On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

samedi 26 octobre 2013

Les très tristes heures d'Alain Finkielkraut

Il est de grands et de beaux livres nostalgiques, tel Le monde d'hier de Stephan Zweig qui célèbre la Vienne d'avant la guerre de 1914, où régnaient encore la stabilité et les prérogatives de l'esprit, mais ces livres ne regardent pas ce passé révolu avec un profond ressentiment à l'égard du présent. On peut regretter, avec Benjamin Constant, ces temps « où la terre était couverte de peuplades nombreuses et animées, où l'espèce humaine s'agitait et s'exerçait en tous sens, dans une sphère proportionnée à ses forces », tout en affirmant : « Ces temps ne sont plus. Les regrets sont inutiles ». On peut encore se désoler, avec Adam Smith, que l'esprit chevaleresque ait cédé la place, dans nos sociétés industrieuses, à l'esprit de commerce et d'épargne tout en reconnaissant les vertus pacificatrices du marché. Il y a dans le dernier livre d'Alain Finkielkraut, L'identité malheureuse [1], de fort belles pages qui relèvent de cette nostalgie, lorsqu'il célèbre la tradition française de la galanterie, cet hommage rendu à la féminité, et nous rappelle au respect des codes sociaux de la civilité et de la courtoisie auxquels tenaient tant les hommes du XVIIe siècle, de Bathalzar Gracian à La Rochefoucauld. On peut encore souscrire, sans trop de peine, au regret qu'il éprouve, avec Hannah Arendt, pour ces temps où l'autorité des maîtres était respectée, où la haute culture, littéraire, philosophique, historique, se transmettait dans une fidélité admirative envers les grands anciens – et là, il faut remonter historiquement très loin en arrière.
S'en serait-il tenu à ces thèmes qui le tourmentent depuis des décennies, depuis La défaite de la pensée jusqu'aux sujets de son émission Réplique sur France-Culture, Finkielkraut resterait nimbé de cette aura qui entoure l'admirateur des ruines et l'on pourrait accueillir ses soupirs avec sympathie. Mais le réquisitoire auquel il se livre de ce qu'est devenue la société française anéantit bientôt cette disposition bienveillante. Ce n'est pas tant le style de l'argumentation qui suscite une exaspération croissante que l'absence même d'argumentation et l'outrance de certaines formules sur des sujets qui mériteraient pourtant d'être abordés avec attention et délicatesse. L'auteur, dit-on, est philosophe, mais ce n'est pas en philosophe qu'il raisonne, parce qu'il ne raisonne pas. Il affirme et constate et ne constate que ce qu'il veut bien voir. Trente ans à tourner à satiété autour de ces préoccupations auraient pu donner enfin le grand livre discutable qu'on attendait. Il n'en est rien.

Les pages qu'il consacre à la laïcité reviennent, il fallait s'y attendre, sur l'affaire du voile islamique. Peut-on admettre qu'une jeune française, de confession musulmane, choisisse volontairement de porter ce signe religieux ? Non, c'est une diabolisation d'elle-même qu'elle valide mais que nous n'avons pas à accepter.[2] J'ai frémi à la lecture de ce passage. Tel jeune manifestant musulman proclame devant les caméras qu'il demande seulement que l'école soit "à l'image de la société" et le voilà aussitôt taxé de "fanatique".|3] Inutile d'apporter ses raisons, la sentence tombe sans qu'on puisse la discuter (aucune référence n'étant jamais donnée, il est impossible d'aller vérifier par soi-même l'exactitude des propos et des citations). Ce n'est pas ainsi qu'on argumente sérieusement, ni surtout qu'on forme à la réflexion critique. L'auteur fut pourtant longtemps professeur à l'Ecole Polytechnique, une des plus belles écoles de la République. Et le reste est à l'avenant.
Dans l’émission La grande table du 14 octobre sur France Culture, Raphaël Liogier pointait face à Alain Finkielkraut une erreur factuelle qu’il interprète comme un "lapsus révélateur" de l’esprit dans lequel le livre a été écrit. Il s’agit de la campagne du Collectif Contre l’Islamophobie en France (CCIF) lancée en automne 2012, évoquée avec inquiétude dans le livre à la page 115 ; campagne qui aurait été un succès, diffusée par des affiches sur lesquelles on pouvait lire : « La nation, c’est nous ». Le slogan écrit sur les affiches disait, en réalité, tout autre chose et de très différent : « Nous aussi sommes la nation », l'adverbe étant intercalé en rouge par un signet entre les mots de la célèbre formule. Il ne s’agissait pas de s’approprier la nation, mais de rassurer, de dire le désir de participer à son aventure. Cette phrase figurait d’ailleurs sur la fameuse peinture du « Serment du jeu de paume », symbolisant par excellence la nation française ; peinture qui avait été habilement modifiée pour que l’on y voit des personnes à l’évidence juives, d’autres musulmanes, certaines noires, d’autres blanches, certaines jeunes, d’autres plus âgées, etc. Bref, l’affiche se voulait avant tout apaisante, une sorte de plaidoyer pour l’intégration harmonieuse des différentes composantes de la nation.



L’autre erreur, qui se superpose à la première, est de dire que cette campagne fut un succès, alors qu’elle a été, ajoute Raphaël Liogier, mise en échec dès le début, les affiches ayant même été interdites dans le métro à la grande stupéfaction des organisateurs. Ainsi que le remarque Liogier, le lapsus de Finkielkraut n’est pas une simple erreur factuelle mais "le symptôme d’une angoisse de l’encerclement" lui donnant une vision altérée de la réalité : c'est la défaite de la pensée face à l’émotion. Ignorance ou malhonnêteté intellectuelle, peu importe la cause, la fausseté du propos est grave et inacceptable ; erreurs de fond également et qui témoignent d'une étonnante tendance à la simplification des idées.
La pensée libérale, qu'est-ce donc ? Une idéologie de « bobos », de nature essentiellement sceptique, en tous points opposée aux principes de la laïcité républicaine |4]. En quelques mots, bien frappés, tout est dit et il n'y aurait rien à ajouter sur le sens de la liberté selon les Modernes. Benjamin Constant et Tocqueville sont convoqués, mais quiconque connaît ces penseurs ne retrouve rien de la profondeur de leurs analyses et celui qui ne les connaît pas - la majorité sans doute des lecteurs - n'apprend tout simplement rien. La démocratie ? Le gouvernement du peuple par le peuple – la définition est pauvre – une dynamique historique qui vise "l'effacement des frontières et le nivellement des différences" [5] – et là, ce n'est pas tant l'indigence de la définition qui est en cause que son caractère formidablement étroit. A aucun moment, la parole n'est laissée à ce qu'auraient à répondre les partisans d'une conception différente de l'intégration, telle la conception libérale que, de toute évidence, Alain Finkielkraut honnit.

Il est totalement faux d'affirmer que la pensée libérale est par nature sceptique, ne serait-ce que parce qu'elle repose tout entière sur le respect des droits humains fondamentaux et la valeur inconditionnelle de la dignité humaine. Un respect qui s'étend jusqu'aux croyances et aux pratiques religieuses des individus, sur lesquelles l'Etat n'a pas à se prononcer, dont il doit même, pour certains auteurs, telle Martha Nussbaum, promouvoir avec bienveillance la libre expression, dès lors qu'elle ne porte pas atteinte aux « intérêts civils », pour parler comme Locke. On est parfaitement en droit de ne pas être libéral, de préférer le modèle assimiliationniste au multiculturalisme, mais encore faut-il expliquer ce qu'est le multiculturalisme – à peine évoqué, Charles Taylor passe comme une ombre - et les raisons qui vous font rejeter ce type de politique publique. Il existe de puissantes critiques de la vision libérale de l'individu et de la conception libérale du lien social. Depuis plus d'une quarantaine d'années, elles nourrissent, outre-Atlantique surtout, de formidables débats, extrêmement construits et argumentés, dont nous sommes ici cruellement privés, soit qu'ils soient sans intérêt soit qu'ils n'aient rien à nous apporter, dès lors que le multiculturalisme est une expression du "politiquement correct" [6], ce qui est une affirmation idéologique tellement réductrice qu'elle en devient dérisoire.

Enfin, la crise de l'autorité que connaîtraient les professeurs, en particulier dans certaines banlieues, les "territoires perdus de la République", rendant la pratique de leur métier impossible. Le fait est avéré, sans nul doute. Mais suffit-il pour traiter de cette question, et plus largement de la violence dans le monde éducatif, de citer trois livres de témoignage et d'ignorer superbement les travaux qui ont été menés par les spécialistes de ces questions, tel Eric Debarbieux, qui tentent d'en comprendre les causes et d'y apporter des solutions* ? Il est vrai que Finkielkraut n'aime pas les experts qui, calculette et chiffres abstraits à la main, nous coupent de la « chair du réel ». Nous qui avons lu les analyses de Raphaël Liogier** sur le populisme sommes avertis de prendre avec la plus grande prudence ce genre de propos.

Si la civilisation française est en péril, si l'alarme doit être sonnée, tant la situation est grave, sans qu'on sache exactement quel est ce "pire qui nous menace de nouveau" [7] - rien dans ce constat ne se rapporte à la grande désolation qui traverse le corps social, l'immense souffrance liée à la précarité croissante, au chômage de masse, etc. Pas une ligne, pas un mot sur les raisons économiques et sociales de la crise du "vivre-ensemble". Ou plutôt un rejet radical de ce type d'analyse, mise au compte d'une complaisance indécente, "l'alibi offert par la critique sociale à l'ensauvagement du monde" [8]. Qu'est-ce là, sinon, au bout du compte, une absence totale d'attention aux conditions de vie effective des hommes, pire : un défaut d'imagination, de compassion même, qui est, inséparablement, un défaut d'intelligence. A quoi s'ajoute une sorte de misologie rampante lorsque Finkielkraut nous invite à nous fier à nos sens plutôt qu'à la science [9]. Rien de ce que les études savantes nous apprennent ne semble compter, seul doit être dénoncé, comme la cause ultime du désastre, le renoncement, plus ou moins masochiste, à notre identité patrimoniale dans une situation de "choc des civilisations" [10] où l'Europe est devenu un "continent d'immigration" [11}. Que la pluralité puisse être une source d'enrichissement, autant personnel que collectif, et de créativité est le type même de ces idées bien pensantes qui nous égarent. L'ouverture à l'autre est, selon Finkielkraut, une sorte de slogan béat qui se paye, particulièrement en France, du mépris de soi et du renoncement à notre propre tradition. On peut partager cette inquiétude qui, de fait, n'est pas sans raisons, mais elle est présentée de façon si unilatérale, si peu nuancée, qu'elle se perd dans l'excès. Il ne suffit pas d'utiliser à son profit Pascal et la distinction des ordres [12], il aurait fallu également prendre au sérieux la règle qui est au cœur de sa méthode : "On ne peut faire une bonne physionomie qu'en accordant toutes nos contrariétés"[13]. Le rappel des propos tenus par Claude Lévi-Strauss à la fin de sa conférence, Race et culture, à l'UNESCO en 1971, ne suffit pas à dissiper les malentendus, puisqu'ils ne vont nullement dans le sens de l'intention qu'Alain Finkilekraut leur prête[14]. Est-il besoin de souligner qu'il n'est nullement inscrit dans le marbre que la reconnaissance de l'altérité exige le sacrifice de sa propre identité. Un des principes de base de la conception interculturaliste est, au contraire, que l'accueil et le respect des minorités ethniques et religieuses par la culture hôte doit se faire dans la préservation de son héritage, de ses valeurs fondatrices et de son identité.

Je laisserai les derniers mots au sociologue québécois, Gérard Bouchard, qui présente de façon très juste, dans la préface à son livre, L'interculturalisme [15], le défi auquel sont confrontées les démocraties modernes : « C’est un défi qui pourrait se résumer comme suit : comment arbitrer les rapports entre cultures d’une façon qui assure un avenir à la culture de la société hôte, dans le sens de son histoire, de ses valeurs et de ses aspirations profondes, et qui, en même temps, accommode la diversité en respectant les droits de chacun, tout particulièrement les droits des immigrants et des membres des minorités, lesquels, sous ce rapport, sont ordinairement les citoyens les plus vulnérables. C’est là, comme on sait, une des dimensions de l’immense travail de réaménagement des sociétés modernes depuis quelques décennies dans le but de briser les marginalités,de réinventer la démocratie et de rééquilibrer les rapports de force entre classes, genres, générations et régions, le tout dans un contexte de mondialisation. ". Cette démarche équilibrée, profondément inscrite dans les idéaux politiques de nos démocraties libérales tout en tenant compte de leur évolution, est bien plus féconde que celle adoptée par Alain Finkielkraut qui, plus triste que nostalgique, est surtout sans avenir.
Si la critique de son livre doit être sérieuse et attentive, ce n'est pas tant en raison de ses qualités intrinsèques que de la place médiatique qu'occupe son auteur. Là réside sa force. On ne saurait formuler de compliment moins flatteur.
En guise d'antidote, et pour s'offrir une bouffée de chaleur colorée et joyeuse, pourquoi ne pas relire La vie devant soi de Romain Gary ? Sûr que nous sommes là dans un univers dangereusement bigarré où "rien n'est blanc ou noir, le blanc c'est souvent le noir qui se cache et le noir, c'est parfois le blanc qui s'est fait avoir". Autour de Momo, ce nouveau Gavroche, c'est la mixité à tous les étages. Le Grand Remplacement. L'horreur en somme.

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1. Stock, Paris, 2013
2. p. 54.
3. p. 40.
4. p. 55.
5. p. 214.
6. p. 210.
7. p. 83, souligné par moi.
8. p. 198.
9. p. 110.
10. p. 176.
11. p. 213.
12. p. 41.
13. Pensées, frag. 684, édition Brunschvicg.
14. Voici ce que déclarait Claude Lévi-Strauss à la fin de son allocution : " Or, on ne peut se dissimuler qu'en dépit de son urgente nécessité pratique et des fins morales élevées qu'elle s'assigne, la lutte contre toutes les formes de discrimination participe de ce même mouvement qui entraîne l'humanité vers une civilisation mondiale, destructrice de ces vieux particularismes auxquels revient l'honneur d'avoir créé les valeurs esthétiques et spirituelles qui donnent son prix à la vie et que nous recueillons précieusement dans les bibliothèques et les musées parce que nous nous sentons de moins en certains d'être capable d'en produire d'aussi évidentes.
Sans doute nous berçons-nous du rêve que l'égalité et la fraternité régneront un jour entre les hommes sans que soient compromises la diversité. Mais si l'humanité ne se résigne pas à devenir la consommatrice stérile des seules valeurs qu'elle a su créer dans le passé, capable seulement de donner le jour à des ouvrages bâtards, à des inventions grossières et puériles, elle devra réapprendre que toute création véritable implique une certaine surdité à l'appel d'autres valeurs, pouvant aller jusqu'à leur refus sinon même à leur négation. Car on ne peut à la fois se fondre dans la jouissance de l'autre, s'identifier à lui, et se maintenir différent. Pleinement réussie, la communication intégrale avec l'autre condamne, à plus ou moins brève échéance, l'originalité de sa et de ma création. Les grandes époques créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles indispensables entre les individus comme entre les groupes s'amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité." Ces remarques ne vont nullement dans le sens d'une justification de politiques publiques qui interdiraient activement les pratiques de certaines minorités. Elles réclament un droit à la mise à distance, un droit à être soi contre la tendance à l'uniformisation, parfaitement compatible avec l'idéal libéral de respect des différences. Je remercie Raphaël Liogier de m'avoir éclairé sur ce point.
15. Editions du Boréal, 2012.

*Voir notre précédent billet : "Violence et vulnérabilité, un nouveau paradigme pour l'école".
** Ce populisme qui vient, Textuel, 2013. Voir notre précédent billet de présentation du livre de Raphaël Liogier.

jeudi 24 octobre 2013

John Locke, Lettre sur la tolérance

Pour éclairer les débats contemporains, il est souvent bon de revenir aux textes fondateurs qui continuent de les inspirer et de les nourrir. Tel est le cas de la Lettre sur la tolérance publiée (en latin) par John Locke en 1689, alors qu'il s'était réfugié en Hollande. Cette courte lettre a durablement marqué la pensée libérale, depuis les Pères de la Constitution américaine jusqu'à Martha Nussbaum. La version d'origine est ici restituée dans la belle traduction française de Jean Le Clerc qui date de 1710.
Locke, écrivant en période d'intenses conflits religieux, montre, tout d'abord, combien la politique de persécutions et de conversions forcées, au nom de la vérité de la foi (alors même que ces questions « épineuses et délicates » ne peuvent être tranchées par la raison humaine) est tout à la fois contraire à l'enseignement pacifique des Evangiles, à la « méthode » employée par le Christ et les apôtres, en même temps qu'une telle politique est inutile, ne produisant, au mieux, qu'une adhésion de façade (un argument semblable sera employé par Pierre Bayle dans son Commentaire philosophique sur le "contrains-les d'entrer").
Locke en vient aussitôt à établir une distinction fondamentale entre « ce qui regarde le gouvernement civil » et ce qui « appartient à la religion », et les justes bornes dans lesquelles doit s'exercer leur autorité respective : « L'Etat, selon mes idées, est une société d'hommes instituée dans la seule vue de l'établissement, de la conservation et de l'avancement de leurs intérêts civils. J'appelle intérêts civils, la vie, la liberté, la santé du corps ; la possession des biens extérieurs, tels que sont l'argent, les terres, les maisons, les meubles, et autres choses de cette nature. Il est du devoir du magistrat civil d'assurer, par l'exécution impartiale de lois équitables, à tout le peuple en général, et à chacun de ses sujets en particulier, la possession légitime de toutes les choses qui regardent cette vie. » Il ajoute, pour bien délimiter les frontières de chaque « compétence » (civile et ecclésiastique) : « La juridiction du magistrat temporel se termine à ces biens temporels, tout pouvoir civil est borné à l'unique soin de les maintenir et de travailler à leur augmentation, sans qu'il puisse ni ne doive s'étendre jusques au salut des âmes. » La délimitation ici établie n'est pas entre la sphère privée et la sphère publique, puisque que les croyances religieuses et tout ce qu'elles impliquent de pratiques (cérémonies, par ex.), s'exercent dans l'espace public. La distinction porte sur la raison, la nature et la finalité du pouvoir politique, à savoir la garantie des grands intérêts – la sécurité, la liberté, la santé et la possession. De là vient que le pouvoir politique, l'autorité de l'Etat, soit bornée et ne puisse en rien s'exercer ni intervenir dans le domaine religieux et spirituel (qui n'a rien, notons-le, de réservé à la sphère privée, l'espace clos de la maisonnée). Pour autant que les citoyens ne portent pas atteinte à ces intérêts civils et qu'ils obéissent aux lois, l'Etat doit être respectueux à l'égard de leurs croyances et de leurs pratiques religieuses. Ce point est évidemment fondamental. Par conséquent, il n'appartient pas à l'Etat de protéger les valeurs d'une culture dominante qui seraient menacées par l'arrivée de populations pratiquant une religion étrangère. Les questions religieuses relèvent de la compétence de l'Eglise.
Voici comment Locke définit celle-ci : « Par ce terme, j'entends une société d'hommes qui se joignent volontairement ensemble pour servir Dieu en public, et lui rendre le culte qu'ils jugent lui être agréable et propre à leur faire obtenir le salut ». Ce qui importe pour Locke, c'est tout d'abord le caractère libre et volontaire de l'appartenance à Eglise avec laquelle il est par conséquent on est toujours libre de rompre (sans encourir de sanction de la part du pouvoir). Cette liberté est tout à fait essentielle dans l'ethos de la pensée libérale : « Il n'y a personne qui, par sa naissance, soit attachée à une certaine église ou à une certaine secte, mais chacun se joint volontairement à la société dont il croit que le culte est le plus agréable à Dieu. Comme l'espérance du salut a été la seule cause qui l'a fait entrer dans cette communion, c'est aussi pour ce seul motif qu'il continue d'y demeurer. Car s'il vient dans la suite à découvrir quelque erreur dans sa doctrine, ou quelque chose d'irrégulier dans le culte, pourquoi ne serait-il pas aussi libre d'en sortir qu'il l'a été d'y entrer ? » L'engagement religieux ne saurait donc être mis au compte d'une sorte de détermination culturelle ou sociale, liée à la naissance, à la famille etc., c'est un engagement de la conscience, qui laisse celle-ci toujours libre d'en changer. C'est ce caractère de liberté qui est essentiel pour Locke, la participation volontaire à l'origine de l'institution ecclésiastique, non le caractère purement privé de la croyance. Le culte de Dieu est un culte public. La question est alors de savoir si et dans quelles limites le pouvoir de l'Etat peut intervenir dans ce domaine.
« Le bien public, écrit Locke, est la règle et la mesure des lois ». Dès lors, « l'observance ou l'omission de quelques cérémonies ne peut faire aucun préjudice à la vie, à la liberté ou aux biens des autres ». En l'absence de telles conséquences préjudiciables pour la sécurité ou la paix civile - le même argument sera repris, en substance, par Nussbaum - l'Etat n'a aucun droit, aucune légitimité à intervenir en matière de pratiques religieuses, que celles-ci portent sur les prescriptions alimentaires, vestimentaires ou cérémonielles (par ex. dirions-nous la pratique publique de la prière). Ces prescriptions sont différentes selon les religions, le propre du christianisme étant d'avoir quasiment aboli toutes ces prescriptions, mais il n'en résulte pas que le pouvoir civil ne doive pas respecter d'autres coutumes et tout ce qu'elles impliquent. Il s'agit de là de questions qui sont, du point de l'Etat, « indifférentes » : « Le magistrat, n'ayant nul droit de prescrire à quelque Eglise que ce soit les rites et les cérémonies qu'elle doit suivre, il n'a pas non plus le pouvoir d'empêcher aucune Eglise de suivre le culte et les cérémonies qu'elle juge à propos d'établir ». Ainsi : « si l'envie prenait à quelque personne d'immoler un veau, je ne crois pas que le magistrat eût droit de s'y opposer ». Et il précise la raison de cet interdit : « Le devoir du magistrat est seulement d'empêcher que le public ne reçoive aucun dommage et qu'on ne porte aucun préjudice à la vie ou aux biens d'autrui ».Inversement : « Tout ce qui peut être dommageable à l'Etat et que les lois défendent pour le bien commun de la société, ne doit pas être souffert dans les rites sacrés des Eglises, ni mériter l'impunité ». Mais vient aussitôt la précaution à respecter : « Seulement, il faut que le magistrat prenne bien garde à ne pas abuser de son pouvoir et à ne point opprimer la liberté d'aucune Eglise sous prétexte du bien public » (souligné par moi).
Il y a pourtant des questions morales, par exemple celle des « bonnes mœurs », où le religieux et le politique, « la conscience et le magistrat » se rencontrent d'une façon éventuellement conflictuelle. Locke pose plus précisément la question de savoir ce qu'il en est « lorsque le magistrat ordonne des choses qui répugnent à la conscience des particuliers ». Locke pose, à cette occasion, un de ses grands principes que l'on peut mettre au compte de ce qu'appellerai volontiers une tolérance non accommodante : « alors chaque particulier doit s'abstenir de l'action qu'il condamne en son cœur, et se soumettre à la peine que la loi prescrit ». D'autres solutions plus respectueuses des exigences de conscience (par ex. l'objection de conscience) verront le jour. Pour Locke, la loi n'a pas à tenir compte de ces considérations, puisqu'elle n'a d'autre fin que le bien public, la garantie des intérêts civils et non le respect de toutes les implications des croyances dont il n'y a pas lieu de s'accommoder. J'emploie à dessein cette expression puisque vous savez que la politique québécoise s'efforce, au contraire, de chercher autant que possible, en matière religieuse, des « accommodements raisonnables ».
La seule limite que Locke (tout comme More d'ailleurs et pour de semblables raisons) établit en matière de tolérance religieuse est à l'égard des athées : « Ceux qui nient l'existence d'un Dieu ne doivent pas être tolérés parce que les promesses, les serments, les contrats et la bonne foi, qui sont les principaux liens de la société civile, ne sauraient engagés un athée à tenir sa parole ». Un argument qui est en réalité purement machiavélien (Machiavel soutenant que la religion est nécessaire au respect des engagements). Mais pour le reste, c'est bel et bien le principe de tolérance, de distinction des ordres et des compétences et de respect de la pluralité des conceptions religieuses, qui doit s'imposer.

vendredi 18 octobre 2013

L'identité, pauvre débat

Frédéric Taddéi a consacré ce soir son émission culturelle - on est tenté désormais de mettre des guillemets - sur France 2 au dernier ouvrage d'Alain Finkielkraut, L'identité malheureuse, réunissant autour de l'essayiste un économiste (peu au fait de ces questions), un historien (suffisant mais médiocre) et un scénariste (sympathique, certes, mais non moins incompétent). Quel pauvre débat, insignifiant, dénué de tout argument critique sérieux, qui vraiment ne fait pas honneur au service public. Les intellectuels de plus grande envergure ne manquent pourtant pas dans ce pays pour porter la discussion au niveau où il devrait être placé, celui des principes et des arguments raisonnés non des faits seulement ou des positions idéologiques. Le plus frappant fut la dernière sortie de Finkielkraut qui s'en prit allusivement à ces penseurs américains, en particulier à une philosophe américaine dont il ne donna pas le nom, qui veulent nous imposer leur modèle multiculturel à la faveur d'un nouvel impérialisme, alors que nous devons, selon ses propos, défendre "modestement" notre conception de la laïcité, non pas au nom de valeurs universelles, mais de notre propre tradition, telle qu'elle est inscrite dans la "civilisation française" (comme s'il s'agissait là d'un ensemble uniforme). La philosophe en question est, sans nul doute, Martha Nussbaum dont un des derniers ouvrages vient d'être traduit en français, La nouvelle intolérance religieuse, Vaincre la politique de la peur, que j'ai lu dans l'édition anglaise (le titre est un peu différent : The New Religious Intolerance, Overcoming Fear in an Anxious Age) et qui est, en effet, très sévère envers les politiques publiques européennes, et françaises tout particulièrement, en matière de respect de la pluralité religieuse. Tout se joue-t-il, comme l'affirme Finkielkraut, dans l'opposition entre, d'une part, un modèle jugé dangereux de mixité qui dissoudrait notre identité, notre tradition, le legs qui nous vient du passé et que nous devons sauvegarder et, d'autre part, la préservation d'un idéal d'intégration qui ne recule pas devant les exigences d'assimilation, seules en mesure de préserver notre civilisation nationale ? En réalité, ramener la réflexion autour de l'intégration, de l'identité, à cette alternative constitue une réduction assez affligeante de ce qui est en jeu et que les débats outre-Atlantique ont constitué avec bien plus grand sérieux. Encore faut-il entendre ces arguments. Nous nous y emploierons dans un prochain billet. Celui-ci, pour l'heure, n'est rien de plus que l'expression d'une exaspération, tout d'abord devant les défaillances du service public. Le débat crispé, souvent violent, autour de ce livre controversé et, d'une manière générale, autour de ces questions met aux prises des positions radicales, mais où donc est la discussion philosophique raisonnable - socratique, devrait-on dire - qui éclaire et qui, dans l'attention aux raisons de l'autre, fait avancer la réflexion ?

mercredi 9 octobre 2013

Conversation avec Matthieu Ricard

La conversation avec Matthieu Ricard, modérée par la philosophe Françoise Dastur, lors du colloque organisé par Arte-Filosofia et François Lapérou à Cannes samedi dernier, fut riche et chaleureuse et pour le public, stimulante, je crois. Une journée entière à discuter de son dernier livre qui rencontre un succès étourdissant, après que chacun de nous ait donné une conférence d'une heure et quart. Pour ma part, je suis revenu sur les origines du paradigme qui oppose frontalement égoïsme et altruiste, en essayant de montrer comment s'est constituée cette matrice qui fait peser sur la bienveillance désintéressée soit le poids du soupçon soit la contrainte excessive du sacrifice. L'expression orale fut, évidemment, plus libre et improvisée que le texte que voici, mais je vous le livre tel qu'il fut rédigé. Ces conférences ont été enregistrées et seront diffusées prochainement par les éditions Frémeaux sous forme de CD.



Egoïsme et altruisme : Retour sur la constitution d'un paradigme dominant

La souffrance et la détresse des autres nous affecte, nous touche et nous pousse parfois à agir en conséquence. Qu'il existe en nous une disposition à la bienveillance, à la sympathie, comment en douter ? Non, ce n'est pas cela qu'il s'agit de prouver, mais autre chose et de plus précis : que cet altruisme est pur et authentique, qu'il se donne pour fin le bien d'autrui pour lui-même, autrement dit qu'il est désintéressé, sans quoi ce n'est pas de l'altruisme véritable, ce n'est encore qu'une stratégie, directe ou indirecte, de l'intérêt propre qui n'a pas de valeur, de valeur morale. Nous prétendons vouloir le bien d'autrui, mais dans le fond, ce n'est que notre intérêt, l'approbation des autres, la satisfaction personnelle qui résulte d'une action que nous recherchons. Voilà l'objection. Ces deux positions ont nourri d'intenses controverses philosophiques depuis le XVIIe siècle jusqu'à aujourd'hui opposant les partisans de l'égoïsme dit psychologique et ceux qui soutiennent que l'altruisme, le désir de faire le bien d'autrui pour lui-même et d'agir à cette fin, indépendamment, voire aux dépens de nos intérêts propres n'est pas une illusion de la conscience. Pour les premiers, un tel désintéressement n'existe pas ou, s'il existe, il est invisible et ne peut être attesté de façon indiscutable, alors que pour les seconds, c'est par une réduction excessive et injustifiée que tout en nous est ramené à des mobiles d'intérêt propre.
Avant d'entrer dans la arguments des uns et des autres, il importe de comprendre d'où vient que le débat moral se pose en ces termes, alors que la philosophie antique ignorait cette problématique. Pour le dire en bref, la question que posaient les Anciens, Platon, Aristote, les épicuriens et les stoïciens, étaient celle de la bonne vie, celle dans laquelle l'homme accomplit sa propre excellence en agissant selon la vertu, qui est la seule voie du bonheur puisque c'est bien et cela, le bonheur, que nous poursuivons toujours et ne pouvons pas ne pas poursuivre. Le chemin de la bonne vie, le christianisme lui a sans doute apporté une réponse différente, mais il s'agissait encore de poursuivre le salut en vu de la félicité éternelle, quoique celle-ci ne puisse être obtenue sans l'aide de Dieu et de la grâce. « Tous les hommes veulent être heureux jusqu'à celui qui va se pendre » écrit Pascal dans les Pensées. Le désir du bonheur est « en nous sans nous » dira encore Malebranche, en sorte que c'est un instinct dont il n'est pas possible de se déprendre. Mais tout change lorsque, à partir du XVIIe siècle, la question de la bonne vie est remplacée par celle de la vie morale, comme vie orientée vers l'amour pur, vers le bien d'autrui, comme chez les philosophes anglais du XVIIIe ou, comme chez Kant, comme obéissance inconditionnelle à la loi, respectée pour elle-même, et pour aucune autre raison. Dans tous les cas, ce qui compte, ce qui fait la valeur proprement morale d'une action, c'est qu'elle résulte d'une intention désintéressée et toute l'affaire est de savoir si un tel désintéressement est possible et s'il l'est, comment le reconnaître, comment l'attester, comment échapper au soupçon qu'il y a encore un intérêt propre à l'œuvre. Autrement dit, alors que les Anciens opposaient les passions à la raison, désormais c'est une nouvelle distinction qui occupe une place centrale : intérêt versus désintéressement. Il est évidemment impossible d'entrer dans l'analyse détaillée des positions concurrentes, mais nous pouvons essayer de dessiner la structure, la charpente, de cette problématique qui se déploie jusque chez des philosophes contemporains aussi influents et importants que Lévinas ou Derrida.

La matrice théorique du débat moderne altruisme versus égoïsme

« Avec le christianisme, écrit Nietzsche, il y a progrès dans l’affinement du regard psychologique : La Rochefoucauld et Pascal. Le christianisme a compris l’identité complète des actions humaines et leur égalité de valeur dans les grandes lignes (elles sont toutes immorales) », écrit Nietzsche dans La volonté de puissance. De fait, c'est tout d'abord chez les moralistes français du XVIIe siècle qu'apparaît une critique radicale de l'amour-propre, la mise en évidence d'une sorte de perversion ontologique qui fait que l'homme ne cherche et ne peut rechercher en toutes choses que son profit et son intérêt propre, et cela dans la continuité de la distinction faite par saint Augustin dans La cité de Dieu entre deux amours, l'amour infini de Dieu qui conduit jusqu'au mépris de soi, et l'amour infini de soi qui conduit jusqu'au mépris de Dieu et qui est le propre de l'homme déchu par le péché originel. Tout le travail de La Rochefoucauld dans les Maximes constitue, au premier abord, une dénonciation systématique des fausses vertus, l'amitié, la libéralité, le dévouement, etc. qui ne sont que des travestissements de ce qui est toujours à l'œuvre, la poursuite égoïste de l'intérêt propre, une manière de n'aimer que soi-même et toutes choses pour soi, selon la définition que lui-même donne de l'amour-propre (maxime 105, 1664), étant entendu que par intérêt, il ne faut pas entendre non pas simplement la poursuite des biens matériels, des intérêts de bien, mais, également, des intérêts d'honneur, de nature symbolique et qui visent à être reconnu, admiré, estimé. « Toutes les vertus des hommes se perdent dans l’intérêt comme les fleuves dans la mer » [maxime 3, p. 301] « Il n’y a point de libéralité, et ce n’est que la vanité de donner, que nous aimons mieux que ce que nous donnons » [maxime 29, p. 306]. « Nous ne pouvons rien aimer que par rapport à nous, et nous ne faisons que suivre notre goût et notre plaisir quand nous préférons nos amis à nous-mêmes » [maxime 83, édition de 1678, p. 414]. Ou encore : « L'intérêt parle toutes sortes de langues et joue toutes sortes de personnage, même celui de désintéressé » [maxime 177, manuscrit Liancourt]. Ce n'est pas, selon La Rochefoucauld, que le désintéressement n'existe pas, mais, ainsi qu'il l'écrit dans une autre maxime, il est « caché au fond du cœur » et nous l'ignorons nous-même [maxime 69, 1678], autrement dit, le désintéressement est invisible, non représentable, aussi bien à nos propres yeux qu'aux yeux d'autrui. Il n'entre jamais dans la lumière du monde et ne se fait jamais connaître que sous des formes trompeuses qui sont autant de mystifications. Nous ne pouvons jamais savoir avec certitude, si notre motivation ou celle des autres, jusque dans la belle action, l'action moralement la plus louable et estimable, apparemment la plus désintéressée, est bien et bel dénuée de considération d'intérêt propre, puisque ces mobiles échappent à notre conscience. Celle-ci est comme aveuglée par une motivation qui est tout à la fois universelle et inconsciente. L'humilité étant la vertu suprême, celle-ci ne peut jamais se montrer. Le bien ne se donne jamais à voir dans une évidence splendide et indiscutable. Seule la divinité qui sonde les cœurs le connait. « Il n'y a que Dieu, qui sache si un procédé est net, sincère, et honnête » [maxime 157, 1664].
Qu'en résulte-t-il ? L'universalité du soupçon puisque nous sommes autant les dupes de nous-mêmes que nous le sommes des autres. Toutes les relations humaines sont ainsi prises dans une fausseté, une inauthenticité universelle qui peut seulement être diagnostiquée et mise à jour par l'analyste qui dénonce la fausseté des vertus humaines. Or, le propre du soupçon, à la différence du doute, c'est qu'il ne peut être surmonté. Au soupçon qu'un intérêt égoïste motive votre conduite qui a toutes les apparences du dévouement ou de la générosité, vous ne pouvez tout simplement pas répondre. Dit en termes modernes, le soupçon est infalsifiable, c'est pourquoi, du reste, il ne saurait donc être considéré comme une hypothèse scientifique. Plus généralement, c'est là le défaut principal de la doctrine de l'égoïsme psychologique : elle postule que nous poursuivons toujours un intérêt propre, de quelque nature qu'il soit, que nous en soyons ou non conscients. S'il y a là un défaut de scientificité, qui fait qu'il s'agit là plus d'un postulat idéologique que d'une théorie proprement scientifique des conduites humaines, au plan psychologique et dans les relations entre les hommes, elle s'impose comme une sorte d'évidence dont les effets sont délétères. Lisez les Maximes de la Rochefoucauld, et vous avez l'impression qu'il peint le portrait sans fard de l'homme tel qu'il est et que , oui, vraiment, si on est lucide, les choses sont telles qu'il les présente (quoique une étude plus approfondie montrerait que sa pensée est plus complexe qu'il n'y paraît).
Cette vision moniste qui ramène toutes les motivations humaines à la poursuite de l'intérêt propre exerce une véritable hégémonie sur nos représentations, et elle est encore, à certaines variations près, au centre de la vision de l'homme sur laquelle repose, très largement, l'économie : l'idée que l'homme est essentiellement un individu égoïste qui cherche rationnellement à maximiser ses utilités, les conduites altruistes ou désintéressées étant à ce point marginales, si elles existent seulement (ce que les partisans de l'égoïsme psychologique contestent) qu'il est inutile de les prendre en considération. De toute façon, elles ne peuvent jamais être connues comme procédant d'une intention réellement désintéressée.
J'ai parlé de la vision de l'homme sur laquelle repose l'économie. Voyez, par exemple, le postulat qu'Adam Smith, le fondateur de l'économie politique, place au cœur de la théorie du marché et de la relation entre les acteurs économiques dans La richesse des nations (l'ouvrage date de 1776). Le passage est célèbre : « Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n'est jamais de nos besoins que nous leur parlons, mais toujours de leurs intérêts. » Adam Smith avait pourtant soutenu dans un livre antérieur d'une vingtaine d'années, La théorie des sentiments moraux (1759) que les hommes ne sont pas mus par un seul mobile mais par deux, l'amour de soi et la sympathie. Selon le premier : « Quelque égoïste qu'on puisse supposer que l'homme soit, il y a, à l'évidence, dans sa nature des principes d'intérêt pour ce qui arrive aux autres, qui lui rend leur bonheur nécessaire, lors même qu'il n'en retire que le plaisir d'en être témoin. C'est ce principe qui produit la pitié ou la compassion, l'émotion que nous éprouvons pour les infortunes des autres, soit que nous les voyions de nos propres yeux, soit que nous nous les représentions de quelque façon que ce soit ». Selon le second : «Tout homme est sans doute recommandé par la nature, premièrement et principalement, à ses propres soins ; et comme il est plus capable que tout autre de pourvoir à sa conservation, il est juste qu'elle lui soit confiée. Aussi chacun de nous est plus profondément intéressé à ce qui l'intéresse immédiatement, qu'à ce qui intéresse autrui ». Comme vous le voyez, le concept d'intérêt n'est pas univoque, puisqu'il désigne aussi bien un intérêt pour soi qu'un intérêt pour autrui. Contrairement aux défenseurs de l'égoïsme psychologique, Smith ne pratiquait aucune sorte de réduction anthropologique. Néanmoins, c'est le mobile de l'intérêt égoïste qui commande les relations d'échange et, dès lors que c'est l'économie qui encastre la société et non l'inverse, seul l'intérêt suffit à harmoniser et à pacifier les rapports sociaux. La bienveillance ne disparaît pas des rapports inter individuels, mais seul l'égoïsme est socialement structurant, ou prétendument tel. Toute la philosophie politique moderne repose sur ce présupposé égoïste, quoiqu'elle lui donne deux réponses différentes : le contrat et le marché.

Le sacrifice et l'attestation du désintéressement véritable

Ainsi se construit une matrice théorique opposant radicalement intérêt et désintéressement, égoïsme et altruisme. Quels traits distinctifs celui-ci doit adopter ? Pour le dire en bref, une intention sera définie comme authentiquement altruiste si elle ne poursuit aucun intérêt propre, si elle est authentiquement désintéressée, autrement dit si elle n'apporte aucun bénéfice, profit, de quelque nature qu'il soit, même en terme de satisfaction personnelle ou d'estime de soi. Une telle intention existe-t-elle ? En théorie, oui. Mais peut-elle être reconnue ? C'est là qu'est la difficulté. La logique de ce système de pensée conduit à donner au désintéressement ou à l'altruisme une dimension proprement sacrificielle. On le voit dans la doctrine du pur amour, chez Fénelon par exemple. Le véritable amour, en l'occurrence il s'agit de l'amour de Dieu, ne doit pas obéir à l'espérance du salut, sans quoi c'est encore un amour imparfait, mercenaire, un amour impur. Voyez le rapport qui s'établit ici entre pureté, au sens de la pureté morale, et désintéressement. Comment l'attester ? Car, de fait, le problème ici est celui de l'attestation. La solution, chez Fénelon par exemple, c'est que le fidèle doit faire le sacrifice de son salut et accepter sa propre damnation, accepter de vivre éternellement dans l'enfer et continuer néanmoins d'aimer Dieu pour lui-même. Je n'ai évidemment pas le temps d'entrer dans le détail de cette thèse, moins encore dans les controverses infinies qu'elle a suscitées. L'important, c'est de comprendre la logique qui est à l'œuvre.
Plus généralement, l'action proprement altruiste devra se faire aux dépens de soi dans un renoncement radical, sans limite, dans un véritable sacrifice de soi, qui exclue toute possibilité d'un bénéfice en retour. Il faut vraiment être prêt à tout donner jusqu'à la conscience que vous donnez, jusqu'au plaisir qui accompagne le fait de donner (même si ce n'est pas ce plaisir que vous recherchiez). Le don altruiste doit aller jusqu'à la totale inconscience totale de soi, sinon vous êtes toujours pris dans le mouvement réflexif de la satisfaction, de la rétribution. Est-ce seulement possible ? Ici, nous ne sommes plus dans une réflexion de type psychologique. Il est tout à faite remarquable qu'on trouve certains aspects marquants de cette exigence sacrificielle de l'altruisme dans l'œuvre de Lévinas.

L'altruisme hyperbolique d'Emmanuel Lévinas

Dans l’Humanisme de l’autre homme, de longues et belles analyses sont consacrées à cette idée que la relation à autrui est une « mise en question » de soi, une « sommation », une interpellation, qu’on ne peut comprendre sur la seule base de l’intentionnalité de la conscience qui est ici comme « désarçonnée » [p. 53], prise à partie, sollicitée dans ce que Levinas appelle une « visitation » : le visage de « l’absolument autre » en tant qu’il s’adresse à moi. La nudité du visage de l’être en détresse n’est pas un objet que la conscience constitue, il se donne à la faveur d’une intrusion à laquelle on ne saurait se dérober. Sollicitation de l’être en détresse qui affecte si puissamment qu’il n’est plus possible de se dérober, de détourner le regard, de chercher des excuses. C’est pourquoi la passivité de la réceptivité à l’autre est la condition de l’action, ou de ce que Levinas appelle « l’Oeuvre » : orientation du Même vers l’Autre, qui est « générosité radicale » [p. 44]. Rien pourtant qui appelle l’idée d’un parfait désintéressement, d’un renoncement définitif, d’une dépossession de soi. Charge sans doute contre l’égoïsme, la vision économique de l’homme comme un calculateur obnubilé par la maximisation de ses intérêts, mais charge qui ne va pas au-delà et qui permet de définir le mal comme détournement du regard, refus d’une responsabilité trop exigeante, trop envahissante : le Mal comme égoïsme [p. 89]. Cela nous le comprenons aisément. L’OEuvre n’exclut pas tant la réciprocité, le retour, la rétribution, qu’elle ne se fait patience, attente indéfinie, peut-être au-delà de la mort, d’un aboutissement dont je ne serai peut-être pas le contemporain, mais qui n’est nullement exclu par définition : « Renoncer à être le contemporain du triomphe de son oeuvre, c’est entrevoir ce triomphe dans un temps sans moi » [p. 45]. Mais triomphe attendu, espéré tout de même, quoique soit acceptée l’éventualité qu’il s’accomplisse dans « un temps par-delà l’horizon de mon temps », et ce par un mouvement de générosité qui est élan d’une « jeunesse radicale » d’un être « déjà comblé » [p. 48], capable de surmonter, par sa richesse même, l’égoïste souci de soi et qui se fait Bonté dans le renouvellement perpétuel de ses propres forces à mesure qu’elles s’épanchent et se vident. Bien que nous ne soyons plus dans la logique de l’échange, marchand ou non, ni de l’équation du prêté pour un rendu, il n’y a rien encore qui appelle à l’obligation d’un parfait renoncement : l’OEuvre « n’est pas entreprise en pure perte » [p. 44].
Pourtant, la dimension proprement sacrificielle s’immisce déjà dans ce texte de Levinas, lui donnant une orientation bien plus radicale et que les livres à venir développeront . Quelques formules sont l’indice de cette radicalisation outrancière : « Elle [l’OEuvre] exige, par conséquent, une ingratitude de l’Autre » [ibid.]; « la vulnérabilité est plus [ou moins] que la passivité recevant forme ou choc. Elle est l’aptitude – que tout être dans sa “fierté naturelle” aurait honte d’avouer – à “être battu”, à “recevoir des gifles” » [p. 104]; « l’ouverture, c’est la dénudation de la peau exposée à la blessure et à l’outrage » [ibid.]. Enfin : « Or, dans l’approche d’autrui, où autrui se trouve d’emblée sous ma responsabilité, “quelque chose” a débordé mes décisions librement prises, s’est glissé en moi, à mon insu, aliénant ainsi mon identité. »
La relation à autrui qui, dans l’Humanisme de l’autre homme, relevait de l’élan d’une générosité juvénile se teinte, dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, de nuances bien plus sombres; elle se fait douleur, déprise de soi, jamais suffisante, d’un être empêtré dans l’étouffement de soi : « Non point au repos sous une forme, mais mal dans sa peau, encombré et comme bouché par soi, étouffant sous soi-même, insuffisamment ouvert, astreint à se dé-prendre de soi, à respirer plus profondément, jusqu’au bout, à se dé-posséder, jusqu’à se perdre » [p. 174]. Il n’est plus question désormais dans ces lignes de générosité, mais d’inquiétude, de souffrance, d’accusation, d’expiation, de sacrifice de soi qui nous fait « otage » d’autrui. La passivité est décrite comme un « s’offrir qui n’est même pas assumé par sa propre générosité – un s’offrir qui est souffrance, une bonté malgré elle » [p. 92] : exténuation de l’être qui n’est plus commission à l’autre confié à sa charge et qui engage sa responsabilité, mais « être-pour-l’autre » absolument, totalement. La réflexion de Levinas se meut alors dans une espèce de dualisme qui rappelle l’opposition de Fénelon entre l’amour pur de Dieu, appelant à la désappropriation de soi, au sacrifice de toute espérance de salut, à l’abandon de la volonté propre, et l’amour de soi, toujours nécessairement intéressé, mercenaire. Cette filiation avec le quiétisme fénelonien, soulignée par Robert Spaemann, a quelque chose de très étonnant chez un penseur qui vient pourtant de la tradition judaïque. Si nous sommes encore dans le domaine de l'éthique, c'est celui d'une éthique de la sainteté. On peut comprendre dès lors qu'elle pousse l'effort théorique au-delà des formes plus « raisonnables » d'altruisme, mais les contraintes qu'elle fait porter au désintéressement annule les modalités de la relation à l'autre, et c'est un des plus sérieux problèmes posés par l'éthique de Levinas.
Le grand apport de la recherche contemporaine, issue des expériences menées en psychologie sociale (en particulier par Daniel Batson) et dont parle si bien Matthieu Ricard dans son ouvrage, est de dépasser cette alternative entre l'égoïsme et l'altruisme, et cela en refusant une vision strictement moniste des motivations humaines, en proposant une vision plurielle qui laisse place aux conduites proprement altruistes sans avoir besoin de donner à celles-ci le tour sacrificiel dont nous avons parlé. Mais l'essentiel est acquis. Nous savons désormais que l'égoïsme psychologique, l'idée que l'homme est un individu rationnel qui vise à maximiser ses intérêts et ses préférences est, non seulement une hypothèse désolante, mais une hypothèse fausse. Reste à en tirer les leçons dans notre compréhension des rapports sociaux, politiques et même économiques. Et là, il reste beaucoup de travail à faire.

vendredi 4 octobre 2013

Violence et vulnérabilité : un paradigme pour l'école

Conférence donnée hier au Colloque international, "Genre et violence dans les institutions scolaires et éducatives" à l'université de Lyon II :

Un pas considérable fut accompli dans la compréhension des actions humaines violentes, lorsqu'on put montrer que celles-ci ne tiennent pas toujours, ni même principalement, à l'existence de pulsions agressives, pathologiques ou sadiques mais plutôt, et plus généralement, aux situations dans lesquelles les individus se trouvent placés.
S'il importe d'insister de façon décisive sur l'importance du facteur « situationnel » ou « environnemental », c'est en vu de dépasser l'alternative liberté versus détermination – parler de déterminisme en cette affaire serait trop fort - qui enferme la réflexion dans des contraintes théoriques excessives et qui, surtout, envisage le débat à partir de positions de départ trop tranchées. Car la violence humaine, dans ses multiples expressions plus ou moins graves, est tout à la fois un sujet de recherche académique qui fait annuellement l'objet de milliers de publications savantes de part le monde, et une matière qui donne lieu à des politiques publiques et des législations plus ou moins controversées. Ces dernières alternent trop souvent entre efforts de prévention (que leurs adversaires taxent de « laxisme ») et mesures renforcées de sécurité et de sanction (considérées par leurs opposants comme étant tout à la fois démagogiques et inefficaces), dans un mouvement de balancier qui oscille en fonction de la position idéologique des uns et des autres. Tout se passe comme si l'on était pris nécessairement dans l'étau de fer du « ou bien ou bien » et qu'il faille être soit partisan de la fermeté au nom du principe que les individus sont (sauf exception pathologique et l'exercice de contraintes physiques) libres et responsables de leurs actes, soit plus accommodant et compréhensif en raison des facteurs (psychologiques, sociaux, familiaux, éventuellement génétiques) dont il faut tenir compte pour comprendre les conduites et les comportements individuels. S'il s'agissait seulement de prendre position entre le point de vue attribué aux sciences humaines (quoique celui-ci soit moins univoque et « holistique » qu'on ne prétend habituellement) et disons le point de vue « libéral », qui insiste sur la responsabilité individuelle du sujet (posé dans son autonomie irréductible), notre propos n'aurait rien de nouveau à dire. En réalité, plutôt que d'avoir à choisir entre l'une ou l'autre des positions de l'alternative, est-ce cette alternative elle-même qu'il convient tout d'abord de remettre en cause.
Une voie féconde en vu de dépasser l'obligation de faire un choix drastique entre libre arbitre (ou autonomie) et détermination est ouverte par la mise en évidence d'une donnée anthropologique qui apparaît ça et là, mais qui est rarement placée au centre : la vulnérabilité. Pour être plus précis, la vulnérabilité des individus face à des situations personnelles et/ou à des institutions collectives qui engendrent des conduites dites « anti sociales » (antisocial behavior).
Ce n'est pas en ignorant ou en relativisant la fragilité des enfants agressifs dont les causes (à la fois sociales, psychologiques, familiales, etc.) sont fort bien répertoriées par les chercheurs que l'on pourra espérer réduire les phénomènes de violence à l'école.

I. Un tiers paradigme

Outre le vol et le racket, la violence ordinaire dans l'univers scolaire se rapporte le plus souvent à des comportements de mise à l'écart, d'injures, d'humiliation ou de harcèlement, dont les effets peuvent se révéler dévastateurs pour les victimes, les conduisant soit à « internaliser » la souffrance qu'ils éprouvent (timidité, repli dépressif sur soi, échec scolaire, dans le pire des cas, tendances suicidaires) soit à l' « externaliser » dans des conduites à leur tour agressives, voire, dans certains cas très rares, proprement meurtrières. Il est regrettable que ce soit davantage ces-dernières qui retiennent l'attention des médias et du public, alors que les premières, plus subjectives et moins visibles – les données chiffrées manquent - sont également d'une réelle gravité.

L'identité abîmée

Selon une idée intuitive assez généralement admise, des sanctions, éventuellement pénales, sévères sont mieux à même de prémunir les comportements violents qu'une politique s'efforçant d'aider l'adolescent à développer des stratégies lui permettant, lorsque cela est encore possible, de rester lier ou de se relier, de façon positive, avec sa famille, son école et la société. Bien que la réponse « musclée » soit la plus facile à adopter – surtout lorsqu'elle nourrit une rhétorique de l'autorité et de la « tolérance zéro » – en réalité, des décennies de recherche montrent que c'est surtout une politique scolaire d'attention et d'aide aux plus défavorisés et aux plus vulnérables qui peut, à terme, réduire les conduites juvéniles antisociales. Or une pareille approche n'est nullement incompatible, bien au contraire, avec l'apprentissage des règles sociales et le respect de l'autorité, en sorte que rien ne justifie qu'on la taxe de « laxiste ». Ce point, que nous développerons plus loin, mérite d'emblée d'être souligné afin d'éviter tout malentendu ou équivoque.
Un comportement antisocial est décrit comme la violation répétée des normes sociales de comportement en vigueur, « incluant généralement agressions, vandalisme, non respect des règles, défi à l'égard de l'autorité des adultes et violation des normes sociales de la société.» Il ne saurait être question d'exposer ici avec un peu de détails les nombreux facteurs externes (familiaux, économiques, sociaux, également ceux liés aux établissements scolaires) et internes (difficultés d'apprentissage, désordres émotionnels et comportementaux, etc.) des conduites « antisociales » agressives que les chercheurs ont dégagés.
Le point important qu'il convient de retenir, c'est la relation dynamique qui existe entre l'individu et l'ensemble de ces facteurs, lesquels interagissent également les uns avec les autres, pour former à un moment t le « caractère » d'un individu particulier, c'est-à-dire tout à la fois l'état de développement de ses capacités affectives, morales et intellectuelles, les valeurs et principes auxquels il adhère, et les conduites qui en découlent. Or ce « caractère », pris à un moment t, ne peut être compris dans ce qu'il est et dans ses actes, seraient-ils délinquants ou criminels, qu'à partir du moment où il est envisagé dans la totalité unifiée de l'existence qui est la sienne, c'est-à-dire dans la constance d'une certaine manière d'être, laquelle inclut l'adhésion à un ensemble de croyances et de valeurs L'idée qu'un individu puisse se changer librement, volontairement, lui-même – ses opinions et les passions qui le font agir - dès lors qu'il y serait contraint par les représentants de l'autorité, est encore plus fausse et vouée à l'échec lorsqu'elle s'adresse à un enfant ou à un adolescent en formation que lorsque ce discours est servi à un adulte. Dans ces cas, comme en bien d'autres, la volonté est d'abord impuissante à produire ce qu'on attend d'elle, lors même qu'elle le voudrait, tout simplement parce que nous ne sommes pas totalement à disposition de nous-même, du moins pas au sens où notre caractère – l'être que nous sommes devenu avec le temps - pourrait se transformer immédiatement de fond en comble par une simple décision rationnelle de la volonté, serait-ce la nôtre. Nous pouvons certes viser à la progressive restauration d'une identité abîmée – en vue de l'ouvrir à un avenir meilleur -, mais il serait illusoire de croire et d'espérer qu'elle puisse être transformée sur le champ par un simple diktat ou par un commandement, quel qu'en soit l'auteur. Et cette restauration, qui porte sur la personnalité dans son ensemble autant que sur les opinions, passions, croyances et principes qui sont les siennes, ne peut se faire sans un patient travail sur soi qui demande souvent aide et médiations. C'est là la limite que rencontrent inévitablement les pratiques pédagogiques qui obéissent à une temporalité (relativement) courte, et non à la difficile prise en charge de l'enfant dans la longue durée. Or il est notoire que les enseignants ne sont nullement formés à cette tâche.
Les difficultés que l'institution scolaire rencontre face à la violence des plus vulnérables est également une conséquence inaperçue de l'idée de contrat sur laquelle elle repose plus ou moins implicitement. Or le défaut principal des doctrines du contrat, c'est qu'elles n'admettent pour protagonistes que des individus déjà adaptés aux normes sociales et capables d'agir conformément à ce qu'elles exigent de chacun (comme sujets rationnels, responsables, autonomes, etc.) Or ce présupposé a des conséquences sacrificielles considérables envers ceux – certains élèves par exemple - qui ne sont pas en mesure ou qui refusent, pour des raisons conscientes ou non, de « jouer le jeu » et qui, dès lors, ne peuvent que s'exclure du système. N'y a-t-il pas quelque chose de profondément injuste à faire de cette capacité d'adaptation et de l'autonomie un préalable, et non une fin à viser quelles qu'en soient les difficultés et le prix sans doute élevé à payer ?

Contrat et exclusion

Bien que l'école ne formalise explicitement pas les termes d'un véritable contrat (autrement que dans l'obligation faite aux élèves et aux parents de signer le règlement intérieur de l'établissement), il existe, malgré tout, une relation contractuelle implicite dans le rapport pédagogique nécessaire à son exercice et à sa pérennité. Or l'incapacité pour certains élèves de respecter les termes de ce contrat conduit, dans un grand nombre de cas, à des comportements « négatifs », agressifs, voire violents, que l'école règle trop souvent par l'exclusion. Mais cette solution, qui n'en est pas une, est-elle juste ? La question est toute simple, presque naïve, la réponse à lui apporter ne l'est pas. Elle est pourtant cruciale. L'exclusion scolaire, on le sait, est le prélude à l'exclusion sociale qui en est tout à la fois la cause et la conséquence, le tout fonctionnant en boucle. Ainsi que le note Carol Hayden de l'université de Portsmouth (Angleterre) : « Les circonstances favorisant l'exclusion sont à la fois ce qui déclenche une cascade de difficultés dans une biographie individuelle et ce qui en résulte. » Eric Debarbieux, un des meilleurs spécialistes français de la question, note à son tour : « La plupart des sociologues français (par ex. Dubet, 1994, Payet, 1995) font de l'exclusion sociale une des causes essentielles de la violence scolaire ». Ce n'est pas être un dangereux révolutionnaire que de reconnaître qu'il y a là une réalité sociale à laquelle nous ne saurions nous résigner, tout simplement parce que cette dynamique de l'exclusion et de la violence met profondément en cause l'idée que nous avons d'une société juste, conforme aux idéaux du libéralisme politique, d'une société qui traite ses enfants avec le soin et l'attention qui conviennent aux plus vulnérables, seraient-ils, dans le même temps, les plus difficiles à « gérer » par l'institution qui en a la charge.
Notons cependant qu'en France, lorsqu’un élève est exclu d’un établissement scolaire, il est habituellement transféré aussitôt dans un autre ou dans une structure spécialisée. Du point de vue administratif, aucun élève n’est jamais exclu du système, la scolarité étant obligatoire pour tous les enfants de six à seize ans. « Cette obligation scolaire est soumise à un contrôle strict, qui s’est trouvé indirectement renforcé par la loi du 18 décembre 1998 dont l’objet premier était de lutter contre les phénomènes sectaires. Bien que les transferts entre établissements scolaires soient réglementés par des procédures légales bien précises, le suivi de l’assiduité de l’élève dans sa nouvelle école n’est pas toujours assuré : nombre d’établissements – et on les comprend – ne tiennent pas à retenir un élève difficile ou violent. Ainsi l’exclu devient-il parfois absentéiste. Cependant qu’il existe peu de données fiables sur ce sujet. »
Il importe, néanmoins, de ne pas se méprendre. Mettre en évidence l'influence des divers facteurs qui sont à l'origine de la violence scolaire – une influence d'autant plus forte que ces facteurs se conjuguent les uns les autres8 - ne conduit nullement à adopter nécessairement une attitude générale d'excuse qui dédouanerait les individus de toute responsabilité personnelle à l'endroit de leurs actes. Il n'est pas de politique efficace contre la violence à l'école qui ne passe au premier chef par la reconnaissance, voire la dramatisation, des faits, s'agirait-il de violences mineures, qui exige que soit immédiatement tirer la sonnette d'alarme, alors que les chefs d'établissement ont trop souvent tendance à dissimuler ces événements pour ne pas nuire à la réputation de leur école.

II. Pour une politique éducative de la sollicitude

Le constat que fait Isabelle Franck, de l'association belge, Vivre ensemble éducation, fait l'objet d'un consensus très général dans la communauté des chercheurs, tous disant peu ou prou la même chose :
« Les problèmes que rencontre un enfant de milieu défavorisé sont fort proches de ceux vécus par n’importe quel enfant qui connaît des difficultés familiales (divorce, deuil, alcoolisme, maltraitance), difficultés qui ne sont en soi pas liées au milieu social. Ce sont des enfants qui sont tellement préoccupés par ce qu’ils vivent personnellement qu’ils ne sont pas disponibles pour apprendre. Ils sont culpabilisés, timorés, ils se replient sur eux-mêmes car ils ont d’autres problèmes à leurs yeux bien plus importants que les matières qu’on essaie de leur apprendre. Ce qui leur est particulier, c’est qu’ils doivent constamment faire le grand écart entre leur culture familiale et celle de l’école, qui sont souvent bien éloignées. Face à cela, l’enseignant, trop souvent, ne peut pas s’empêcher de juger, de déprécier le vécu familial, parfois à haute voix et devant les condisciples.
Face à un enfant « à problèmes », l’enseignant devrait au contraire essayer de comprendre le pourquoi et le comment de tel ou tel comportement qui le choque ou l’énerve. Comprendre par exemple qu’il est difficile, pour une maman analphabète ou ne parlant pas le français, de faire la démarche de venir rencontrer le titulaire de son enfant, de se présenter à une réunion de parents, d’écrire sans fautes un « mot » dans le journal de classe, de répondre adéquatement aux multiples demandes de l’école (papiers à remplir, frais scolaires à payer, documents à signer, suivi du travail de l’enfant,…). « L’enfant, tout comme l’adulte d’ailleurs, sent immédiatement, au premier contact, s’il a face à lui un(e) allié(e), quelqu’un qui a de l’empathie pour lui et souhaite l’aider, ou au contraire quelqu’un qui le juge et le dévalorise ». Il appartient donc à l’enseignant d’enclencher un cercle vertueux de confiance et de progrès, plutôt qu’une spirale d’incompréhension, voire de mépris, et d’échec. »
La lutte contre la boucle de l'exclusion exige des politiques adaptées qui ne sauraient être du seul ressort de l'école – d'autres institutions sociales doivent en être les acteurs – mais où l'école joue néanmoins un rôle déterminant.
Tout d'abord, s'impose la reconnaissance que de nombreux enfants, particulièrement fragiles et vulnérables, ont des besoins spécifiques d'éducation, exigeant de la part des enseignants une attention, une compréhension qui n'est pas séparable d'une formation particulière, exigeant également que des programmes pédagogiques adaptés soient développés et que des moyens soient affectés. D'autres conditions, soulignées par les chercheurs, sont nécessaires : par exemple éviter que ces élèves soient concentrés dans des établissements situés dans des « zones de handicap », les quartiers les plus défavorisés, économiquement sinistrés, qui sont autant de zones à risque, de même qu'est recommandée une véritable inscription de l'école dans la communauté de voisinage.
Nécessité également de la mise en place d'équipes pédagogiques expérimentées, reconnues comme telles, stables et soudées, travaillant ensemble sous l'animation du directeur de l'établissement – son engagement est en effet une clé de la réussite - en association avec les élèves, alors que les établissements en zone difficile bénéficient rarement des tels avantages : les enseignants les plus jeunes y sont envoyés, avec le désir d'en partir le plus vite possible11. Or, ainsi que le souligne Eric Debarbieux : « Les établissements les plus en danger sont les établissements où l'instabilité des équipes éducatives est la plus grande. » Dans un entretien donné au journal Le Monde en 2006, ce spécialiste internationalement reconnu, ajoutait : « A l'école, les gens qui se font agresser sont le plus souvent des victimes de remplacement, des boucs émissaires. En criminologie, on parle de la théorie de la disponibilité des cibles. Les victimes isolées sont plus vulnérables. C'est la même chose pour les enseignants qui ne bénéficient pas de la protection du groupe. »
Les chercheurs insistent également sur l'importance du climat scolaire, lié à la clarté des règles et au sentiment qu'elles sont appliquées de façon juste ; tous facteurs et variables directement corrélés à l'augmentation ou à la diminution de la violence en milieu scolaire. Aucun programme, aussi bien intentionné soit-il, n'est efficace à moins d'être mis en œuvre de la manière appropriée dans chaque établissement concerné : « L'action contre la violence, écrit Debarbieux, ne peut être qu'une action en contexte. » La politique de la prévention repose ainsi sur quatre points cardinaux : « son caractère local, au plus près du terrain ; son adaptation au degré réel de difficulté identifié ; l'individualisation des services pour les cas les plus difficiles ; enfin, le caractère systémique, contextualisé, des interventions. »

Les valeurs du care et de la sollicitude

Ces quelques recommandations ressortissent, plus généralement, de ce qu'il convient d'appeler une politique du soin ou de la sollicitude, que les anglo saxons nomment care policy. Il s'agit d'appliquer dans le monde social, en l'occurrence dans le monde éducatif, les principes de ce courant de l'éthique qui est apparu il y a quelques décennies, en particulier aux Etats-Unis, et qui insiste sur ces valeurs de l'attention, du « prendre soin de », voire de la compassion à l'endroit des plus défavorisés et des plus vulnérables, de ces laissés pour compte que les théories traditionnelles du contrat et, bien plus encore, la doctrine utilitariste dominante, oublient de considérer.
Il ne s'agit pas de fonder une politique publique sur la compassion, mais de reconnaître seulement que ce sentiment moral constitue un élément parmi d'autres, important néanmoins, en vue de prendre en considération la situation particulière des individus lorsqu'ils sont exposés aux infortunes qui tiennent à la vulnérabilité de l'existence humaine.
Cette attention empathique, compatissante, nous l'éprouvons généralement à l'endroit de ceux qui sont victimes d'une injustice ou d'une souffrance qui nous touche et nous affecte. Il est bien plus difficile d'envisager que nous puissions l'éprouver envers quiconque se comporte mal – tel l'enfant agressif et violent. Et il est bien plus difficile encore d'envisager qu'une institution tout entière, l'ensemble des membres qui la composent, puisse être animée d'un tel sentiment envers les cas les plus difficiles. Je répondrai, pour faire très court, que le sentiment, peut se développer et que c'est là un travail de l'intelligence et de l'imagination qu'il n'y a pas lieu d'opposer aux élans de la sensibilité. Les émotions se forment et s'éduquent, contrairement à ce que l'on pense d'habitude.
C'est un travers de notre tradition de pensée de trop souvent opposer radicalement intellect et sensibilité, alors que les deux entrent en résonance dans l'action « efficace » qui est éprouvée et comme goûtée pour elle-même parce que l'ensemble des facultés y participent. Or les émotions et les représentations qui en découlent – de fait, les deux sont liées dans une complexe interdépendance – devraient jouer un rôle réel dans les politiques publiques qui se donnent la justice pour fin. Ainsi que l'écrit Martha Nussbaum : « Il est des raisons de penser que la compassion apporte à la moralité publique des éléments essentiels d'une vision éthique sans laquelle toute culture publique est dangereusement vide et creuse.»
Faire place à la compassion constitue un élément déterminant, mais certainement pas unique, dans les traits distinctifs de ce que nous appellerions volontiers une institution bienveillante. Il n'y a pas de raison de penser que l'école ne puisse être de la sorte, de même que la justice. Ayant établi cette commune application, on comprendra aisément que la compassion n'a rien d'une justification dans tous les cas.
Cette attitude de sympathie et de compassion, d'attention et d'écoute, en particulier à l'endroit de ceux que l'on a spontanément le moins envie d'écouter, les enfants fragiles, vulnérables, il serait essentiel, en effet, que l'école la promeuve et que les enseignants y soient formés, bien plus qu'il ne le sont aujourd'hui. L'attention est déjà une forme de reconnaissance qui ouvre la possibilité d'une conquête de l'estime de soi. Or, la perte de l'estime de soi et l'humiliation, plus ou moins larvée qui l'accompagne, sont parmi les facteurs déterminants à l'origine des comportements scolaires d'échec qui se déploient en violence.
Faite d'exigence – et non de cette complaisance à laquelle on la ramène parfois – la sollicitude demande un engagement personnel de chacun des membres de l'équipe enseignante qui n'est ni dans ses pratiques – l'idée qu'elle se fait de son métier – ni dans ses moyens. Aussi ne suffit-il pas de s'en tenir à cette disposition d'une circulaire de 1991 de l'éducation nationale, qui interdit aux enseignants « tout comportement ou parole qui traduirait l'indifférence ou mépris à l'égard de l'élève ou de sa famille ou qui serait susceptible de blesser la sensibilité des enfants ». Quoiqu'elle participe du principe dont nous nous réclamons ici, sa formulation reste encore trop négative.
On dira que ce sont là de « bons sentiments » qui ne coûtent pas chers, et qu'on ne fait pas plus de bonne politique avec des sentiments qu'on ne fait de bonne littérature. C'est là une idée répandue qui est tout à fait fausse. Les principes et les règles comptent, mais la manière dont les individus les appliquent sont également de première importance. Le « climat » qui règne au sein de l'école, les relations que les enseignants et les responsables entretiennent avec les élèves, en particulier avec les élèves les plus vulnérables et difficiles, constituent des variables déterminantes de nature à développer ou, au contraire, à éviter les conduites de violence dans le monde scolaire, bien plus que la technologie du contrôle et de la surveillance dont l'inutilité ou les effets pervers sont très généralement reconnus. C'est là une des raisons qui nous conduisent à souligner l'importance de la bienveillance raisonnable au sein d'une politique publique de lutte contre la violence à l'école. Et elle s'applique, dans ses dispositifs concrets, aussi bien aux élèves qu'aux enseignants.
En effet, les obstacles sont nombreux, tenant surtout au défaut de formation des enseignants, à l'absence de coordination dans un travail d'équipe – un aspect décisif du problème -, au sentiment de solitude, à la fatigue, à l'épuisement, parfois à la dépression qu'engendre la pratique du métier lorsqu'il s'exerce dans des conditions particulièrement difficiles qu'on n'ose pas exposer publiquement. Cette répugnance de la plupart des enseignants à faire état des difficultés qu'ils rencontrent – ne seront-ils pas considérés par leurs pairs et par leur hiérarchie comme de « mauvais » enseignants ? - constitue un grave problème qui est souvent nié par un déni de réalité ou une forme d'hypocrisie. D'une façon générale, l'enseignant, aussi compétent et bien disposé puisse-t-il être, ne peut rien à lui tout seul, sans le soutien et l'aide de l'institution, pas plus que celle-ci n'est en mesure de faire adopter les meilleurs programmes sans l'engagement actif de tous les acteurs, c'est-à-dire de l'institution dans une approche qui doit être « systémique ». Ce sont, en effet, les enseignants eux-mêmes, lorsqu'ils se trouvent confrontés à situations particulièrement éprouvantes, sans avoir été formés à les affronter, qui se retrouvent exposés, démunis et vulnérables. Or, selon cet éminent spécialiste, qui préside l'Observatoire international de la violence à l'école, la formation des personnels enseignants en France reste très en-deçà de ce qui se fait dans d'autres pays, tel le Québec.
Mettre l'accent en particulier sur la disposition affective de la bienveillance à l'endroit des élèves les plus vulnérables n'implique nullement qu'ils soient considérés comme des victimes de la société. S'ils doivent faire l'objet d'un traitement approprié, c'est en vue de la réalisation de leurs capacités propres. Plus généralement, la prise de la conscience de la vulnérabilité ne présuppose pas que la personne soit envisagée, avec une condescendance plus ou moins déguisée, comme un individu passif. Le but est, au contraire, de l'aider à devenir l'agent de sa propre existence, appelé à réaliser une vie digne, conforme à ses aspirations et à ses talents, alors même qu'il se trouve soumis à des contraintes et à des infortunes qui sont hors de son contrôle.

Pour une relation non-contractualiste

A l'idée que l'école ne puisse fonctionner correctement que si le contrat implicite est respecté de façon réciproque, étant établi que tout élève qui refusera ou se montrera incapable de se comporter; selon la position et la fonction qui lui a été assignée par le système, s'en trouvera exclu, il faut opposer l'idée d'une relation asymétrique entre enseignant et élève fondée sur l'attention ouverte et compatissante, sur le pari de la confiance, sur le respect malgré tout, sur le don ouvert à la possibilité, serait-elle lointaine et incertaine, du contre don. Beaucoup de la violence dans le monde scolaire, comme dans l'univers familial et dans la société tout entière, vient de ce que ces qualités font trop souvent défaut dans la relation entre les hommes. C'est un fait que l'école ne fait exception à ce constat.
La sollicitude rationnellement éclairée, telle que nous l'entendons, n'est pas sans limite cependant, et elle ne saurait s'exercer sans le respect des règles et la discipline que l'autorité enseignante est en droit d'exiger. Mais là, de nouveau, cette obligation n'est pas de nature contractualiste, s'imposant dans la logique de la coopération équitable entre des égaux. Si elle doit rester respectueuse, la relation élève professeur n'est cependant pas de nature égalitaire, et bien des dérives résultent de l'idée que l'école est une institution démocratique qui ferait de l'élève citoyen l'égal des maîtres. La volonté de placer l'élève au centre, qui a nourri tant de discours sur l'école, conduit à des effets pervers qui apparaissent dès lors qu'est présupposé que l'enfant ou l'adolescent est un sujet pleinement autonome et rationnel. Cette autonomie ne peut être acquise qu'au terme du processus éducatif qui a d'abord pour finalité la transmission d'un savoir, d'un héritage riche et magnifique, et qui exige que l'enfant ne soit pas placé au centre. Sous prétexte de respecter sa liberté, sa personnalité, sa spontanéité créatrice, etc., l'enfant se trouve investi d'un poids d'autant plus lourd à porter que la vulnérabilité de sa situation personnelle le rend incapable d'être « l'auteur de sa formation » qu'un certain discours pédagogique voudrait qu'il soit. La prise de conscience de la vulnérabilité comme difficulté à mener une « bonne vie », une vie pleinement humaine dans tous ses aspects, est généralement liée à une éthique de l'attention, du soin et de la compassion.
La sollicitude et la discipline sont les deux versants de la relation enseignant élève et ils ont en commun une asymétrie qu'il est nécessaire de conserver pour le bien de l'élève lui-même. Du fait que cette relation est fondamentalement asymétrique, qu'elle repose sur le présupposé d'une non-réciprocité, ce n'est pas sans danger ni illusion qu'est introduite, de façon plus ou moins larvée, la formule d'un contrat pédagogique fondé, à l'instar du contrat marchand, sur les principes d'égalité, d'autonomie et du donnant-donnant. La relation pédagogique n'est ni de nature politique (et elle n'est certainement pas réductible à la domination), ni de nature économique (comme libre échange de biens et de services). Elle n'est pas égalitaire et ne s'établit pas entre des pairs. C'est pourquoi elle ne relève pas, à proprement parler de l'amitié, quoiqu'elle doive se réaliser dans le cadre d'une relation respectueuse, attentive et ouverte. Il est vital qu'elle s'exerce au sein d'un monde à l'abri, sous les auspices d'un ordre hiérarchique stable, qui maintienne entre le professeur et le jeune la présence symbolique, à la fois rassurante et exigeante, du tiers – l'institution école – permettant à l'enfant. devenu un jeune adulte, de trouver sa place et de courir sa chance dans le monde ouvert de la communauté des hommes.