Texte paru dans Bonnefoy et la philosophie, sous la direction de Jérôme Thélot, Editions Manucius, 2023.
Ayant tôt rompu avec les errements fantasmatiques du surréalisme, hostile aux lectures abstraites de l'intertextualité pour lesquelles seul existe l'autoréférencement du signe, à l'écart des épistémologies relativistes qui voient dans la réalité inaccessible au mieux une asymptote, Yves Bonnefoy refuse résolument de vider l'homme de sa relation au monde. Dans l'inactualité de son « grand réalisme » ontologique, Bonnefoy s'affirme, au contraire, comme le poète de la présence. Une notion, placée au cœur de ce que lui-même appelle « l'acte poétique », et sur laquelle il n'a cessé de revenir dans ses entretiens et écrits. Mais qu'est-ce donc cela, la présence ? Cette notion, comment, non pas la comprendre, mais l'entendre ? De quelle approche, où l'emportent la vue, la maîtrise et l'appropriation, se distingue-t-elle dans une rupture radicale ? Et d'où vient que la poésie ouvre un lieu unique où les hommes peuvent habiter ensemble dans l'accueil de l'être, l'intensification de la vie et le respect de la dignité humaine ? Pour quelle raison la présence au monde et aux autres est-elle « la chance unique » que la poésie propose politiquement aux hommes et aux femmes de notre temps, à ce moment sans précédent de l'histoire humaine où nous sommes collectivement confrontés au risque existentiel de voir disparaître une terre habitable. S'élargissant en amont et en aval de tout cadre strictement « littéraire », la poétique de la présence est autant métaphysique que politique. Mais il faut d'abord l'entendre dans son sens profond, dans la série d'oppositions – immanence / transcendance, lieu / espace, présence / concept – qu'elle implique, dans l'inachèvement de ce que la poésie ne cesse de faire advenir entre les hommes.
Le chemin de la liberté
Il faut d'abord partir de ce qui est, chez Bonnefoy, une décision plutôt qu'un constat : il y a de l'être et non pas rien, et cette décision inaugurale, « l'autre réponse à l'épiphanie du non-être »1, se fait aussitôt monde. Non pas en raison d'un geste divin créateur auquel il s'agirait de croire, mais de la donation première, inséparable de la chose même, et irréductible à toute emprise, cet « il y a », ce « Es gibt », comme une transcendance voilée au cœur de l'immanence, sur lequel la philosophie contemporaine depuis Heidegger n'a cessé de s'interroger et qu'il s'agit d'accueillir parce que l'Être s'adresse à nous et nous appelle : « Seul de tout l'étant, l'homme éprouve, appelé par la voix de l'Être, la merveille des merveilles : Que l'étant est », lit-on dans Qu'est-ce que la métaphysique ?
Yves Bonnefoy, pourtant, n'était pas un grand lecteur de Heidegger et, bien qu'il ait été formé à la philosophie par son maître, Jean Wahl, sa connaissance des auteurs de la tradition et de son temps, il le reconnaît lui-même à propos de Hegel, est lacunaire. Seules quelques rares figures émergent comme des phares, Plotin et la préséance de l'Un, Kiergegaard ou Chestov, « ces grands penseurs des problématiques de l'existence »4. Mais des grands philosophes contemporains, seraient-ils français, Sartre, Merleau-Ponty ou plus tard Michel Foucault, de la philosophie analytique, de la phénoménologie, du structuralisme, Bonnefoy se tient à l'écart. Leur affaire n'est pas la sienne. Trop de concepts assurément. La parenté, pourtant, avec la pensée de Heidegger aurait pu frapper. Il existe incontestablement entre le philosophe et le poète ce que Marianne Zarader appelle « un espace commun », noué autour de la parole et de la présence, de l'ouverture à l'Être à laquelle l'oeuvre d'art offre un abri, même si chez Heidegger manque, ce qui est essentiel pour Bonnefoy, le partage de l'oeuvre au sein de la communauté des hommes. À Être et temps, il adressera le reproche de questionner le fait d'être « sans visée ni saisie des traits d'un être particulier ». À la différence d'avec René Char, nul dialogue ne se noua entre ces deux hommes-là dont on ne peut envisager les rapports intellectuels, dans leurs rapprochements et leurs différences, que de l'extérieur. Or, ce n'est jamais ainsi que Bonnefoy s'y prend.
Bonnefoy aura toujours suivi un chemin entièrement personnel, tissant des liens fraternels, « consanguins », avec les penseurs, les poètes et les peintres qui comptent pour lui, et cette famille sera de tous les temps : « Tous les auteurs sont vivants », non dans le passé mais dans un « éternel présent ». Et il fera revivre à sa manière le souci du réel, la présence au monde, chez ces amis choisis, ses « contemporains », Rimbaud, Baudelaire, Shakespeare, Léopardi parmi les écrivains, ou encore Piero della Francesca, Poussin ou Giacometti, dont il analyse les œuvres - un choix totalement assumé dans l'Avant-propos à Notre besoin de Rimbaud - avec une liberté indifférente aux exigences du discours scientifique universitaire refusant, plus encore, toute adhésion partisane à un courant idéologique de pensée. Ce qu'il s'agit dans chacune de ces rencontres d'expérimenter, ce n'est pas un texte, mais une « présence d'être » une « voix ». Bonnefoy n'est l'homme d'aucune chapelle, et ce n'est jamais d'un point de vue extérieur qu'il se place dans son rapport au monde, aux êtres et, par conséquent, aux œuvres des créateurs qu'il étudie.
En finir avec la vue de dehors
Sans doute, l'objectivité scientifique exige-t-elle, et c'est une de ses conditions premières, de se mettre à distance de son objet, d'adopter à son égard une attitude de stricte neutralité. Mais la connaissance, on le sait depuis Kant et La critique de la raison pure, ne nous donne jamais accès à l'être même. La connaissance est une mise en ordre et une parcellisation du monde – les choses n'y sont jamais vues que dans leurs aspects où l'Un se perd dans le multiple, Bonnefoy ne cesse d'insister sur ce point - par des catégories abstraites dont le langage est le grand outil et qui sont autant de schématisations en vue de le rendre intelligible et maîtrisable. Sur ce point, Bonnefoy suit au plus près la conception nietzschéenne de la connaissance10, qu'il ne cite pourtant pas. Peut-être parce qu'il refuse de dissoudre avec Nietzsche l'unité de l'être dans le chaos du devenir.
Le phènomène, c'est l'être tel qu'il paraît, mais d'ores et déjà structuré par les schèmes de la représentation et du langage. Sans doute, la structuration abstraite de la réalité a-t-elle son utilité ; on ne saurait même penser, Bonnefoy le reconnaît, sans recours aux outils de l'intellect qui introduisent de l'intelligibilité dans l'infinie diversité du réel : « Il ne s'agit pas de se refuser à la pensée conceptuelle, c'est notre seule façon de réfléchir et d'agir »11. De cette démarche, il faudra pourtant se défaire. La tâche du poète n'est pas de représenter le monde des phénomènes avec objectivité, de le connaître dans ses lois formulables, moins encore de réduire notre représentation à un réseau de signifiants qui ne renverraient à aucun signifié, un texte duquel le monde est absent - « la poésie », au contraire « est foncièrement transitive », affirme-t-il avec force - ce n'est pas non plus d'en proposer des images, seraient-elles belles ou lyriques, autre tentation du rêve qui nous détourne du réel, c'est de nous mettre en présence de l'être, de l'accueillir comme un tout dans son épiphanie et son immédiateté.
Telle est la quête, inlassablement poursuivie, par la poésie, la peinture et la sculpture, lorsqu'elles sont à la hauteur de la tâche que Bonnefoy leur assigne. Et cela exige de se dépendre, autant que possible, des modalités cognitives et linguistiques – les « approches par le dehors » - par lesquelles s'extériorise notre relation au monde. Substitution de la chose à la présence, que Bonnefoy ne cesse de mettre au compte d'une notion générique : le concept, autant que des illusions de l'imaginaire et de l'image-monde qui lui sont associées. L'acte poétique, car la poésie est acte, se comprend comme cet exercice, en permanence recommencé, qui passe par une réappropriation de la capacité désignative, et non plus simplement significative, du mot. Le mot dit la chose, non pas en sa signification, mais en sa présence, en son existence actuelle, concrète, telle que la mémoire en conserve le souvenir à nouveau vibrant : « Faire que le mot “arbre” ne nous retienne pas dans le dictionnaire, mais nous fasse nous ressouvenir de quelque grand arbre bruissant de toutes ses feuilles, campé sur le chemin de notre vie la plus personnelle, c'est bien ce que fait la poésie, je ne cherche pas à définir le poème autrement que par ce projet, cette tâche. »
Partage sans transcendance
Est-ce faire là l'apologie de la subjectivité ? Ouvrir la porte, pendant on y est, à l'irrationnel ? Loin de là !14 L'ouverture à l'être doit être pensé dans le dépassement de ces catégories et de ces clivages, dès lors que ce n'est pas le moi qui s'offre dans le mot à l'accueil de la chose nue, mais le Je – ou le Soi, ici Bonnefoy se fait proche de Paul Ricoeur qu'il a lu attentivement – et ce Je n'est jamais seul, mais originairement lié aux autres, ajoutons : dans l'amour et la compassion : « Le Je est complexe autant que le moi : la différence étant que ses émotions et ses jugements, ses douleurs et ses joies, ne se referment pas sur son illusion d'absolu, ils sont tournés vers les autres pour davantage de vrais échanges, avec un vœu de partage, de communion. L'autre advient avec le Je »15. De là vient que dans la présence des choses simples, accueillies dans leur totalité immédiate - « la pleine réalité de ces murs et de ces chemins, du ciel, des jeux de l'ombre et de la lumière sur une flaque » - c'est un « lieu », une « terre seconde » - titre d'un essai figurant dans Le nuage rouge, rappelle Jean Starobinski dans sa préface à l'édition Gallimard des Poèmes – qui n'est pas un espace, avec le système d'appropriation, d'exploitation et, à grande échelle, de destruction qu'il produit, mais un pays, un pays humain, qui n'est jamais tant donné qu'à reconquérir et à sauvegarder. La présence à soi, et inséparablement au monde et aux autres, exige une constante ascèse de l'attention, une vigilance également, dès lors que les abstractions réifiantes, les illusions de l'imagination, les tentations du rêve, menacent en permanence de nous ramener à l'univers appauvri et déshumanisant du concept.
La poétique de la présence a, Bonnefoy le reconnaît non sans grande réserve, une dimension sacrée. Mais si elle est éloignée de toute mystique, c'est que l'être n'est pas la figure de Dieu, à laquelle Bonnefoy ne croit pas ou plutôt dont il n'a pas besoin : la plénitude, la présence au monde, dans la conscience de notre finitude humaine, « ce sentiment spontané de coïncidence avec soi dans l'ici et le maintenant » et le partage avec les autres suffisent : « La poésie, c'est ce qui plonge assez bas dans l'immédiateté de la pratique du monde pour y dissiper toutes les croyances, toutes les postulations de réalité métasensible ». Rien ne vient ici trouer l'âme d'un manque qui appelerait à l'eros du divin. La transcendance est ici immanence pure, un absolu sans Dieu « qui est dans le proche », Bonnefoy parle d'une « ontophanie de la terre », qui n'appelle pas au sacrifice de soi, mais à l'ouverture et au partage. Bonnefoy n'est pas le poète de la verticalité. La réalité « n'a pas de profondeur, c'est là que gît son mystère ».
L'ontologie du « grand réalisme » qui refuse de sacrifier à nos constructions conceptuelles l'existence du monde, la décision inaugurale qu'il y a de l'être et non pas rien, l'affirmation que tout n'est pas « texte », une posture que Bonnefoy juge suicidaire, enracine l'acte poétique dans une authentique métaphysique. Et celle-ci, bien qu'elle soit tout à fait inactuelle au regard des courants de pensée dominants, se déploie en une éthique de la sauvegarde et une politique de la dignité humaine qui sont, elles, d'une urgente actualité. Les préoccupations écologiques ont beau être relativement discrètes dans les nombreux entretiens accordés par Yves Bonnefoy, elles surgissent au passage avec une inquiétude profonde qui atteste de l'inscription de l'homme en son époque. L'engagement du poète est certes d'une nature singulière. Citoyen ordinaire, soucieux « autant que quiquonque », des événements de son temps, mais porteur d'une vision et d'un projet révolutionnaire qui est « mise en question de tous les systèmes de représentation du monde ou de l'existence ». C'est aux sources fécondes d'un nouvelle manière d'être au monde qu'avec lui il importe de s'abreuver, non de s'ouvrir à l'attente heideggerienne d'un nouveau dieu. Tout est là, cette « terre seconde », aux antipodes du monde tel que nous nous rapportons à lui, de nos sociétés modernes à l'ère de la technique, où règne, et dans sa toute sa démesure, « l'arraisonnement » d'un fonds indéfininement disponible (du moins le croyait-on jusqu'à peu), selon une des idées-force de Heidegger que Bonnefoy, sur ce point, n'eut pas désavoué. C'est pourquoi la poésie offre aux hommes d'aujourd'hui une « chance unique ». Nulle naïveté dans cette espérance qui serait le propre de « rêveurs confortablement établis dans des mots qui les dispensent d'agir. » La poésie repose sur une décision, un acte, et elle est source d'action, en particulier politique, autant qu'elle est pourvoyeuse de valeurs. Métaphysiquement instauratrice d'être, elle institue inséparablement la dignité humaine, à l'encontre des entreprises de négation, idéologiques et donc conceptuelles, qui réduisent la personne à des abstractions. La résistance farouche de Bonnefoy aux totalitarismes est d'abord née de là : " De grands rythmes montent du corps dans le poème, ils disloquent dans l'échange humain le discours qui réifie, qui aveugle et opprime, et c'est alors la personne d'autrui qui reparaît dans sa dignité, en son droit à être librement elle- même, c'est la démocratie qui redevient évidence. La poésie, c'est la société rénovée."
Poésie et cécité
Si l'acte poétique est une décision qui nous met en présence des choses et des êtres dans leur plénitude immédiate, la poésie en passe par les mots, les « grands vocables du simple ». Or, les mots, on ne les voit dans leur forme que pour les entendre, restitués dans leurs pouvoirs par le son et le rythme. Primauté ici de l'ouïe sur la vision qui ouvre à une toute autre expérience du monde que celle qui, depuis la théôria platonicienne, fait l'apologie de la contemplation et de la vue. Mais cette notion de présence, ce grand motif chez Bonnefoy, comment lui donner, non seulement sens, mais vie ? Comment la rendre concrète, dès lors que c'est à la chose présente toujours qu'on s'attache, non à la présence elle-même. Car l'une se voit, l'autre non. La présence s'entend et elle s'entend dans le langage poétique, la manière unique dont celui-ci tente de rejoindre les choses et les êtres dans leur existence ici et maintenant, réintensifiant le sentiment de la vie dans la vibration des « cordes du texte » : « Il y a poésie quand le “arbre” ou le mot “pierre” prennent des allures d'épiphanies. » Ou encore : « Ce que j'attendais de la poésie […] le besoin, et le projet, d'intensifier dans l'emploi des mots la présence des choses et des êtres. » Dans un entretien publié dans L'inachevé, Bonnefoy insiste sur l'importance de la voix en ces premiers moments de l'écriture poétique où la forme (visuelle) est en quelque sorte tirée de la sonorité des mots : "Ce début d'un rythme implique des sons, éveille des assonances, et donc dans la voix qu'il nait, se découvre forme, pressent des pouvoirs dans la forme. Or, par la voix, c'est tout le corps, le corps mortel, qui s'exprime et cherche, c'est sa finitude qui est présente et active avec tout ce qui la constitue, c'est-à-dire des choses du lieu et cette temporalité de la vie vécue."31 La voix porte en elle la plénitude de la présence charnelle de l'être au monde, et c'est dans les mots, la poésie telle qu'elle les pratique, qu'advient cette « ontophanie ».
Nul état n'éclaire davantage l'expérience « poétique » de la présence au monde, que la manière dont l'être privé de vue, l'aveugle, fait corps avec les éléments alentour dont il perçoit avec une acuité unique les bruissements. Faire le détour par l'expérience de la cécité, ce n'est pas envisager ce que Bonnefoy nous donne à entendre de l'extérieur, c'est y ouvrir un accès dans une intimité bouleversante.
Dans un passage de l'admirable journal que John Hull rédigea sur son expérience de la cécité – ce théologien, professeur à l'université de Birmingham, devient entièrement aveugle, en 1983, à l'âge de quarante-huit ans – et où il retrace l'épreuve, souvent terrible, qui affecta sa relation aux autres et au monde, à un moment il décrit la beauté soudaine, le sentiment de l'unité du monde – grand thème chez Bonnefoy – qui le saisit un jour de pluie : "Le soir, vers 9h, je m'apprêtais à quitter la maison. J'ouvris la porte d'entrée. La pluie tombait. Je restais là quelques minutes, perdu dans sa beauté. La pluie a une manière particulière de faire surgir les contours de toute chose. Elle jette un manteau coloré sur des choses précédemment invisibles. Au lieu d'un monde intermittent et fragmenté, la pluie, dans sa coulée constante, crée la continuité d'une expérience acoustique.
Je l'entends tapoter sur le toit au-dessus de moi, couler le long des murs à ma gauche et à ma droite, jaillissant de la gouttière sur le sol, alors que plus à gauche encore, se fait entendre un clapotis plus léger : la pluie, presque inaudible, tombe sur un arbuste feuillu. À droite, elle tambourine sur la pelouse d'un son plus stable et calme. Je peux même me figurer les contours de la pelouse qui s'élève en une petite colline. Un peu plus loin, à droite encore, elle résonne sur la barrière qui sépare notre maison de la maison voisine. À l'avant, les contours du chemin et des pas sont marqués descendant jusqu'à la porte du jardin. Ici, la pluie frappe le béton, là elle éclabousse les flaques les plus profondes qui se sont déjà formées. Ici et là, une légère cascade ruisselle goutte à goutte. Le bruit sur le chemin est tout à fait différent du bruit de la pluie tambourinant sur la pelouse à droite et il est encore différent de la sensation couverte, lourde et détrempée, du grand buisson sur la gauche. Plus loin, les sons sont moins précis. Je peux entendre la pluie tomber sur la route, et le vrombissement des voitures qui vont et viennent. La scène entière est bien plus différenciée que la description que je puis en donner, parce qu'il y a partout de petites failles dans les motifs, les obstacles et les projections, quelques interruptions ou différences dans la texture où l'écho apporte un détail additionnel à la scène. Sur le tout, semblable à la lumière tombant sur le paysage, règne le doux motif d'un fond rassemblé dans le murmure continu de la pluie.
[…] La pluie présente immédiatement la plénitude d'une situation entière, non présentement remémoré, non par anticipation, mais là, actuellement et maintenant. […] C'est une expérience de grande beauté. J'ai l'impression que le monde, caché sous un voile jusqu'à ce que je le touche, s'est soudain révélé à moi. Je sens que a pluie est gracieuse, qu'elle m'a fait un don : le don du monde. Je ne suis plus isolé, préoccupé par mes pensées, concentré sur ce que je dois faire l'instant d'après. Au lieu de m'inquiéter où il se trouve et ce qu'il rencontrera, je suis présent à une totalité, un monde qui s'adresse à moi.
S'il fallait citer ce passage entier, c'est que tout est dit là, en ces mots simples, de l'expérience poétique bouleversante de la présence à soi, aux autres et aux choses, dans l'unité du monde où est accueilli avec une attention parfaitement concrète, l'adresse de l'être dans son infinie beauté. La poésie, comparable en cela à la cécité, ne rend pas tant le monde visible qu'elle le rend présent. De là vient que l'expérience que fait l'aveugle du monde en certains moments de grâce – la révélation du paysage, un jour de pluie - donne plus qu'aucune à entendre ce qu'est, pour Bonnefoy, la tâche de la poésie et le sens de la notion qu'il a placé en son cœur.
Le langage de l'apparaître et de l'épiphanie marque, certes, la prévalence de la vue, mais oeuvrer par les mots, la présence ne se donne pas dans la distance du visuel - représentation de l'ob-jet jeté par-devers soi - mais en l'immédiateté sonore de l'écoute, telle qu'elle est éprouvée dans la nuit de l'affect. Et de même que le monde se manifeste à nous en deux façons opposées, la nuit elle aussi dit ou bien l'hiver du concept - « la nuit est tombée sur le monde » - ou bien la présence rendue indivisible par le mot où le son l'emporte sur le sens.
Poésie et cécité, la comparaison étonne. Car le monde de l'aveugle, fragmenté et parcellisé plus qu'aucun autre, ne sort du néant que par l'ouïe et les perceptions de sa canne. C'est le son, le vent et l'orage non le soleil, qui rend le monde présent dans son unité spatiale : " Pour moi le vent a remplacé le soleil, et une belle journée est une journée avecune légère brise. Cela ramène à la vie tous les sons de mon environnement. Les feuilles bruissent, des morceaux de papier volent le long des trottoirs, les murs et les larges coins de mur jaillissent sous l'impact du vent. Une journée simplement chaude serait, je suppose, une belle journée calme, mais l'orage la rend plus excitante, parce que l'orage produit soudain un sens de l'espace et de la distance. L'orage met un toit sur la tête, un plafond très haut et vouté, fait de grondement. Je prends conscience que je suis dans un vaste espace, alors que précédemment, il n'y avait rien. La personne voyante a toujours un toit au-dessus d'elle sous la forme du ciel bleu, des nuages ou, la nuit, des étoiles. Il en est de même du son des arbres pour la personne aveugle. Le son crée les arbres ; on est entouré d'arbres, alors qu'avant, il n'y avait rien."
Mais cet « avant, il n'y avait rien », ce néant, ce n'est pas seulement l'absence de monde pour celui qui est privé de la vue lorsqu'il ne l'entend pas ou ne le perçoit pas. N'est-ce pas, très exactement, ce que produit la représentation par concepts ? Analogie entre la cécité et l'abstraction réifiante et déshumanisante des approches par le dehors – le concept aveugle, dit explicitement Bonnefoy - dont il s'agit de défaire. Mais comment ? Non par la vue, mais par la puissance évocatrice du mot et du son. Entendue dans sa sonorité, l'oeuvre poétique, rétablit l'unité de la chose dans sa présence et nous réunit à elle, tout comme l'aveugle peut en faire l'expérience lorsque les sons créent les choses et que soudain « on est entouré d'arbres, alors qu'avant, il n'y avait rien ». « Présence, oui, présence absence ressentie comme la seule réalité dans un monde d'ombres, voilà bien ce qu'il savait entrevoir, et même dire », écrit Bonnefoy à propos d'Alberto Giacometti34. Nous ne sortons pas de la nuit de la cécité ou du concept, ce « monde d'ombres, en nous ouvrant solitairement à l'éclaircie anonyme de l'Être, mais en accueillant dans le mot et le son la présence immédiate, concrète, de la chose, et cette expérience partage avec les autres, des personnes toujours particulières, la conscience de notre finitude et de notre précarité communes, tissant entre nous les liens d'une terre habitable, où chacun sera pour les autres « moins rêveur qu'existant et aimant ». Telle est selon Yves Bonnefoy « la seule réalité qui vaille, la valeur qui fonde toutes les autres»35, le pari de l'être qui, seul, mérite d'être tenu dans toutes ses exigences métaphysiques, poétiques, éthiques et politiques.
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