On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

dimanche 22 novembre 2020

Le grand amour est “superficiel”

On ne devrait pas dire du grand amour qu'il est “profond”, mais qu'il est “vaste”. Parce qu'il célèbre toute la superficie et l'espace occupé par l'être aimé, il n'est rien, lieux, objets, paysages, que sa présence n'illumine d'une grâce particulière. Il est juste alors de dire, et en ce sens très précis, que le grand amour est “superficiel” : la surface du monde apparaît dans une lumière qui ne pénètre pas les choses, mais les éclaire.
"Car je mesure mon amour pour une femme, remarque Michel Tournier*, au fait que j'aime également ses mains, ses yeux, sa démarche, ses vêtements habituels, ses objets familiers, ceux qu'elle n'a fait que toucher, les paysages où je l'ai vue évoluer, la mer où elle s'est baignée... Tout cela, c'est bien de la superficie, il me semble ! Au lieu qu'un sentiment médiocre vise directement - en profondeur - le sexe même et laisse tout le reste dans une pénombre indifférente."
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* Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Folio, Gallimard, p. 78.

samedi 21 novembre 2020

Michel Tournier, éloge de l'argent ou pourquoi la cupidité est préférable au fanatisme

La grande utopie de l'économie politique libérale - l'échange et le commerce, la concurrence plutôt que le conflit, la satisfaction réciproque des égoïsmes pour nous "guérir du machiavélisme", la formule est de Montesquie, et trouver à la guerre des Etats une alternative pacifique qui soit source d'enrichissement mutuel (c'était l'idéal d'Adam Smith dans La richesse des nations) - cette utopie apolitique est revue par Michel Tournier dans Vendredi ou les limbes du Pacifique, et ça n'a rien d'une plaisanterie. La fable des abeilles de Bernard Mandeville (1714) disait dans le sous-titre à peu près la même chose, les vices privés font les bienfaits publics, et ces idées ont nourri au XVIIIe siècle le fameux débat sur le luxe.
Notez cependant ce qui est ici nouveau, la critique des méfaits effroyables des politiques qui se réclament de Dieu, du bien (grand thème dans Vie et destin de Vassili Grossman) et du désintéressement sacrificiel.
"Je mesure aujourd'hui la folie et la méchanceté de ceux qui calomnient cette institution divine : l'argent ! L'argent spiritualise tout ce qu'il touche en lui apportant une dimension à la fois rationnelle - mesurable - et universelle, puisqu'un bien monnayé devient virtuellement accessible à tous les hommes. La vénalité est une vertu cardinale. L'homme vénal sait faire taire ses instincts meurtriers et asociaux - sentiment de l'honneur, amour-propre, patriotisme, ambition politique, fanatisme religieux, racisme - pour ne laisser parler que sa propension à la coopération, son goût pour les échanges fructueux, son sens de la solidarité humaine [Bon, là, n'exagérons pas ! M.T.] Il faut prendre à la lettre l'expression l'âge d'or, et je vois bien que l'humanité y parviendrait vite si elle n'était menée que par des hommes vénaux. Malheureusement ce sont presque toujours des hommes désintéressés qui font l'histoire, et alors le feu détruit tout, le sang coule à flots. Les gras marchands de Venise nous donnent l'exemple du bonheur fastueux que connaît un Etat mené par la seule loi du lucre, tandis que les loups efflanqués de l'Inquisition espagnole [et là notez-le, l'argument devient franchement actuel. M.T.] nous montrent de quelles infamies sont capables des hommes qui ont perdu le goût des biens matériels. Les Huns se seraient vite arrêtés dans leur déferlement s'ils avaient su profiter des richesses qu'ils avaient conquises. Alourdies par leurs acquisitions, ils se seraient établis pour mieux en jouir, et les choses auraient pu reprendre leur cours naturel. Mais c'étaient des brutes désintéressées. Ils méprisaient l'or. Et ils se ruaient en avant, brûlant tout sur leur passage".
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Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Folio, Gallimard, p. 66-67.

JT

A regarder les journaux télévisés, les chaînes publiques ne font pas exception, on l'aura compris : la France n'est pas dans le monde, la France est le monde. Une boule sur un sapin de Noël à Strasbourg éclipse la détresse des Arméniens du Haut-Karabagh, les victimes de l'attentat au mortier à Kaboul, la famine qui menace des millions de personnes au Yémen. A moins d'une catastrophe de grande ampleur, les informations internationales viennent en dernier, comme en passant et de ces drames, hier soir, pas plus que les jours précédents, il ne fut question.
N'est-ce pas là appliquer le principe de la préférence nationale au détriment de la solidarité humaine et, involontairement, une manière de faire le lit de l'extrême-droite ? La présentatrice vedette et la rédaction de France 2 (22% de parts d'audience pour le JT du soir, soit plus de 6 millions de téléspectateurs) sont certes peu suspects de telles allégeances, et pourtant un tel nombrilisme, outre qu'il est déplorable, n'est pas sans conséquences sur notre manière d'appréhender le monde, avec attention ou une certaine indifférence, autrement dit sur la formation de l'esprit public qui se traduira, le moment venu, par des choix politiques. Les lignes éditoriales qui dictent les thèmes abordés et leur traitement à une grande de grande écoute ne sont pas neutres.

vendredi 20 novembre 2020

Le grand art

Ecrire comme on peint avec l'aisance et la spontanéité du maître qui tire le bambou d'un trait, des deux mains et les yeux fermés.

Marc Bekoff, Les émotions des animaux

Marc Bekoff, Les émotions des animaux, trad. Nicolas Waquet, Rivages poche, 2013.

Est-il nécessaire de déployer un formidable arsenal scientifique pour découvrir ce qui semble être une évidence que le bon sens suffit à connaître ? Les animaux éprouvent des émotions et ils ne nous apparaissent certainement pas comme de simples mécaniques dénuées de conscience dont le comportement est ordonné par la relation stimulus réflexe.
Personne ayant noué des relations proches et aimantes avec un animal ne serait, semble-t-il, incité à soutenir une conception aussi abstraite et stéréotypée, tant elle est éloignée de l'expérience qu'il vit au jour le jour. Pourtant, même dans le monde des éthologues et des spécialistes du comportement animal, attribuer aux animaux des émotions reste une faute capitale, une manière de commettre sans précaution le péché d'anthropomorphisme. Apercevoir des signes de joie, de tristesse, de souffrance, de gaieté, observer les amusements du jeu ou les rituels du deuil, les expressions du rire ou du chagrin, c'est attribuer indûment aux animaux des manières d'être au monde et de se comporter avec les autres qui sont le propre de l'homme. Tout en étant conscient de transgresser un tabou, Marc Bekoff assume, avec la plus grande assurance, cet anthropomorphisme. C'est là un des apports les plus intéressants de son livre.
Ethologue de renommée mondiale, l'auteur se présente comme un chercheur et un homme amoureux des animaux, invitant à mieux les connaître, à les respecter et à et modifier nos comportements à leur égard. Entre le scientifique, répondant aux règles les plus rigoureuses de l'objectivité, et la personne qui défend avec passion cette cause, nul conflit ni contradiction. La connaissance n'est pas l'ennemie de l'action ni de l'engagement : dans certains cas, elle y conduit. Nulle nécessité non plus d'être indifférent à son objet pour l'observer avec exactitude. Là encore, c'est souvent le contraire : le regard sera d'autant plus attentif et désireux de saisir cliniquement ce qui se montre qu'il est porté par une passion, une ouverture affective qui est le geste même de l'amour. Et dans ce regard, c'est, la vaste palette des émotions éprouvées par les animaux qui apparaît dans son extraordinaire et émouvante variété.
Sans doute, nul être humain ne peut se mettre à la place d'un mammifère, d'un oiseau ou d'un poisson, ni avoir une idée de ce qu'il vit et éprouve – la sympathie s'arrête à cette impossibilité. Mais, à défaut de pouvoir appliquer l'analogie des expériences – je connais votre joie par la joie que j'ai éprouvée, votre tristesse par la tristesse qui m'a frappée – du moins peut on savoir aux signes qu'ils manifestent – et certainement cette connaissance sera-t-elle augmentée par des années d'observation et d'étude – que ce que ce sont là bel et bien des émotions, positives ou négatives, joyeuses ou déplaisantes, de confiance ou de crainte, et non des signes de l'ordre du « comme si » dont on ne peut tirer aucune conclusion.
L'imagination ne trouvera pas à se mettre en branle pour exercer ce transport hors de soi qui est caractéristique du mouvement de la sympathie. Mais ce défaut et cette limite n'interdisent pas de constater l'existence d'émotions que nous pouvons désigner comme telles parce que nous en éprouvons aussi. L'anthropomorphisme, écrit Bekoff, est « un outil linguistique qui permet aux humains d'accéder aux pensées et aux sentiments des animaux ». Le mot important est « linguistique ». La meilleure volonté du monde ne nous dira jamais ce qu'est vivre la vie émotionnelle d'un animal, la manière dont un cochon, un singe, une baleine, un éléphant, un perroquet, une louve sont présents au monde, mais, dotés de tout l'équipement neuroanatomique et neurochimique nécessaire à l'expérience des sentiments et des émotions, ces activités neuronales peuvent être observées et désignées anthropomorphiquement comme des émotions et des sentiments. Le livre fourmille d'exemples éclairants et émouvants. C'est tout un monde qu'une vie d'étude et de lectures scientifiques fait défiler sous nos yeux, attestant que toutes les espèces, à des degrés divers, sont douées de capacités émotives et affectives, jusqu'aux sangsues d'Australie "qui sont des parents dévoués".
S'en tiendra-t-on, cependant, à ce constat qui n'est déjà pas rien, tant les résistances sont solides ? Le geste qui suit s'invite comme une conséquence logique : le devoir de protéger les animaux des souffrances effroyables que les hommes leur infligent et dont la conscience devrait arrêter les formes les plus manifestement inacceptables. Reconnaissons, toutefois, à quel point les mentalités et les comportements ont changé durant les dernières décennies, en partie grâce à des livres comme ceux de Marc Bekoff. Le souci de la cause animale n'a pas seulement conduit à une réforme juridique faisant échapper les animaux, désormais reconnus comme des êtres doués de sensibilité, à la sphère des objets, c'est toute une sphère de plus en plus de vaste de la conscience publique qui s'est emparée de cette cause pour dénoncer les cruautés dont bien peu s'inquiétaient jusqu'à des temps récents et surtout pour modifier, à grande échelle, nos pratiques alimentaires et vestimentaires. Nul besoin d'être un défenseur radical du bien-être animal, ni de partager les présupposés philosophiques de l'antispécisme – et visiblement Bekoff appartient à ce courant de pensée qui insiste sur la continuité entre l'homme et l'animal lesquels se distinguent par degrés seulement, mais non par nature – pour admettre que les animaux éprouvent des émotions et qu'il convient d'en tirer, à titre individuel et collectif, toutes les conséquences éthiques, économiques et politiques qui s'imposent. Et là, reconnaissons que beaucoup reste à faire. Il en va, non seulement du sort réservé aux animaux, mais de notre humanité.

samedi 14 novembre 2020

Vulnérabilité de la nature, vulnérabilité humaine

Notre responsabilité vis-à-vis de la nature n'a commencé à nous concerner sérieusement, à devenir une inquiétude occupant l'espace public et modifiant nos représentations et nos comportements, individuels et collectifs, le jour seulement où nous avons pris conscience que c'est l'existence même de l'humanité qui est en jeu. Nous avons alors réalisé que nous avons à l'égard de la survie d'une terre habitable une obligation irrécusable. Rien d'aussi existentiel et lié à notre survie ne nous oblige à prendre soin des réfugiés et à venir au secours de leur détresse.
La vulnérabilité de la nature, exposée aux conséquences destructrices de l'agir humain et qui exige des réponses politiques de première urgence, a bien évidemment des analogies avec la vulnérabilité des êtres humains en détresse. Mais seule la première nous touche dans notre existence vitale, la seconde ne s'adresse qu'à notre conscience morale. Ce qui n'est pas rien, mais visiblement insuffisant. Face aux réfugiés et aux demandeurs d'asile, à ceux dont le maintien de formes de vie humaines dépend de nous, pour beaucoup la réponse appropriée n'est pas de prendre soin (comme on le doit s'agissant de la nature), mais de chasser, d'éloigner, de fermer les frontières. Non pas d'assumer nos obligations envers ces existences fragiles, mais de se débarrasser de ces vies encombrantes.
Pourtant nous appartenons à la nature autant que nous partageons une humanité commune. Le devoir de protection nous impose des devoirs envers l'une autant qu'envers l'autre.

dimanche 1 novembre 2020

Kaddour Benghabrit, Le recteur de la mosquée de Paris a-t-il sauvé des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ? Un article de Ethan Katz

Dans cet article passionnant et très documenté, "La Mosquée de Paris a-t-elle sauvé des juifs ? Une énigme, sa mémoire, son histoire", l'historien Ethan Katz présente la personnalité du recteur de la Mosquée de Paris, Kaddour Benghabrit, qui sauva des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale - le nombre reste indéterminé - tout en nouant des relations cordiales avec le gouvernement de Vichy et des liens diplomatiques avec l'occupant nazi.
Une leçon éclairante sur la complexité des choix humains en certaines situations particulièrement dramatiques et qui invite à échapper aux réductions simplistes autant qu'aux fictions hagiographiques. Voilà ce que l'éducation doit développer avant tout et qui interdit les jugements moraux hâtifs, autant que les récupérations édifiantes.
Car il y a plus "Le cas de la Grande Mosquée propose une version peu commune de la question récemment soulevée par Eleazar Barkan : « Les récits historiques explicitement destinés à influencer les relations ethniques et nationales peuvent-ils être rédigés sans violer les obligations et les règles de la discipline ? »
Vouloir faire de Benghabrit un Juste parmi les nations, ainsi que certains le présentent, a pour but d'introduire une figure héroïque dans l'histoire de France et de changer la représentation négative que la société française à des musulmans. Introduire ces expressions publiques de reconnaissance - par des célébrations, des monuments, l'enseignement - est tout fait essentiel, mais cela ne peut se faire au prix d'une construction mythique qui mépriserait les règles de la démarche historique.
journals.openedition.org

Reza Shah Kazemi, la diversité des religions dans l'Islam

Un bref entretien (en anglais) du chercheur Reza Shah-Kazemi sur le respect de la diversité des religions que recommande le Coran, étant voulue de Dieu Lui-même. Le Coran se présente, explique-t-il, comme l'accomplissement des révélations précédentes lesquelles ne sont pas tant niées que "englobées".
La question n'est pas de savoir si nous partageons cette croyance, mais de la rappeler parce que, supposé que la lecture de Reza Shah Kazemi soit la plus conforme à l'esprit du texte - et c'est aujourd'hui à la communauté musulmane de la confirmer - elle ouvrirait au respect mutuel plutôt qu'au mépris, à la haine et au conflit.

jeudi 22 octobre 2020

mercredi 21 octobre 2020

Aux origines de l'islamisme radical, l'idéologie meurtrière de Sayyid Qutb

Ce billet est tiré du livre que j'ai publié en 2015 aux éditions Le bord de l'eau, L'ère des ténèbres. L'on y trouvera les références des citations au chapitre IV.

L'un des magazines en langue anglaise que j'achetai
était publié dans la ville sainte de Qom.
Il s'intitulait le Message de la paix. Et comme son titre l'indiquait,
ses pages étaient pleines de hargne.
V.S. Naipaul, Crépuscule sur l'Islam


De Sayyid Qutb, l'un des principaux théoriciens du tournant islamiste radical que connut le monde arabo-musulman après la Seconde Guerre mondiale, Mohammed Guenad trace la biographie dans un raccourci saisissant : « C'était un poète émotif et sensible qui jetait un regard d'artiste sur le monde, mais il a fini révolté et provocateur. C'était un laïc modéré qui ne croyait pas en la capacité à changer les hommes et a fini en extrémiste qualifiant la société de jahilite. C'était un homme ouvert sur le monde, passionné par le débat idéologique, et il a fini pendu à une potence, dans les années 60, pour porter à jamais le nom de martyre. »1 A moins de croire qu'il ait été saisi d'une sorte de révélation ou bien que son esprit ait été brusquement dérangé, bien des raisons, tout à la fois personnelles et sociales, expliquent une évolution aussi peu prévisible. De fait, le destin de Qutb se forge dans le croisement des événements de sa propre existence avec les transformations de grande ampleur entreprises par Nasser au lendemain de son accession au pouvoir en 1952, et qui ont entraîné la modernisation autoritaire et souvent brutale de la société égyptienne en vue d'instaurer un « socialisme arabe ». Compte également, de façon décisive, sa rupture avec le mouvement des Frères Musulmans - « la plus grande force populaire organisée d'Egypte »2 - dont il avait partagé les revendications sociales et politiques, mais qu'il jugea trop modéré dès lors que le but était d'instaurer une société fondée sur la souveraineté absolue de Dieu et les principes de la sharî'a par le moyen de la violence. On ne saurait comprendre l'immense influence qu'exerca Sayyid Qutb sur les mouvances de l'islamisme extrémiste contemporain si l'on n'en revient pas aux idées de sa doctrine et, au moins brièvement, sur les expériences qui sont à leur origine.

Brève esquisse biographique

Pendant toute la première partie de sa vie d'adulte, Sayyid Qutb, né en 1906, fut tout à la fois instituteur, écrivain, poète et critique littéraire. Un intellectuel brillant, originaire d'un bourg en Moyenne-Egypte, qui s'était élevé socialement en passant par un institut de formation d'enseignants au Caire dont il sortit diplômé en 1933. Il avait alors vingt-sept ans3. Parallèlement à son métier d'instituteur et grâce à l'influence d'un des grands hommes de lettres de l'époque, Mahmud 'Abbas al 'Aqquad, qui l'avait introduit dans le monde de la presse, Qutb se fait connaître comme polémiste, au style enflammé, tout en se consacrant à l'écriture de romans, nouvelles et poésies. Telles furent, en bref, ses occupations principales entre les années vingt et quarante. Un grave échec sentimental semble avoir joué un rôle important dans son évolution ultérieure, quoiqu'on ne saurait affirmer que ce soit à titre de cause. Qutb restera toujours célibataire. « De cet échec, il se ressentit », écrit Gilles Kepel qui cite une source non précisée, « jusqu'à ce qu'il découvre la voie de l'action féconde et constructive au service de l'apostolat pour Dieu, comme combattant, leader, et enfin comme maître. »4 L'engagement radical comme sublimation de la frustation affective et sexuelle, c'est là une dynamique psychique bien connue des psychanalystes, mais qu'il faut se garder de généraliser. Rien ne permet d'affirmer que le rapport que l'islam entre avec la sexualité – et naturellement, il est extrêmement divers - engendre ce type d'inhibition névrotique et pathogène que Freud attribue, non sans raison, au christianisme.
Quoiqu'il en soit, la personnalité de Sayyid Qutb conjugue un mélange de pudeur et de virulence dont les tensions seront exacerbées lors de son séjour aux États-Unis. « En 1948, raconte Kepel, il est envoyé pour une durée illimitée aux États-Unis, afin d'y étudier, pour le ministère de l'Instruction publique, le système éducatif en vigueur ». En réalité, c'était là un moyen d'éloigner celui qui était devenu un troublion agaçant pour la monarchie : « un bannissement élégant », écrit Olivier Carré.5 « On compte qu'à son retour de voyage il se fera le chantre de l'american way of life : c'est à l'islam que le rendront les Etats-Unis, et, peu après, aux Frères Musulmans. »6
Bien avant qu'il ne monte sur le paquebot qui l'emmène à New-York, Qutb avait exprimé, dans de nombreux articles, une position traditionnaliste modérée, appelant la société égyptienne à s'ouvrir au changement sans rien perdre des valeurs héritées de la tradition coranique. Ainsi que l'écrit Mohammed Guenad : « Dans une avalanche d'articles écrits à la fin des années 1930 jusqu'au milieu des années 1940, Qutb explique comment les traditions culturelles de l'Egypte inculquèrent au peuple égyptien des dispositions spirituelles qui contrastaient de façon nette avec ce que lui-même considérait comme la nature matérialiste et agressive des nations occidentales et de celles du monde colonial qui suivaient la même voie. »7 Tout ce qu'il vit à New York tout d'abord, à Washington, puis à Greeley où il s'inscrivit à l'université d'État du Colorado, ne fit que nourrir ses appréhensions et accroître son dégoût. Il en tirera la conclusion que, non seulement il ne saurait être question d'adopter en Egypte le système scolaire occidental, mais plus généralement que le mode de vie et la société américaine témoignaient d'une absence de sens esthétique et de conscience spirituelle : tout y relève du primitif et du banal.8
Notons, au passage, que cette critique de l'Occident, qu'on appelle l'Occidentalisme, n'est nullement spécifique aux penseurs musulmans. Ce sont des philosophes, écrivains et poètes européens qui, dès la fin du XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe siècle, furent les premiers et les plus virulents inquisiteurs de l'évolution rationaliste, individualiste, matérialiste et athée, des sociétés occidentales et de leur corruption morale et spirituelle : Carlyle, Coleridge, les romantiques allemands, Dostoïevski et tant d'autres.9 Bien avant que ces arguments à charge ne soient repris par Qutd et qu'il devienne le fonds de commerce idéologique du djihadisme, ils avaient fleuri sur notre propre terreau.
A son retour des Etats-Unis, le 20 août 1950, Qutb avait revêtu les habits – peut-être sous l'influence du fondamentalisme protestant – de l'intégriste religieux. En 1953, après avoir démissionné du ministère de l'Instruction publique, il devient membre de l'Association des Frères Musulmans (fondée en 1928 par Hasan al-Bannâ). Qutb sera bientôt nommé responsable du secteur de la propagande.
Dans les deux années qui suivent le coup d'Etat du 23 juillet 1952 qui porte Nasser au pouvoir, les relations entre les Frères et le nouveau maître de l'Egypte, lequel installe dès 1954 une véritable dictature, se dégraderont au point de transformer les Frères en « une armée de martyrs. »10 L'attentat contre Nasser, le 8 octobre 1954, fournit au Raïs le prétexte d'en finir avec les Frères dont il ne supportait pas les critiques d'avoir trahi les idéaux de l'islam et moins encore l'immense prestige dont l'Association bénéficiait auprès de la population. A la suite de cette tentative d'assassinat, 18 000 Frères ou sympathisants sont interpellés. Le 18 novembre 1954, Sayyid Qutd est également arrêté et affreusement torturé dans la prison militaire où il est détenu. Il est condamné, le 15 juillet 1955, à vingt-cinq de travaux forcés, après une parodie de procès. Libéré au bout de neuf ans de détention au camp de concentration de Tura, puis à l'hôpital attenant, il est de nouveau arrêté en 1965. Accusé et torturé au motif qu'il était le chef d'une nouvelle conspiration ourdie par les Frères Musulmans, il est condamné à mort et pendu, avec deux de ses compagnons, le 29 août 1966. En réalité, son principal crime était d'avoir rédigé, pour l'essentiel en prison, une œuvre monumentale11, marquée par une radicalisation progressive.
L'originalité de Qutb, par rapport à la tradition coranique, est d'établir une rupture entre l'islam et l'ensemble des sociétés de son époque, y compris les sociétés musulmanes de son époque et de faire l'apologie, jusqu'au martyre, de l'action violente en vue d'établir sur le monde entier la souveraineté unique de Dieu. Simplifiée et radicalisée plus encore par des hommes moins lettrés que Qutb, cette doctrine constituera, pour des générations entières, une grille de lecture théologico-politique proprement révolutionnaire du Coran. Ainsi que l'écrit Mohammed Guenad : « Ce noyau d'idées qutbistes se trouve au centre du terrorisme actuel. »12 De là vient que nous devions l'examiner dans ses traits les plus marquants.

La figure d'un résistant, non d'un dignitaire

Sayyid Qutb n'a pas été formé dans une institution académique, dispensant un enseignement traditionnel, telle l'université Al-Azhar au Caire. Et ce n'est pas un clerc, un ouléma, plus ou moins lié au pouvoir politique : c'est un laïc, à bien des égards, un self made man, tout à la fois homme de plume et idéologue, qui revendique le droit d'interpréter les textes sacrés à partir de sa propre lecture et dont la pensée s'est forgée au sein de l'univers carcéral d'un régime particulièrement cruel et despotique. Ce point doit être souligné.
Les principaux théoriciens de l'islamisme radical seront des autorités auto instituées, non des dignitaires qui parlent depuis une chaire et dont les titres ont été obtenus au terme de longues études académiques. Que Qutb figure par excellence dans le monde musulman la figure du résistant à l'oppresseur (du dissident ?) qui a payé jusqu'au martyre la fidélité à ses convictions n'est pas pour rien dans l'immense prestige dont il bénéficie aujourd'hui encore. Seul Oussama ben Laden se voit accréditer, dans le monde islamiste contemporain, d'une aura comparable. Lui aussi est un homme qui, en-dehors de toute institution établie, a bâti, au nom de Dieu, un réseau de résistance idéologique et « politique » à l'oppression des Infidèles, pour finir en « martyr ». Du moins est-ce ainsi que beaucoup le voient : non pas comme un terroriste qui incarne, par excellence, le Mal, mais plutôt comme une sorte de saint. Quant à la doctrine ultime de Qutb, elle était pour les dignitaires d'Al-Azhar, tout à la fois « une abomination et une hérésie. »13

La Jahiliyya ou l'islam

La nouveauté de la doctrine de Qutb, et son aspect proprement hérétique au regard de la tradition coranique et même de la pensée des Frères, tient principalement à ceci qu'il fait de la distinction entre l'islam et la période pré-islamique des ténèbres (jahiliyya) une grille de lecture qui s'applique à toute société, y compris aux sociétés musulmanes elles-mêmes. Ainsi qu'il l'écrit dans Signes de piste : « Est jahilite toute société qui n'est pas musulmane de facto, toute société où l'on adore un autre objet que Dieu et Lui seul […] Ainsi, il faut ranger dans cette catégorie l'ensemble des sociétés qui existent de nos jours sur terre. »14
Selon Gilles Kepel, « c'est l'état totalitaire [de Nasser] qui fournit le modèle de la jahiliyya. La jahiliyya de Qutb est une société dirigée par un prince pervers, qui se fait adorer à la place de Dieu, et qui gouverne sous l'empire de son seul caprice, au lieu de se régler sur les principes inspirés par le Livre et les dits du Prophète. »15
En tête des sociétés jahilistes viennent les sociétés communistes, puis, celles idolâtres, où « la souveraineté (hakimiyya) la plus haute s'exerce au nom du peuple, au nom du parti ou au nom de n'importe quoi », puis les sociétés juives et chrétiennes. Enfin, écrit Qutb dans Signes de piste, « il faut ranger dans la catégorie des sociétés jahilites les sociétés qui s'autoproclament musulmanes […] car elles ne s'adonnent pas au cours de leur existence à l'adoration ('ubudiyya) de Dieu seul – bien qu'elles n'aient foi qu'en Lui – mais confèrent les caractéristiques qui sont par excellence celles de la divinité à d'autres que Dieu. Elles croient en une souveraineté (hakimiyya) autre que la sienne. Elles en dérivent leur organisation, leurs lois, leurs valeurs, leurs jugements, leurs habitudes, leurs traditions … et quasiment tous les principes de leur existence. »16
Cette critique est essentielle parce qu'elle porte sur la nature même de l'Etat moderne, en tant que celui-ci se définit par l'exercice de la souveraineté, et peu importe que celle-ci soit absolue, comme pour Hobbes, ou qu'elle doive être limitée, comme pour les penseurs libéraux17. Or la souveraineté ne procède pas de la volonté de Dieu, elle résulte du contrat social établi par les individus en vue de la garantie de la sécurité des personnes et des biens. Ainsi il existe, pour Hobbes, une distinction fondamentale entre la souveraineté de l'Etat et la toute puissance de Dieu qui sont donc séparées l'une de l'autre18. C'est précisément une telle séparation que la pensée de Qutb dans son ensemble remet radicalement en question. Toute société organisée sur une telle base relève de l'époque des ténèbres (jahiliyya) et doit, par consèquent, être combattue et détruite, qu'elle se réclame ou non de l'islam. De là vient que les islamistes radicaux s'attaqueront et continuent de s'attaquer tout autant aux sociétés occidentales qu'aux sociétés musulmanes qui se sont structurées sur le modèle classique de la souveraineté de l'État.
La notion de jahiliyya n'est donc pas une catégorie historique qui se rapporterait à la période précédent la révélation divine au Prophète. Elle constitue un schème transhistorique et métaphysique, tout à la fois transcendant, intemporel et manichéen, à partir duquel toutes les sociétés politiques humaines doivent être évaluées : « C'est l'islam ou la jâhiliyya, écrit Qutb, on ne peut pas parler de situation intermédiaire. »19 Au cœur de la pensée de Qutb se trouve donc un « profond dualisme » entre le barbare et le divin20.
Par conséquent – et c'est là un autre aspect qui marque l'abîme qui sépare cette pensée de notre tradition politique libérale - selon Qutb et ses disciples, l'instauration d'un régime de type démocratique et la suppression l'arbitraire ne constituent nullement le but de l'action à mener. L'idée qu'il existe quelque chose comme des droits humains inaliénables, appartenant à l'homme en tant que tel, constitue le type même de conception que le qtubisme combat, tout autant que l'autonomie du droit positif, les droits de la conscience, la tolérance, la distinction sphère privée, sphère publique, etc. Entre l'homme et Dieu, toutes les médiations institutionnelles et juridiques doivent être abolies : « Ainsi, une société dont la législation ne repose pas sur la loi divine (chari'at Allah) n'est pas musulmane, quelque musulmans que s'en proclament les individus », écrit Qutb dans Signes de piste.21

Un projet théocratique à portée universelle

« Le domaine terrestre, explique Mohammed Guenad, n'est plus à considérer comme l'endroit où se réalisera la volonté de Dieu par l'entremise de systèmes sociopolitiques humainement gérées. Relégué au second rang de l'Histoire, le musulman ne peut s'épanouir socialement et spirituellement qu'à travers une relation dialectique hiérarchisée et transcendante dans laquelle l'homme (en tant que serviteur) et Dieu (le Maître omnipotent) se lient par une pratique religieuse dans un « « ordre » où les institutions humaines n'ont plus droit de cité. »22
Il importe de souligner que l'ordre islamique dont Qutb vise la réalisation, conformément à la souveraineté universelle de Dieu, n'est nullement délimité par les frontières d'un État-nation. Le projet qtubien opère une déterritorialisation qui fait sauter les frontières de la citoyenneté et la distinction entre le national et l'étranger, élargissant la sphère de la souveraineté divine à la terre toute entière et à tout homme quel qu'il soit. Ainsi que l'explique encore Mohammed Guenad : « A l'idée d'origine occidentale d'un État-nation basé sur un territoire déterminé et délimité, Qutb oppose un « ordre islamique », un État-Umma à portée universelle, dont le principe de citoyenneté (jinsiyah) ou d'identité politique repose non pas sur un critère territorial, mais bien sur la foi. »23 Mais comment arriver à cette fin ?

La constitution d'une avant-garde islamiste

L'avènement de l'État théocratique de l'islam ne saurait se réaliser sans l'action d'une « avant-garde » dont la lutte contre l'ère des ténèbres, la « barbarie anté-islamique », la jâhiliyya, doit prendre pour modèle l'action menée par le Prophète et ses premiers adeptes.
Voici le processus en quatre étapes qui reprend l'épopée des origines : « Au cours de la première étape, une jamâ'a, ou « avant-garde » éclairée de croyants se forme. Ensuite en raison de son prosélytisme (da'wa), ce groupe subit persécution des impies (kufâr) et doit alors pratiquer la hijra, qui s'assimile à un « retraitisme » par rapport à la société jâhils […] Vient ensuite l'étape de la croissance et de la consolidation du groupe, à laquelle fait suite la période où ce-dernier subit la persécution des non-musulmans ou des hypocrites (munâfikîn) en raison de ses convictions religieuses […] Quand ce groupe sera renforcé, il pourra passer à la dernière étape, celle de l'islam de Médine, la phase du Jihâd en vue d'imposer l'État islamique. »24
L'État islamique universel ne peut s'imposer que si, ultimement, est fait « table rase » de la société jahilite, de son idéologie et de ses institutions. Cette idée que la société idéale ne peut advenir qu'à condition d'éradiquer tout ce qui s'oppose à elle conduit à une conception de l'action politique qui rejete les compromis du réformisme et de l'adaptation modéré à un ordre existant, essentiellement corrompu.. Pareil projet de refondation de la société sur des bases entièrement nouvelles relève d'une conception constructiviste de l'ordre social dont le trait distinctif, chez Qutb, est de remplacer la raison par la shâri'a. C'est en ce sens là principalement qu'elle se sépare d'un courant de pensée qui, dans l'histoire occidentale, remonte à Descartes ou à Hobbes25, alors même que la doctrine qutbiste emprunte au rationalisme constructiviste une vision systématique de la refondation de l'ordre social comme totalité. Dans un texte de propagande cité par Guenad, Qutb écrit : « Chaque système a sa philosophie et son idée générale sur la vie et les problèmes qui résultent de son application […] La logique sera d'appliquer le système islamique tout entier […] Il est une totalité qui ne se divise pas. »26
Sous bien des aspects, on l'aura compris, un tel programme partage la vision radicale et le discours propres aux mouvements révolutionnaires qui sont apparus au tournant du XIXe et du Xxe en Europe et en Russie. L'emploi sous la plume de Qutb de la notion de « avant-garde éclairée », autant que l'idéologie anti-impérialiste et la justification de la violence, sont particulièrement révélateurs des influences qu'ont exercé sur sa pensée une conception de la transformation des sociétés qui combine, de façon hybride, les canons marxistes et la référence, plus ou moins mythologisée, à l'islam des premiers temps27. Et si l'on devait citer une ville où un tel programme se serait réalisé, c'est à Moscou, Pékin ou Phom Penh que l'on songerait plutôt qu'à Médine ou La Mecque du VIIe siècle. De là l'inquiétude que la société théocratique au nom de laquelle Qutb appelle les musulmans à prendre les armes aurait, à nos yeux, toutes les allures d'un cauchemar totalitaire.

L'obligation du jihad

Il résulte logiquement de ce qui précède que tout musulman doit s'engager activement dans la réalisation de la communauté islamique idéale, à la faveur d'une politisation dont nul ne peut se tenir à l'écart. La simple confession de la foi en Allah n'est nullement suffisante, pas plus qu'il n'est désormais possible d'adopter à l'égard de Dieu une attitude purement spirituelle ou contemplative. La participation active à l'instauration du règne de Dieu sur terre est la seule manière de l'honorer comme il se doit et de faire preuve de son absence de compromission avec la jâhiliyya, c'est-à-dire de son innocence. « Avec Qutb s'ouvre une ère où la religion se veut le moteur d'une entreprise de renaissance civilisationnelle qui passe inévitablement par le politique », et, ajoutons-le, la violence28.
Le jihad auquel tout musulman est appelé à participer ne s'exerce pas dans le cadre parti, au sens classique du terme. En parfait accord avec l'idéologie révolutionnaire, le combat est avant tout une action en mouvement, et qui ne connaîtra pas de fin avant le règne final : « Ce qui caractérise le credo islamique ainsi que la société qui s'en inspire, écrit Qutb dans Signes de piste, c'est d'être un mouvement qui ne permet à personne de se tenir à l'écart […] ; la bataille est continuelle et le combat sacré (jihad) dure jusqu'au jour du jugement. »29
Au sens où l'entend Qutb, le jihad n'a pas la signification primordiale d'un combat spirituel personnel contre la tentation des passions, relevant de la piété privée, et les moyens qu'il doit prendre ne sont pas seulement ceux de la persuasion et de la prédication. Ici discours et mouvement s'opposent radicalement, dès lors qu'il ne s'agit pas de réfuter des doctrines, mais de renverser le pouvoir politique. Une telle fin ne peut se réaliser simplement par l'usage du langage, les armes sont nécessaires. « Instaurer le règne de Dieu sur terre, supprimer celui des hommes, enlever le pouvoir à ceux de ses adorateurs qui l'ont usurpé pour le rendre à Dieu seul, donner l'autorité à la loi divine (chari'at Allah) seule et supprimer le lois créées par l'homme... tout cela ne se fait pas avec des prêches et des discours. »30
Gilles Kepel souligne à quel point cet activisme répond à la nature dictatoriale du pouvoir de Nasser que Qutb invite, tout d'abord, à renverser. De toute évidence, face à un ordre policier qui n'hésite pas utiliser la brutalité la plus violente, les mots ne suffisent pas : « Le Livre n'est plus opératoire, c'est au sabre de prendre le relais. Le pouvoir est jahiliyya, il faut le combattre comme on combattait les païens. »31 « En franchissant ce pas, explique Gilles Kepel, Sayyid Qutb assume un risque considérable, qu'ont toujours hésité à prendre les oulémas au long de l'histoire musulmane. En effet, placer le prince hors de l'islam, c'est l'excommunier et l'excommunication est une arme dont le maniement est extrêmement dangereux, car elle tourne aisément entre les mains de sectes que les docteurs et les clercs sont incapables de contrôler. »32
Cette délégimitation des autorités cléricales et théologiques, et, plus généralement des institutions établies, est un des aspects de l'islamisme radical dont les conséquences devaient être proprement mortifères. Dans la mesure où celui-ci se libère de l'orthodoxie religieuse, à la faveur d'une orthopraxie violente qui soumet tout musulman à ses obligations, pareil impératif – aussi inconditionnel que le devoir kantien - contient en soi les ferments d'un développement exponentiel de la violence, en l'absence de tout contrôle et de toute limite. Développement d'autant plus incontrôlable que le jihad s'enracine dans une vision cosmique des fins dernières : le triomphe du bien sur le mal, de l'islam total sur la jâhiliyya. Et c'est bien à quoi on assista : le radicalisme devint de plus en plus individuel et extrémiste. Al-Qaeda est le résultat de cette évolution.33
La mondialisation du combat pour l'instauration de la souveraineté de Dieu et de la loi divine est inscrite dans la nature même de l'islam, tel que Qutb le comprend : « Point question de libérer l'homme arabe seulement, comme si le message ne s'adressait qu'aux Arabes », écrit Qutb dans le Zilal.34 Par conséquent, ses adversaires ne sont pas seulement les pouvoirs politiques corrompus en terre arabo-musulmane, mais, et de façon permanente, les athées, les polythéistes, les juifs et les chrétiens.
Ce n'est pas la guerre offensive seulement qui est rendue nécessaire. Le meurtre des Infidèles est légitimé dès lors, comme le rappelle Olivier Carré qu'« à tout moment et en tout lieu, tout musulman est tenu de combattre et de tuer tous les ennemis de l'Islam, mais sans esprit d'hostilité. »35 A cette nuance près que Qutb condamne les actes isolés de terrorisme. Les « qutbistes » à venir ne s'en tiendront pas à ce maigre verrou que toute la doctrine invitait, en réalité, à faire sauter.
Nous avons là, dans des textes explosifs écrits au sein de l'univers concentrationnaire nassérien, tous les élements d'un processus de violences extrêmes, idéologiquement justifiées, et qui devaient inspirer Ben Laden lorsqu'il décida de tourner ses partisans contre l'Occident, une fois les armées soviétiques défaites en Afghanistan. La dynamique du jihad ne connaîtra pas de fin avant que la victoire ultime n'ait été obtenue et, de fait, puisque celle-ci doit se réaliser sur la terre entière, ce n'est pas de sitôt que le « mouvement » s'arrêtera. La paix de Dieu que vise l'islam n'est pas le résultat d'un traité.

Oussama ben Laden, disciple de Qutb

Remplaçons Nasser par la monarchie saoudite, et nous avons la structure qutbiste de la lutte contre la jahiliyya, telle que Ben Laden l'exprime dans cet entretien qui eut lieu en Afghanistan en 1997 avec deux journalistes de la chaîne américaine CNN :

« - Monsieur Ben Laden, pouvez-vous nous donner une idée des points essentiels de vos critiques contre la famille royale d'Arabie saoudite ?

- Pour ce qui est de nos critiques contre le régime au pouvoir en Arabie saoudite, et ceux de la péninsule Arabique en général, elles portent sur leur soumission aux États-Unis et leur alliance avec eux, tandis que notre principal problème avec les États-Unis est qu'ils considèrent le régime saoudien comme un régime valet. Et, en raison de la soumission du régime saoudien envers les États-Unis et de son alliance avec eux, un grand péché contre l'islam est commis, puisque le gouvernement des hommes a remplacé celui de Dieu, alors que l'on devrait gouverner uniquement selon la loi révélée. »36

Ayant présent à l'esprit les éléments principaux de la doctrine de Qutb, il n'est nul besoin d'ajouter à ces mots de commentaire explicatif. Tout aussi clair est le sens de l'appel que Ben Laden lance, le 18 octobre 2003, dans sa « Seconde lettre aux musulmans d'Irak » :

« Sachez que cette guerre [des États-Unis contre l'Irak] est une nouvelle croisade contre le monde musulman, et qu'elle sera décisive pour la communauté musulmane mondiale tout entière, elle peut avoir des répercussions périlleuses et des effets néfates sur l'islam et les musulmans à un degré que nul, sinon Dieu, ne sait.
Donc, ô jeunes musulmans de tous lieux, et surtout dans les pays voisins [de l'Irak] et au Yemen,
Vous devez mener la guerre sainte convenablement, suivre la vérité et vous garder d'écouter les hommes qui ne suivent que leurs désirs et se couchent à terre, ou qui se fient aux oppresseurs, tremblent pour vous et vous détournent de cette guerre sainte bénie.
Car des voix se sont élevées en Irak, comme auparavant en Palestine, en Egypte, en Jordanie, au Yémen et ailleurs, appelant à une solution pacifique et démocratique, à la collaboration avec les régimes apostats, ou avec les envahisseurs juifs et croisés, plutôt que de mener la guerre sainte ; bref, il faut prendre garde contre cette méthode fausse et trompeuse, contraire à la loi de Dieu, qui entrave la guerre sainte.
Comment pouvez-vous soutenir la guerre sainte sans combattre pour la cause de Dieu ? Allez-vous faire marche arrière ? Ces hommes-là ont affaibli la puissance des musulmans sincères et ont adopté comme référence les passions humaines, la démocratie, la religion païenne (dîn jâhiliyya), en entrant dans les parlements, ceux-là se sont égarés et en ont égaré beaucoup.
A quoi pensent ceux qui entrent dans les parlements de l'idolâtrie, que l'islam a détruits ? […] Car l'islam est la religion de Dieu et les parlements sont une religion païenne (dîn jâhiliyya), c'est donc celui qui obéit aux princes ou aux oulémas (ceux qui permettent ce que Dieu a interdit, comme entrer dans les conseils législatifs, ou interdire ce que Dieu a permis, comme le jihad), qui commet le péché d'en faire des seigneurs à la place de Dieu ; or, il n'y a de force et de puissance qu'en Lui. »37

Toute la rhétorique révolutionnaire de Qutb est reprise là, appelant les musulmans à la « guerre sainte » contre la jâhiliyya et rejetant comme trahison de la loi divine la participation à une solution politique de nature démocratique. Mais qu'on ne se trompe pas : les raisons évoquées par Ben Laden dans ce texte, dans d'autres également, et qui tiennent tout ensemble à l'installation des bases américaines en Arabie saoudite après l'invasion du Koweit par les troupes de Saddam Hussein, à l'invasion de l'Afghanistan dans les mois qui suivirent le 11-Septembre, ou encore à la guerre des États-Unis contre l'Irak en 2003, ne sont pas les causes premières du jihad mené par Al-Qaeda, pas plus qu'il ne s'agit là de simples prétextes ou de réponses à mettre au compte de la vengeance. Ces événements étaient bien plutôt interprétés comme autant d'indices que le combat décisif, cosmique et métaphysique, entre Dieu et la jâhiliyya, l'islam et la barbarie, s'annoncait, alors que se manifestaient, à ciel ouvert, « les signes de l'Heure ».

mardi 6 octobre 2020

Entretien avec Philosophie Magazine

Entretien publié sur le site en ligne de Philosophie Magazine qui interroge la crise sanitaire, les politiques publiques mises en oeuvre en France, à partir de la pensée de Machiavel, le penseur par excellence des situations d'exception.

philomag.com

Les Scrupules de Machiavel




L'ouvrage est sorti le 9 septembre aux éditions Jean-Claude Lattès :

"De Machiavel, on retient souvent l’esprit calculateur et l’absence d’états d’âme. Mais c’est un autre visage du Secrétaire florentin que nous dévoile Michel Terestchenko dans cet essai passionné. Car Machiavel avait bien une morale, adaptée aux temps de mutation. Nicolas Machiavel se révèle un maître de l’action juste, celle qui s’adapte aux circonstances. Sans cacher son admiration pour l’homme, Michel Terestchenko renoue avec la tradition du questionnement moral, nourri d’exemples souvent bouleversants, qui a fait le succès de ses ouvrages précédents. Que ses héros machiavéliens aient le visage d’un président des États-Unis ou de résistants, les scrupules deviennent, sous sa plume, la condition de la lucidité et de l’action dans un monde d’incertitude."

« Un ouvrage passionnant, à la fois érudit et d’une lecture aisée. » Olivier Mony, Sud-Ouest

editions-jclattes.fr

lundi 27 avril 2020

À propos du " Zéro et l'infini " d'Arthur Koestler

Je viens de finir Le zéro et l'infini d'Arthur Koestler. Admirable !
Le zéro, c'est l'individu au service du Parti et que le Parti sacrifiera au nom de l'Histoire et de la cause du Peuple. L'infini, c'est l'être de chair et de sang, ce Je dans lequel l'idéologie du Parti ne voit qu'une "fiction grammaticale". Merleau-Ponty répondra à cette immense objection - et il fallait le talent d'un grand écrivain comme Koestler pour en faire autre chose qu'un réquisitoire intellectuel - dans "Humanisme et terreur", avant de jeter l'éponge devant la réalité du Goulag. Ni Koestler ni Camus n'auront à connaître ces repentirs. Ils avaient choisi la révolte contre l'injustice, sans jamais accepter que les hommes deviennent les pions de la nécessité historique, tout à la fois acteurs et victimes des "crimes logiques".
Le Machiavel que je présente, et qui paraîtra début septembre - il est pourtant beaucoup question de Machiavel dans le roman - n'aurait jamais accordé avec une indifférence aussi calculatrice, le cynisme des moyens avec l'abstraction des fins que fixe l'idéologie totalitaire. et qui conduit aux liquidations de masse. Il faudra toujours dire Non à la réduction de l'homme à un chiffre et Oui à la vie inaliénable qui est son fonds.

jeudi 2 avril 2020

De la violence en politique. À propos de Sartre, Frantz Fanon et Albert Camus

La gloire du devoir naît
de la tête tranchée de l'amour.

Milan Kundera, La vie est ailleurs


Dans le magnifique hommage à Merleau-Ponty que Sartre rédigea en 1961, au lendemain de la mort de l'ami et du compagnon de route dont il avait longtemps été proche – le texte sera publié dans Les Temps Modernes, la revue qu'ils avaient fondé ensemble - Sartre revient sur la question qui, après la découverte au début des années cinquante, des camps en Union Soviétique, les avait troublés tous deux et à laquelle ils apportèrent des réponses qui progressivement les séparèrent l'un de l'autre. Le premier choisit, du moins en ces années-là, la loyauté lucide à l'Union soviétique, alors que le second refusait de soutenir une violence révolutionnaire qui avait progressivement perdu sa finalité émancipatrice, n'acceptant pas d'être mis dans l'obligation de devoir choisir son camp : « À mon sens, l'engagement ne peut aller jusqu'à accepter même provisoirement les dilemmes donnés dans la politique d'aujourd'hui », écrit-il à Sartre en 1953.

Humanisme et terreur

Les arguments philosophiques développés par Merleau-Ponty dans Humanisme et terreur distinguaient entre différentes formes de violence, et acceptaient celles qui travaillaient à l'avènement d'un monde humain : « La question pour le moment n'est pas de savoir si l'on accepte ou refuse la violence, mais si la violence avec laquelle on pactise est “progressive” et tend à se supprimer ou si elle tend à se perpétuer » - et puisque « tous les régimes sont criminels », ce n'est pas la morale pure qui peut décider quels sont justes et quels ne sont le sont pas, mais les intérêts qu'ils servent, les fins qu'ils visent, l'émancipation des hommes ou leur aliénation, et la dynamique historique qui les conduit : « Il faut situer le crime dans la logique d'une situation, dans la dynamique d'un régime dans la totalité historique à laquelle il appartient ».
Cette justification avait, désormais, perdu sa validité face à un régime dont on apprenait qu'il perpétuait la pratique de la terreur et qu'il « tournait le dos à ses fins ». Et bien que Merleau-Ponty fut d'accord avec Sartre que le choix n'est pas entre la pureté et la violence, celle-ci avait perdu toute légitimité dès lors que « l'élément de terreur » l'emportait sur « l'élément humaniste » : « À moins d'être illuminé, on admettra que ces faits remettent entièrement en question la signification du système russe […] Il n'y a pas de socialisme quand un citoyen sur vingt est aux camps » », écrit-il dans L'URSS et les camps. À la différence de Sartre, qui restera toujours un intellectuel contestataire, traversé de tensions assumées entre engagement et réflexion critique, « un homme de trop », jamais tout à fait à sa place, Merleau-Ponty se réfugia dans le retrait et le silence mélancolique de « sa vie profonde » :

"Pendant l'hiver 1950, écrit Sartre, nous gardions une sourde incertitude : la force des communistes, c'est qu'on ne peut s'inquiéter d'eux sans s'inquiéter de soi ; pour inadmissibles que puisse paraître leur politique, on ne s'éloignera pas d'eux – au moins dans nos vieux pays capitalistes – sans se résoudre à quelque trahison. Et c'est tout un de se demander : “Jusqu'où peuvent-ils aller ?” et “Jusqu'où puis-je les suivre ?” Il y a une morale de la politique – sujet difficile, jamais clairement traité – et, quand la politique doit trahir sa morale, choisir la morale c'est trahir la politique. Allez-vous débrouiller avec cela : surtout quand la politique s'est donné pour but l'avènement du règne humain".

La mort soudaine frappa Merleau-Ponty, le 3 mai 1961, pendant qu'il prenait des notes pour son chef-d'œuvre inachevé, Le visible et l'invisible, avec la Diotrique de Descartes sur sa table de travail. Ce détail trahit à quel point il s'était éloigné des problèmes politiques, les dernières années de sa vie étant consacrées à son enseignement au Collège de France et à des travaux de philosophie pure.
Albert Camus, pour sa part, ne cessera de se confronter aux égarements du mal et de la violence en politique, aussi bien dans ses œuvres, Les Justes, L'homme révolté ou ses Actuelles consacrées à la guerre d'Algérie, que dans ses articles et prises de position publiques et privées. Et il défendait, face à ce que Marc Crépon appelle « le consentement meurtrier » et qui donne le titre à son beau livre, une morale de la mesure, de la limite et du relatif que beaucoup lui reprochèrent. C'est que, pour Camus, les moyens doivent être examinés indépendamment des fins poursuivies qui, seraient-elles “bonnes” et humainement souhaitables, ne justifient pas tout. La question n'est pas de savoir si la violence travaille ou non à l'avènement d'un monde plus humain, fait de dignité et de liberté. Il est des actes sur lesquels est placé l'interdit d'un Non irrévocable.

Les Justes d'Albert Camus

Le bras soudain affaibli, le corps pris de tremblement – signe que l'homme n'avait pas disparu sous le militant de l'Organisation - Kaliayev s'était retenu de lancer la bombe lorsqu'il avait vu dans la calèche, assis à côté du grand-duc et de la grande-duchesse, ces incarnations de la tyrannie qu'il s'apprêtait à assassiner, leurs deux enfants, assis droits, le regard dans le vide, trop petits dans leurs habits de parade :

"Regardez-moi, frères, regarde-moi, Boria, je ne suis pas un lâche, je n'ai pas reculé. Je ne les attendais pas. Tout s'est passé trop vite. Ces deux petits visages sérieux et dans ma main, ce poids terrible. C'est sur eux qu'il fallait le lancer. Ainsi. Tout droit. Oh, non ! Je n'ai pas pu".

Cette résistance morale qui se refuse à verser le sang des enfants innocents au nom de l'amour du peuple n'absoudra pourtant pas Kaliayev, le terroriste russe de 1905, de son crime, lorsque deux jours plus tard, il s'y prendra à nouveau.
Le « crime logique » sur lequel s'ouvre L'homme révolté, et qui est le sujet des Justes, n'est pas commandé par l'intention de tuer, mais par la misère et l'humiliation, par l'injustice et l'asymétrie du pouvoir auquel on ne peut s'en prendre autrement que par la violence. Et ce crime-là n'est pas de même nature que le crime ordinaire. « J'admets que vous avez raison dans ce que vous pensez. Sauf pour l'assassinat... », la compréhension de Skouratov, le policier, s'arrête à l'acte nommé pour ce qu'il est. « Je vous interdis d'employer ce mot » rétorque Kaliayev.
Cette brève querelle sémantique porte discrètement sur la différence que véhicule la formule classique « Killing no Murder » - titre d'un pamphlet datant de 1657 invitant Cromwell à « mourir pour le bonheur et la délivrance des Anglais », traduit par Chateaubriand : « Tuer n'est pas assassiner » et qui donne ici : « J'ai lancé la bombe sur votre tyrannie, non sur un homme ». Skouratov aura beau jeu de lui répondre : « Sans doute mais c'est l'homme qui l'a reçue ».

Le prix du sacrifice

L'intention de lutter contre l'injustice, de sauver le peuple de l'esclavage - « La Russie sera belle » - la cause humaniste que le terroriste défend est peut-être légitime comme idée, mais elle ne devient moralement acceptable que s'il est prêt à payer de sa vie le prix de ses actes : «  J'ai choisi de mourir pour que le meurtre ne triomphe pas. J'ai choisi d'être innocent », s'exclame Kaliayev. Plus tard, face à la grand-duchesse, qui lui rend visite après l'attentat, il redira ce principe selon lequel la réciprocité de la mort donnée et de la mort reçue annule le crime: « Si je ne mourais pas, c'est alors que je serais un meurtrier. » Le policier Skouratov l'interrogera avec ironie sur le sens de ces limites que la casuistique fixe au meurtre politique : « Une idée pour tuer un grand-duc, mais elle arrive difficilement à tuer des enfants. Voilà ce que vous avez découvert. Alors une question se pose : si l'idée n'arrive pas tuer les enfants, mérite-t-elle qu'on tue un grand-duc ? »
Telle apparaît la figure paradoxale du criminel dont l'innocence est attestée par son exécution laquelle est, non seulement acceptée, mais revendiquée. Aussi demeure chez ce terroriste russe, pétri d'abstractions, la pleine et entière conscience du mal, et c'est – notons-le au passage – ce qui fait la différence essentielle avec le terroriste islamiste d'aujourd'hui dont le suicide est peut-être un sacrifice – que récompensera l'union avec les jeunes vierges gracieuses du Paradis - mais rarement une expiation : « Tout ce mal, tout ce mal, en moi et chez les autres. Le meurtre, la lâcheté, l'injustice. », s'écrie Kaliayev.

La justice et l'amour

Parce que le mal appartient à l'ordre de la haine, ce qui se dresse face à ce monde empoisonné, où tous les hommes sont à la fois innocents et coupables, ce n'est pas la justice, mais l'amour. Non pas l'amour abstrait de la Cause ou du Peuple, mais la tendresse soudainement éprouvée pour Dora. Et dans ce regard timide d'amour, ce n'est plus la militante qui apparaît, mais, un instant fugace, la jeune fille dans l'éclat de sa jeunesse : « J'imagine cela, s'écrie Dora : le soleil brille, les têtes se courbent doucement, le cœur quitte sa fierté, les bras s'ouvrent ». Plus loin encore :

"Dora : Je me souviens du temps où j'étudiais. Je riais, j'étais belle alors. Je passais des heures à me promener, à rêver. M'aimerais-tu légère et insouciance ?

Kaliayev, il hésite et très bas : Je meurs d'envie de te dire oui."

Puis tout se referme dans le devoir et le désespoir : « Oui, c'est là notre part, l'amour est impossible. Mais je tuerai le grand-duc, et il y aura alors une paix, pour toi comme pour moi » [Acte III ].
La vie oscille chez Camus dans cette contradiction entre l'idée et l'amour, entre les violences de l'abstraction et la chair des hommes, et chaque choix existentiel avec ses représentations et les actes qui les accompagnent – le duc est ou bien l'incarnation de la tyrannie ou bien l'homme qui une heure auparavant dormait dans son fauteuil, les pieds allongés sur une chaise, et dans un cas il sera une cible à abattre mais dans l'autre jamais – chaque manière d'être présent au monde et aux autres sera mise en cause par des objections puissantes et sérieuses qu'aucune instance ne peut trancher. Refuse-t-on la violence au nom de la morale, et la morale se trouve aussitôt accusée de complicité avec l'injustice et les formes de vies humaines opprimées, aliénées, indignes, qu'elle engendre. Et si l'on entreprend de libérer les hommes de la servitude, n'est-ce pas impunément, et sans danger pour soi, ouvrir la porte à la violence aveugle et meurtrière ? Toute invitation à la mesure et refus des extrêmes est pris au piège du jugement et de l'accusation, alors que la situation historique oblige à se prononcer et à choisir son camp et ce sera ou bien ou bien.

"Pour moi, écrira Camus dans les Chroniques algériennes, si je reste sensible au risque où je suis, critiquant les développements de la rébellion, de donner une mortelle bonne conscience aux plus anciens et aux plus insolents responsables du drame algérien, je ne cesse pas de craindre, faisant état des longues erreurs françaises, de donner un alibi, sans aucun risque pour moi, au fou criminel qui jettera sa bombe sur une foule innocente où se trouvent les miens".

Seule la mort assumée rétablit, pour Camus, l'innocence de celui qui passe à l'acte. Néanmoins, et malgré la pureté de son intention – lutter contre l'injustice – reste la réalité du crime que la fin justifie peut-être, mais qui n'est pas une excuse : « Si la seule solution est la mort, nous ne sommes pas sur la bonne voie. La bonne voie est celle qui mène à la vie, au soleil. » s'écrie Dora.
La vie est ainsi déchirée entre le désir de justice et l'amour qui obéit à d'autres lois : « Aimer oui, mais être aimée !... Non, il faut marcher. On voudrait s'arrêter. Marche ! Marche ! On voudrait tendre les bras et se laisser aller. Mais la sale injustice colle à nous comme de la glu. » D'où se déduit l'axiome inexorable : « Ceux qui aiment vraiment la justice n'ont pas droit à l'amour. »
La tragédie de l'existence humaine tient tout entière dans ce balancement dont seule la mort consentie rétablit l'équilibre, et qu'elle seule apaise : « Je hais la tyrannie et je sais que nous ne pouvons faire autrement. Mais c'est avec un cœur joyeux que j'ai choisi cela et c'est d'un cœur triste que je m'y maintiens. Voilà la différence ». Plus loin, Dora s'exclame encore : « Donne moi seulement la bombe à lancer et tu verras. J'avancerai au milieu de la fournaise et mon pas sera pourtant égal. C'est facile, c'est tellement plus facile de mourir de ses contradictions que de les vivre. » Telle est la grandeur de ces « meurtriers délicats » auxquels Camus consacre de longs passages dans L'homme révolté :

"Un si grand oubli de soi-même, allié à un si profond respect de la vie des autres [des enfants particulièrement, précisons- nous], permet de supposer que ces meurtriers délicats ont vécu le destin révolté dans sa contradiction la plus extrême. On peut croire qu'eux aussi, tout en reconnaissant le caractère inévitable de la violence, avouaient cependant qu'elle est injustifiée. Nécessaire et inexcusable, c'est ainsi que le meurtre leur apparaissait. […] Dès lors, incapables de justifier ce qu'ils trouvaient pourtant nécessaire, ils ont imaginé de se donner eux-mêmes en justification et de répondre par le sacrifice personnel à la question qu'ils se posaient. Pour eux comme pour tous les révoltés jusqu'à eux, le meurtre s'est identifié avec le suicide. Une vie est alors payée par une autre vie et, de ces deux holocaustes, surgit la promesse d'une valeur".

Rien des plus hautes exigences de la conscience morale n'était abandonné aux permissions du nihilisme chez ces terroristes qui donnaient la mort avec un sens aigu du crime et de ce qu'il exige en retour de sacrifice de soi. Leur acte ne procède pas d'un mépris de la vie ; il vise à en assurer le triomphe ultime offrant à tous les conditions de la justice et les possibilités de l'amour. « La révolte plaide en faveur de la vie ou elle cesse d'être révoltée […] Voilà ce qui l'oppose (de façon principielle) à la caution du meurtre », note Marc Crépon.
La sympathie et le respect dont Camus témoigne à l'égard de ces « meurtriers délicats » disent très exactement pour quelles raisons il refusa, pendant la guerre d'Algérie, à la différence de Sartre, d'apporter son soutien aux mouvements de libération nationale et de lutte contre le colonisateur qui, eux, ne répugnaient pas à verser le sang des femmes et des enfants.

L'appel au meurtre

Sartre, en septembre 1961, prenant fait et cause pour la révolution algérienne, rédigea la préface aux Damnés de la terre de Frantz Fanon, où l'on trouve ces lignes : « Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen, c'est faire d'une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ». Hannah Ardent critiquera sévèrement ces paroles emphatiques et irresponsables qui feront encore dire à Sartre dans une formule qui a l'insouciance d'un bon mot : « Guérirons nous ? Oui. La violence comme la lance d'Achille, peut cicatriser les blessures qu'elle a faites. »
Si Sartre poussait plus que Fanon l'apologie du meurtre et de la violence, les Damnés de la terre consacrent plus d'une centaine de pages à la justification de la lutte armée dans une vision manichéenne, assumée comme telle, du « eux ou nous », qui affirme que seule la violence absolue du colonisé est en mesure de chasser la violence coloniale, de restaurer, au prix d' « actes irréversibles », la dignité bafouée de l'homme colonisé, et d'unifier dans une cause commune le peuple en lutte : « Travailler, c'est travailler au meurtre du colon », le principe est répété à chaque page sous toutes les coutures, jusqu'aux formules les plus excessives : « Pour le colonisé, la vie ne peut surgir que du cadavre en décomposition du colon ». Pas d'échappatoire ni de compromis possible, le mal absolu est la seule réponse au mal absolu : « Tout le reste est littérature ou tentative de trahison. »
Dans ses Cahiers pour la morale, rédigés entre 1947 et 1948, Sartre avait déjà consacré de longues réflexions à la légitimation de la violence dans le détail desquelles nous n'entrerons pas ici. L'idée générale est que le meurtre commis contre le Maître, non seulement ne doit pas être considéré ni vécu par son auteur comme un crime ou une transgression morale, ce qui est encore une manière d'intérioriser les valeurs du Maître, mais comme la seule expression possible de sa liberté. À l'opposé absolument de Camus et dans un paragraphe intitulé « La révolte », Sartre écrit : « Il faut des siècles de culture pour que l'opprimé projette de construire un ordre nouveau et considère l'ordre établi à partir de l'ordre qu'il veut établir, c'est-à-dire envisage la destruction comme simple condition nécessaire et préalable de l'ordre nouveau. » La justification philosophique du meurtre de l'oppresseur, à laquelle Sartre se livre en 1961, n'avait rien donc de nouveau : « Puisque l'esclavage est l'ordre, la liberté sera désordre, anarchie, terrorisme », écrit-il encore dans ses Cahiers. Le choix du Mal est assumé sans la moindre inquiétude : « Quand le Bien est aliéné, c'est-à-dire qu'il est dans les mains de l'Autre, la liberté n'a d'autre ressources que dans le Mal ». On est là à mille lieux des précautions morales de Camus. L'on comprend mieux le mépris avec lequel Sartre accueillit L'homme révolté.
À ces prédications, faite de haines et de fureurs, à ces spéculations philosophiques hautement sophistiquées sur la liberté humaine, qui en appelaient ouvertement à l'assassinat, et qui conduisaient, selon Hannah Ardent, à transformer les opprimés en enragés, elle oppose ce qu'il avait d'authentiquement politique dans ces mouvements de libération, « la revendication d'une démocratie à base participation ».
Ce qui constitue le propre d'une société politique, ce n'est pas primordialement la possibilité offerte à chacun d'accéder, par l'élection, au pouvoir et à la domination ; c'est, essentiellement, la participation aux affaires de la cité. Un tel engagement conduit à sortir de la sphère familiale des intérêts privés pour apparaître dans l'espace qui est entre les hommes où ceux-ci s'affrontent les uns les autres et entrent dans la rivalité de la discussion agonique. Tel est « le désir passionné de se distinguer » qui sélectionnera les hommes les meilleurs, ceux pour lesquels la forme de vie la plus excellente consiste dans la participation désintéressée aux affaires de la république. Ce fut cet immense appétit démocratique qui anima en 2011 le « printemps arabe » et libéra la parole en Tunisie, en Égypte, avant que ne retombe sur ces mouvements citoyens, joyeux et volubiles, la nuit de l'hiver des autocraties.
Mais cet idéal de la démocratie représentative ou délibérative serait-il réalisé, les dilemmes tragiques entre l'éthique et la politique, entre la fidélité à ses principes moraux et l'engagement responsable à tenir compte de l'état du monde, ne s'en trouveraient pas résolues pour autant.
Qu'advient-il si ce sont des enfants qui s'entre tuent ?
Qu'on ne puisse jamais y échapper, en témoignait les conséquences psychiques et morales dévastatrices lorsque le meurtre de l'occupant se déroulait, non pas dans le monde des adultes, mais dans le monde abrité des enfants.
Le psychiatre qu'était Fanon fut troublé lorsqu'il eut à rédiger l'expertise médico-légale de deux jeunes Algériens, âgés de 13 et 14 ans, qui avaient assassiné froidement d'un coup de couteau leur copain de jeu français. Leur récit témoignait du degré de perte des valeurs humaines les plus élémentaires à laquelle conduisait le climat de haine généralisée dans lequel ils avaient été élevés : « C'était notre bon copain, raconte celui de 13 ans. Il n'allait plus à l'école, car il voulait devenir maçon comme son père. Un jour on a décidé de le tuer, parce que les Européens il veulent tous tuer les Algériens. Nous, on peut pas tuer les « grands ». Mais comme lui, il a notre âge, on peut. On ne savait pas comment le tuer. On voulait le jeter dans la fosse, mais il aurait pu seulement être blessé. Alors, on a pris un couteau à la maison et on l'a tué ». Lorsque Fanon interroge le jeune garçon de 14 ans, celui-ci lui explique qu'il fallait tuer un Européen en réponse à l'assassinat de 40 Algériens dans le village de Rivet en 1956 :

« - Qu'est-ce qu'il fallait faire d'après vous ?
Je ne sais pas. Mais tu es un enfant et ce sont des choses de grandes personnes qui se passent.
Mais ils tuent aussi les enfants.
Mais ce n'était pas une raison pour tuer ton copain.
Eh bien, je l'ai tué. Maintenant faites ce que vous voulez.
Est-ce que ton copain t'avait fait quelque chose ?
Non, il ne m'avait rien fait.
Alors ?
Voilà... »

Fanon avait écrit à propos du peuple en lutte que ce-dernier avait d'avance accepter les conséquences de la violence, les morts qui ne se comptent pas en nombre - « le peuple colonisé ne tient pas compte de compatibilité »19. Mais cela aussi ? Le meurtre d'un enfant de la main d'autres enfants ? C'était là, poussé jusqu'aux termes de l'insoutenable, la question des Justes de Camus que Fanon ne s'était pas posée, mais que son incitation au crime conduisait à rencontrer, un jour ou l'autre. Et l'on voudrait que ce soit avec effroi, non avec la simple perplexité du médecin confronté à un cas singulier.

Le silence d'Albert Camus

Face aux violences atroces commises par l'État français et les combattants du FLN se dressait, de part et d'autre, l'assassinat des innocents civils, qu'aucune juste cause ne pouvait justifier et qu'Albert Camus condamnait obstinément. En 1957 à Stockholm, lors du discours de réception du prix Nobel de littérature, il aura ces paroles restées célèbres : « En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère. » L'auteur des Justes restait fidèle à son héros : « Ma position n'a pas varié sur ce point et si je peux comprendre et admirer le combattant d'une libération, je n'ai que dégoût devant le tueur de femmes et d'enfants. La cause du peuple arabe en Algérie n'a jamais été mieux desservie que par le terrorisme pratiqué désormais systématiquement par les mouvements arabes. » Du côté du gouvernement français, c'étaient les arrestations de masse, la bataille d'Alger et la pratique de la torture par les parachutistes de la 10e division, commandés par le général Massu. Face à ceux qui le sommaient de prendre position, il ne pouvait que se taire. Camus ne voulait pas être emporté par le sens l'Histoire qui justifie la violence, ni par la justice qui juge, qui tranche et qui condamne. Face à l'obligation de choisir son camp, il fait un pas de côté vers le soleil dont la libéralité se dispense sur les victimes aussi bien que sur les bourreaux, sur les innocents comme sur les coupables, que les hommes sont tour à tour - « Le soleil m'apprit que l'histoire n'est pas tout ». Et cette indifférence « ni-pour-ni-contre » à tout jugement et catégorisation, à toute absolutisation et jugement était une « promesse de valeur », « la valeur d'une dignité et d'une beauté commune aux hommes ».

La violence dans ses excès lui interdisait de donner raison à l'un ou l'autre des adversaires en présence, puisque tous deux s'y livraient : « Mais, dans tous les camps, la terreur change, pour le temps où elle dure, l'ordre des termes […] À partir de cette position seulement, on a le droit et le devoir, de dire que la lutte armée et la répression ont pris, de notre côté, des aspects inacceptables », écrit-il dans l'Avant-Propos aux Chroniques algériennes, dénonçant tour à tour « avec la même force, et sans précaution de langage », la pratique des tortionnaires qui prétendaient agir « au nom de la France » et le terrorisme appliqué par le FLN sur les civils innocents. Et il soutenait une solution d'équité qui, « unissant leurs différences », maintiendrait l'Algérie dans la France sans que la France règne en Algérie sur « huit millions de muets ».

Le choix du retrait

Son refus de participer aux « polémiques incessantes qui n'ont eu d'autre effet que de durcir en Algérie les intransigeances aux prises et de diviser une France déjà empoisonnée par les haines et les sectes » était attaquée de toutes parts – il s'y était préparé - quand on ne lui prêtait pas, reproche plus douloureux, les intentions les plus mesquines : « C'est parce que tu as peur de ne pas avoir le prix Nobel si tu prends position », lui lance Raymond Sigaudès.
Mais, en même temps que Camus refusait de prendre fait et cause pour un camp et de signer les manifestes « pour la paix en Algérie », il ne cessait d'intervenir auprès de plus hautes autorités politiques en faveur des prisonniers et des condamnés, et ce sera à plus de cent cinquante reprises, rappelle Olivier Todd dans sa belle biographie.
Max Weber avait envisagé, dans Le savant et le politique, ce refus, non seulement de prendre parti, mais d'avoir à le faire si l'engagement vous rend complice de crimes :

"Je me sens bouleversé très profondément par l'attitude d'un homme mûr – qu'il soit jeune ou vieux – qui se sent réellement responsable des conséquences de ses actes et qui, pratiquant l'éthique de la responsabilité, en vient à un certain moment à déclarer : “ Je ne puis faire autrement. Je m'arrête là ! ” Une telle attitude est authentiquement humaine, et elle est émouvante. Chacun de nous, si sont âme n'est pas encore morte, peut se trouver un jour dans une situation pareille."

Plutôt que la complicité coupable, le retrait dans le silence ou la fuite.
Au lendemain de la disparition d'Albert Camus, en janvier 1960, c'est encore Sartre qui lui rendra le plus bel hommage, sans rien cacher de leurs désaccords :

"Il représentait en ce siècle, et contre l'histoire, l'héritier de cette longue lignée de moralistes dont les œuvres constituent peut-être ce qu'il y a de plus original dans les lettres françaises. Son humanisme têtu, étroit et pur, austère et sensuel, livrait un combat douteux contre les événements massifs et difformes de ce temps. Mais, inversement, par l'opiniâtreté de ses refus, il réaffirmait, au cœur de notre époque, contre les machiavéliens, contre le veau d'or du réalisme, l'existence du fait moral."

mardi 24 mars 2020

Milan Kundera, Éloge de la défection

Lorsque les héros kundériens, ces grands incroyants, renoncent à la séduction des illusions lyriques, qu'elles soient totalitaires ou progressistes, collectives ou individuelles, aux aveuglements de l'innocence et à toutes les expressions funestes de l'angélisme, aux clowneries des « danseurs » politiques qui font les cabotins devant les caméras pour se faire mousser - mais à ce jeu les intellectuels ne sont pas mauvais non plus - , à « l'imagologie », le culte de l'image et des opinions en politique, ou encore lorsqu'ils refusent de se plier aux contraintes du « judo moral » que pratiquent les imprécateurs du prêchi-prêcha et donneurs de leçons de tous bords qui vous saisissent à la gorge et vous prennent au piège des bons sentiments et des « justes causes », seraient-elles humanitaires, ne vous laissant d'autre choix que de paraître aux yeux de tous comme un salaud, ou aux siens comme un imbécile qui s'est fait avoir, autrement dit lorsqu'ils refusent de se soumettre aux multiples et quasi infinies manifestations du « kitsch » - « l'accord catégorique avec l'être », une certaine manière de prendre le monde au sérieux et de lui accorder sa bénédiction -, que font-ils sinon nous délivrer des faux-semblants, des pieux mensonges et des impostures qui se drapent dans les voiles de la morale, de la vérité, de la justice universelle ou de la générosité ?
Ce Kundera-là est, à n'en pas douter, un moraliste, à l'instar du lucide pourfendeur des fausses vertus et autres mystifications que fut, en son temps, La Rochefoucauld. Et pas plus que ce-dernier ne nous invite (à la différence de Pascal) à quelque rédemption spirituelle, l'ironie mélancolique et comique de Kundera n'ouvre à aucune conversion vers une existence qui serait plus authentique, la vie dans la vérité, par exemple, faite de responsabilité et de fidélité à soi, telle que Vaclav Havel, l'autre grand figure de la culture tchèque contemporaine, l'oppose à la vie dans le mensonge. Face au grand jeu de dupes, à la fois social et métaphysique, les héros kundériens – mais il serait plus exact de parler à leur propos d'anti-héros – revendiquent le droit de faire défection, de suivre une voie latérale, d'opérer ce que François Ricard appelle « un pas de côté », une conversion, s'il faut conserver le terme, qui est une « conversion athée », une sorte de dégrisement qui conduit à la déchéance sociale et à l'exil. Tomas refuse de signer la rétraction qu'on lui demande et de chirurgien réputé se retrouve laveur de carreau ; le savant tchèque dans La lenteur, c'est un travail d'ouvrier dans le bâtiment que lui vaut sa trop grande liberté. Mais cette existence est en réalité, et contre attente, plus simple et plus heureuse : « Il se souvient des temps où, avec ses copains du bâtiment, il allait après le boulot se baigner dans un petit étang derrière le chantier. A vrai dire, il était alors cent fois plus heureux qu'il ne l'est aujourd'hui dans ce château. Les ouvriers l'appelaient Einstein et l'aimaient » [La lenteur, p. 113].
Enfin à l'écart d'un monde enchanté, tous rencontrent le chemin paisible d'un certain accord avec eux-mêmes, retrouvant les bonheurs simples de la vie d'avant la modernité, où l'homme ne se prétendait pas « maître et possesseur de la nature », et avait lien avec les autres, avec la nature, avec les animaux aussi. Rien ne justifie plus ces dénonciations « sataniques », qu'évoque François Ricard*, d'une société où les hommes sont gouvernés par l'illusion et le mensonge, la fausse innocence et la haine. Là, au contraire, se rencontre la possibilité de la compassion, la bonté sur laquelle se clôt, dans des pages d'une beauté bouleversante et poignante, L'insoutenable légèreté de l'être, lorsque le narrateur évoque la tendresse avec laquelle Tomas et Tereza accompagnent la mort de leur chien, Karénine : « La vraie bonté de l'homme ne peut se manifester en toute pureté et en toute liberté qu'à l'égard de ceux qui ne représentent aucune force. Le véritable test moral de l'humanité (le plus radical, qui se situe à un niveau si profond qu'il échappe à notre regard), ce sont ses relations avec ceux qui sont à sa merci : les animaux. Et c'est ici que s'est produite la faillite fondamentale de l'homme, si fondamentale que toutes les autres en découlent » [L'insoutenable légèreté de l'être, p. 420]

_________________ « Le point de vue de Satan », le commentaire que François Ricard donne en postface à La vie est ailleurs (coll. Folio, Gallimard, Paris, 1985, p. 465-474).

mercredi 18 mars 2020

Le coronavirus ou la liberté retrouvée ?

La situation présente conduit, on le voit au vide des rues, au silence des villes, au confinement forcé dans l'espace restreint de notre habitation, à une restriction, inimaginable hier encore, de nos libertés fondamentales. Cependant, nul n'en conteste les raisons et la nécessité, de sorte que ces mesures ne remettent pas en cause, du moins pas pour l'instant, le régime démocratique dans lequel nous vivons. Mais pourquoi donc, après tout ?
Etonnamment parce qu'avec la pandémie, c'est la liberté retrouvée. Les contraintes qui hier encore se présentaient comme inexorables, celles de la rigueur budgétaire, les lois de l'économie qui encadraient les politiques publiques et l'activité des entreprises sont, tout d'un coup, balayées au profit de décisions politiques commandées par les circonstances et la nécessité, alors que l'histoire humaine présente à nouveau un visage tragique et que l'imprévisibilité des événements n'a jamais été aussi inquiétante.
La nécessité sanitaire, à la différence de la nécessité économique, n'annule pas la liberté de la décision politique. Tout au contraire : plus rien n'est impossible lorsqu'il s'agit de faire face collectivement, et comme il convient, à l'insidieuse propagation du mal. Grand retour de Machiavel ! Éclairés par les scientifiques, ce sont les politiques qui prennent les mesures appropriées, non les décideurs économiques.
Nous sommes peut-être confinés mais les portes s'ouvrent et nous retrouvons, alors que l'inquiétude règne et que la mort se répand alentour, le sens de ce qui compte, le rapport au temps qui n'est plus celui de l'immédiateté, la relation avec nos proches et, à distance, ce sont des formes de vie plus humaines qui se retrouvent. Quel paradoxe ! Quel changement radical de paradigme !
Il restera demain à mettre cette liberté retrouvée en situation d'urgence, ces moyens financiers colossaux, au service de l'environnement.. Nous savons que c'est nécessaire et désormais que c'est possible. Nous n'aurons vraiment plus aucune excuse !
Nous ne devrons, cependant, jamais perdre de vue notre devoir de vigilance. Le grand danger qui nous guette, dans les mois et les années à venir, est le retour d'un autoritarisme consenti, suscité par les situations d'exception. Hier le terrorisme, aujourd'hui la crise sanitaire, demain la catastrophe écologique. Le retour du politique n'est jamais sans risque ni péril.

mardi 10 mars 2020

L'expérience du scrupule

Ces réflexions à propos du scrupule feront partie d'un prochain livre, à paraître en septembre, consacré à Machiavel, sa vie, sa pensée et en quelle manière celle-ci nous éclaire sur la justification politique du mal et de la violence. Il sera aussi question de Camus et de Merleau-Ponty et des raisons qui, dans les années cinquante et après la découverte des camps en URSS, poussèrent à leur rupture avec Sartre et le communisme soviétique, avant que la question de la violence soit de nouveau posée pendant la guerre d'Algérie.
Ces grands débats et qui vont au fond sont bien oubliés aujourd'hui. Il est pourtant essentiel de les faire revivre parce qu'ils nous éclairent sur les rapports difficiles entre morale et politique que Machiavel eut le mérite de poser avec franchise et lucidité. Si l'action politique responsable ne peut jamais échapper tout à fait à la pratique du mal, alors la capacité à faire l'épreuve du scrupule est essentielle dans l'idée que nous nous faisons du "gouvernant moral".

Il y a bien de la différence entre le doute, qui est rationnel, et le scrupule, qui est d'une tout autre nature. Mais avec le scrupule, sait-on au juste de quoi l'on parle ? A-t-il seulement un objet ? Désigne-t-il une incapacité à agir, une déficience, un trouble mental, lié à un sentiment exagéré de culpabilité ? Ou bien une expérience éminemment morale du sujet lorsqu'il ne se présente d'autre alternative qu'entre le mal et le pire ? Les situations qui engendrent un tel sentiment ne sont nullement définies par des traits objectifs. Ce qui pour l'un est cause de scrupule ne l'est pas pour l'autre, et c'est là une expérience singulière qui en dit plus sur la personne et son « sens moral » qu'elle ne nous informe objectivement de la situation dans laquelle elle se trouve.
C'est toujours à propos d'un individu qu'on dira qu'il est « sans scrupule » : la situation n'est jamais une excuse à ce défaut. Une corde lui manque, et c'est son absence de sensibilité morale que l'on dénonce, non un état de fait. Pourtant, l'expérience du scrupule, dans sa subjectivité radicale, a aussi une dimension métaphysique, révélant l'impossibilité d'accorder le désir du bien, la bonne volonté, et l'état du monde. Dans un monde parfait qui ne nous mettrait pas face à des choix désespérants, une telle épreuve n'existerait pas.

L'épreuve du scrupule

Pour ces raisons, le scrupule n'est pas simplement un mauvais moment à passer, une hésitation passagère, vite oubliée à mettre au compte de la pusillanimité, l'expression bénigne de notre lâcheté. Une faiblesse à surmonter due à un manque de courage. Ou alors ce serait seulement une histoire que l'on se raconte, pour se mettre à l'abri de toute mauvaise conscience. On s'ébroue et on y va. Marche ! Marche ! Prise au sérieux, cette expérience demande au contraire une véritable force d'âme, une authentique présence à soi. C'est pourquoi elle est si peu comprise, et rarement partagée. De fait, celui qui la connaît est un homme seul et tout l'appelle à ne pas tant s'attarder, à ne pas tant « s'en faire », comme on dit. Mais pour lui, et pour lui seul, il en va autrement : ce qui, pour les autres, va de soi – tous ne font-ils pas de même ? n'est-ce pas ce que la situation requiert ? l'ordre à obéir, la décision à exécuter - est soudain suspendu à une inquiétude et là où il avait clarté, ce n'est plus qu'obscurité, alors même que l'exécutant de la nécessité devient l'acteur perdu de sa propre liberté. Et il entre en résistance. Avec les autres, avec ce que le monde demande de lui.
Ce n'est pas en l'air, avec désinvolture ou dilettantisme, que l'on doit parler du scrupule. Il faut donner tout son sens à ce qui se joue ici, aux confins de l'éthique et de la métaphysique, alors que la règle fait défaut et que seule s'avance la conscience d'une responsabilité personnelle qui sera sans excuse.

Responsabilité et liberté

Si l'on suit la typologie wéberienne, le scrupule ne relève ni de l'éthique de la conviction, où il s'agit seulement d'être fidèle à sa conscience, ni de l'éthique de la responsabilité où il faut bien compter avec les rudes nécessités du monde. Il loge dans le conflit des deux, qui est insoluble parce que la raison est impuissante et qu'au ciel des valeurs les dieux sont en guerre. Et c'est alors le terrible face à face, avec soi, avec les autres, et, que l'on soit ou non croyant, avec Dieu aussi. C'est pourquoi, il n'est aucune notion qui dise mieux ce que signifie cette expérience que l'angoisse, la perception tout à la fois de l'effondrement des valeurs et du vertige où la liberté du vouloir s'éprouve comme possibilité et comme faute . Éprouver des scrupules, ce n'est pas vouloir préserver son innocence : celle-ci est déjà perdue. Un être parfaitement innocent, l'homme à l'état de nature selon Rousseau, n'éprouve pas de scrupule : il ne sait pas que le mal existe et s'éprouve seulement dans la plénitude du sentiment d'exister.
Quelle profondeur éthique pourrait-on donner au scrupule s'il s'agissait seulement de garantir la pureté de sa conscience ? Toutes les philosophies morales qui, depuis Platon jusqu'à Bentham, en passant par Kant et les stoïciens, visent à mettre l'homme à l'abri de l'angoisse et de l'incertitude ont construit des systèmes qui excluent la possibilité même du scrupule. Et parmi celles-ci, la plus désireuse d'en finir avec ce vertige de la responsabilité est l'utilitarisme, cette arithmétique morale qui s'en tient au calcul des plaisirs et des peines d'où le mal est évacué.
Quel scrupule devrait-on éprouver à pratiquer la torture si l'aveu qu'on obtient fera échapper des dizaines, des centaines, peut-être des milliers de vies innocentes, celles d'enfants surtout, à une mort imminente ? Dans le calcul des coûts et des bénéfices, le prix est nul et il n'y a pas lieu de tergiverser. Et le dirigeant qui appliquera ce que la rationalité économique exige, le licenciement d'employés en vue de sauver l'entreprise, ce serait à tort qu'il hésite. Le bien du plus grand nombre l'emportera, et celui qui refuse le sacrifice qu'on exige de lui n'est qu'un fieffé égoïste. Au royaume du meilleur des mondes possibles qu'ordonne le Grand Calculateur, c'est en vain que Candide s'interroge et que Voltaire proteste.
Il est donc essentiel de faire de la capacité à éprouver du scrupule une des qualités qui caractérisent le gouvernant moral. Le scrupule n'est pas appelé à être dépassé, mais à être maintenu dans l'action qui fera le choix du mal en toute conscience et ne perdra jamais de vue le prix à payer de la transgression. Il n'est pas de scrupule qui ne soit un sacrifice.

mercredi 19 février 2020

Le commerce a-t-il des "vertus" ?

A-t-on bien compris pour quelles raisons - et elles sont autant historiques, politiques, que philosophiques - les fondateurs de la pensée libérale classique, tels Montesquieu, Adam Smith ou Benjamin Constant, ont célébré dans le commerce le moyen d'une pacification de la relation entre les sociétés humaines, voyant dans l'échange de biens marchands, non pas d'abord le triomphe que Marx dénoncera de l'intérêt égoïste et de l'aliénation des opprimés, mais l'alternative à la logique de puissance et de conquête à laquelle obéissent les Etats et qui fait de la guerre la "condition naturelle de l'humanité", pour reprendre la formule de Hobbes ? Aussi légitime soit-il de dénoncer les effets humainement et socialement destructeurs de l'encastrement des sociétés humaines dans l'économie - tel est le trait distinctif du capitalisme que dénonce Karl Polanyi dans La grande transformation - on ne saurait métaphoriser la notion et parler sans précaution de "guerre économique". L'horreur de la guerre est une réalité atroce qui interdit les usages de la métaphore. Il en est de même de la torture. Le fait que se soient développées, de façon plus ou moins anarchique, des relations d'échange dans le cadre de la mondialisation du marché économique a des conséquences sociales dévastatrices en termes d'emploi - cela est incontestable - mais, à tout le moins et pour le dire crûment, vaut-il mieux être réduit au chômage qu'être traité comme de la chair à canon. Ou pour le dire autrement : la "mort sociale" n'est pas la même chose que la mort. Les libéraux classiques ne pouvaient connaître les fléaux qui devaient accompagner le développement du capitalisme, parce qu'ils regardaient le présent à la lumière du passé, et ce que le passé leur donnait d'abord à voir, c'est le conflit meurtrier entre les nations qui mobilisent les hommes au mépris de leur humanité. On peut leur reprocher leur manque de clairvoyance, mais on ne saurait en conclure que leur vision ait perdu toute actualité.
Ces réflexions me viennent à l'esprit alors que je termine le remarquable ouvrage que Stephen Holmes a consacré à la pensée de Benjamin Constant (Benjamin Constant et la genèse du libéralisme moderne, trad. Olivier Chameau, Leviathan, PUF, 1994) et dont je ne puis que recommander vivement la lecture à quiconque voudrait comprendre le contexte historique dans lequel se sont forgées les idées principales de ce grand esprit dont on réduit généralement la contribution à la distinction entre la sphère privée et la sphère publique, ou encore entre la liberté des Anciens, comme participation, et la liberté des Modernes comprise comme indépendance. Benjamin Constant est loin d'être le thuriféraire de l'égoïsme et du repli sur soi qu'on imagine.
Dans "L'épilogue", Stephen Holmes écrit ceci, à mille lieux des réductions idéologiques qui, au bout du compte, en appellent à l'anathème :
"Il n'y a probablement pas de meilleure illustration de l'attitude libérale à l'égard du commercialisme que le passage suivant, extrait des Lettres philosophiques de Voltaire : "Entrez dans la Bourse de Londres, cette place plus respectable que bien des cours, vous y voyez rassemblés les députés de toutes les nations pour l'utilité des hommes ; là le juif, le mahométan et le chrétien traitent l'un avec l'autre comme s'ils étaient de la même religion, et ne donnent le nom d'infidèles qu'à ceux qui font banqueroute" [Lettres philosophiques]. la réalité sociologique que Voltaire analysait avec tant de clairvoyance ici se retrouvait au centre même de la pensée de Constant : la coopération sociale présuppose l'indifférence mutuelle. C'est le désengagement préalable de chacun qui permet aux hommes de participer ensemble à des entreprises civilisées [Et non, ajouterais-je, ce qui interdit de telles entreprises, comme le pensent les penseurs communautariens. MT]. Dans une société moderne, le concret présuppose l'abstraction. On ne peut établir de relations humaines significatives avec certains qu'en supprimant la dimension érotique de sa relation avec les autres. Avec le transfert de la religion dans la sphère privée, la question de votre salut me devient indifférente. Mais on ne peut raisonnablement interpréter cette indifférence, cette barrière - ou frontière - comme un sentiment antisocial. En fait, elle crée les conditions d'une coopération sociale [souligné par moi] et d'un échange de savoir qui n'avait jamais existé auparavant. Montesquieu insistait sur le même thème : "Le commerce guérit des préjugés destructeurs". Le commerce permet la coopération dans l'absence d'objectifs communs. Il apprend aux gens qu'on peut se mettre d'accord sur des règles du jeu sans être d'accord sur le sens de la vie [1]. L'activité économique ramène les passions sectaires à de justes proportions, et donne aux individus une chance d'organiser également des échanges d'ordre non économique. La plupart des relations sociales (en matière de religion, de famille, de science et de politique) ne peuvent prendre les relations économiques pour modèle. Mais une dose d'indifférence du type de celle que l'on trouve sur le marché assouplira les conditions auxquelles la compatibilité sociale est possible et, ainsi, jettera les bases d'une coopération politique plus large. Les marchés tiédissent les haines héréditaires. Ils contribuent à transformer les factions en partis, et les sectes en groupes d'intérêt. De cette façon, le commerce rend le gouvernement populaire possible. Comme ses prédécesseurs des Lumières, Constant voyait dans le commerce un instrument favorisant le contrôle de la nation par les citoyens, l'indépendance privée était indispensable et servait les intérêts de la participation publique [souligné par moi]. Ce que nous appelons la sphère "privée", ou économique, était appréciée pour ses conséquences bénéfiques sur la sphère publique. La compartimentation, y compris la frontière entre le public et le privé, participait dans une importante mesure au renforcement de l'intégration sociale, et même communautaire" [op. cit., p. 349-350].
Il y a là des idées essentielles qui nourrissent aujourd'hui encore les controverses entre libéraux et communautariens. A quoi il faut ajouter que la pensée libérale a pris en considération, avec une intensité croissante depuis le milieu du XXe siècle, les problèmes posés par les inégalités sociales, plaçant le souci de la justice au centre des préoccupations de certains de ses plus illustres représentants. Seule une ignorance profonde de la diversité des positions libérales peut réduire celles-ci à être une doctrine anarchisante de l'Etat-minimal, telle qu'elle est exprimée par les libertariens.

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1. C'est l'idée qui est au centre de la procédure d'élaboration des principes de justice chez John Rawls et qui conduit à poser la priorité du juste sur le bien.

Brooke Maddux, Ecologie et résistance

Un grand merci à Brooke Madux, étudiante au SEPAD de l'université de Reims, de nous avoir proposé cette réflexion et ce témoignage sur le thème "Écologie et résistance politique".

Articuler souci environnemental et position politique a toujours été problématique. Le rapport de l'homme à la nature, à sa propre nature, et celui des hommes entre eux tel que la politique cherche à le comprendre et l'organiser, furent déclinés dans tous les siècles et par maints philosophes d'Aristote à André Gorz, Ivan Illich et Jean-Pierre Dupuy, en passant par Hobbes, Rousseau et tant d'autres. L'aspiration à l'absolu au cœur des mouvements écologiques les plus radicaux d'aujourd'hui (y-t-il besoin de rappeler que « radical » renvoie étymologiquement à « racine »?) amène certains à invoquer de nouveau le vieux spectre de « l'éco-fascisme ». Par bonheur, les discours humanistes sont bien présents pour contrer ces tentatives disqualifiantes et pour ramener ainsi sur le devant de la scène le souci du bien-être de l'homme. Mais qu'en est-il de la lutte écologique dans ces lieux où non seulement règne la misère (si bien distinguée de la pauvreté par Majid Rahnema dans son livre, Quand la misère chasse la pauvreté, 2003 Actes Sud), mais où le peuple est engagé prioritairement dans un combat contre l'oppresseur politique ?
Octobre 2016 : Je fais mes valises et un peu de ménage avant de rendre les clefs du dortoir quelque peu monastique mis à ma disposition par le Yafa Cultural Center dans le camp de réfugiés de Balata à proximité de Naplouse en Palestine occupée. J'avais soigneusement dressé à côté de la grosse poubelle noire une vingtaine de bouteilles de bière sans alcool dans l'espoir (qui s'est avéré vain) qu'elles bénéficieraient d'un tri. Mais quoi faire de la montagne de sacs en plastique empilés sur le frigo, vessies fragiles, marrons ou noires, vides et trouées, maintenant enduites de la poussière de plusieurs semaines, qui avaient servi à transporter houmous, pita et autres citrons verts dont je m'étais frugalement nourrie pendant 6 semaines ? Le problème ne m'était pas inconnu. J'avais déjà aperçu des coins de ruelles transformés en décharges, tenté de me frayer un chemin dans le camp between the garbage and the flowers, comme le fait le poète Leonard Cohen dans le royaume de Suzanne. Évidemment, me dis-je, cela ne peut être que le cadet de leurs soucis : l'environnement ne serait-il donc qu'une préoccupation de bourgeoise aisée occidentale à la recherche d'une bonne conscience à peu de prix ?
Hier, j'ai vu le documentaire, Système K, du cinéaste congolais Renaud Barret. Film stupéfiant où l'on voit un collectif d'artistes de Kinshasa en République du Congo créer objets et performances pour crier leur désespoir et résister aux mutations récentes de la colonisation. Un des artistes explique le processus : « Ça ne leur suffit pas (l'Occident, les multinationales) d'exploiter notre force de travail et de piller nos ressources (minières essentiellement). Ils nous expédient ensuite leurs déchets. » Et c'est avec ces déchets qu'ils s'approprient pour leurs performances – vieux téléphones portables et cadavres d'ordinateur cumulés dans un cloaque de quincaillerie – travaillés surtout par ces éléments premiers que sont le feu et la cendre, l'eau et la boue, qu'ils sculptent et dessinent, qu'ils se masquent. Le film s'achève sur un défilé sidérant où un homme est charrié à travers les rues de la ville dans une baignoire remplie du sang d'un animal sacrifié. Ses habits blancs s'en imbibent, son visage ruisselle du sang qu'il avale. Ainsi les métaphores « bain de sang » et « assoiffés de sang » sont-elles prises à la lettre du corps. La camera le quitte par moments pour s'arrêter sur une figure immobile au masque blanc qui porte dans ses bras l'animal sacrifié. (On pense à certains plans de la Médée de Pasolini, autre film où la modernité incarnée par un Jason, cynique et arriviste, produit des ravages inouïs sur la société traditionnelle que représente la reine de Colchide, fille du Soleil.)
Mais écologie et résistance politique peuvent convoler en noces plus sereines. Lors de mon dernier séjour en Palestine au mois d'octobre, j'ai eu l'honneur et le plaisir de rencontrer un faiseur de telles noces. Le Professeur Mazin Qumsiyeh est biologiste. De retour en 2008 dans son pays natal (il a grandi dans le village de Beit Sahour, non loin de Bethléem) d'un long séjour aux USA où il enseigna aux prestigieuses universités de Yale et de Duke, Qumsiyeh, avec sa femme Jessie, a créé le premier musée d'histoire naturelle de la Palestine. (www.palestinenature.org ). Malgré une douzaine d'arrestations pour résistance non-violente à l'occupation israélienne, il poursuit aujourd'hui, indomptable, ses nombreux projets : création d'un jardin botanique selon les principes de la permaculture et de l'acquaponie, d'un musée ethnographique, accueil de bénévoles venus de partout dans le monde, actions éducatives pour sensibiliser les jeunes aux questions environnementales dans un esprit de découverte, d'entraide et d'encouragement à l'autonomie. Le Dr Qumsiyeh évoque volontiers à ce propos un ancien proverbe chinois : I hear and I forget, I see and I remember, I do and I understand. (en français : « J'entends et j'oublie, je vois et je me souviens, je fais et je comprends. »)
Le professeur se définit dans la signature qui clôt ses « newsletters » comme  a bedouin in cyberspace, a villager at home. Pour lui, défendre sa Terre contre le colonisateur – nul besoin ici de rappeler que c'est la question « à qui cette Terre ? » qui déchire juifs israéliens et palestiniens depuis la fin du 19ème siècle – et défendre notre Terre commune, la planète, c'est un seul et même combat. Et au lieu d'opposer l'attachement à un « chez soi »,  a home, das Heim, avec ses relents casaniers de repli sur soi, à une notion de « citoyen du monde », de diaspora qui se teinte facilement d'idées sombres d'errance, d'exode et d'exil, le projet de Qumsiyeh introduit une dialectique pleine d'espoir. L'écrivain franco-libanais, Amin Maalouf, écrit en exergue de son livre autobiographique de 2004, Origines, que la différence entre les arbres et les hommes, c'est que les hommes ne sont pas plantés là, que s'ils ont des jambes c'est pour se déplacer. N'empêche qu'ils ont aussi des racines, familiales, culturelles, locales – et planétaires. De quoi redonner à la radicalité ses lettres de noblesse.
Voir cette courte vidéo (malheureusement en anglais sans sous-titres français) à https://youtu.be/BPhFLOsEIM0