d’alarme. Nous nous effrayons de l’entendre, nous nous effrayons plus encore qu’il reste sans réponse."

  • www.la-croix.com