On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

lundi 15 juillet 2019

L'impossible noblesse de l'âme

"Aux âmes nobles et libres, il ne convient guère de rechercher partout l'utile", écrit Aristote dans Politique (1338 a-b). Et bien sûr c'est l'adverbe qui supporte le sens nuancé de la phrase. Mais peut-on la faire tout à fait sienne - aussi disposé soit-on à l'adopter - si la notion d'"âme noble et libre" est devenue la métaphore d'on ne sait quoi au juste ? Traduite en termes modernes, l'idée évoquerait l'intention désintéressée, la conscience morale, la bonne volonté, et notre référence serait Kant, non les Anciens ou les humanistes de la Renaissance. Fort bien ! mais ce serait là perdre ce qui faisait la distinction unique de certaines figures que les Grecs et les Romains tenaient et donnaient en exemple : non pas leur moralité entendue comme un devoir universel de nature rationnelle - Kant lui-même admet qu'elle ne peut jamais être prouvée - mais une certaine manière d'être, de se tenir, de se montrer dans le monde avec tout ce que cette "éthique" véhicule de valeurs sociales et de comportements individuels, riches et complexes, tout un monde en somme d'adhésions partagées, qui n'est ni celui de l'utilitarisme généralisé ni non plus celui de la rationalité pratique, où se révèle quelque chose qui approcherait et donnerait à voir, dans ces incarnations évidentes et indiscutables, mais non nécessairement universelles, l'humanité la plus haute de l'homme vers laquelle, à notre tour, nous devons tendre.
Même si nous ne savons plus de quoi nous parlons au juste, doit-on rayer de notre langue et de notre pensée toute idée de grandeur et de noblesse et tenir la notion d'âme pour une de ces vieilleries dont il convient de se débarrasser ? Et s'il en est ainsi pourrons-nous jamais lire Platon, Aristote, Cicéron ou Pétrarque en comprenant un peu ce dont ils parlent et qui nous est devenu si étranger ? Il restait des traces de ces grandeurs anciennes chez Marcel Mauss pour lequel le conflit agonique du don est d'abord une affaire d'honneur, et c'est pourquoi il était en mesure de le comprendre comme tel. Mais le retour de l'archaïque auquel il nous invite, quelle place les sociétés modernes pourraient-elles bien lui faire si nous manquent ces solides racines de la tradition humaniste, s'il ne nous reste de l'utilité que le pauvre sens étriqué que lui donne la rationalité économique et qu'est à jamais perdue la grande distinction cicéronienne entre l'utilitas et l'honestas, ce qui est utile en vu d'autre chose et ce qui mérite d'être recherché et défendu pour ses qualités propres ? La chose n'est aisée en aucune manière. C'est peu de le dire.
Nous n'avons peut-être plus les mots pour les nommer ou alors est-ce tout simplement que nous n'osons pas, mais nous n'avons nullement perdu l'idée de ce que les Anciens n'hésitaient pas à appeler vertu et beauté morale et qui est avant tout une certaine forme d'élégance dans la conduite ici-bas, le propre du "gentleman" dès lors que l'aristocratie dont il est question est de nature morale et spirituelle et non sociale, évidemment. Est-ce là tout ce que nous devons viser ? La chose se discute puisque face aux exigences de cet idéal humain se dresse, ou du moins s'est longtemps dressée, la quête chrétienne de la sainteté avec ses ascèses impossibles. Ce n'est pas dans notre civilisation et dans notre histoire seulement que se rencontrent ces deux mondes mais en chacun d'entre nous également selon le niveau de perfection morale que nous nous fixons. Mais c'est là l'histoire d'un tout autre conflit avec ses codes, aujourd'hui très largement obsolètes et incompris.
Mais c'est là l'histoire d'un tout autre conflit avec ses codes, aujourd'hui très largement obsolètes et incompris. A titre personnel, j'ajouterais : Hélas ! Car il y avait une somme infinie de fécondités perdues - je ne dis pas de vérités - dans ces rencontres intellectuelles souvent tumultueuses dont on ne retient que les aspects politiquement meurtriers pour finalement jeter le bébé avec l'eau du bain et se retrouver perdu dans une histoire qui nous aura échappé parce que nous ne comprenons plus le passé dont nous venons ni l'avenir qui s'écrit à notre insu.
Mon Dieu, je voulais faire un billet simple et voilà qu'il s'est affreusement compliqué ! Mais voyez comme les choses se tiennent, c'est un piège : on croit saisir un fil, c'est la pelote toute entière qui vient et encore, je ne l'ai que très grossièrement dévidée !

11 commentaires:

DORIS LORI a dit…
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Alex P a dit…

Aristote nous dit que les âmes nobles et libres ne doivent pas toujours rechercher l'utile. Pourquoi ? Car agir sans cesse en vue de l'utilité nous priverait en quelque sorte de notre liberté, et de notre noblesse par contrecoup, la liberté étant ce qui rend notre âme noble. Agir sans cesse de manière désintéressée se ferait donc au détriment de l'âme. N'y aurait-il donc pas ainsi une utilité de l'inutilité dans la mesure où cette dernière nous permettrait d'être noble et libre? A proprement parler non car ce n'est pas l'inutilité qui nous rend libre : l'âme noble a simplement la possibilité, et le devoir, de ne pas être attachée à l'utile, elle est déjà noble et libre avant d'agir inutilement. L'inutilité garde donc en soi-même son caractère inutile, elle n'est pas à l'origine de la noblesse d'âme, mais la noblesse d'âme ne la fuit pas. La noblesse a ainsi une part de superficialité, d'agir inconséquent.
Le mot d'âme, désignant l'esprit humain dans toute sa noblesse, n'est pas à bannir de notre vocabulaire. C'est un idéal concret qui doit nous servir de phare pour nous améliorer. Mépriser une telle appellation c'est comme vous dites jeter le bébé avec l'eau du bain, jeter non seulement le mot mais l'idéal qui va avec. Et bien que la science n'ait pas prouvé la présence d'une entité immatérielle le fait que l'âme indique un état de noble liberté ne doit pas nous faire perdre ce beau vocable utile qui nous indique une direction à suivre.

jaja a dit…
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jaja a dit…

"Aux âmes nobles et libres, il ne convient guère de rechercher partout l'utile", écrit Aristote dans Politique (1338 a-b) . « Partout l'utile » : l'utile n'est pas pas le seul critère pour accéder au bonheur pour Aristote , « le juste », « l'agréable » participent également au souverain bien . L'homme étant en général est un être politique , «...par ce qui suffit à soi même , nous entendons non pas ce qui suffit à un seul homme menant une vie solitaire, mais à ses parents, ses enfants, sa femme, ses amis, ses concitoyens en général » ; Ainsi l'utile se raisonne sous l'angle de l’intérêt de tous pour accéder au bonheur. L'utile ne serait donc pas une fin en soi mais un des moyens pour accéder aux bonheur , l'erreur serait de considérer l'utile comme une fin, un but à atteindre .
Hors dans nos sociétés, le libéralisme a transformé l'utile en l'ultime fin à satisfaire. Nous cherchons toujours à posséder plus . Pourquoi ? Quel est le but de satisfaire une société qui se veut de consommation ? Notre éducation, le fait même de penser que l'on se doit d’être les meilleurs, les plus riches etc ...nous perdons le sens de nos actions. Placer au centre de nos vies l’excellence, le sérieux, la compétitivité ou le sacrifice et ce qui nous semblent au final utile, nous délaissons la joie , le bonheur . La quête du vrai bonheur « aux âmes nobles et libres » n'est pas le chemin tracé par les exigences des autres ou d'une société matérialiste ou utilitariste mais très certainement par le chemin qui se trouve en soi, que l'on doit découvrir , cette voix intérieur, cette voix du cœur qui met du sens aux actions que l'on mène. A quoi bon avoir un travail qui nous apporte de la richesse si celui ci ne me plaît pas et, qui de plus est une source de stress ou encore qui ne respecte pas l’éthique et la moral de mes convictions .L'utilité de mon action ne me porte plus vers le bonheur mais tend à le détruire .Jahida Benyoucef

Ferial HENANE a dit…

Aristote remet en question la question de l'utilité, il nous pousse à nous demander pourquoi l'utile, est ce une nécessité, pour lui non ce n'est absolument pas le cas, car selon lui ne penser qu'à l'utile reviendrait à ne pas être libre, à se priver nous même de notre libre arbitre. La liberté, c'est elle qui nous rend bon, nôble. On peut alors se questionner sur l'utilité de l'inutilité. Il semble que ce soit l'inutile qui nous offre la nôblesse ainsi que la liberté. En y regardant de plus près, l'utilité et l'inutilité se distinguent bien, et ne se necessitent pas contrairement à ce qu'il peut semblait au premier abord, à savoir que l'un ne va pas sans l'autre. Quand à l'âme, elle semble désigner un idéal, un exemple sur lequel nous devions nous fier afin de progresser, de se transcender. L'âme peut paraitre flou pour grand nombre d'entre nous, notamment pour les non-croyants, car l'âme ne peut se demontrer, c'est un postulat, c'est à dire que nous l'admettons comme vrai sans démonstration. C'est comme croire en Dieu, avoir la foi, la foi ne se prouve pas, elle se vit, notre croyance en Dieu, est une relation personnelle entre lui et nous, cette relation ne necessite nulle preuve, elle n'a besoin de l'amour véritable, de la foi. C'est pareil pour l'âme, elle ne se démontre pas, elle se ressent au plus profond de nous même.
Pour en revenir à l'utile, je le perçois comme nécessaire à la réussite, au succès, par exemple, il est utile de se montrer sous son meilleur angle pour un mannequin afin de réussir au mieux son shooting photo. Mais pour accéder au bonheur, a t on réellement besoin de ce qui est utile ? Je ne pense pas, prenons pour exemple le chant; chanter me rend heureuse, pourtant, cela est il réellement nécessaire ? Absolument pas, je le fais uniquement pour mon propre plaisir, pour mon bonheur. De mon point de vue, je considère l'utile comme nécessaire lorsque l'on veut réussir, mais l'inutile comme une chose agréable, ayant pour seul objectif notre propre bonheur. L'inutile me rend libre de faire des choses qui me rendent heureuse, sans aucun interêt réel.

Anonymous a dit…
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Anonymous a dit…
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maitre dossou a dit…
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Hanna Rosin a dit…
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Djogbe FIFA a dit…
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Jean-Pierre Ménage a dit…

La noblesse et l’élan du cœur

Merci pour votre article. Mais à mon sens, la question de ''la noblesse de l’âme'' renvoie au problème du ''cœur désintéressé''. L’homme cet inachevé, peut-il accomplir des actes nobles sans rien attendre en retour de son prochain, en étant par exemple uniquement porté par les impulsions simples de son cœur battant ? Avançant avec bonté vers l’autre sans chercher la récompense d’un merci ou celui même d’un cadeau coloré. Transcendant l’utile et atteignant ainsi l’union d’une chaleur partagée…..
On pourrait dire que ce sont des balivernes et que ''l’intention désintéressée'' n’existe pas ici-bas et qu’ainsi derrière toute bonne action de l’homme, il y a une volonté d’en tirer profit.
Pourtant, pourtant beaucoup d’entre-nous ont déjà fait l’expérience d’élans réellement sublimes. De ces moments extraordinaire où l’âme, avec toute la bonté dont elle est capable, pèse sur la matière bien souvent corrompue du corps afin de l’obliger à agir. Et nous voilà propulser jusqu’à l’autre dans toute la pureté de notre intention de le sauver. C’était le cas par exemple de la philosophe Anne Dufourmantelle -1964 ; 2017- morte en voulant sauver des enfants de la noyade.
L’homme ne peut sans doute pas atteindre la permanence régulière des étoiles mais avec élan et toute la sincérité de ses sentiments, il peut atteindre leur firmament, ou du moins, c’est une espérance….

Jean-Pierre Ménage étudiant de l’Urca - Année 2019-2020