Comment comprendre que la grande promesse d'émancipation et de liberté qui est au cœur de la modernité se soit retournée contre l'homme, enfin affranchi de toutes les tutelles et servitudes anciennes, et historiquement en voie d'en réaliser les immenses possibilités intellectuelles, sociales et politiques ? Quelles sont les raisons, les facteurs explicatifs du retournement de la technique contre son instigateur, nous donnant à penser – pure fiction cependant - que celle-ci obéirait à une loi autonome de progrès et de développement selon un principe d'inertie qui se déploie, sans fin communément voulue ni humainement désirable, installant entre nous une ère de l'aliénation qui ne saurait pourtant exister sans la collaboration de chacun ? D'où vient que le monde que l'on avait voulu plus humain, plus démocratique, plus respectueux, plus tolérant, plus libre, plus ouvert, se soit transformé, à notre insu mais non pas sans nous, en une grande machine conduisant l'humanité à sa perte et à son anéantissement, non pas seulement physique, mais moral et spirituel ? Était-ce là le destin inéluctable de la modernité, dès lors qu'elle aurait détruit toutes les arches protectrices qui encadraient l'existence humaine dans les limites transmises de générations en générations et la mesurant à l'aune de hiérarchies bien établies et de transcendances acceptées ? Rejetant un ordre des choses dont on ne saurait plus admettre qu'il existe en soi, avons-nous libéré de la boite de Pandore des forces échappant à tout contrôle et toute maîtrise et qu'il serait désormais impossible de faire entrer dans la bouteille ? De tout cela, faut-il incriminer la modernité elle-même ? Telles sont les questions que Raphaël Liogier examine, à nouveau frais, dans son dernier ouvrage, Khaos, la promesse trahie de la modernité [Les liens qui libèrent, 2023]. Le titre est à lui seul une indication de sa thèse principale, déclinée de façon puissante, conceptuellement charpentée et formidablement argumentée dans une perspective qui est d''abord et avant tout – belle audace en ces temps post-métaphysiques ! – ontologique.
Prenant à contre-pied l'idée généralement partagée - non sans raison, c'est le moins qu'on puisse dire - que la modernité révélerait désormais au grand jour ce qu'elle contient de destructivité débridée, de démesure dévastatrice, Raphaël Liogier affirme, au contraire, que l'hubris doit être essentiellement entendu de façon positive comme dépassement de soi et libéralité infinie, s'enracinant dans le sans-fond de l'Être, le Réel étant irréductible à toutes les représentations, seraient-elles scientifiques et rationnelles, qui introduisent de l'intelligibilité dans le Khaos, une notion qu'il convient de distinguer du désordre ou du chaos. La modernité, c'est d'abord l'avènement historique, et rompant avec toutes les ontologies fixistes, d'une transcendance délivrée de ses structurations traditionnelles, que l'auteur nomme “la transcendance brute”. La vocation de la modernité n'était pas d'ouvrir les temps de la disparition progressive de la métaphysique, la fantomisation du divin que Pascal voit à l'oeuvre dans la figure cartésienne du Dieu des philosophes avant que ne soit constaté et prononcé sa mort ; ce n'est pas non plus le triomphe d'une raison politique constructiviste, ni la néantisation de l'être réduit à n'être plus qu'un fond disponible, indéfiniment extractable, que Heidegger nomme Gestell, Arraisonnement, la réquisition de toute chose en vue de servir à l'ordre productiviste et technologique du dispositif capitaliste, que Liogier nomme d'un concept générique, l'industrialisme. Ces événements historico-ontologiques sont le résultat d'une négation radicale de ce que la modernité contenait dans ses possibilités émancipatrices et fraternelles, dans sa “promesse” : “Se porter vers l'avant et vers l'ailleurs qui n'est jamais prédéterminé, vers le pro-grès, avec étonnement et sens critique, c'est l'attitude proprement moderne ”[p. 135]. D'où vient alors que se soit produit ce grand et redoutable retournement ?
Selon Raphaël Liogier, les raisons, envisagées sous l'angle psychique, tiennent à l'angoisse suscitée par le vertige d'une telle liberté, à la peur du vide, de l'hubris dont il fallait se garantir dès lors que l'hubris apparaît comme surgissant de rien et autorisant toutes les possibilités d'une créativité insubstantielle. Or le vide n'est pas le rien, mais le Réel dans son indétermination ontologique, dont selon Liogier on ne saurait faire l'économie. N'est-il pas toujours là, mais oublié, jusque au cœur des grandes révolutions de la physique quantique ? Cette irréductibilité de l'être est aussi celle de la subjectivité humaine qui n'est pas celle d'un moi égoïste, enfermé dans les sphères étroites de ses intérêts et de ses calculs, une subjectivité qu'il faut, du reste, élargir à tout vivant. Sur cette base, l'auteur se livre à un formidable réquisitoire contre toutes les formes de réduction, à la fois philosophiques et sociales, qu'opèrent le scientisme, le rationalisme exacerbé, inconscient de ses limites et de ses conditions de possibilité, la clôture de la réalité comprise comme un simple ensemble de faits, puis de ces mêmes faits ramenés à n'être plus que des données statistiquement accumulables, quantifiées et mises en relation comme des profils par des machines expertes, formatant l'existence singulière de chacun dans un espace de transparence et de visibilité, sans profondeur, ni intériorité, ni différence.
Résumant le cœur de son propos, Raphaël Liogier insiste sur les trois points suivants :“ / avant l'ère industrialiste, l'humain n'avait jamais vécu sans ontologie, c'est-à-dire sans relation à l'être, sans relation à soi-même comme autre chose qu'une chose ; 2/ une ontologie préserve toujours un certain rapport à l'autre être, alors qu'avec l'industrialisme, il n'y a plus d'êtres-en-rapport et donc plus de rapports à l'autre ; et 3/ la modernité est certes un moment unique, mais nullement dépourvu d'être, puisqu'elle consiste justement à mettre en relation la pluralité des ontologies, les modes .d'être dans les différentes cultures” [ p. 199].
La nécessité de tenir fermement à une métaphysique de l'être ou plutôt dirait-on de l'inter-être, compris de façon non-substantielle et relationnelle, tient à ce que seul cet écart ouvre à la conscience et au respect de l'altérité, s'agirait-il de la transcendance du réel, irréductible à toutes les représentations construites que la science peut légitimement produire, ou à la transcendance de subjectivités libres : “Pour croire à la liberté humaine, il faut d'abord en effet avoir foi en un sujet inconditionné participant à un monde qui n'est pas réduit à des faits entièrement conditionnés. Cette double inconditionnalité des choses et des êtres est la raison métaphysique de l'action morale et de la politique au sens moderne”[p. 102].
Le propre de la modernité est donc de s'opposer par avance à la nécessité causale qui déterminerait le monde des choses et dont seule la raison pourrait connaître les lois, pour ensuite s'autoriser à les introduire dans l'ordre humain, de façon inévitablement totalitaire. La modernité, c'est, selon Raphaël Lioger, l'ouverture, pleine de promesses, de liberté et de créativité, à l'inconditionné, à l'indéterminé, à la transcendance du vide qui n'est pas le rien, mais quantiquement Khaos, mais“ aussi à l'hybridation, au métissage, refusant l'enfermement dans des identités définitivement constituées et potentiellement meurtrières. De là vient qu'il ne saurait y avoir de démocratie véritable sans métaphysique.
On s'interrogera néanmoins sur cette conception univoque de la modernité, cette vision dualiste où le sens authentique du projet se dresse contre ses nombreux dévoiements positivistes, scientistes, rationalistes, etc. : Et ce sont presque avec des accents manichéens qu'est évoquée “la lutte au corps à corps entre deux sciences, deux ordres de possibles, deux grandes orientations qui se combattent depuis le XIXe siècle” [p. 193]. Peu de références, hormis Kant, nous disent chez quels penseurs la rupture se déploie en une période nouvelle, caractérisée par l'avènement du doute, de l'esprit critique, d'un relativisme fécond, en conséquence de quoi il faut dire du rationalisme de Descartes, compris comme “extrémisme théologico-mathématique”, qu'il n'est “pas du tout moderne” [p. 135]. Le jugement expéditif surprend. C'est toute la grande tradition du Grand Siècle, incarnée non seulement par l'auteur des Méditations, mais par Malebranche, Leibniz, Fénelon, Spinoza, qui passe ainsi à la trappe, comme s'il était entendu que la modernité émerge lorsque disparaît enfin la prétention de la raison à connaître, dans la lumière naturelle de l'esprit des vérités indubitables, s'imposant comme des évidences. Se priver de la raison, ainsi comprise c'est aussi s'interdire d'accéder à une place dans laquelle tous les hommes sont appelés à se rencontrer et à s'entendre, à condition qu'ils s'échappent aux déterminations culturelles qui les distinguent et les séparent. C'est toute une tradition de l'universalité qui se trouve ainsi mise au rebut. Que le rationalisme classique ait rencontré de puissantes critiques chez des philosophes aussi novateurs que Hume ou Kant, ne conduit pas à l'exclure du champ de la modernité. La modernité ne serait-elle pas plutôt multiple, traversée par des tensions contraires, la raison se présentant à la fois dans ses certitudes, éventuellement constructivistes, et ses révisions critiques, pensant l'homme soit comme un sujet pensant, soit comme un individu asocial et anhistorique, détaché de toute transcendance, et obéissant à une rationalité purement instrumentale, alors que dans la réalité, il ne saurait exister indépendamment de toute appartenance sociale et culturelle. Ce sont là des questions anciennes. Le grand mérite du livre de Raphaël Lioger est de renouveler le débat avec une force de conviction, une vision même, qu'on ne saurait sous-estimer.
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