On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

lundi 27 février 2012

Maureen Forrester, Bach, cantate BWV 170

Pour les ami(e)s, Emmanuel, Vincent, Pauline et les autres, qui ont aimé l'aria, "Erbarme dich, mein Gott", tirée de la Passion selon Matthieu de Jean-Sébastien Bach, cet autre joyau - merci Vincent de me l'avoir suggéré : la cantate BWV 170, "Vergnüte Ruh, beliebte Seelenlust" ("Repos délicieux, plaisir bien aimé de l'âme"), interprétée par la grande contralto canadienne, Maureen Forrester (1930-2010) :

vendredi 24 février 2012

En revenir à de l'archaïque

Dans la Conclusion de l'Essai sur le don, Marcel Mauss formule ce surprenant précepte : « On peut et on doit en revenir à de l'archaïque ». Mais que voulait-il signifier par là ?
Le souhait, et même l'injonction, que nos sociétés modernes, fondées sur l'économie de l'intérêt égoïste et de l'utilité, remettent « au creuset » la libéralité du don : le don, à la fois libre et obligatoire, désintéressé et intéressé, noble, généreux et, en un certain sens, égoïste aussi. Les valeurs du don – on le voit dans les sociétés primitives - écrasent et ridiculisent le riche quand il accumule les biens et ne les distribuent pas, quand il les conserve pour soi et les siens, lui faisant perdre la face aux yeux des autres du fait de sa mesquinerie. Dans l'Utopie, Thomas More voulait que la possession de l'or soit réservée aux esclaves et qu'elle soit un objet de moquerie plutôt que d'envie. L'idée est assez proche, puisque l'île est toute entière organisée selon un modèle de distribution où la propriété individuelle n'existe pas plus que chez les chasseurs-cueilleurs.
Ne serait-il pas heureux et souhaitable, en effet, qu'on redonne des couleurs à cette forme de la libéralité donatrice, dispendieuse, en lieu et place de l'appropriation et de la consommation ? L'intérêt au don, socialement valorisé, alimentant le désir de reconnaissace et d'estime, la quête de l'honneur et de la gloire, serait source première de l'approbation sociale – je dis bien, sociale, et non pas morale  - accordée à ceux qui donnent et qui donnent à foison. La rivalité ostentatoire du don – car cette relation est agonistique – ferait que les plus riches se disputeraient à qui donnerait le plus. Imaginez Martin Bouygues luttant avec Vincent Bolloré, non pas pour posséder le yacht le plus long*, mais pour l'emporter en générosité ! Se diffuserait ainsi une nouvelle conception de l'aristocratie sociale - ce modèle est, en effet, aristocratique - et des motifs de la reconnaissance. Quiconque se comporterait comme un avare ou un être cupide, ou tout simplement comme un fieffé égoïste, quiconque refuserait de distribuer son avoir, serait objet de risée et de mépris de la part des siens et de la part de tous.
C'est très exactement ce qui se passe dans les sociétés "primitives" qu'étudie Mauss où l'on donne à tout va, pour s'imposer et en imposer (non pas aux pauvres - il n'y en a pas - mais aux pairs). Cette forme pacifique de la rivalité est un puissant antidote à la guerre... et à la concurrence des appétits accumulateurs. Il y aurait quelque utilité à s'inspirer de leur génie !

____________________
* En 2010, Martin Bouygues s'est fait construire un yacht de 62,5 màtres, le "Baton rouge", pour le prix de 65 millions d'euros. Il faudrait plus de mille deux cents ans à un professeur d'université, qui y consacrerait tous ses revenus annuels, pour l'acquérir ! Le "Paloma" de Vincent Bolloré, acheté en 2003 pour la modique somme de 3,5 millions de dollars, ne fait que ... 60 mètres ! Par comparaison, le "Yolanda", ce magnifique steamer qui sillonnait les mers Baltique et Méditérranée au début du 20e siècle, faisait 100 mètres de long, mais la famille T. qui en était propriétaire avant la Révolution de 1917, distribuait ... 80% des immenses revenus de leur société au peuple d'Ukraine. L'obligation au don, et dans cette proportion étonnante, était inscrite dans les statuts de l'entreprise. Il est vrai qu'on était aux temps de l'ancienne Russie, une époque bien archaïque, en effet !

jeudi 23 février 2012

Jacques Godbout et la respiration du don

N’y a-t-il pas comme un entêtement un peu imbécile à nous asséner que l’homme agit dans la seule visée de son intérêt propre ou bien en fonction de préférences qui sont pour lui autant de « bonnes raisons » d’agir, ainsi que le postule la dogmatique utilitariste qui domine le champ des sciences humaines depuis des décennies ? Une imbécillité – le mot est à peine trop fort - qui tient d’une réduction à ce point aveugle à la pluralité des fins et des motivations de l’agir humain qu’on peine à devoir la dénoncer, et qui repose, de surcroît, sur un postulat purement tautologique. Bien sûr, que nous avons de « bonnes raisons » pour faire ce que nous nous faisons, même si nous ne savons pas toujours quelles elles sont – mais cela la théorie l’admet bien volontiers. Songez à l’homme du sous-sol de Dostoïevski qui préfère à l’utilité la destruction, le chaos ou le pur caprice, le plaisir de la souffrance plutôt que le bien-être, et refuse par là-même, délibérément, le « deux plus deux égal quatre » - comprenons : la conduite rationnelle utilitaire -, ce choix, qui doutera qu’il s’explique par des raisons, seraient-elles contre toute raison ? La belle affaire : on tourne en rond ! De toute manière, il faut être un peu fou ou détraqué pour s’y prendre ainsi avec les appétits de la vie. L’hypothèse de la folie, ce n’est peut-être pas le meilleur point de départ pour réfuter cette version morale de la rationalité qu’est le calcul égoïste du plus grand bonheur. Jacques Godbout, dans son beau livre, Ce qui circule entre nous. Donner, recevoir, rendre*, s’y prend autrement pour attaquer une conception qui réduit l’homme à n’être qu’un « idiot rationnel », pour reprendre l’expression d’Amartya Sen, à laquelle personne, pas même un économiste un peu intelligent ou honnête, puisse vraiment croire. Il faut penser pourtant qu’il y avait encore du chemin à faire pour nous déniaiser d’une platitude qui résiste à ses élaborations les plus sophistiquées. Et le chemin du don qu’emprunte Godbout, c’est tout de même une voie plus gaie que la descente dans le sous-sol, où l’homme se complait dans l’humiliation et l’offense perverse de soi et d’autrui.

L'appât du don

Le don, c’est de la circulation dans laquelle ne compte pas tant ce qui circule que le sens de l’échange, et qui, selon la leçon même de Marcel Mauss, n’est ni calculateur ni marchand, ni intéressé ni désintéressé, ni égoïste ni altruiste, mais qui tisse du lien selon une liberté – j’aurais plutôt dit une « libéralité » - une spontanéité, une gratuité, qui traverse jusqu’au monde marchand lui-même. L’ouvrage est tout à la fois savant et léger, comme amical. On s’y attache par la belle science dont il fait montre. Déployée dans une langue simple, l’argumentation n’instruit pas de procès, le procès, par exemple, du libéralisme économique. L’invention de l’économie politique au XVIIIe siècle, chez Adam Smith en particulier, c’était, on l’oublie trop souvent, une belle utopie pour nous délivrer du machiavélisme politique : le commerce, c’est tout de même mieux que la guerre pensaient aussi bien Montesquieu que Benjamin Constant. Le marché, ça ouvre les frontières, ça fait circuler aussi, ça ouvre les portes des Etats-nations dans lesquels on se sent un peu à l’étroit ; ça nous protège des dérives totalitaires, de tous ces systèmes politiques, forclos, qui enchâssent l’individu dans l’abstraction du peuple souverain ou, pire encore, de la masse. Le problème avec les utopies, fussent-elles libérales, c’est que quand on passe à l’acte, et qu’on fait table rase du passé, il faut s’attendre au pire. Et là, c’est sûr, on n’a pas fait dans le détail. Mais Godbout n’est pas un procureur, ni un inquisiteur. Il ne dénonce pas, il donne à voir ce qui survit dans la circulation du don à la réduction économiciste, égoïste, jusque dans nos sociétés mercantiles. S’il discute longuement avec ses adversaires – utilitaristes, théoriciens du choix rationnel ou des comportements stratégiques, nombreux, en effet, sont les penseurs avec lesquels il débat - c’est autant pour leur rendre justice que pour marquer sa différence.
Entre nous, il y a du don et qui n’est pas sacrificiel – la critique heureuse dans quelques pages de Lévinas et de Derrida : don de temps et d’argent, don d’amitié, dons d’organes, voire de cadeaux, dons tous azimuts, jusque dans le monde de l'entreprise, qui sont tout à la fois libres et obligatoires, qui mettent en jeu – en jeu, mais non en péril, du moins généralement – notre identité, et qui échappe à la stérile opposition entre individualisme et holisme. Là encore c'était la leçon de Mauss, constituant ce qu'Alain Caillé appelle « le tiers paradigme ».
Pas de don sans incertitude, sans risque à courir. Le don initie une relation à la manière d’un commencement dont le résultat est à l’avance indécidable. C’est justement ce qui en fait la richesse. A charge pour chacun d’y répondre, non par soumission à une autorité ou à une institution, mais d’y répondre librement au nom de cet « appât du don » qui n’est pas moins incitatif, nous dit Godbout, que l’appât du gain. Cette conjugaison de la liberté et de l'obligation est un des traits essentiels du don archaïque, selon Mauss. Et il n'y a là pas plus de contradiction qu'il n'y en à attendre du « merci » qu'il soit à la fois attendu et spontané.
Ce sont les diverses modalités sociales, familiales, amicales, de la circulation du don - selon le triple mouvement décrit par Marcel Mauss du donner, recevoir - rendre que Jacques Godbout analyse. Sa perspective n’est pas morale ; elle ne relève pas, surtout pas, du « devoir » - le devoir au sens kantien d’un impératif inconditionnel-, mais est tout à la fois existentielle et empirique.

Une dynamique créatrice : la dette positive

Dans leurs relations, même au sein de nos sociétés où le social est encastré dans l'économique (Karl Polanyi), les hommes ne se comportent pas comme des individus qui obéissent uniquement à la stratégie de l’intérêt ou de la compétition envieuse. Entre nous, ça donne aussi dans une dynamique créatrice qui va bien au-delà du souci de justice distributive, de la distribution équitable des biens et des charges. On est loin ici de John Rawls. Le don, c’est de la dette, mais celle-ci n’a pas nécessairement la forme d’une dépendance dont il s’agit de libérer et que la transaction marchande a précisément pour but de liquider. Au caractère aliénant de la dette négative, Godbout oppose « la dette mutuelle positive » qui est une invitation à donner à son tour dans une logique de la réplique, du contre-don, qui n’est pas contraignante mais libre. Tel est le paradoxe du don, et la raison de la dynamique qu’il engendre : il ne s’agit pas tant de rendre, de se libérer d’une dette précisément, que de donner à son tour dans ce que l’auteur appelle « la boucle étrange de la réciprocité», une boucle qui ne remplace pas le postulat de l’intérêt, mais qui siège « à côté, parfois au-dessus, parfois au-dessous de lui » (cf. Marcel Mauss, Essai sur le don, Quadrige, PUF, p. 188). Tout ne se réduit pas à la rationalité instrumentale chère aux modèles classiques : le lien social ne se résume pas à une harmonisation des intérêts, qu’elle soit naturelle ou artificielle. Ni les théories du contrat, ni celles du marché ne disent le dernier mot sur les modalités du « vivre ensemble ». On dira que c’est là une évidence. Mais les évidences mettent du temps à s’imposer.
Le livre de Jacques Godbout est le fruit d’un travail long et patient, l’expression claire et raisonnée de réflexions et de recherches partagées à plusieurs qui assemblent ceux pour lesquels le paradigme du don constitue un véritable levier d’Archimède pour ébranler l’hégémonie intellectuelle qu’exerce indûment l’idéologie utilitariste. Le plus important est qu’il nous donne à penser autrement que sur le mode du calcul ou de l’intérêt, voire de la stratégie du donnant-donnant, les relations entre les hommes. Mais que le don ne soit pas intéressé n’exclut nullement qu’il y ait un intérêt au don. En dépassant les alternatives trompeuses du « ou bien ou bien » - égoïsme versus altruisme, intérêt versus désintéressement, obligation versus liberté - la pensée du don, telle qu'elle a été élaborée par Marcel Mauss, arrive ici à maturité. Le paradigme du don n’exclut pas le postulat de l’intérêt : « Il ne pose pas que les acteurs seront altruistes ou égoïstes. Il affirme que les deux possibilités existent. Il accroît l’incertitude ». Toute sa force est là. A une vision moniste ou absolutiste des motivations de l’agir humain – c’est là le trait spécifique de la doctrine de l’égoïsme psychologique – est ainsi opposée une conception « pluraliste » qui, sans exclusive, refuse de se prononcer sur la finalité dernière de nos conduites.
Il reste à espérer que la leçon – j’allais dire la « respiration » - que nous livre Jacques Godbout ne convaincra pas seulement le petit nombre de ceux qui, dans le sillage de Marcel Mauss, savent que le don est une des modalités fondamentales de la relation humaine. Dans nos sociétés modernes, non moins que dans les sociétés « archaïques ». Ce qui était déjà la leçon du grand sociologue : car non seulement, il en est ainsi, mais il est bon qu'il en soit ainsi, de telle sorte que la circulation donner-recevoir, rendre est à la fois un fait établi et une norme à promouvoir, un précepte de morale, écrivait le grand sociologue (Essai sur le don, p. 262).
En nous offrant une vision élargie des motivations du « vivre ensemble », ce n’est pas seulement un débat théorique qui s’ouvre à nous. La compréhension du lien social en est profondément modifiée et dans ce nouveau regard est contenue la promesse d’une nouvelle politique.

___________________
* Coll. « La couleur des idées », Seuil, Paris, 2007.

mercredi 22 février 2012

Der dünne Putz Menschlichkeit

Grâce au soutien de l'éditeur et à l'opiniâtreté de Nicola Denis, la traductrice du Un si fragile vernis d'humanité, la version allemande de l'ouvrage vient de sortir, dans une version un peu réduite et avec une nouvelle préface, chez Matthes & Seitz à Berlin, sous le titre Der dünne Putz Menschlichkeit, Banalität des Bösen, Banalität des Guten.

  • www.matthes-seitz-berlin.de
  • Socrate et l'angoisse du conducteur

    « S'il était nécessaire soit de commettre l'injustice soit de la subir, je choisirai de la subir plutôt que de la commettre », s'exclame Socrate dans le Gorgias (469c) de Platon, formulant ainsi un des préceptes les plus connus et les plus controversés de sa pensée. C'est que la « morale », tel qu'il l'entend, avant d'être un rapport à l'autre relève, comme le souligne Hannah Arendt, du « souci de soi », ou, de ce que nous appellerions aujourd'hui l'estime de soi. Puis-je vivre en amitié avec moi-même si je suis à mes propres yeux un meurtrier ? Mais le méchant ou le criminel a-t-il une telle conscience ? N'est-il pas, lui aussi, tout à fait capable de vivre en paix avec lui-même ? A n'en pas douter, Hitler dormait tranquille. L'objection n'est guère aisée à surmonter.
    On entendra peut-être mieux l'argument socratique si on le formulait de la façon suivante : mieux vaut être victime d'un accident de voiture que d'en être responsable. Quelle est l'angoisse de tout conducteur – la mienne, chaque fois que je prends la voiture, et la vôtre aussi, je n'en doute pas - sinon de causer, un jour, la mort de quelqu'un ? Ce qui peut arriver sur la route à chacun d'entre nous. Que le malheur arrive de façon involontaire ne change rien à l'affaire, puisque nous serons l'auteur de l'événement. Comment vivre ensuite avec une telle responsabilité ? Nul doute que l'existence ne devienne un enfer insupportable. Et l'on se dira, et si je n'avais pas allumé la radio à cet instant-là, ou manquer d'attention, ou s'il n'y avait pas eu tant de brouillard ce matin-là, etc., et l'on rejouera mille fois la scène, désespérant qu'elle puisse être jamais changée. Mais c'est désormais un fait, une réalité advenue, et pour toujours nous porterons le poids de cette mort. Dans une pareille situation, ne vaudrait-il pas mieux, en effet, être celui qui subit l'accident plutôt que celui qui le cause ? Envisagé à partir de ce cas, le précepte socratique, n'apparaît-il pas plus compréhensible que ce n'était le cas jusqu'à présent ?
    Sans doute n'est-ce là qu'une expérience de pensée, mais outre le fait que celle-ci envisage une hypothèse qui est loin d'être invraisemblable, comme tout exercice de ce genre, elle a le mérite de nous conduire à voir les choses sous un angle à la fois problématique et éclairant.

    samedi 18 février 2012

    Passer à côté de la beauté

    Par une glaciale matinée de janvier 2007, un homme entre deux âges jouait du violon dans le hall d'une station de métro de la ville de Washington. Pendant près de quarante-cinq minutes, il interpréta des partitions parmi les plus belles et les plus difficiles du répertoire, notammant des Partitas de de Jean-Sébastien Bach. Faisait-il grincer son archet ? Jouait-il mal ? Il faut le croire si l'on en juge par la réaction des passants, pressés, il est vrai, de se rendre à leur travail. Quelques-uns s'arrêtèrent un instant, bientôt repartis ; un jeune homme s'appuya au mur, puis repris hâtivement son chemin après avoir jeté un œil à sa montre ; un enfant de trois ans voulut s'attarder, aussitôt tiré par la main de sa mère et la chose se répéta à plusieurs reprises avec d'autres bambins qui, visiblement, étaient les seuls à être attirés par le spectacle. Sur les centaines de voyageurs qui défilèrent devant lui, six d'entre eux s'arrêtèrent un court moment pour l'écouter, alors qu'il enchainait les œuvres dans l'indifférence quasi-générale. Seule une personne l'avait reconnu. Au bout d'une heure, il s'arrêta, rangea son violon dans son étui, et ramassa les 32 dollars qu'il avait récoltés dans son chapeau. Puis il partit aussi invisible qu'il était arrivé. Sans applaudissement, ni remerciement.
    L'homme qui disparaissait ainsi était Josuah Bell, l'un des plus grands violonistes contemporains, et il avait joué sur un Stradivarus de 1713, d'une valeur de plus de 3,5 millions de dollars, les plus belles œuvres composées pour cet instrument. Quelques jours auparavant, l'artiste, mondialement célèbre, avait donné un concert à Boston où il avait été ovationné par les auditeurs lesquels avaient payé 100 dollars leur place.
    Cette histoire véridique est le résultat d'une expérience, organisée par le Washington Post, consacrée à la perception, au goût et aux priorités que les individus considèrent comme importantes.
    Dans la conclusion de son article, « Pearls before Breakfast » (Washington Post, 8 avril 2007), le journaliste, Gene Weigarten, s'interroge : « Dans un environnement ordinaire, à une heure inappropriée, sommes-nous capables de percevoir la beauté, de nous arrêter pour l'apprécier, de reconnaître le talent dans un contexte inattendu ? ». Cette expérience, et surtout l'article qui fut publié, valurent à son auteur un Prix Pulitzer en 2008.
    Combien de choses, magnifiques et belles, manquons-nous ainsi au quotidien, à force d'être pressés ? De toute évidence, beaucoup ! Profitons du don de chaque instant. La vie a une date d'expiration !

    vendredi 17 février 2012

    Samuel Hutington, Le choc des civilisations



    Peu d’ouvrages ont déclenché dans le monde entier autant de controverses et de polémiques que celui, paru en 1996, de Samuel Huntington (1927-2008), professeur de sciences politiques à l’université de Havard, Le choc des civilisations. Toutefois, il s’agit d’un livre important, souvent plus connu par ouï-dire que réellement lu, d’un de ces livres qui oblige à considérer les choses sous un angle inaccoutumé et qui propose à la fois une synthèse – la synthèse d’un immense savoir – et un modèle d’interprétation du monde simple et puissant, mais en même temps formidablement contestable. Que nous dit-il en substance ? La configuration des relations entre les Etats, héritée de la Seconde Guerre mondiale, et qui opposait deux superpuissances rivales, a disparu avec l’effondrement du système communiste à la fin des années quatre-vingt. Mais l’espoir qui s’ensuivit de l’émergence d’un « nouvel ordre mondial », marqué par le triomphe des valeurs libérales occidentales, la fin des conflits idéologiques et l’avancée inexorable de la « démocratie de marché », a rapidement fait long feu. Une nouvelle réalité géopolitique s’est progressivement imposée : la recomposition de la politique globale selon des « axes culturels » que Huntington appelle, et la formule lui a été vivement reprochée, des « blocs civilisationnels ». Sous l’impulsion de facteurs essentiellement ethniques et religieux se dessine un nouveau système conflictuel d’alliances, qui n’est plus bipolaire mais multipolaire et qui, par conséquent, est infiniment plus dangereux et incontrôlable que tout ce que nous avons connu par le passé. Tel est, en bref, le constat.
    La « civilisation » n’est pas l’apanage seulement de l’Occident, comme on l’a trop souvent cru depuis le XVIIIe siècle. D’autres vastes ensembles prennent aujourd’hui conscience de leur puissance politique, économique et militaire et, ce qui compte davantage, de leur capacité à définir pour les individus, déboussolés par les conséquences de la modernité, leur identité. L’émergence de ces « blocs civilisationnels » - Huntington en dénombre sept (les civilisations chinoise, japonaise, hindoue, musulmane, occidentale, latino-américaine, et, potentiellement, africaine) – est à la fois le produit de la modernité et, mis à part chez nous, l’expression du refus d’identifier la modernité avec l’Occident. Si le « nouvel ordre des civilisations » a pour trait commun de confronter le monde européano-américain à une mise en cause parfois radicale de ses valeurs fondatrices et son mode de vie, la lutte menée contre l’Occident par certaines grandes « cultures » - dans le monde musulman, mais aussi, d’une manière moins virulente, en Chine, en Inde ou au Japon – entend montrer qu’on peut être moderne sans être nécessairement « occidental ». La notion de « choc des civilisations », que Huntington emprunte à Bernard Lewis, désigne ainsi, tout d’abord, la diversité des réponses sociales et culturelles à ce fait universel qu’est la « modernité », apportant ainsi un démenti au fantasme de l’uniformisation du monde – le fameux « homme unidimensionnel » dont parlait Marcuse - qui serait la conséquence inévitable de la mondialisation ou de la globalisation économique des échanges. Malheureusement, d’autres conséquences sont plus inquiétantes.
    Chaque « bloc civilisationnel » se constitue autour d’« Etats phares », autour desquels gravitent, par cercles concentriques, des Etats de moindre importance, délimitant un espace à la fois géographique, politique et culturel, relativement clos. Or la relation naturelle entre ces Etats phares est fondamentalement, selon Huntington, la rivalité. Et aucun antagonisme n’est davantage animé par la haine et la violence que celui qui oppose l’islam au monde occidental et, dans une moindre mesure, celui-ci à toutes les autres puissances régionales, appelées à s’unir pour lutter contre son hégémonie. C’est ici qu’on passe d’une analyse purement descriptive à une prédiction de l’avenir dans laquelle l’Occident apparaît comme une forteresse assiégée de tous côtés par des ennemis dont le plus durablement menaçant est le monde musulman, pris dans son ensemble. Prédiction à laquelle les attentats terroristes du 11 septembre 2001 auraient apporté confirmation, donnant au paradigme de Huntington une puissance visionnaire sans précédent. Mais c’est précisément ce dont on peut douter. Non seulement parce que la présentation proposée de l’islam tient peu compte de son extrême diversité et de ses liens complexes avec l’Occident, mais, plus généralement, parce que les relations entre les Etats semblent n’être animées que par une seule passion destructrice : la haine contre ce que Huntington appelle « l’occidentoxication », comme si les principes humanistes que notre tradition a favorisés étaient incapables d’être accueillies ailleurs dans leur universalité et leur autorité morale et ne constituaient pas le socle à l’élaboration possible d’un monde commun, respectueux de la diversité des cultures humaines.
    La vision d’un monde multipolaire laisse place à une conception manichéenne dans laquelle la civilisation occidentale , historiquement en déclin, et minée de l’intérieur par une très grave crise spirituelle, notamment du fait de la tendance à favoriser le multiculturalisme et le relativisme des valeurs, est mise en péril par l’hostilité que lui voue le reste du monde, donnant à craindre que se produise un jour le « choc total » entre la Civilisation et la barbarie et que s’abatte sur le monde un « âge de ténèbres » sans précédent. On comprend que de telles thèses aient pu susciter de très vives réactions…

    mardi 14 février 2012

    Jerry Brotton, Le Bazar Renaissance

    Pierre Verdrager présente, sur le site Le journal du Mauss, le livre de l'historien, Jerry Brotton, Le Bazar Renaissance. Comment l'Orient et l'Islam ont influencé l'Occident (trad. Françoise et Paul Chemla, Les Liens qui Libèrent, 2011), publié il y a dix ans en Angleterre.


    "L’objectif de l’ouvrage de Brotton, écrit Pierre Verdrager, est de mettre en évidence les contributions de l’Orient – au sens large – dans cette phase essentielle de l’histoire européenne que l’on appelle « Renaissance ». Dans tout son livre, l’historien entend défendre une conception de la Renaissance non pas en termes de conflits de civilisation mais en mettant l’accent sur les échanges culturels ou commerciaux. Aussi est-il amené à réfuter l’idée que la Renaissance européenne repose sur un « esprit » particulier. Pour asseoir sa démonstration, Brotton est amené à se pencher sur un certain nombre d’œuvres d’art dans lesquelles la présence de l’Orient est manifeste. Il se livre ainsi à une analyse iconographique du célèbre tableau Les Ambassadeurs d’Holbein qui constitue une remarquable mise en abyme de la Renaissance telle que l’entend Brotton, à la croisée de l’Orient et de l’Occident. L’Italie n’est en effet certainement pas la source unique de ce que nous appelons « Renaissance ». Pour Brotton, la Renaissance eurocentrée que nous connaissons est une pure fiction qui scotomise les contributions venant d’ailleurs et qui ont été constitutives de son identité. À une vision oppositionnelle entre « Orient » et « Occident », Brotton entend substituer une conception plus continuiste de cet espace en mettant l’accent descriptif sur les échanges inséparablement culturels, commerciaux et, bien sûr, guerriers."

    L'article peut être lu dans son intégralité à l'adresse suivante :
  • www.journaldumauss.net
  • dimanche 12 février 2012

    Philippe Jaroussky chante "Alto Giove" du Polifemo de Nicola Porpora

    Philippe Jaroussky interprète l'aria "Alto Giove", extrait du Polifemo (acte III, scène 5) de Nicola Porpora (1686-1768), accompagné de l'ensemble Artaserse. Cette aria a été popularisée par le film Farinelli, de Gerard Corbiau (1994).

    Alto Giove
    è tua grazia e tuo vanto
    il gran dono di vita immortale
    che il tuo cenno sovrano mi fa.



    Puisque beaucoup d'entre vous ont écouté la précédente vidéo de Philippe Jaroussky, et l'ont sans doute appréciée, pourquoi se priver de ce nouveau plaisir ?
    Paroles et partition :
  • www.pianomajeur.nt
  • jeudi 9 février 2012

    Les Récits de Kolyma de Varlam Chalamov, ou la littérature comme document.

    Ce texte a d'abord été publié en 2005 dans un ouvrage collectif, Dissidences aux Presses Universitaires de France, puis repris dans Les Complaisantes (F.-X. de Guibert, 2008), écrit en collaboration avec l'historien Edouard Husson en réponse aux Bienveillantes Jonathan Littell.



    De tous les écrits sur le Goulag soviétique, il n’en est aucun, selon Alexandre Soljénitsyne, qui témoigne davantage de « ce fond de sauvagerie et de désespoir vers lequel nous tirait tout le quotidien des camps », que les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov*, aujourd’hui unanimement considérés comme l’un des plus importants témoignages sur l’univers concentrationnaire stalinien, davantage même comme un chef-d’œuvre de la littérature russe du XXe siècle, autant dire de la littérature universelle.
    De Chalamov, on ne saurait affirmer pourtant qu’il fut seulement le « témoin » privilégié d’une expérience qu’il ne devrait avoir été donné à aucun homme de connaître : l’horreur de la vie dans les camps aurifères du grand nord de la Sibérie entre les années trente et cinquante. Car il y a plus dans ces récits, d’une beauté et d’une sobriété à couper le souffle, que l’oeuvre d’un mémorialiste qui transcrit avec une objectivité clinique ce que fut pour des centaines de milliers de « crevards », d’ « esclaves faméliques », de « déchets », le quotidien d’une existence qui vouait, chaque année, 35% d’entre eux à périr sur la « terre de la mort blanche » de Kolyma. Chalamov était et a toujours été avant tout un poète. Et c’est en poète qu’il écrit. Or le fait d’écrire en poète, qu’il s’agisse de prose (comme dans les Récits) ou bien en vers - et Chalamov en récita et en écrivit tout au long de sa vie, même dans les camps – la poésie était pour lui ce que la foi était pour les croyants, « l’ultime recours salvateur » (« Jour de repos », p. 183) - apporte, à soi seul, la preuve irréfutable qu’avait échoué ce qui était au coeur du projet stalinien : la refonte (perekovka) de l’homme nouveau, la destruction de l’âme, de ce que Alexandre Wat appelle « l’homme du dedans », la négation de tout se rapporte à l’intériorité. Aussi convient-il de clamer haut et fort ce qui est : l’écriture est avant tout chez Chalamov le témoignage d’une dissidence radicale, différente sans doute de la contestation politique, mais en son fond non moins essentielle. Telle est la violence cinglante d’une « gifle » que son oeuvre, avec d’autres, inflige au stalinisme.
    Mais l’écriture comme « gifle » a d’autres conséquences que Chalamov décline avec une maîtrise et une assurance souveraines. Après l’expérience de la Kolyma et d’Auschwitz, il faut prononcer ce verdict définitif qu’est la mort de la littérature. Non la mort de l’art - l’art est l’oxygène et le cri de l’âme - mais la mort du roman, de la fiction dont la dernière production, mais déjà désuète et appartenant à un passé enterré, est le Docteur Jivago. Ce verdict est prononcé à l’encontre de Boris Pasternak, un écrivain dont Chalamov admirait infiniment la poésie. Au-delà de la sentence, il faut saisir les raisons qui la justifient.
    Les Récits de la Kolyma (Kolymskie rasskazy) sont une oeuvre unique à plus d’un titre et qui relève d’un genre artistique entièrement nouveau que Chalamov invente : l’art comme anti-littérature, c’est-à-dire comme document. Document, mais document transfiguré, document de l’âme et, ajoutons-le, de la victoire du bien sur les forces du mal.

    Brèves séquences d’une vie

    L’homme qui, en novembre 1953, franchit le seuil de son appartement moscovite - ou plutôt celui où habitent sa femme et sa fille, parce que le sien il l’avait quitté seize ans plus tôt - est un vieillard précoce, âgé de quarante neuf ans à peine, que la mort de Staline vient de rejeter d’un bien étrange territoire : une « île », vaste de millions de kilomètres carrés, 1/8 de la surface de l’Union Soviétique, qui a englouti son cortège de millions de morts, tombés de faim, de froid, d’exténuation, de maladie, dans des camps destinés à l’extraction de l’or ou du charbon, à la construction de routes ou d’édifices industriels ou tout simplement fusillés pour laisser place aux nouveaux arrivants. Une « île » coupée du continent, Kolyma, un lieu sans lieu, qu’aucune géographie naturelle n’avait destinée à l’habitation humaine mais où furent détenus et voués à l’extermination par le travail ceux que le « rhinocéros » - ainsi Chalamov appelle-t-il Staline - avait d’un trait de plume rayés de l’existence. Leur crime et le sien ? Mais était-il besoin d’avoir commis un crime, en ces temps là, pour faire partie de la charrette ? Il y avait bien des condamnés de droit commun, mais leur sort était de tous le plus enviable, parce que, eux, du moins, n’étaient pas des « ennemis du peuple », des « trostkistes ».
    Etudiant à l’université de droit de Moscou - l’université de droit soviétique, ainsi s’appelait-elle sans ironie - Varlam Chalamov avait vingt-deux ans lorsqu’il fut arrêté, le 19 février 1929, pour avoir diffusé clandestinement le « Testament de Lénine » (autrement appelé la « Lettre au Congrès », dans lequel Lénine manifestait ses réserves à l’endroit de Staline). Condamné à une peine de trois ans suivis de relégation, il est envoyé à la quatrième section du SLON (camps des Solovki à Affectation Spéciale) au camp de la Vichéra dans l’Oural, principalement à Berezniki. L’homme devait déjà être une sorte de « forte tête », car il rédigea en 1930 une protestation contre les conditions de détention des femmes dans les camps. Il fut néanmoins libéré l’année suivante. En 1932, il s’installe à Moscou comme « journaliste, homme de lettres et écrivain » et publie plusieurs poèmes, études (dont une sur Maïakovski) et courts récits. 1937, et c’est la deuxième arrestation. Accusé d’activités contre-révolutionnaires trostkistes (sigle KRTD), il est condamné à cinq ans de détention à Kolyma où il arrive le 12 août. Il n’en sortira que seize ans plus tard avec ce qui lui restait de vie et de santé mentale pour devenir le plus implacable mémorialiste de l’enfer.
    Qu’il ait survécu aux conditions d’existence inhumaines dans les camps, où les hommes étaient exposés à des températures descendant parfois jusqu’à moins soixante, revêtus de misérables hardes, non pas nourris mais alimentés à peine de quelques centaines grammes de pain, deux soupes d’eau claire léchées à même la gamelle, forcés de travailler sous les coups près de seize heures par jour sur les « fronts de taille » des mines d’or, cela tient du miracle. Non, pas du miracle. Qui pouvait croire en ces lieux à la Providence ? Non pas qu’il n’y eût des hommes de foi dans les camps (voir « L’apôtre Paul » par exemple), mais, d’une manière générale, les « sujets religieux » étaient de ceux dont les détenus n’aimaient pas parler.
    Sa survie à Kolyma, Chalamov la doit à un juge instructeur qui lui confie, une fois par semaine, des tâches de secrétariat et jette au feu son dossier. En 1942, sa peine est prolongée jusqu’à la fin de la guerre. 1943, nouveau procès pour avoir dit d’Ivan Bounine, prix Nobel de littérature (1933), qu’il est « un grand écrivain russe ». Dix ans. Motif : « agitation anti-soviétique » (alinéa 10 : c’était toujours mieux que l’article 58/7 !). Il semble qu’il ait dû la vie à un médecin qui le recommanda en 1946 pour suivre des cours d’aide-médecin (voir « Les dominos »). Passons sur les diverses pérégrinations de son existence dans les camps, qu’il n’est pas dans notre propos de relater ici.
    Libéré en 1951, il n’obtiendra l’autorisation de regagner Moscou que deux ans plus tard, huit mois après la mort de Staline. Entre temps, il avait envoyé son premier cahier de poèmes à Boris Pasternak. Chalamov avait parcouru mille cinq cent kilomètres dans la neige de Kolyma pour aller chercher sa réponse, chaleureuse et encourageante. Quelque temps après son retour, il se sépare de sa femme et sa fille (leur divorce avait été prononcé alors qu’il était encore dans les camps). Il ne voulait pas oublier son passé maudit. Revenir à une « vie normale » ? La demande se conçoit, mais elle ne tient pas compte de l’homme qu’il est devenu et de l’oeuvre à laquelle il va désormais consacrer ce qui lui reste de force dans une solitude de plus en plus grande. Au fil des années, la maladie, la rupture avec les proches (Pasternak, Soljenitsyne, Nadejda Mandelstam, d’autres encore), les malentendus (la malheureuse lettre publiée en 1972 dans la Literaturnaïa Gazeta). La fin est tragique. Les grandes ombres de la destruction auront finalement raison de son cerveau. Après avoir passé les trois dernières années de sa vie dans un hospice de vieillards, il sera emmené quelques jours avant sa mort, le 17 janvier 1982, dans un hôpital psychiatrique. Aveugle et sourd, finalement rattrapé par les mâchoires l’enfer, il se croyait revenu à son ancienne condition de détenu, de « zek ». Bien qu’il ait eu la consolation de voir son oeuvre partiellement publiée à l’étranger (en 1978, l’historien Michel Heller en avait fait paraître des extraits à Londres, repris plus tard à Paris par YMCA Press), dans son pays, l’affaire était entendue depuis longtemps : il n’avait essuyé que des refus de la part des maisons d’édition officielles. Le rideau du silence devait pourtant se lever petit à petit et nous révéler une des plus grandes œuvres du XXe siècle, nous laissant encore ses énigmes à déchiffrer.

    Le document et la mort de la littérature

    Après Kolyma, Auschwitz et Hiroshima, malgré le mot d’Adorno, ce n’est pas la mort de la poésie qu’il faut prononcer - n’est-ce pas un poème qui ouvre Si c’est un homme de Primo Lévi ? et nous l’avons dit Chalamov en écrivit et en récita toute sa vie - mais la mort du roman, du roman descriptif et psychologique. « La nouvelle prose, c’est l’événement, le combat lui-même, non sa description. Un document, la participation directe de l’auteur aux événements de la vie. Une prose vécue, en document », écrit Chalamov, en 1972, dans un texte intitulé « Manifeste pour la nouvelle prose »..
    Impossible d’écrire désormais une œuvre de fiction. Parce qu’il n’est pas de fiction qui puisse envisager le monde autrement que sous la forme artificielle d’une création de l’imagination. Or cette part irréductible d’imaginaire en toute production romanesque est précisément ce qui n’a plus cours. Non seulement parce que les lecteurs n’acceptent plus d’être « floués » et qu’ils expriment une pressante demande de « vérité » historique répondant à ce que fut leur propre expérience - expérience terrifiante pour l’immense majorité de la population soviétique au sein de laquelle il n’était presque pas de famille qui n’ait connu la détention ou la mort de l’un de ses membres - mais, au-delà de cette raison historique, parce que la réalité des camps impose à l’art de trouver des procédés narratifs qui soient sans précédent. « Une prose où n’entreraient ni descriptions, ni caractères, ni portraits, ni développement est possible », écrit-il à Soljénitsyne. Ecriture donc non pas de l’auteur-démiurge, mais du « témoin » et du « mémorialiste ». Et qui pourtant, chez Chalamov, ne se fait ni historique ni biographique. Tel est le trait distinctif de chacun des récits qu’il compose, d’une longueur inégale, mais généralement assez courts, toujours d’une grande densité et sobriété, et qui saisissent les faits évoqués avec une totale économie de moyens, sans pathos, ajout ni commentaire, prenant le lecteur à la gorge avec l’efficacité d’une lame de rasoir. S’agit-il de relater le suicide d’un détenu qui apprend qu’il doit retourner au front de taille ? « Nous rîmes pour la forme. – Quand partons-nous ? - On rentrera demain. Ivan Ivanovitch ne demanda plus rien. Il se pendit à dix pas de l’isba, à la fourche d’un arbre » (« Ration de campagne », p. 79). Voilà tout. Et l’on reste comme pétrifié d’effroi.
    La littérature comme document, mais le document entendu dans un sens entièrement nouveau qui n’a rien de descriptif ou de documentaire précisément, et qui satisfasse à une exigence d’exactitude absolue, d’authenticité sans défauts – « l’authenticité, voilà la force de la littérature de demain » (« La cravate », p. 155) - jusque dans les moindres détails. Le regard non du romancier, mais du spécialiste. On voit cette minutie scrupuleuse s’exercer dans la lecture que Chalamov fait d’Une journée d’Ivan Denissovitch d’Alexandre Soljénitsyne. Tout est passé impitoyablement au crible d’un réel qui ne laisse aucune place à la licence gratuite de l’imaginaire. Inutile de préciser davantage à qui l’on songe ici. Le texte donc comme compte-rendu clinique, aussi laconique et objectif que possible, de ce « grand drame de la vie » dont Chalamov emprunte l’expression au physicien Niels Bohr.
    André Siniavsky dit de Chalamov qu’il écrit « comme s’il était mort », c’est pourquoi, ajoute-t-il, il est « aux antipodes de toute la littérature qui existe sur les camps ». Le document pousse jusqu’à l’extrême l’ascèse de plier le texte au réel, ascèse anti-littéraire par excellence s’il est vrai que la littérature occidentale se nourrit de la conviction métaphysique que l’art, avec ses artifices et ses mystifications, est plus réel que le réel. Ici, il en va tout autrement. Ce parti pris d’objectivité proprement glaciale accomplit le mouvement réaliste en art jusqu’à prononcer la mort de la littérature réaliste elle-même : « Tout ce qui est autre chose qu’un document n’est pas du réalisme, c’est du mensonge, du mythe, un fantôme, un moulage.»
    Le document n’est pas une information sur le réel observé avec cette crudité naïve dont Nietzsche faisait reproche à Zola. Dans la théorie anti-littéraire qu’élabore Chalamov le texte n’est pas composé de signes linguistiques lesquels n’abolissent jamais, par définition, la fracture entre le signifiant et le signifié (que celui-ci désigne un concept ou le réel lui-même, peu importe) : le texte est la présence du réel, saisi dans sa dimension symbolique, composé de « mots-objets », dit Luba Jurgenson dans sa belle introduction. « C’est toute l’échelle de valeurs de l’oeuvre littéraire, explique Chalamov, qui se modifie sous nos yeux et à quoi une forme artistique comme le roman n’est plus en mesure de répondre. La manie descriptive, la prolixité, l’emphase, sont autant de vices à proscrire. Décrire l’aspect extérieur d’un individu freine la compréhension du récit (...) User du paysage c’est en user avec économie. Lorsqu’un détail du paysage devient un symbole, un signe, et à cette condition seulement, il garde son sens, sa vivacité, sa nécessité. »
    De là l’extraordinaire économie de moyens, le caractère laconique de l’écriture de Chalamov qui, dans chacun de ses récits, cherche seulement à saisir « le vif de la vie ». La vie dans les camps, non pas décrite de l’extérieur ni même de l’intérieur, mais rendue dans sa réalité, dans sa présence nue et épouvantable. La souffrance permanente du corps qui hurle famine, le froid qui gèle les os, les maladies - scorbut, dysenterie, pellagre, « état d’épuisement total où la paume des mains s’enlevait comme des gants » (« Le mollah tartare et l’air pur », p. 142) - « la méfiance, la rage, le mensonge » (« Tâche individuelle », p. 43), la totale dégradation physique et morale de l’homme, en proie à cet instinct naturel, l’instinct de conservation, qui anime hommes, animaux, plantes, et les pierres eux-mêmes. Quoique les suicides ne fussent pas rares, de même que les actes d’auto-mutilation – mais il s’agissait là d’échapper au travail auquel tous portaient une haine et un dégoût viscéral -, le détenu « vit de ce qui fait vivre la pierre, le bois, l’oiseau et le chien » (« Le charmeur de serpents », p. 130). Sans commentaire, ni qualification des faits, l’auteur s’effaçant dans une absence qui ne fait pas de lui-même le sujet de la narration à partir duquel tout serait pris en vue. Le livre est sans perspective ni locuteur. Qui parle au juste ? On ne le sait pas. Ainsi que le fait remarquer Leona Tocker, il convient de distinguer la voix narrative qui parle, celle d’un ancien prisonnier qui repense son expérience après sa libération, des « personnages » principaux aux identités diverses, Andréiev, Krist, et qu’on ne peut tout à fait identifier à la personne même de l’auteur.
    Il n’y a dans les Récits de Kolyma aucune présentation factuelle de nature biographique, historique ou topograhique. On ne sait à quel moment précis les faits ont lieu : « Quelques années plus tard, la guerre se termina… » (« Les dominos », p. 192), « cet hiver-là… » (« Première mort », p. 144), ce sont là des indications vagues, mais qui généralement font défaut. L’ordre des récits ne suit aucune continuité temporelle, pas plus qu’ils ne s’enchaînent selon la séquence imposée par une « histoire » : « Dans mes récits, il n’y a ni intrigue, ni caractère à proprement parler ». « Des gens sans biographie, sans passé et sans avenir sont saisis au moment présent ». Document où les catégories du subjectif et de l’objectif sont dépassés au profit d’une néantisation, d’une désindividualisation qui produit un intense sentiment d’angoisse. Chalamov nous laisse sans repères. Mais le fait est que dans le monde qu’il laisse advenir à la présence, les détenus étaient sans points fixes. L’enchaînement des chapitres obéit à des lois de composition extrêmement complexes. Les catégories ordinaires de la temporalité, ou tout simplement de la chronologie, sont totalement bouleversées. Seul demeure un présent coupé de son inscription dans le flux du temps, abolissant aussi bien les souvenirs du passé que l’espérance dans l’avenir. Quiconque témoigne de quelque espoir ne peut être qu’un novice ou un imbécile qui fait sourire d’un pli grimaçant les plus endurcis (voir « Le charmeur de serpents », p. 129). L’horizon du temps se réduit à l’attente du repos ou à l’heure de la distribution du pain. Où un instant sauvé au travail forcé, au froid, aux coups, a plus de prix que l’éternité. L’angoisse même de la mort - cet événement inéluctable qui attend et frappe en retour toute existence humaine de sens ou de non-sens - disparaît au profit d’une morne indifférence. Un thème qui court à travers tous les récits ; les détenus sont ramenés à une indifférence qui évoque celle du Grand Nord : impossible d’éprouver les sentiments humains de pitié ou de compassion, pas plus que ceux d’égoïsme ou de fierté (voir « Ration de campagne », p. 65). Hommes, bêtes, arbres luttent pour leur survie, les arbres se repliant sur eux-mêmes comme les « crevards » pour déplier leurs ramures aux premières lueurs du printemps (voir « Le pin nain », un récit auquel Chalamov attachait une importance particulière). De même que manquent les données géographiques qui nous permettraient de savoir en quels lieux précis se déroulent les événements, souvent même les non-événements, qu’il décrit. Mais si nous assistons à une subversion des catégories spatio-temporelles dans lesquelles se meuvent les hommes dans le monde ordinaire de la vie, nous le comprenons, c’est que plus rien de semblable n’existait pour les détenus de Kolyma.
    Décrite comme une « île » coupée du reste du continent, cette terre est sans lieu, est un non lieu. Une réalité atopique. Une utopie à l’envers : infernale. Une réalité totalement négative dont Chalamov répète que « nul ne devrait la connaître ni en entendre parler. »
    Aussi est-ce d’abord dans son mode singulier et nouveau d’écriture que se manifeste la révolte de Chalamov, sa dénonciation impassible d’un système qui avait organisé l’anéantissement de millions d’êtres humains.

    Le langage de l’inhumain

    La manière unique dont l’écrivain conçoit le récit va bien au-delà de la position de « témoin » ou de « mémorialiste ». Elle prend d’abord et avant tout une forme esthétique, se déployant dans une pratique narrative faite pour s’accorder à ce monde de l’inhumain où les capacités représentatives et communicationnelles du langage sont devenues entièrement inopérantes. Trouver la forme esthétique qui convienne à la réalité de Kolyma, le « style » adéquat, apparaît, dans les écrits où Chalamov s’explique sur le sens de sa prose, comme une préoccupation constante et qui est sans égale dans toute la littérature sur les camps : « La forme, c’est précisément la responsabilité de l’artiste car pour le reste le lecteur et même l’artiste peuvent s’adresser à l’économiste, à l’historien, au philosophe »10. On ne saurait donc comparer les Récits de Kolyma avec L’archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne sans insister sur ce qui distingue ces deux grands témoins des horreurs de l’ère stalinienne. Si le second peut être défini principalement comme un « mémorialiste-historien », le premier est un « mémorialiste-poète ».
    Chalamov ne se contente pas d’obéir à un nécessaire devoir de mémoire, il met en scène un monde « aux frontières du transhumain » dans lequel sont anéanties toutes les catégories de la représentation sans lesquelles il n’est permis à personne d’habiter humainement la terre et de communiquer avec autrui. Et cela en envisageant le monde des camps, non en historien ou en philosophe, mais en artiste : « Les Récits sont mon âme, un regard sur toute chose qui m’est entièrement personnel et en ce sens unique .»
    Dire le réel donc, de la façon la plus réaliste qui soit, mais avec des outils qui ne sont pas ceux du réalisme littéraire, cela n’est possible que par l’invention d’un style qui soit un document authentique, un « document nu » (mais non un documentaire), qui nous parle de ce qu’il advient de l’homme lorsqu’il est mis en pièces et réduit à la matérialité la plus immédiate et prosaïque d’un corps au bord de l’exténuation. Paroles du corps donc, de « l’homme-limite », pour reprendre l’expression de Luba Jurgenson, qui n’est plus qu’un corps, une conscience corporéifiée, où ce qui reste d’âme ou d’esprit se concentre dans la gelure des doigts et des pieds, la douleur des os frappés d’avitaminose. « Il est en notre pouvoir et de notre devoir d’écrire un récit qui ait l’évidence d’un document. Il suffit que l’auteur explore sa matière en payant de sa personne, pas seulement avec son esprit, pas seulement avec son coeur, mais avec chaque pore, chaque fibre de son être. »
    Dès lors on comprend en quelle singulière manière Chalamov exprime une protestation, une révolte, une dissidence, qui mobilise contre le système stalinien jusqu’à la moindre « fibre de son être ». Dissidence esthétique, à mille lieux de tout esthétisme, plus originaire que toute dissidence politique et qui passe par le véhicule d’un verbe nouveau, le verbe de la chair : « Révéler l’expérience que l’on fait lorsque le cerveau se met au service du corps pour sa survie immédiate et que le corps à son tour se met au service du cerveau, tout en conservant dans ses moindres méandres des épisodes qu’il aurait plutôt fallu oublier. » Ou, pour le dire autrement : écriture incarnée qui crie la révolte physiologique d’un être - mais est-il encore un homme ou une bête sauvage ? - qui n’a plus de voix et s’il a encore un nom, qui n’a plus d’identité. Personne ne proteste ni ne s’indigne dans les Récits de la Kolyma. Les forces pour cela manquaient. Ce qui reste d’humanité se mesure au peu d’énergie musculaire capable de faire encore avancer le “crevard” et le conduire jusqu’au soir à son châlit.
    Dans l’univers concentrationnaire ne règne que le quantitatif et la pesante atonie du même. Toutes les qualités qui différencient les individus et font leur richesse sont effacées. Les objets, une simple pelle, y ont bien plus de valeur qu’une vie humaine. De celle-ci on ne sait que ce que contient le « dossier » du détenu - nom, motif et durée de la peine, précédents lieux de détention - et encore nombreux étaient ceux qui mourraient avant que leur dossier ne parvienne à l’administration.
    A ce monde de l’objectivité pure, où tout ce qui relève de la subjectivité humaine est bafoué, ne saurait correspondre par nécessité qu’un langage resserré, concis, ascétique, dépouillé de tout qualificatif : un récit sans métaphores. Chalamov pratique implacablement l’art de la glaciation du langage dont l’effet immanquable, et qui est le fait de son génie, est de figer d’effroi son lecteur. C’est pourquoi il atteint son but avec une efficacité qui est sans pareille dans toute la littérature concentrationnaire.
    Si chacun de ces récits est, comme le voulait Chalanov, un acte de dissidence, une « gifle contre le stalinisme », ce n’est pas parce qu’il y analyse les horreurs du système. Chalamov ne commente pas, pas plus qu’il ne proteste ni ne s’indigne : en poète, il montre et laisse être cette réalité qu’aucun homme n’aurait jamais dû connaître. Ou plutôt lorsqu’il commente, il le fait d’une façon telle que l’intrigue de l’histoire est souvent en contradiction avec son commentaire, et s’il procède ainsi c’est parce que Chalamov appelle le lecteur à une interrogation qui le contraint à se mettre lui-même à l’épreuve.
    Cette écriture picturale de la « pureté du ton », il en avait trouvé une parfaite illustration chez Gauguin et Van Gogh : « Si l’arbre vous paraît vert, prenez votre plus belle couleur verte et peignez. Vous ne vous ne tromperez pas. Vous avez trouvé. Vous avez décidé. Transposé en prose, cela veut dire éliminer tout ce qui est de trop dans les descriptions (une hache bleue, etc.) » A cette différence près que la couleur de Chalamov, c’est le blanc : le blanc immaculé des linceuls de neige qui recouvrent les corps sans nom des martyrs de Kolyma.

    La victoire du bien sur le mal

    Un des paradoxes de Chalamov est qu’il affirme tout à la fois que les effets destructeurs de la souffrance sur l’être humain sont irréversibles et entièrement négatifs - rejoignant sur ce point les remarques de Primo Lévi - et que ses récits témoignent d’une « victoire du bien sur le mal, et non l’inverse ». Le lecteur qui prend la peine de lire l’intégralité de l’oeuvre aura pourtant bien du mal à trouver de quoi justifier cet optimisme. Est-il de nature éthique ? Il faut en douter. Aucune des catégories de la morale - le devoir, la compassion, etc. - ne sont présentes à ce stade infra-humain de l’existence réduite à la lutte « animale » pour la survie : « De la chair qui reste sur les os des "flammèches" de Kolyma ne transpire que méchanceté ou indifférence, apathie .» Là encore seule l’interprétation esthétique permet de comprendre le sens profondément éthique de sa prose, accréditée par les lignes qui précèdent cette surprenante affirmation : si les Récits de la Kolyma témoignent d’une semblable victoire, c’est qu’ils parce qu’ils sont un « document, un document sur l’auteur ». Mais reconnaissons qu’il s’agit d’un étrange document dans la mesure où l’on ne sait pas dans les récits ce qui relève de la transposition ou de l’autobiographie. De toute évidence, Chalamov a une conception bien à lui de ce qui caractérise la vérité du document et qu’on ne saurait identifier tout à fait à l’exactitude historique. Voir par exemple le récit de la mort d’Ossip Mandelstam, intitulé « Cherry-Brandy ». Le lecteur a tout lieu de croire que Chalamov se contente de narrer les derniers instants de la vie du poète dont il aurait été le témoin. Il n’en est rien : « En se basant sur sa propre expérience l’auteur tente d’imaginer quels pouvaient être en mourant les pensées et les sentiments de Mandelstam, partagé entre la ration de pain et la haute poésie .» Ce récit de la mort du poète n’a pourtant rien d’imaginaire : elle est élaborée au creuset de l’expérience d’un homme qui était lui aussi un poète, à chaque instant aux confins de la mort et qui, par conséquent, sait de quoi il parle.
    Les distinctions entre l’objectif et le subjectif, la fiction et le réel, le sujet et le monde sont révoquées dans l’univers de Chalamov. « L’écrivain n’est ni un observateur ni un spectateur, mais un participant au drame de la vie : ce participant n’est ni en costume d’auteur ni dans un rôle d’auteur. » Qu’est-ce qui distingue l’écrivain de l’auteur ? Tout ce qui sépare le spectateur (qui se tient face au monde en étranger ou en « touriste ») de l’acteur, le participant. Ce-dernier, à la différence de l’écrivain-touriste (par exemple, pour Chalamov : Hemingway, opposé à Faulkner qui nous donne des romans brisés, des romans en pièces), n’est pas à distance de ce dont il parle : il en fait partie intégrante et l’a vérifié dans son âme. Mais quoi donc ? Ce que Chalamov appelle « le grand drame de la vie », expression qui emporte l’artiste au-delà de toute particularité sociale ou historique pour l’inscrire dans une dimension proprement cosmique. En même temps, c’est en lui que se joue « le drame de la vie », le conflit entre le bien et le mal : « L’écrivain devient le juge de son temps (...), et ce qu’il aura appris au tréfonds de son être, ce dont il aura triomphé dans les profondeurs de la vie, lui donnent la force et le droit d’écrire. »
    Le récit-document, pour autant qu’il jaillit de ce « tréfonds de la vie », est à la fois composé de détails qui doivent avoir une authenticité proprement clinique - non pas en tant qu’information « mais comme on croit devant une plaie ouverte » - et de signes qui inscrivent le récit dans une dimension symbolique, située sur « un autre plan ». C’est pourquoi le « document nu » est aussi un « document transfiguré » qui n’a rien, il faut y insister, d’un documentaire ou d’un récit biographique ou historique : la mémoire restaurée d’une cicatrice à jamais ouverte.
    Dans l’oeuvre de Chalamov les trois dimensions de l’être se tiennent dans une unité qu’il appartient seul au génie du poète de pouvoir exprimer : l’individuel, le social et le cosmique. C’est ainsi que la lutte de l’individu contre la machine de l’Etat s’ouvre à la sphère plus vaste de la lutte du bien contre le mal. Et en dernier ressort, la poésie prononce, par son existence même, la victoire du bien contre les forces destructrices. Rien qui relève ici d’une métaphysique de la subjectivité qui poserait l’homme comme “centre et mesure de toute chose”. Chez Chalamov, l’homme est pris dans un grand jeu cosmique dont les dieux pourtant sont absents. Tel est le secret qu’il livre au détour d’une de ses lettres et auquel il convient de donner toute son importance : « Il est vrai que les poètes ne peuvent rester indifférents au bien et au mal (la nature non plus, c’est un secret que je vous livre). »
    Les camps de Kolyma s’inscrivent tout à la fois dans une réalité historique particulière (le stalinisme) et dans une dimension transcendante car là, tout comme dans les Lager nazis, les détenus se trouvaient confrontés, comme à nu, à la réalité éternelle du mal, au fond de méchanceté qui est en l’homme. De là la portée universelle de l’oeuvre de Chalamov qui va au-delà d’un simple témoignage historique, mais qui, plus que tout autre, dit ce que fut pour des millions d’hommes, la barbarie du XXe siècle. Mais il le dit, non en historien, en sociologue, en romancier, ou en contestataire de l’ordre politique, il le dit en poète dont le « système nerveux (...) est ainsi conçu qu’il vibre, qu’il résonne là où celui d’aucun politique, d’aucun homme public ne le fera ». L’écriture est par nature dissidence, « rupture entre l’homme et l’esprit de son temps. » C’est pourquoi, payée au prix du sang, elle manifeste, dans la spontanéité créatrice dont le vers ou la prose émanent, la victoire du bien sur le mal.
    Ces récits du monde de l’inhumain, et qui trouvent pour l’exposer un style qui lui est propre, ne sont pas « romancés ». Ce n’est pas l’imagination de l’artiste qui est à l’œuvre ici, mais son cerveau lié au corps et le corps au cerveau travaillant dans le jet d’une production immédiate – Chalamov ne corrigeait pas ses récits, il les écrivait d’une traite, les conservait ou les jetait pour les écrire à nouveau – puisant dans le fond de son expérience un matériau d’une richesse unique.

    __________________
    * Récits de la Kolyma, Verdier, 2003.
  • www.amazon.fr

    Je vous recommande également le remarquable travail historique d'Anne Appelbaum, Goulag, une histoire, Folio, Gallimard, 2008.
  • www.amazon.fr

    Et également, le chef-d'œuvre de Nadejda Mandelstam, Contre tout espoir (Témoins, Gallimard, 1972), un des livres les plus bouleversants et admirables que j'ai lus où se dégage, à chaque page, ce que signifie, dans un quotidien épouvantable de misère et de persécution, la grandeur d'âme, la force de caractère, la conscience d'être dans son "bon droit", que Nadejda et Ossip - le plus grand poète de son temps - opposaient à la férocité du système stalinien.
  • samedi 4 février 2012

    Lettre de Nicolas Machiavel à Francesco Vettori, 10 décembre 1513

    Voici, à la demande des participants à la conférence sur Machiavel, l'admirable lettre que Nicolas Machiavel écrivit à son ami, Francesco Vettori, alors qu'il venait à peine de finir, en ce mois de décembre 1513, la rédaction du Prince et qu'il se trouvait au plus noir de la désolation :

    "Je vis donc dans ma maison de campagne. Depuis mes dernières misères que vous savez, je n’ai pas passé, en les additionnant bien, vingt jours à Florence. Jusqu’ici j’ai piégé les grives à la main. Je me levais avant l’aube, faisais mes gluaux, et en route, sous une telle charge de cages-attrapes qu’on eût dit l’ami Geta quand il s’en revient du port avec les livres d’Amphitryon, j’attrapais de deux à six grives. J’ai passé ainsi tout novembre. Depuis, cette façon de tuer le temps, si piètre et singulière fût-elle, m’a bien manqué. Voici donc comment je vis. Je me lève avec le soleil, et je vais à un de mes bois que je fais couper ; j’y reste deux heures à revoir la besogne du jour écoulé et à tuer le temps avec mes bûcherons : ils ont toujours quelque querelle en cours, soit entre eux, soit avec les voisins. Au sujet de ce bois, j’aurais mille belles choses à vous dire de ce qui m’est arrivé avec Frosino da Panzano et avec d’autres qui voulaient de mon bois» [suit une description assez longue des démêlés de Machiavel concernant ces affaires de coupe].
    «En quittant mon bois, je m’en vais à une fontaine et de là à ma volière. J’emporte un livre sous le bras, tantôt Dante, tantôt Pétrarque, tantôt l’un de ces poètes mineurs, comme Tibulle, Ovide et autres : je me plonge dans la lecture de leurs amours et leurs amours me rappellent les miennes ; pensées dont je me récrée un bon moment. Je gagne ensuite l’auberge sur la grand route : je m’entretiens avec ceux qui passent, je demande des nouvelles de leurs pays, je devine pas mal de choses, j’observe la variété des goûts et la diversité des caprices des hommes. [Toujours cette grande leçon machiavélienne, la leçon même des Grecs, sur la diversité et l’instabilité des choses humaines]. C’est ainsi qu’approche l’heure du déjeuner où, en compagnie de ma maisonnée, je me nourris des aliments que me permettent ma pauvre ferme et mon maigre patrimoine. Sitôt déjeuné, je fais retour à l’auberge : il y a là d’habitude avec l’aubergiste, un boucher, un meunier et deux chaufourniers. C’est avec ces gens-là que tout l’après-midi je m’encanaille à jouer au tric-trac, à la cricca, jeu dont s’ensuivent mille contestations et des querelles à l’infini à grand renfort d’injures ; et la plupart du temps, c’est pour un enjeu d’un quattrino, et l’on nous entend crier rien moins que de San Casciano. C’est dans une pouillerie pareille qu’il me faut plonger pour empêcher ma cervelle de moisir tout à fait ; c’est ainsi que je me défends de la méchanceté de la Fortune envers moi, presque content qu’elle m’ait jeté si bas et curieux de voir si elle ne finira pas par en rougir.
    Le soir tombe, je retourne au logis. Je pénètre dans mon cabinet et, dès le seuil, je me dépouille de la défroque de tous les jours, couverte de fange et de boue, pour revêtir des habits de cour royale et pontificale (e mi metto panni reali e curiali) ; ainsi honorablement accoutré, j’entre dans les cours antiques des hommes de l’Antiquité. Là, accueilli avec affabilité par eux, je me repais de l’aliment qui par excellence est le mien, et pour lequel je suis né. Là, nulle honte à parler avec eux, à les interroger sur les mobiles de leurs actions, et eux, en vertu de leur humanité me répondent. Et, durant quatre heures de temps, je ne sens pas le moindre ennui, j’oublie tous mes tourments, je cesse de redouter la pauvreté, la mort même ne m’effraie pas. Et comme Dante dit qu’il n’est pas de science si l’on ne retient pas ce que l’on a compris, j’ai noté de ces entretiens avec eux ce que j’ai cru essentiel, et composé un opuscule De principatibus où je creuse de mon mieux les problèmes que pose un tel sujet : ce qu’est que la souveraineté, combien d’espèces il y en a, comment on l’acquiert, comment on la garde, comment on la perd. Et si jamais quelque élucubration de moi vous a plu, celle-ci ne devrait pas vous déplaire. Elle devrait surtout faire l’affaire d’un prince nouveau : c’est pourquoi je la dédie à Sa Magnificence Julien.»

    vendredi 3 février 2012

    Conférence sur Machiavel

    Ayant été invité à prononcer demain après-midi, au centre culturel La Baume, à Aix-en-Provence, une conférence sur Machiavel, voici la présentation de sa pensée que je me propose d'exposer. Comme le temps est toujours compté, il faut bien faire des choix. Les idées suivantes se sont imposées d'elles-mêmes, sans que j'ai grand chose à faire, à part leur souhaiter bien le bonjour et les coucher sur le papier. Le public n'étant pas composé de "spécialistes", espérons qu'il restera à la fin quelques personnes ayant suivi ce petit bout de chemin, où trop de choses évidemment auront été laissées en rade, ou alors il faudra que j'aille réveiller ceux et celles qui se seront assoupis, endormis par la digestion ou par l'ennui.


    Portrait posthume de Nicolas Machiavel (détail) par Santo di Tito,


    De l'homme que fut Machiavel et de ce qu'il pensa vraiment, nous savons généralement peu de choses. Tel est le destin malheureux de ces penseurs qui sont mieux connus par l'épithète forgé à partir de leur nom que par leur œuvre même. Machiavel est à l'origine du machiavélisme en politique. La chose est entendue ! Et cette étiquette est généralement réduite à l'usage intemporel de la ruse, du mensonge et de la dissimulation, voire de la violence, auquel tout homme politique ne peut manquer d'avoir recours, un jour ou l'autre, qu'on le regrette ou non. Dans le moment même où nous sommes prêts à admettre cette nécessité, quelque soit le temps et le type de régime, se lève une sorte de haut-le-cœur, de tristesse mêlée de réprobation morale parce que c'est avec l'idéal d'un monde meilleur qu'il s'agit de renoncer, et qu'avec le mal il est inévitable que l'on doive compter si l'on veut gouverner les hommes avec quelque chance de succès. Entre les espoirs lointains et peut-être déraisonnables de l'utopie et les contraintes de la Realpolitik, le fait est que c'est souvent à celles-ci que les hommes politiques doivent se résoudre. Impossible en somme pour eux d'échapper toujours à la nécessité de se salir les mains et ce destin tragique nous le partageons avec eux lorsque nous leur accordons le droit, en certaines circonstances, de transgresser nos convictions morales et nos principes juridiques les mieux établis. On pourrait donner bien des exemples de cette concession dans le monde contemporain. Ainsi lorsqu'il s'agit de justifier certains moyens moralement répréhensibles et contraires à nos lois, telle l'usage de la torture ou d'éxécutions ciblées, en vu de lutter contre le terrorisme.
    Penser avec Machiavel, c'est se poser la question des buts et des moyens de l'action politique efficace, appropriée aux circonstances, et s'interroger sur ce que nous attendons d'un homme politique lorsqu'il doit trancher entre la fidélité à ses convictions et sa responsabilité envers le monde.

    Avant d'en venir là, et pour rendre justice à la pensée de l'auteur, il nous faut pourtant faire bien des détours. Car ce que nous sommes prêts à accorder à Machiavel, à contre cœur, sans trop de résistance, s'est élaboré en réalité dans un système de pensée cohérent tout de même un peu plus complexe. Autrement dit, pour aborder ses leçons avec honnêteté, il faut accepter de ne pas réduire Machiavel à certaines formules trop faciles du machiavélisme.

    Le péché de Machiavel

    L'histoire serait-elle douée d'intention, on verrait une singulière ironie dans la rédaction, à peu d'années de distance, en 1513, du Prince de Machiavel, et, en 1517, de L'utopie de Thomas More. Deux textes fondateurs qui suivent les routes radicalement contraires, pense-t-on, du réalisme cynique dans un cas, de l'idéalisme rêveur dans l'autre, rédigés par des hommes qui, avant d'être des penseurs, avaient été des acteurs de premier plan de la vie politique de leur pays – Machiavel était en charge des affaires diplomatiques de la cité de Florence, More occupait le poste de Chancelier auprès du roi Henri VIII. Et, bien qu'il y ait dans le petit livre de More plus de réalisme politique qu'on le pense et dans le court traité du Secrétaire florentin une forte dose d'idéal – le portrait du prince parfait tel qu'il l'entend en est tout empreint – cette opposition tranchée a quelque chose de profondément juste, car ce sont bien deux voies distinctes et étrangères l'une à l'autre qui s'ouvrent et dessinent, entre lesquelles la politique moderne n'aura de cesse d'osciller.

    Comment l'imagine-t-on cet homme qui éleva la duperie, le mensonge, et la ruse au rang de règles de l'art de gouverner avec sagesse et prudence ? L'habit de Machiavel est aussi incertain que celui dont Tartuffe doit être revêtu. On se le représentera peut-être austère, sec et cauteleux comme tous les hommes de l'ombre, une sorte de père Joseph, de conseiller du Cardinal, murmurant sournoisement dans la nuit des conseils perfides de trahison et de conjuration. Un Machiavel machiavélique, en somme. La vérité est tout autre. Supérieurement intelligent, cultivé à l’instar des meilleurs humanistes de son temps, écrivain de génie, mais bon garçon aussi, capable de déclencher le rire homérique de ses collègues de bureau, joyeux luron, à l’occasion amoureux éperdu, brave et courageux dans l’épreuve physique, pas bégueule pour un sou, mais surtout serviteur follement dévoué à sa cité, Florence, et passionnément épris des affaires de l’Etat, tel nous apparaît l’homme, Nicolas Machiavel.

    Mais qu'a-t-il dit de si nouveau qui ait fait que son nom soit désormais synonyme d'infamie ? Sur ce point, les avis divergent. Au reste, peut-on vraiment croire que les princes aient attendu ses leçons pour agir avec ruse et cruauté ? Machiavel écrit dans Le Prince qu'il n'a fait qu'exposer au grand jour ce que les Anciens avaient enseigné à mots couverts. En somme, le péché de Machiavel consisterait à avoir exposer publiquement les moyens de l'art de gouverner les hommes qui ont toujours été en usage, à « vendre la mèche » comme l'écrit Jean Giono. Et puisqu'ils sont «ingrats, changeants, dissimulés, ennemis du danger, avides de gagner », avec de tels compères peut-on s'y prendre autrement ?

    Ainsi sa faute impardonnable ne serait pas dans ce qu'il dit, mais dans le fait de l'avoir dit. Cela est, sans conteste, en partie vrai. Mais il y a plus, et qui est pire. Car une chose est de dire ce que les princes ont de tout temps fait, autre chose est de donner à ces actions, moralement condamnables, le gage de la justification, et même, à ses yeux, de la bénédiction divine. Autrement dit, appeler le mal le bien, et soutenir que tel prince qui, à l'instar de Moïse, a recours aux armes plutôt qu'à la prière est « ami de Dieu ». Là, on le comprend, Machiavel franchissait la ligne jaune. Et pourquoi donc s'est-il crû obligé de prononcer un tel blasphème ?

    Lorsque Dieu invite les hommes à avoir recours aux armes plutôt qu'à la prière

    La première raison est théologique et même exégétique. On s'étonnera peut-être de trouver une telle dimension dans son œuvre dont on prétend, à tort, qu'elle a rompu tout lien avec le divin. Il n'en est pourtant rien. Car si Machiavel rompt avec Dieu, c'est avec l'idée que les chrétiens s'en faisaient, mais non avec Dieu, tel qu'il apparaît dans l'Ancien Testament, du moins si l'on s'en tient à une lecture au premier degré des Ecritures. Or Machiavel soutenait que l'interprétation littérale est la seule qui vaille (Discours, III, XXX). Bien sûr, c'était, au regard de la tradition chrétienne, une hérésie insupportable. Et cela seul suffisait à vouer ses ouvrages à la condamnation de l'Eglise, qui, en effet, n'allait pas se gêner. Une telle distinction entre deux figures de Dieu, l'une évangélique et pacifique, l'autre belliqueuse et armant ses disciples conduisait à opposer au prophète armé, béni de Dieu, le « prophète désarmé » qui, lui, ne l'est pas. Et s'il cite explicitement au chapitre 6 du Prince Savonarole, le très vénéré prieur du couvent Saint Marc à Florence, en exemple d'un tel saint, abandonné des hommes et de Dieu – Nicolas avait assisté à son exécution publique le 23 mai 1498 sur la place de la Seigneurie juste avant d'entrer au service de la république - celui qu'il avait présent à l'esprit, mais que, bien sûr, il ne pouvait nommer, c'est le Christ lequel, on le sait, avait connu un sort comparable. Voulait-il ainsi laisser entendre, avec sa condamnation du prophète désarmé que celui dans lequel les chrétiens voient le Verbe incarné n'est pas le Béni de Dieu ? C'était là proférer, entre les lignes, le blasphème suprême.

    Dans les Discours sur la première décade de Tite Live (II, II), Machiavel reproche au christianisme d'avoir désarmé le ciel et efféminisé le monde, d'avoir, en somme, laisser les disciples du Christ démunis face à la violence des hommes avec son appel à l'obéissance, au renoncement et à l'humilité. Le blasphème était trop énorme pour qu'on puisse le laisser passer et si, aujourd'hui, nous n'y sommes plus guère sensibles, tel n'était pas le cas à l'époque. Machiavel enseignait que la fidélité aux préceptes chrétiens – nous dirions aujourd'hui aux impératifs moraux - exposent les hommes à être victimes de la méchanceté de leurs congénères de sorte qu'il leur est impossible d'y répondre et de s'y opposer. Or, en politique, il n'est pas d'enseignement qui soit, non seulement plus dangereux, mais plus coupable.

    Au célèbre chapitre XV du Prince Machiavel écrit avec une ingénuité presque désarmante : « Mais étant dans mon intention d’écrire choses profitables à ceux qui les entendront, il m’a paru plus convenable d’aller directement (andare drieto) à la vérité effective de la chose que son imagination. Plusieurs se sont imaginés des Républiques et des Principautés qui ne furent jamais vues ni connues pour vraies. Mais il y a si loin de la sorte qu’on vit à celle selon laquelle on devrait vivre, que celui qui laissera ce qui se fait pour cela qui devrait se faire, il apprend plutôt à se perdre qu’à se conserver ; car qui veut faire entièrement profession d’homme de bien, il ne peut éviter sa perte parmi d’autres qui ne sont pas bons. Aussi est-il nécessaire au Prince qui veut se conserver qu’il apprenne à pouvoir n’être pas bon, et d’en user ou n’user pas selon la nécessité.»
    Contrairement à l'enseignement du Christ et des Evangiles, il s'agit donc d'enseigner au prince bon – notez que c'est à cet homme-là que sa leçon s'adresse et non au tyran – à savoir faire le mal lorsque cela est nécessaire. Non pas que le mal doive être voulu pour lui-même, mais tout simplement parce qu'il n'est parfois pas d'autre moyen de s'y prendre que d'avoir recours à la dissimulation, à la ruse et à la violence. Telles sont les exigences inévitables de ce qu'il appelle d'un mot intraduisible, la virtù.

    Virtù et Fortune

    Si l'on voulait résumer à l'essentiel la leçon de Machiavel sur l'art de gouverner les hommes avec sagesse et prudence, voici comment il faudrait présenter les choses.
    L'action politique qui convient, autrement dit l'action politique « bonne » - et ici les guillemets s'imposent - est un accord entre « la façon de procéder » et « la qualité des temps », entre l'action et les circonstances. Et parce que les circonstances sont changeantes, ces « façons de procéder » doivent elles-mêmes varier, alternant, selon les cas, entre l'humanité et la cruauté, entre, disons, le bien et le mal (entendus au sens moral). De sorte que ce qui est « bien » moralement ne l'est pas toujours politiquement et que ce qui est « mal » au sens moral ne l'est pas non plus toujours lorsqu'il s'agit de s'adapter aux circonstances et d'agir comme il convient. Autrement dit, le bien est en politique parfois un mal, et le mal parfois un bien. Cela ne signifie pas que Machiavel appelle le bien mal dans une sorte de subversion nihiliste des valeurs, mais que ces valeurs ont un sens différent selon le point de vue, moral ou politique, à partir duquel on les envisage.
    S'il en est ainsi, s'il est impossible de fixer à l'avance les règles a priori de l'action politique « bonne », c'est que, pour Machiavel, la nature est-elle même changeante et qu'il n'est rien ni au ciel ni sur terre qui échappe à une instabilité, à une impermanence foncière. Lorsqu'il s'agit pour lui d'expliquer ce principe ontologique d'instabilité, il a recours à la notion ancienne de Fortune, qui est l'autre notion-clé de son univers de pensée. Or la Fortune est conçue et perçue comme une divinité changeante, capricieuse et même sadique qui préside aussi bien au destin des hommes qu'au devenir des institutions. La pensée politique de Machiavel ne saurait être saisie dans ce qu'elle a de plus profond et de plus tragique à moins d'avoir présent à l'esprit qu'il était convaincu que les sociétés humaines tout comme les individus sont gouvernés, non ppar une Providence bienveillante (ainsi que l'enseigne la foi chrétienne), mais par une divinité susceptible de se montrer d'une malignité extrême. Or, entre tous les hommes, il n'en est aucuns qui soient davantage exposés à cette malignité que les hommes politiques. De là vient que leur position dans le monde soit presque toujours tragique et que ce soit l'échec plutôt que le succès qui les attend. La plupart des hommes que Machiavel donne en exemple de princes parfaits sont, à l'instar de César Borgia, des princes qui ont échoué. Un vers de son poème sur la Fortune en donne la raison : « La Fortune élève un homme au sommet et le jette à terre, afin qu'elle en rie et qu'elle en pleure ». Et lorsque Machiavel écrit ces vers, c'est à son propre sort presque de paria qu'il songe avec désespoir.
    Il s'ensuit ceci, qui est tout aussi important. Si les circonstances varient, si l'action appropriée est elle-même versatile, alors la qualité psychologique que les gouvernants sages et prudents doivent avoir et cultiver, c'est la plasticité, la capacité d'agir tour à tour selon des manières opposées. Or c'est là une qualité que fort peu ont, de sorte que leur succès résulte généralement plus du hasard que de l'intelligence de la situation et qu'il sera inévitablement de courte durée. Le gouvernant parfait doit être un prince caméléon.

    On voit ainsi comment s'articulent les trois ordres, ontologique (et cosmologique), politique et psychologique à la lumière de laquelle la justification machiavélienne du « mal » doit être comprise. C'est là que se joue la nouveauté radicale du Secrétaire florentin, sa conception fondamentalement « opportuniste » de l'action politique convenable, bien plus que dans l'opposition entre l'idéalisme supposé des Anciens et le prétendu réalisme des Modernes. Et ce n'est pas le moindre des paradoxes que la conjugaison de ces trois aspects, marqués par une sorte d'indétermination, d'instabilité foncière conduise à l'idée de nécessité en politique.
    Il est essentiel, néanmoins, de garder présent à l'esprit que la nécessité du mal n'est jamais, aux yeux de Machiavel, un bien au sens moral. Le drame, c'est qu'il est impossible, dans l'absolu, d'accorder les principes de l'action politique avec celle de l'action morale, aussi désireux soit-on de faire le bien. Tout se passe comme si le monde des pratiques humaines était divisé entre des normes et des fins contraires, et qu'il soit impossible de mettre un terme à la controverse sur ce qui à chaque fois doit être tenu comme « la chose à faire ». La morale réprouvera ce que la politique justifie, et il n'est pas moyen d'échapper à ce conflit qui fait du monde des pratiques et des normes un champ dévasté par le conflit, un chaos où les dieux s'affrontent, et non un cosmos harmonieux sur lequel règne un Etre rationnel et bienveillant. Le point de vue moral a ses raisons, et elles peuvent être parfaitement légitimes, le point de vue politique a les siennes et elles seront, éventuellement tout à l'autre bout. Entre les deux, il n'est pas d'instance transcendante qui nous permettent de trancher qui a raison qui a tort.
    Lorsque Max Weber oppose, en dernier ressort, l'éthique de la responsabilité à l'éthique de la conviction, il est en profond accord avec la plus tragique des intuitions de Machiavel.

    Si nous suivons la leçon de Machiavel, et il n'est pas possible de ne pas la suivre, quelle idée avons-nous de l'homme politique « bon » ? Nous entendons qu'il ait des principes et des convictions morales fortes, non pas qu'il soit simplement un ambitieux assoiffé de pouvoir personnel. Et nous souhaitons qu'il agisse autant que possible en accord avec ces principes. Mais nous n'attendons pas non plus de lui qu'il se comporte de façon « angélique » et que face aux obstacles et aux difficultés il s'agenouille en prière et s'en remette à Dieu seulement. Nous sommes disposés à admettre qu'un certain compromis entre les exigences de la réalité et les principes de la morale et du droit est possible, à condition que ce soit en vu du bien commun. Nous sommes même prêts à reconnaître qu'il existe des circonstances exceptionnelles où le recours à la violence (quelque forme qu'elle prenne) peut être nécessaire. Mais, dans ces cas, nous attendons de l'homme politique honnête qu'il ait conscience du mal qu'il a fait et qu'il en éprouve des scrupules de conscience. Dans la meilleure des hypothèses, nous souhaiterions qu'il vienne s'expliquer publiquement et qu'il expose les raisons pour lesquelles il a été conduit à agir ainsi – par exemple, pour prendre rappeler un cas récent, à donner l'ordre que soit exécuté, sans autre forme de procès, un chef terroriste. Mais nous ne sommes peut-être pas et nous ne devrions certainement pas être disposés à prendre pour argent comptant la déclaration, serait-elle faite depuis le hall de la Maison Blanche, que « Justice a été faite » !

    Bien que nous soyons disposés à accorder à Machiavel la triste vérité de nombre de ses maximes, nous sommes tout de même devenus un peu plus exigeants lorsqu'il s'agit de justifier le mal en politique, mais est-ce si sûr ? Il y a bien des exemples, même dans nos démocraties libérales, où la restriction des libertés publiques fondamentales ou encore l'usage de la torture et de l'assassinat nous laissent, dans certaines situations, aussi stupides et satisfaits que l'était le peuple de Romagne lorsque César Borgia fit exposer le corps coupé en deux de Rémy d'Orques, un homme « expéditif et cruel », qu'il évoque et justifie au chapitre VII du Prince. En bons disciples de Machiavel nous avons peu protesté à l'exécution d'Oussama Ben Laden, à la pendaison de Sadam Hussein, à la mort ignominieuse de Khadafi, bien que ces actes aient été commis en violation totale de nos lois et de nos principes, comme si, pour nous, tout autant que pour Machiavel, il était entendu qu'il est des cas où la « bestiale et inhumaine cruauté » était la figure même du bien.

  • www.labaumeaix.com