Que la religion puisse être source de paix et de tolérance, bien peu de personnes seraient aujourd'hui disposées à l'admettre. Et si nous ajoutions à cette suggestion la particularité suivante : de toutes les religions du Livre, la plus tolérante est l'Islam, nul doute que nous susciterions plus de protestation que de perplexité, tant la violence est aujourd'hui associée à l'Islam pour les raisons que l'on sait. Telle est pourtant la thèse principale que soutient le chercheur Reza Shah-Kazemi dans son beau et savant livre, L'esprit de tolérance en Islam, Fondements doctrinaux et aperçus historiques [trad. Jean-Claude Perret, Editions Tasnim, 2016].
Notre auteur s'appuie, dans une première partie, sur de multiples sources historiques pour montrer que les sociétés islamiques traditionnelles pratiquaient un respect de la pluralité religieuse qui faisait défaut à la plupart des sociétés de leur temps. Tel était le cas de la condition des non-musulmans, juifs et chrétiens, dans l'empire ottoman qui dura près de sept cents ans et à propos duquel Bernard Lewis écrit : « Cette société pluri-éthnique et multi-religieuse a remarquablement fonctionné ». « L'esprit de tolérance, note Shah-Kazemi, était le principe directeur de cette structure dans laquelle les communautés religieuses étaient autorisées à se gouverner elles-mêmes en retour du paiement de la gizya (impôt local) et de la reconnaissance de l'autorité politique de l'Etat ottoman. » Quoique les musulmans y jouissaient d'un statut supérieur et que les minorités religieuses fussent reléguées à un statut de « seconde classe » (sur le statut des Dhimmi et des « minorités protégées », voir pages 116-128), ces inégalités de condition ne conduisaient ni à des persécutions ni à des formes sociales d'intolérance ; rien qui soit comparable aux pillages et à la barbarie pratiqués par les puissances occidentales, l'Espagne catholique en tête, à partir du Xve siècle. Et notre historien d'emprunter d'autres exemples mémorables de tolérance dans la société moghole, en particulier sous le règne du roi Akbar au XVIe siècle, ou encore sous la dynastie des Fatamides en Egypte, à qui l'on doit la fondation, en 960, de l'université théologique Al-Ahzar au Caire : « Les autorités fatimides [n'ont] eu guère, écrit-il, qu'à établir un cadre global défini par les principes de la loi islamique, à l'intérieur duquel les communautés étaient libres de fonctionner en conformité de leurs propres normes et coutumes religieuses, et en accord avec les lois du marché. » Dernier exemple : l'âge d'or que constitua, pour les Juifs en particulier, l'Espagne des Omeyyades (Al-Andalus) où l'esprit de tolérance était vif et la persécution rare, selon Maria Rosa Menocal.
En conclusion de cette première partie, intitulée « Coup d'œil historique », Reza Shah- Kazemi note qu'il serait cependant « simpliste et erroné de prétendre qu'avant les massacres et les expulsions du Xve siècle, la tolérance n'était pratiquée que par les Musulmans, et l'intolérance par les seuls Chrétiens […] Mais ce qui devrait être clair est que la tolérance musulmane était la norme, dont l'intolérance n'était qu'une déviation ; une norme qui n'était pas d'ailleurs pas simplement observable a posteriori dans la loi musulmane et gouvernée par un esprit éthique façonné par la révélation coranique. Les exemples de tolérance chrétienne, au contraire, sont des exceptions fortuites et occasionnelles dans une attitude générale d'antipathie si ce n'est d'hostilité envers les non-chrétiens. » La Reconquête de l'Espagne, achevée avec la chute de Grenade en 1492, s'accompagnera du meurtre ou de la conversion forcée de tous les Musulmans et Juifs, lesquels trouveront accueil et refuge dans les pays d'Afrique du Nord. Le remarquable esprit de tolérance qui avait gouverné l'Espagne musulmane pendant des siècles s'était incarné dans le plus célèbre soufi espagnol, Ibn Arabi, dont Shah-Kazemi cite ces quelques vers : « Mon cœur est devenu capable de toutes les formes / Il est pâturage pour les gazelles et couvent pour le moine / Temple pour les idoles et Kaaba pour le pèlerin / Il est les tables de la Torah et livre du Coran / Je professe la religion de l'Amour quelque soit le lieu vers lequel se dirigent ses caravanes. »
Pareille ouverture authentiquement œcuménique à l'Autre religieux n'était pas une singularité propre à l'Andalousie musulmane, c'était l'application de l'esprit du Coran et de son enseignement fondamental, tel que le formule le verset 48 de la sourate 5, « La Table servie » : « Nous avons donné, à chacun d'entre eux, une Loi et une Voie. Si Dieu l'avait voulu, Il n'aurait fait de vous qu'une seule communauté, mais afin de vous éprouver par ce qu'il vous a donné [Il vous a faits ce que vous êtes]. Cherchez à vous surpasser les uns les autres dans les bonnes actions. A Dieu vous retournerez tous, et Il vous éclairera, alors, au sujet de vos différends ». Laissant de côté les autres illustrations historiques que présente Shah-Kazemi (en particulier les actions de l'Emir Abdelkader à Damas en 1860), il importe d'insister sur la dimension proprement théologique et spirituel de la tolérance dans la religion musulmane.
Tout ici tient à ce que la pluralité des religions et des cultes, par lesquels les hommes célèbrent Dieu, loin de constituer un défaut ou un mal est en soi un bien, dès lors que cette pluralité a été voulue par Dieu lui-même. Quoique les Musulmans soient trop souvent oublieux de cette vérité fondamentale, le principe est, nous dit Shah-Kazemi, intangible et il est inscrit au cœur la révélation coranique : « Dieu a voulu qu'il existe diverse traditions et communautés religieuses. L'obligation de la tolérance découle logiquement de ce principe spirituel et éthique enraciné dans le Coran ; d'où la qualité remarquable – sinon même unique – de la religion islamique : la tolérance envers l'Autre religieux est un corollaire de la foi musulmane dans la nature même de la Révélation. » Les diverses traditions religieuses, loin d'être l'expression d'un égarement de l'humanité chassée du paradis originel, sont enracinées dans la volonté divine et elles expriment sa sagesse aux lumières multiples, bien que le Coran soit la révélation la plus complète de Dieu à l'humanité : « Toutes les religions révélées sont des lumières, ,écrit Ibn Arabi. ¨Parmi elles, la religion révélée à Muhammed est comme la lumière du soleil parmi les lumières des étoiles. »
La doctrine islamique de la tolérance se résume à quatre points principaux : « 1/ Le Coran confirme et protège toutes les révélations qui le précèdent […] 2/ La pluralité des révélations, comme la pluralité des communautés, est divinement voulue […] 3/ Cette pluralité et cette diversité visent à stimuler une saine “compétition”, un enrichissement mutuel des bonnes œuvres […] Les différences de dogmes, de doctrines, de perspectives et d'opinions sont les conséquences inévitables des multiples sens inclus dans les diverses révélations. » « L'une des gloires du Coran, affirme Reza Shah-Kazemi, est d'être le couronnement des révélations précédentes, une sorte de cristallisation de la quintessence de toute révélation possible ; la conscience de cette universalité permet aux Musulmans tolérants de respecter et d'admirer toutes les révélations précédentes, et toutes leurs traditions de sainteté, de beauté et de vertu, sans crainte de diluer, encore moins de trahir l'essence de leur propre foi ». Plus fondamentalement encore, et les raisons sont ici métaphysiques : « Plutôt que désigner une seule religion, islam désigne la disposition fondamentale de l'âme à être guidée par une révélation divine. » Quant à la diversité des religions, celles-ci expriment, tout comme les Qualités divines, les infinies possibilités de l'Essence divine sans remettre en cause son unicité : « Car l'Essence est à la fois absolument Une et infiniment variée […] Par analogie, les différences irréductibles entre les religions sont les expressions vitales de l'infinie créativité de leur unique source ». Le rejet par le Prophète de toute forme d'arrogance religieuse s'exprime de façon hautement significative dans son refus de nommer une religion précise quand on lui demandait celle que Dieu aimait le plus : « La religion primordiale et tolérante. »
Il résulte naturellement de ce principe de tolérance et de respect qu'en dépit des stéréotypes véhiculés par la propagande des islamistes radicaux et, comme en miroir, par les islamophobes, l'Islam prohibe l'usage de la violence et de la contrainte, de la « guerre sainte » par conséquent, en vue de répandre la religion, conformément à l'enseignement du Prophète lui-même : « Nulle contrainte dans la religion ». Seule la guerre défensive est autorisée. Et il est totalement faux, fait remarquer Reza Kazemi, citant Thomas Arnold, d'affirmer que l'Islam s'est répandu par l'épée.
Citons en conclusion de cette belle leçon sur l'esprit de tolérance dans l'Islam, les paroles prononcées par le Prophète dans son célèbre « Sermon d'adieu », lors de son dernier pèlerinage en 632 : « Vous êtes tous frères, vous êtes tous égaux. Aucun d'entre vous ne peut prétendre à un privilège ou à une supériorité quelconques. Un Arabe n'est pas préférable à un non-arabe, ni un non-arabe à un Arabe. »
Voilà ce qu'il était nécessaire de rappeler en nos sombres temps où les principes les plus hauts de la religion musulmane sont violés par l'extrémisme islamiste autant qu'ils sont ignorés par tant de contempteurs de l'Islam qui ignorent tout de son éblouissante beauté et de sa profonde spiritualité. Combien de violences trouvent d'abord leur origine dans l'ignorance et dans la peur que celle-ci engendre ?
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
samedi 20 novembre 2021
mercredi 10 novembre 2021
Le monde enchanté d'Isabelle Sorente
Il est des romans qui ont l'allure de cérémonies : il faut un temps de préparation et apporter sur l'autel les éléments du rituel avant que l'esprit prenne son envol et entende la parole des dieux. Tel est le cas de la dernière œuvre d'Isabelle Sorente, La femme et l'oiseau, publié aux éditions Jean-Claude Lattès.
Chaque personnage entre en scène avec ses traits distinctifs, aussi reconnaissables que les ornements bigarrés des prêtres : Elisabeth – on l'imagine vétue d'un tailleur bleu nuit – directrice à quarante-quatre ans d'une société de production, archétype de la self-made woman parisienne à qui tout réussit, sauf peut-être l'éducation de sa fille de quatorze ans Vina, obtenue par gestation pour autrui d'une mère biologique indienne, enfant surdouée et tourmentée – par son corps, par ses origines - soudainement emportée par un acte de violence inexpliqué qui la fait exclure provisoirement de son lycée, et avec elle à n'en pas douter la couleur serait rouge sang. Si l'on ajoute que le mari et le père est mort, on a là tous les ingrédients de ce qui pourrait être un épisode de Thérapie. Sauf que ce n'est pas chez l'analyste que ces deux-là vont chercher guérison de leurs manques et de leurs traumatismes, mais chez un grand-oncle, âgée de 91 ans, Thomas, dont on apprendra qu'enrôlé de force par les Allemands, pendant la Seconde Guerre mondiale, ce « Malgré-nous » a connu avec son frère, le père d'Elisabeth, les horreurs de la captivité par les Soviétiques dans le camp 188 de Tambov, situé à quelques centaines de kilomètres de Moscou. Entre le vieil homme solitaire et sa nièce, l'amour qui les liait autrefois s'est relâché avec le temps et la distance, et puis il y a cet enfant qu'il ne connaît pas. D'où vient alors qu'entre ces trois là, si mal préparés à se rencontrer, va s'accomplir une chimie des éléments cicatrisant leurs blessures et leurs angoisses?
Chez Isabelle Sorente, les névroses humaines ne se résolvent pas dans une connaissance de l'origine, la fracture inaugurale, dont il convient de faire le récit. Les êtres s'en sortent par le haut, et le haut, c'est le domaine du ciel et des oiseaux, tels ces faucons à qui Thomas apporte chaque matin dans la forêt des morceaux de viande fraîche, et avec lesquels il partage de s'envoler dans le vaste ciel « où l'on perçoit d'un côté le passé et de l'autre l'avenir ». À cette vision, Thomas a été initié dans le camp de Tambov aux pires heures de son existence, lorsque les morts qu'il fallait enterrer et brûler, ces centaines de corps empilés comme des faguots, ouvraient l'esprit à la prière – que pouvait-il donc faire d'autre, sinon prier pour chacun d'entre eux ? - et que l'esprit découvrait qu'il pouvait s'envoler « au-dessus des barbelés et des miradors ». Non pour fuir le carnage dans une sorte d'illusion mystique qui serait lâcheté mais pour, et c'est un courage extrême, relier en ce lieu infernal les vivants aux morts et l'amour à la vie. Cet envol de l'esprit qui conduit à la réconciliation au cœur de l'enfer, le vieil homme en fait le récit à Vina et ce récit est une thérapie et une initiation, une ouverture à la bienveillance, à la compréhension mutuelle et à l'amour, l'apprentissage du grand Oui qui se déploie dans les aspects les plus concrets de l'existence, Vina « qui n'aimait pas la vie », qui aussi loin qu'elle s'en souvienne se sentait exclue, en découvrira bientôt les merveilleuses possibilités : « Tout ce qu'elle commençait à percevoir, cette paix qu'elle commençait à peine à ressentir... » Car tels sont pour Isabelle Sorente les fruits de l'esprit lorsque nous faisons corps avec l'âme du monde. Coulent alors les mots pour décrire l'aiguisement de la conscience dans une magnifique langue poétique où les personnages – centré sur la trame principale du roman, nous sommes loin de les avoir tous introduits – se trouvent enfin eux-mêmes dans le rétablissement d'un lien - présence à soi, au monde et aux autres - qui est d'abord et avant tout spirituel. Qui ne voudrait partager avec elle cet acte de foi ?
Chaque personnage entre en scène avec ses traits distinctifs, aussi reconnaissables que les ornements bigarrés des prêtres : Elisabeth – on l'imagine vétue d'un tailleur bleu nuit – directrice à quarante-quatre ans d'une société de production, archétype de la self-made woman parisienne à qui tout réussit, sauf peut-être l'éducation de sa fille de quatorze ans Vina, obtenue par gestation pour autrui d'une mère biologique indienne, enfant surdouée et tourmentée – par son corps, par ses origines - soudainement emportée par un acte de violence inexpliqué qui la fait exclure provisoirement de son lycée, et avec elle à n'en pas douter la couleur serait rouge sang. Si l'on ajoute que le mari et le père est mort, on a là tous les ingrédients de ce qui pourrait être un épisode de Thérapie. Sauf que ce n'est pas chez l'analyste que ces deux-là vont chercher guérison de leurs manques et de leurs traumatismes, mais chez un grand-oncle, âgée de 91 ans, Thomas, dont on apprendra qu'enrôlé de force par les Allemands, pendant la Seconde Guerre mondiale, ce « Malgré-nous » a connu avec son frère, le père d'Elisabeth, les horreurs de la captivité par les Soviétiques dans le camp 188 de Tambov, situé à quelques centaines de kilomètres de Moscou. Entre le vieil homme solitaire et sa nièce, l'amour qui les liait autrefois s'est relâché avec le temps et la distance, et puis il y a cet enfant qu'il ne connaît pas. D'où vient alors qu'entre ces trois là, si mal préparés à se rencontrer, va s'accomplir une chimie des éléments cicatrisant leurs blessures et leurs angoisses?
Chez Isabelle Sorente, les névroses humaines ne se résolvent pas dans une connaissance de l'origine, la fracture inaugurale, dont il convient de faire le récit. Les êtres s'en sortent par le haut, et le haut, c'est le domaine du ciel et des oiseaux, tels ces faucons à qui Thomas apporte chaque matin dans la forêt des morceaux de viande fraîche, et avec lesquels il partage de s'envoler dans le vaste ciel « où l'on perçoit d'un côté le passé et de l'autre l'avenir ». À cette vision, Thomas a été initié dans le camp de Tambov aux pires heures de son existence, lorsque les morts qu'il fallait enterrer et brûler, ces centaines de corps empilés comme des faguots, ouvraient l'esprit à la prière – que pouvait-il donc faire d'autre, sinon prier pour chacun d'entre eux ? - et que l'esprit découvrait qu'il pouvait s'envoler « au-dessus des barbelés et des miradors ». Non pour fuir le carnage dans une sorte d'illusion mystique qui serait lâcheté mais pour, et c'est un courage extrême, relier en ce lieu infernal les vivants aux morts et l'amour à la vie. Cet envol de l'esprit qui conduit à la réconciliation au cœur de l'enfer, le vieil homme en fait le récit à Vina et ce récit est une thérapie et une initiation, une ouverture à la bienveillance, à la compréhension mutuelle et à l'amour, l'apprentissage du grand Oui qui se déploie dans les aspects les plus concrets de l'existence, Vina « qui n'aimait pas la vie », qui aussi loin qu'elle s'en souvienne se sentait exclue, en découvrira bientôt les merveilleuses possibilités : « Tout ce qu'elle commençait à percevoir, cette paix qu'elle commençait à peine à ressentir... » Car tels sont pour Isabelle Sorente les fruits de l'esprit lorsque nous faisons corps avec l'âme du monde. Coulent alors les mots pour décrire l'aiguisement de la conscience dans une magnifique langue poétique où les personnages – centré sur la trame principale du roman, nous sommes loin de les avoir tous introduits – se trouvent enfin eux-mêmes dans le rétablissement d'un lien - présence à soi, au monde et aux autres - qui est d'abord et avant tout spirituel. Qui ne voudrait partager avec elle cet acte de foi ?
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