"Les errants, les émigrants, étaient devenus des nomades. Des familles qui avaient jusque-là vécu sur un lopin de terre, dont toute l'existence s'était déroulée sur leurs quarante arpents, qui s'étaient nourries – bien ou chichement – du produit de leurs quarante arpents, avaient maintenant tout l'Ouest comme champ de pérégrinations. Et elles erraient à l'aventure, à la recherche de travail ; des flots d'émigrants déferlaient sur les autostrades et des théories de gens stationnaient dans les fossés bordant les routes. Et derrière ceux-là, il en arrivait toujours d'autres. Ces régions du Centre-Ouest et du Sud-Ouest avaient été habitées jusque-là par une population agrarienne que l'industrialisation n'avait pas touchée ; des paysans simples, qui n'avaient pas subi le joug du machinisme et qui ignoraient combien une machine peut-être un instrument puissant et dangereux entre les mains d'un seul homme. Ils n'avaient pas connu les paradoxes de l'industrialisation à outrance et avaient gardé un jugement assez sain pour discerner toute l'absurdité de la vie industrielle.
Et brusquement, les machines les chassèrent de chez eux et les envoyèrent peupler les grandes routes. Et, avec la vie nomade, les autostrades, les campements improvisé, la peur de la faim et la faim elle-même, une métamorphose s'opéra en eux. Les enfants qui n'avaient rien à manger, le mouvement ininterrompu, tout cela les changea. Ils étaient devenus des nomades. L'hostilité qu'ils rencontraient partout les changea, les souda, les unit – cette hostilité qui poussait les habitants des petites villes et des villages à se grouper et à s'armer comme s'il s'agissait de repousser une invasion – section d'hommes munis de manches de pioches, calicots et boutiquiers munis de fusils de chasse – de défendre le monde contre leurs propres concitoyens.
Le flot perpétuellement renouvelé des émigrants fit régner la panique dans l'Ouest. Les propriétaires tremblaient pour leurs biens. Des hommes qui n'avaient jamais connu la faim la voyaient dans les yeux des autres. Des hommes qui n'avaient jamais eu grand chose à désirer voyaient le désir brûler dans les regards de la misère. Et pour se défendre, les citoyens s'unissaient aux habitants de la riche contrée environnante et ils avaient soin de mettre le bon droit de leur côté en se répétant qu'ils étaient bons et que les envahisseurs étaient mauvais, comme tout homme doit le faire avant de se battre."
John Steinbeck, Les raisins de la colère, XXI
L'époque n'est pas la même, les émigrants ne viennent pas des mêmes contrées – ces terres de l'intérieur dont ils avaient chassé entre les deux guerres par les mauvaises récoltes, l'endettement et l'industrialisation de l'agriculture – mais c'est la même errance, la même hostilité face au danger d'invasion – le mythe du grand remplacement – la même solidarité et la même profonde humanité entre les miséreux en quête de l'Eldorado que décrit John Steinbeck dans Les raisins de la colère, ce chef d'oeuvre que nos représentants seraient bien avisés de lire au moment de voter la loi asile et immigration.
Si vous n'avez pas encore lu ce roman, n'attendez plus. Tout y est : la fraternité simple en butte à l'impitoyable cruauté, l'âpreté de la nature avec son goût de poussière, nourricière malgré tout, et au-dessus des hommes et des animaux le ciel impavide qui nous unit communément. Le roman s'achève sur la scène biblique d'une jeune femme, mère d'un enfant mort-né, qui donne le sein dans une grange à un homme à l'agonie, alors que les cataractes de pluies les ont chassé des wagons de marchandises où ils avaient cherché refuge le temps de la cueillette des plants de coton.
1 commentaire:
L’engagement de Steinbeck ne se reflète que trop bien dans ces quelques lignes, et fait écho à des situations encore vécues de nos jours. En effet, la déshumanisation est courante lorsqu’il s’agit de traiter de la question de l’asile ou de l’immigration.
L’aventure de ces laissés-pour-compte est exposée par Steinbeck d’une manière qui fait froid dans le dos. Les raisins de la colère est une œuvre singulière, à la fois belle et triste, qui expose la détresse, encore trop présente, de milliers d’êtres humains :
« Quand il y avait de l’ouvrage pour un, ils se présentaient à dix. Dix hommes se battaient à coups de salaire réduit. Si ce gars-là travaille pour 30 cents, moi je marche à 25 ! Il marche à 25 ? Je le fais pour 20. »
Cette détresse, crée « « Dans l’âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines. »
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