On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

vendredi 14 mars 2025

Le bien n'est-il pas plus profond que le mal ?

Conférence Collège Supérieur de Lyon
13 mars 2025


Je tiens, tout d’abord, à remercier Marie Grand de m’avoir de nouveau invité au Collège Supérieur de Lyon pour venir parler avec vous de ce sujet que je lui avais proposé après ma dernière conférence, ici, il y a deux ans à peu près. A l’époque, je venais de publier un ouvrage sur la littérature et le bien, intitulé plus précisément Ce bien qui fait mal à l’âme, la littérature comme expérience morale. L’intention première de ce travail était et demeure de remettre en question l’affirmation qu’avait tenue Georges Bataille, lors d’un entretien télévisé en 1958 : « Si la littérature s’éloigne du mal, elle devient vite ennuyeuse. » Pour beaucoup seul le mal serait intéressant, et de fait c’est bien à ses différentes expressions que nombre de livres, pour ne pas parler des films ou des séries, sont consacrés, comme si c’était là une source inépuisable d’imaginations et d’inventions créatrices dont le bien serait dépourvu. Et bien que les personnages s’y livrent à toutes sortes d’actions, dont nous condamnons la nature immorale, et qu’elles soient commises par des individus que nous n’aurions nullement le désir de fréquenter dans notre vie quotidienne, nos yeux s’entr’ouvrent sur ce que nos doigts dissimulent, attirés par ce qui nous répugne, comme dans la parabole de Léontios au livre IV La République de Platon :

Léontios, fils d’Aglaion, remontait du Pirée, le long du mur du nord, à l’extérieur : il s’aperçut que des cadavres gisaient près de chez l’exécuteur public : à la fois il désirait regarder, et à la fois, au contraire, il était indigné et se détournait. Pendant un certain temps il aurait lutté et se serait couvert le visage ; mais décidément dominé par le désir, il aurait ouvert grand les yeux et, courant vers les cadavres : Voici pour vous, dit-il, génies du mal, rassasiez-vous de ce beau spectacle ! (439e-440a)

Le mal exerce ainsi une sorte de fascination, peut-être cathartique, qu’on ne s’explique pas tout à fait. En comparaison, le bien paraît plutôt efflanqué, et si on le loue, lorsqu’on le reconnaît, on peine à lui trouver une fécondité authentiquement créatrice, quand on ne dénonce pas les atours trompeurs qu’il prend, les hypocrisies dont il se revêt, les intérêts qu’il sert en secret. « Voir clair, c’est voir noir », dit Paul Valéry. La lucidité a, par nature, quelque chose de pessimiste, puisque que le bien est sujet à toutes sortes de tromperies au piège desquelles il ne s’agit pas de se faire prendre. Aussi le bien est-il bien plus une affaire d’apparence qu’une réalité à laquelle on pourrait se confier, et si on le fait, les esprits éclairés et intelligents, ou prétendument tels, n’auront pas de mal à montrer la naïveté à laquelle on cède. Dans l’horizon des actions humaines, le bien ne se montre jamais avec une évidence incontestable, alors qu’en son nom, c’est souvent le pire qui est commis. Lorsqu’on fait les comptes, ce n’est pas que le bien n’existe pas, mais il est quasiment invisible, et lorsqu’il se montre, c’est plutôt une invitation à ne pas se laisser avoir, à ne pas céder aux émotions d’une sensiblerie qui n’a pas plus de valeur que n’en ont, en littérature, les romans à l’eau de rose.
Il y aurait beaucoup à dire sur cette invisibilité du bien, et les morales du soupçon qui l’accompagne. Nous pourrons en reparler, si vous le souhaitez. Après ce bref panorama, on l’aura compris : le bien n’a pas bonne presse.
Je voudrais montrer ce soir, à quel point l’idée que seul le mal est riche, intéressant et fécond, alors que du bien on ne sait ni quoi penser ni quoi en faire mérite une sérieuse réévaluation. Ma réflexion sera conduite par les propos que Hannah Arendt tenait, le 20 juillet 1963, dans une lettre à Gershom Sholem : « À l’heure actuelle, effectivement, je pense que le mal est seulement extrême, mais jamais radical et qu’il ne possède ni profondeur, ni dimension démoniaque. Il peut dévaster le monde entier, précisément parce qu’il prolifère comme un champignon à la surface de la terre. Seul le bien est profond et radical. »
En quelle manière peut-on comprendre cette superficialité du mal ? Une affirmation qui ne conteste nullement qu’il soit extrême, et s’exerce sous formes de violences, de brutalités et de destructions, mais qui lui dénie toute profondeur et radicalité. A l’inverse, comment comprendre la profondeur du bien ? Existe-t-il un accès privilégié à sa manifestation ? Malgré l’affirmation de Georges Bataille, un tel accès, nous le verrons, est offert par la littérature, et certains très grands romans. Pour ne pas céder à la tendance que je dénonce d’accorder toujours plus de place au mal qu’au bien, je m’efforcerai d’expliquer, dans un premier temps, les raisons qui permettent de parler d’une superficialité du mal, que je trouve personnellement très juste, bien qu’elle soit terrifiante, puis, dans un second moment, j’envisagerai quelles expériences de la profondeur du bien nous pouvons faire, lorsqu’il fait effraction dans notre existence.

La superficialité du mal

On comprendra mieux en quel sens on peut parler de la « superficialité » du mal, si l’on saisit le manque de profondeur morale, de densité personnelle, de conscience des responsabilités et du prix à payer à nos actions, qui caractérise les exécuteurs, les bourreaux et les assassins. La psychologie criminelle nous enseigne le caractère infantile des meurtriers, incapables de discerner l’existence de l’autre et d’imaginer les émotions qu’il éprouve. Cette insensibilité, véritable maladie de l’empathie, constitue l’un des traits scientifiquement les mieux documentés de la personnalité psychopathe. À cela s’ajoutent une absence totale de sentiments de culpabilité, de remords ou de honte, un mépris affiché à l’égard de toute notion de responsabilité, perçue comme une limitation de soi, imposée par la société, et qui serait, à les entendre, le propre des imbéciles, des lâches, des nuls, tout juste bons à être écrasés, piétinés, éliminés.
Ces traits distinctifs de la psychopathie révèlent tous un manque, et la violence ainsi libérée ne désigne pas un accroissement de l’être mais son appauvrissement. Le sentiment de liberté se trouvera peut être multiplié chez l’individu que n’entrave aucun obstacle moral, ni souci de l’autre et qui se sent tout puissant, mais c’est là une illusion qui dissimule l’aliénation que provoque la soumission à des pulsions incontrôlées. Nulle grandeur, nulle profondeur dans cette impunité qui laisse libre cours à la plus meurtrière des suffisances.
La frontière entre « l’esprit psychopathe » et l’individu sain d’esprit n’est pourtant pas aussi marquée. Certaines institutions sociales et politiques réussissent à inhiber le sens moral de personnes en tous points « normales », ce jusqu’à les conduire à nuire gravement, dans certaines circonstances, à leurs semblables. Tel fut le résultat des expériences sur la soumission à l’autorité, menées par Stanley Milgram au début des années 1960 : dans le protocole de base de l’expérience, près des deux tiers des sujets ont accepté d’envoyer des décharges d’intensité maximale à un mauvais « élève », simplement parce que ordre leur en avait été donné. Le but initial – et il fut atteint au-delà de toute attente – était de comprendre comment le régime nazi était parvenu à organiser un système génocidaire de masse, exigeant la collaboration de tant de citoyens disposés à le faire fonctionner, en inversant les principes les mieux établis de la civilisation. « Les tyrannies, écrit Milgram, sont perpétrées par des hommes timorés qui n’ont pas le courage de vivre à la hauteur de leurs idéaux».
Au reste, le criminel de guerre n’est souvent qu’un petit homme ordinaire qui cache sa nullité et son insignifiance derrière l’obéissance aux ordres, la rigidité de l’uniforme, l’adhésion à l’idéologie officielle et une passivité endurcie par l’entretien d’un rapport servile à la hiérarchie, d’une reconnaissance aveugle de l’autorité. Nul plus qu’Eichmann, du moins tel que Hannah Arendt le présente, n’incarne mieux cette « nullité » qui serait pathétique si elle n’avait été aussi meurtrière. Les malheurs que ces individus sont susceptibles d’infliger seront sans limites, mais eux-mêmes ne sont souvent que des êtres de façade, des instruments dociles, des hommes dans un étui, pour reprendre le titre d’une nouvelle de Tchékhov, dont la vacuité se révèle au grand jour lorsqu’ils sont contraints de rendre compte de leurs actes, et qu’ils se défaussent de toute responsabilité personnelle : « Je ne pouvais pas faire autrement ». Écart insupportable entre l’infinité du mal, son caractère « extrême » – qui pourra un jour sonder l’abîme des souffrances que l’homme inflige à l’homme ? –, et la médiocrité étriquée des individus sans la collaboration desquels il n’aurait pu être commis. Hannah Arendt voyait en Eichmann une « marionnette » dénuée de toute spontanéité et Nadejda Mandelstam, la femme du grand poète russe Ossip Mandelstam, mort au Goulag, considérait les officiers du NKVD1 à l’époque stalinienne comme de dérisoires « poupées de chiffon ».
Telle est l’insoutenable « banalité du mal », pour reprendre la formule célèbre d’Hannah Arendt, qui se répand à la surface de la terre comme une infestation ou une épidémie.
Qu’y a de plus facile, de plus immédiat, que de répondre au mal par le mal ? L’histoire contemporaine en apporte mille exemples désastreux. Il suffit de songer à l’archipel de la torture que les Etats-Unis ont aussitôt développé au lendemain du 11-Septembre. C’était là la réponse la plus bête, la plus violente, la plus inefficace que l’administration en place pouvait apporter, la preuve en sera apportée par la commission d’enquête du Sénat américain qui dénoncera ces méthodes totalement illégales et contraires aux principes fondamentaux du droit, dont les résultats ont été nuls. Et ne parlons pas des dizaines de milliers de morts en terre de Palestine, en réponse aux attentats du 7 octobre.
Ce sont là des illustrations de cycles de violences qui se perpétuent sans fin, se propageant, en effet, comme une épidémie contagieuse, mais qui sont incapables de résoudre durablement, c’est-à-dire politiquement, les conflits qui opposent les hommes, et répondant aux situations avec un mélange de brutalité sans limite et de sottise absolue. Combattre une armée de terroristes n’impliquait de raser de la surface de la terre un territoire entier et de faire des dizaines de milliers de victimes civiles, hommes, femmes et enfants, déchiquetés par les bombes, alors que l’avenir des survivants ne nous glace pas moins d’effroi. Ce n’est pas seulement la cruauté de ces actions qui nous laisse sidérés, mais, au-delà de leur horreur manifeste, leur absence totale de ce qui fait l’intelligence et le courage des actions humaines. Quelle profondeur pourrait-on dans ces logiques de vengeance qui sont à l’absolu opposé des mécanismes institutionnels de résolution de conflit qui, un jour ou l’autre, devront succéder à la guerre et à la violence ?

La manifestation du Bien

À l’inverse, il n’est nul besoin de définir le bien pour le reconnaître intuitivement lorsqu’il se manifeste et se montre dans des gestes de bonté, parfois excessifs et insensés, parfois ordinaires. Telle est cette manifestation du bien que nous reconnaissons et louons dans les actes des sauveteurs des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Magda Trocmé ouvre sa porte, un soir de l’hiver 1940, à la première réfugiée juive venue frapper à sa porte : « Naturellement, entrez, entrez ». Des milliers d’autres suivront, hommes, femmes, enfants, vieillards, accueillis, protégés, cachés sous de fausses identités par les habitants du Chambon-sur-Lignon et tout un réseau local de solidarité dirigé par son mari, le pasteur André Trocmé. Cette spontanéité désintéressée, répondant à un appel de détresse et à une urgence, a plus de sens, de beauté, de profondeur, de courage évident, d’intelligence de la situation, de noblesse indiscutable que toutes les obéissances servile aux circonstances, aux structures hiérarchiques, par lesquelles les hommes s’abandonnent à la facilité du mal. La chose a, je crois, un caractère d’évidence. Il est actes qui témoignent, au-delà de tout soupçon, d’une manifestation du Bien dans sa réalité mystérieuse et sa puissante fécondité créatrice.
Tournons-nous maintenant vers ce lieu qu’est la littérature lorsque le bien s’y donne à voir dans une manifestation si évidente qu’elle équivaut pour le bénéficiaire, personnage ou le lecteur, à un véritable traumatisme. En particulier, plus que nul part ailleurs peut-être, dans Les Misérables, et plus particulièrement dans la scène où Jean Valjean est ramené par les gendarmes, après avoir été arrêté en possession des chandeliers qu’il avait volé à l’évêque Bienvenu.
S’enchaîne soudain une série de stupeurs.lorsque ce dernier lui fait presque reproche de n’avoir emporté qu’une partie des objets qu’il lui avait donnés : « Ah ! Vous voilà ! Je suis aise de vous voir. Eh bien, mais ! Je vous avais donnéles chandeliers aussi. […] Pourquoi ne les avez-vous pas emportés avec vos couverts ? […] Jean Valjean ouvrit les yeux et regarda le vénérable évêque avec une expression qu’aucune langue humaine ne pourrait rendre. » L’émotion qui saisit l’ancien forçat, la stupeur qui le pétrifie au contraste entre le naturel des propos et le caractère insensé du don auquel rien ne prépare, peut seulement être comparée – l’effroi en plus – à l’aveuglement qui attend le prisonnier platonicien au sortir de la caverne, alors que, libéré de ses chaînes et de ses passions, il entre dans la lumière des formes divines et contemple l’idée du Bien qui est au-delà de toute essence : « Jean Valjean était comme un homme qui va s’évanouir. » Paroles libératrices, certes – le prisonnier est aussitôt relâché –, mais qui annoncent celles qui vont à jamais l’attacher à un joug plus implacable que toutes les chaînes. Voici, en effet, le marché anti-faustien entre Bienvenu et Jean Valjean qui arrache ce dernier au mal et le tournera au bien ; rupture inaugurale qui ouvre au parcours dont Les Misérables feront le récit : « N’oubliez pas, n’oubliez jamais que m’avez promis d’employer cet argent à devenir honnête homme. » Jean Valjean, qui n’avait aucun souvenir d’avoir rien promis, resta interdit. L’évêque avait appuyé sur ces paroles, en les prononçant. Il reprit avec solennité : « Jean Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre âme que je vous achète ; je la retire aux pensées noires et à l’esprit de perdition, et je la donne à Dieu. » Il y a là quelque chose de proprement insensé qui saisit Valjean comme une violence paradoxale – « Il sentait indistinctement que le pardon de ce prêtre était le plus grand assaut et la plus formidable attaque dont il eût encore été ébranlé » – que le narrateur résume, plus loin, dans un puissant oxymore : « Au sortir de cette chose difforme et noire, qu’on appelle le bagne, l’évêque lui avait fait mal à l’âme. »
L’action de l’évêque n’est pas seulement un geste de bonté, mais une manifestation du Bien produisant en l’âme de Jean Valjean, une commotion si profonde, si « violente » qu’elle transforme à existence à jamais, bien plus que ne l’avaient fait les souffrances endurées pendant dix-sept ans au bagne de Toulon. Mais ce n’est pas le personnage du roman qui est saisi au plus profond de lui-même par cette effraction, tout à la fois traumatisante et libératrice, du Bien, c’est également nous autres lecteurs. En lisant ces pages, nous ne sommes pas simplement les spectateurs passifs d’une histoire que le romancier raconte. Le mal que l’évêque fait à l’âme de Jean Valjean, nous l’éprouvons à notre tour. Et ce n’est pas seulement une expérience morale que nous faisons, mais une expérience spirituelle d’une intensité inouïe, profondément bouleversante, non seulement de la profondeur du bien, mais de sa transcendance et de son autorité. « Le bien est toujours au-delà du donné, et c’est de cet au-delà qu’il exerce son autorité », écrit Iris Murdoch, dans La Souveraineté du bien.
Le lecteur n’est pas un spectateur indifférent, mis à l’abri par la distance de l’oeuvre. En réalité, il se trouve à son insu convoqué par elle. Aussi, prise au sérieux, la lecture est-elle bien plus qu’une source de distraction, un capital de culture. Elle est une expérience hautement inspirante et implicatrice ou, comme le dit Hugo, transfiguratrice. Toute grande oeuvre d’art est, selon George Steiner, un « appel radical au changement », dès lors qu’elle fait l’objet non pas d’une simple vision, lecture ou audition, mais d’une expérience vécue qui est en même temps une injonction. Une expérience métaphysique qui est tout à la fois une contemplation et une invitation à l’action, et qui conduit à une transformation de soi, à une sortie de la sphère étriquée de notre petit moi, puisque quelque chose de plus grand que nous s’y montre et nous appelle. « Ici aussi, écrit Steiner, l’image en résumé est celle d’une Annonciation, d’une “beauté terrible” [Yeats], d’une gravité qui force son entrée dans la petite demeure de notre être précautionneux. Si nous avons entendu correctement le battement d’ailes et la provocation de cette visite, notre demeure ne peut plus être habitée exactement de la même manière qu’auparavant. »
Je vous remercie de votre attention.

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