On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

jeudi 16 décembre 2021

Brève synthèse de la pensée politique d'Hannah Arendt

Au centre de la pensée de Hannah Arendt se trouve l'identité , en permanence réaffirmée, entre la liberté et la politique : « Etre libre et vivre-dans-une polis étaient en un certain sens une seule et même chose »*, écrit-elle à propos des Grecs. La politique est comprise comme la participation des citoyens aux affaires publiques – c'est ainsi que Benjamin Constant définit également la liberté des Anciens dans une conférence restée célèbre** - lesquelles sont décidées entre pairs (selon le principe de l'isonomia) au terme de discussions, d'échanges d'opinion dans l'espace public où les hommes s'apparaissent les uns aux autres dans leur pluralité et entrent en confrontation – la vie politique est tout à la fois pacifique et agonale - en vue de la distinction des meilleurs. Et la politique demande que les hommes, éventuellement prêts à sacrifier leurs intérêts particuliers et même leur vie, s'affranchissent de la sphère privée des relations familiales et ne soient pas assujettis aux nécessités de la vie, c'est-à-dire par l'obligation de travailler pour satisfaire leurs besoins biologiques fondamentaux. Pour les Grecs la vie politique est la forme de vie la plus haute et la plus noble, mais non la plus parfaite, cette excellence étant, ainsi que le rappelle Léo Strauss, le propre de la vie philosophique. Cependant la philosophie n'a rien à voir avec la politique laquelle ouvre entre les hommes un espace de pluralité où la vérité n'a pas sa place, dès lors qu'il ne s'agit pas de connaître passivement dans la contemplation de l'intellect les Idées qui se donnent à voir, mais de discuter activement en commun de ce qu'il convient pour la cité de décider et de faire.
Telle est la grande leçon de la démocratie athénienne qu'il s'agit en permanence de réactualiser – la pensée de John Stuart Mill était un siècle auparavant déjà tout entière traversée par cette intention - et avec laquelle la conception moderne de la politique est en profonde opposition. Celle-ci est dominée, depuis Hobbes, par la figure hégémonique de l'Etat-Nation lequel est autorisé par les citoyens à exercer en leur nom une coercition et une violence légitimes afin de garantir la sécurité de leurs vies et la possession de leurs biens et qu'ils puissent vaquer tranquillement à leurs affaires personnelles. La théorie libérale apportera bientôt une restriction à ce nouvel absolutisme  : la souveraineté de l'Etat doit être limitée par la défense des droits individuels lesquels s'exercent dans le retrait de la sphère privée où chacun est libre de conduire son existence comme il l'entend selon la conception qu'il se fait de la bonne vie et dont aucune n'est meilleure qu'une autre. Telle est la conséquence du principe moderne de tolérance.Cette forme de vie individualiste et la conception de la liberté qui la soutient, sont propres aux démocraties libérales modernes, et elles sont, selon Hannah Arendt, par nature non politiques : « Si l'on entend par politique tout ce qui est simplement nécessaire à la vie en commun des hommes, pour leur permettre ensuite en tant qu'individus ou en tant que communauté nouvelle une liberté au-delà de la sphère politique et des nécessités, il est effectivement légitime de prendre pour critère de chaque corps politique de degré de liberté […] qu'il tolère, c'est-à-dire le périmètre de liberté non politique qu'il contient et assure. »***
Dans la conception moderne de l'Etat, les citoyens restent certes en dernier ressort les « auteurs » des décisions publiques qui sont prises en leur nom, mais ce n'est que dans le cadre de l'Etat représentatif (comme chez Hobbes) ou de la démocratie représentative laquelle est dominée par la professsionalisation de la vie politique et le système des partis auxquels Hannah Ardent était hostile. L'Etat a désormais pour tâche de prendre en charge la vie sociale et, en particulier, d'en assurer le bon fonctionnement économique. Cette assignation de la politique, non à la liberté, mais à ce que Hannah Arendt, appelle d'un concept global « la vie – comprenant par là les nécessités économiques, telles qu'elles sont exacerbées dans la société de consommation – constitue une négation de la politique : « Entre ces deux conceptions – celle selon laquelle l'Etat et le politique constituent une institution indispensable pour la liberté, et celle qui voient en eux une institution indispensable à la vie – réside une contradiction insurmontable »**** Hannah Arendt ne remettra jamais en question cette opposition radicale entre ce qui relève de la politique (qui exige engagement, désintéressement et sens du sacrifice et que l'on retrouve dans la grande tradition du vivere civile, de la vie civique) et ce qui relève de la vie, l'une étant l'élément dans lequel se meut la liberté humaine, l'autre relevant de la nécessité des besoins biologiques fondamentaux aussi bien que des aspirations demesurées à la possession des hiens. Le sens de la politique se perd lorsque l'Etat devient le grand ordonnateur de la vie sociale et des intérêts économiques privés et que la liberté humaine retire de l'espace public commun.
La politique et les conditions nécessaires à la pluralité ne retrouvent leur sens que lorsque les hommes, se libérant des inégalités sociales et des régimes qui les oppressent, retrouvent la capacité de se réunir ensemble, de prendre la parole, et de décider en commun de leur avenir. Tel fut historiquement le cas, du moins pour un temps, lors des grands moments révolutionnaires aux Etats-Unis et en France à la fin du XVIIIe siècle (quoiqu'ils y aient de grandes différences entre les deux, et que Hannah Arendt était critique à l'égard des abstractions idéologiques dont se nourrissait la Révolution française et qui conduisirent au règne de la Terreur), puis lors de l'insurrection hongroise en 1956 et plus proches de nous, lors des Printemps arabes en Tunisie et en Egypte en 2011 ou encore en Ukraine en 2014 où les places publiques, Tahrir, Maïdan, investies par des citoyens ivres de discours, consacrèrent un instant la liberté politique retrouvée avant que celle-ci ne disparaîsse vers de nouveaux hivers.
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* La politique a-t-elle encore un sens ? Carnets, éditions de l'Herne, 2017, p. 12.
** La liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, 1819.
*** La politique a-t-elle encore un sens ?, p. 49.
**** Id., p. 65.

samedi 4 décembre 2021

Colloque franco-allemand sur la liberté au temps de la pandémie

La chaîne Arte, en collaboration avec l'Institut Gœthe et la mairie de Mannheim, organise un colloque philosophique franco-allemand au Théâtre National de Mannheim, dimanche prochain à partir de 10h, sur le thème : "La liberté au temps de la pandémie".
La discussion proprement dite débutera à 11h entre la philosophe allemande, Lore Hühn, professeur à l'université de Fribourg, et moi-même. Vous pourrez y assister en direct en cliquant le lien suivant :