Ce billet sera publié dans un prochain numéro du journal le Monde :
"Lors d'un colloque qui se tint à Berlin à la fin des années quatre-vingt-dix, le professeur de droit, Günther Jakobs, recommandait que nos sociétés démocratiques établissent une distinction entre le droit pénal des citoyens et le droit pénal de ceux qu'il appelle "les ennemis de l'ordre public" : « Celui qui veut être traité comme une personne, expliquait-il, doit de son côté donner une certaine garantie explicite qu’il va se comporter comme une personne. Si cette garantie fait défaut, ou même si elle est formellement refusée, le droit pénal n’est plus la réaction de la société contre l’un de ses membres, mais devient la réaction contre un ennemi. »
Une telle distinction, qui entend légitimer l'instauration d'une législation de combat, présuppose que tout citoyen soit en mesure d'apporter la preuve que son comportement - non ses actes, serait-il simplement soupçonné de les avoir commis - ne constitue pas une menace potentielle pour la société. Si l'on devait suivre une telle recommandation s'instaurerait un ordre du soupçon généralisé auquel personne ne pourrait échapper, mettant radicalement en cause la présomption d'innocence et les principes fondamentaux de notre conception du droit. S'agit-il là de simples divagations d'un universitaire, conduisant à appliquer à tout citoyen la distinction établie par le juriste Carl Schmitt entre l'ami et l'ennemi ?
Il y a, hélas, tout lieu de craindre que non si l'on considère l'évolution des mentalités gouvernementales et des pratiques judiciaires. Je parle ici de la France, non de l'Allemagne. On en voit un triste exemple dans le sort réservé à Julien Coupat et à sa compagne, Yldune Lévy. Tous deux ont été incarcérés, le 16 novembre 2008, avec plusieurs membres d’une prétendue « cellule invisible », pour leur responsabilité présumée dans le sabotage contre les lignes TGV, qualifié d'"entreprise terroriste", mais ils sont les seuls â être aujourd'hui encore maintenus en détention sans qu'aucune preuve formelle n'ait pu, semble-t-il, être apportée de leur participation à cette action. Une action, au reste, qui, en seraient-ils responsables, ce qui n’est pas établi, ne relève nullement de l'intention de faire régner la terreur par un attentat contre des civils innocents, sauf à tomber dans une lamentable et effrayante dérive sémantique. C’est pourtant là le point décisif, car c’est principalement sur la base de cette qualification des faits que la Chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris a décidé, vendredi 26 décembre, de maintenir Julien Coupat en détention préventive. Quant à Yldune Lévy, elle n’a toujours pas été auditionnée par un juge d’instruction, un mois et demi après son arrestation.
A l’origine de cette étrange rigueur, une circulaire, datée du 13 juin 2008, de la Direction des affaires criminelles et des grâces du Ministère de la Justice qui s’inquiète de la « multiplication d’actions violentes commises sur différents points du territoire national susceptibles d’être attribuées à la mouvance anarcho-autonome ». Est demandé aux parquets d’« apporter une attention particulière à tous faits (des inscriptions — tags — jusqu’aux manifestations de soutien à des étrangers en situation irrégulière) pouvant relever de cette mouvance afin d’en informer dans les plus brefs délais la section antiterroriste du parquet du tribunal de grande instance de Paris pour apprécier de manière concertée l’opportunité d’un dessaisissement à son profit». Dans un communiqué intitulé « La Direction des affaires criminelles voit des terroristes partout » (26 juin 2008), le Syndicat de la magistrature soulignait le risque que cette circulaire pouvait faire courir, celui « de permettre une extension quasi illimitée d’une législation d’exception » et « de renforcer la répression à l’encontre des différents acteurs du mouvement social ».
Une inquiétude aujourd’hui amplement justifiée par les faits.
Nous apprenons, en effet, que Julien Coupat et Yldune Lévy, incarcérés l'un à la prison de la Santé et l'autre à Fleury-Mérogis, sont traités comme des Détenus Particulièrement Surveillés (DPS), auxquels s'appliquent des mesures de précaution liées à leur prétendue dangerosité.
C'est ainsi que, selon une révélation du Canard enchaîné du 17 décembre, « depuis un mois, à la maison d’arrêt des femmes de Fleury-Mérogis, la nuit, toutes les deux heures, la lumière s’allume dans la cellule d’Yldune Lévy, présumée d’"ultragauche" saboteuse de caténaires SNCF. (…) Officiellement, c’est "pour la protéger d’elle-même". En réalité, comme le concèdent des juges en privé, il s’agit d’abord d’"attendrir la viande" de cette "dangereuse terroriste".
À la question posée par le journal Libération (11 décembre) : "Comment s’expriment leurs velléités terroristes ?", le contrôleur général Christian Chaboud, responsable de la lutte antiterroriste, a répondu : "De par leur attitude et leur mode de vie."»
Avec l’altération des rythmes de sommeil, c’est ainsi une des méthodes de privation sensorielle utilisée à grande échelle par les forces américaines dans le cadre de la « guerre contre la terreur », qui serait employée en France à l'endroit d'une personne présumée innocente. Le but est toujours le même : briser la résistance psychique du détenu. Or de telles pratiques dont la capacité destructrice est indéniable sont qualifiées, en droit international, d’actes de torture . C’est à ce titre qu’elles font l’objet d’une prohibition inconditionnelle.
Nul besoin d'entrer dans le fond du dossier ni d’être lié à la mouvance de l’ultra-gauche, pour dénoncer et condamner ces méthodes dont l’apparition et la légitimation sont inévitables dans une société où le discours de la menace et de la peur conduit à bafouer les règles de la justice ordinaire. A quoi bon s’indigner de la législation d’exception mise en œuvre par l’administration Bush à Guantanamo sur des centaines de prétendus terroristes si nous entrons à notre tour dans la même régression, serait-elle de moindre gravité, à la faveur d’un consensus plus ou moins tacite ? Au-delà de décisions de justice qui éveillent, pour le moins, notre perplexité – même si nous ne savons pas tout et qu’une certaine prudence s’impose -, au-delà du traitement carcéral réservé à ces détenus, qui sont toujours, faut-il le rappeler, présumés innocents, et qui soulève notre indignation, au-delà même du développement de l’esprit sécuritaire dont nous devons refuser les pièges parce qu’il ébranle la garantie que la démocratie doit apporter à la défense des libertés publiques fondamentales, c’est d’abord la métaphorisation de la notion de terrorisme qu’il faut rejeter absolument. Lorsque le langage cesse d’établir et de garantir notre relation de confiance avec le monde, il y a tout lieu de craindre que la société vacille dans son ensemble. La justice en particulier. Notre devoir de vigilance a dans les temps présents, ici et ailleurs, trouvé assez de raisons de s’exercer pour que nous exigions que notre démocratie demeure respectueuse des principes qui la constituent et qu’aucune forme de torture, serait-elle psychologique, ne s’exerce à l’endroit de quiconque. Au surplus, l’extension immodérée de la justice d’exception est une dérive dont personne ne peut désormais être assuré qu’il n’en soit un jour victime."
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
mercredi 24 décembre 2008
samedi 20 décembre 2008
Le Bien en majuscule
Admettons, je le concède, qu’il n’y ait pas d’homme qui soit juste sur terre, comme l’affirme le Livre de l’Ecclésiaste. Cela implique-t-il que le bien ne se donne jamais à voir, qu’il n’y ait pas de manifestation du bien ? Que ce qui nous paraît « bien » soit toujours discutable, ouvert à l’examen, à la controverse, puis, en définitive, par un glissement insidieux, à la suspicion et à la négation ? Contrairement à ce qu’il semble, il n’y a, en réalité, aucune conséquence logique entre ces deux propositions. On peut également, et sans contradiction, soutenir tout ensemble les deux choses à la fois : il n’est pas de bien qui, rapporté à une action et à une intention humaine, ne soit imparfait et ambigu, cela est vrai, et le bien se montre parfois dans une sorte de plénitude et d’évidence qui échappe et transcende toute imperfection, tout soupçon, cela est vrai également. Comme si on avait affaire là à une sorte de trouée de lumière à travers la zone grise de ce que nous sommes.
Quand on parle de la « banalité du bien », qu’entend-on ? S’agissant des Justes par exemple, des hommes et des femmes qui ont sauvé des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Aucun d’entre eux ne s’est jamais considéré comme un héros, moins encore comme un saint, et bien qu’ils aient agi héroïquement, à la différence de la multitude qui n’a rien fait, ils avaient eux aussi leurs faiblesses, leurs défauts, leurs petits tas de secrets, tout ce qu’on voudra et qui n’est pas joli, joli. L'incitation impérative qu’ils exprimaient dans la formule qu’on trouve partout et toujours dans leur bouche – "Je ne pouvais pas faire autrement" – ne se rapporte pas à l’obligation morale, au sens où Kant l'entend : l'obéissance à la loi, à l’impératif catégorique d’agir par devoir, uniquement par devoir. On peut héroïser le Justes, mais on peut guère les « moraliser », moins encore les « sanctifier ». Et pourtant, dira-t-on qu’ils n’ont pas bien agi ? Qu’ils n’ont pas agi selon le bien ?
Ce qui compte, ce n’est pas de savoir quelles étaient leurs motivations, « intéressées » ou « désintéressées », purement altruistes ou non. S’agit-il de les faire paraître devant une espèce de tribunal ? Qui donc sera le juge de leurs intentions ? Cela a-t-il seulement la moindre importance ? En vue, par exemple, de prouver que l’homme n’est pas seulement un individu égoïste qui cherche toujours, par nature, son propre intérêt ? Fort bien, la démonstration est faite. Mais il faut tout de même être assez idiot pour réduire la complexité des conduites humaines à cet unique motif. Je l’ai souvent dit, le problème est mal posé.
Non, ce qui compte, c’est que là, au-travers de leurs actions admirables, quelque chose s’est montré, s’est donné à voir dans une splendeur, parfois éclatante, parfois modeste : la splendeur de la manifestation du Bien, qu’il faut désormais écrire en majuscule. Avec l’homme de bien, la notion ne peut s’écrire qu’en minuscule. Mais dans ses actes, qui permettent de le qualifier comme tel, un homme de bien précisément, se dévoile et s’incarne dans une épiphanie, une évidence indiscutable, le Bien en majuscule, l’Idée du Bien, si j’osais platoniser jusque-là.
Je n'ignore pas combien il est difficile aujourd'hui d'envisager les actions humaines dans cette lumière métaphysique. Mais qu'advient-il si nous faisons de ces notions, du bien et du mal aussi, de simples mots qui ne correspondant à aucune réalité existante et désignable ? Ou encore qui ne se rapportent qu'à des normes, morales et sociales, relatives et changeantes. Je ne doute pas que Treblinka était le lieu du Mal absolu et je n'éprouve aucune gêne à écrire le mot avec un M majuscule. Pas plus qu'il ne me paraît injustifié de donner au Bien une portée métaphysique qui aille au-delà de l'examen des intentions humaines et de la mesure des conséquences. Il est des cas où il convient de dire : le Bien et le Mal ne s'évaluent pas, ils se voient dans une clarté d'évidence que nous ne pouvons sans doute pas prouver mais que le défaut de preuve ne nie pas pour autant. Le fait que ces évidences ne soient pas perçues par tous, qu'elles soient même invisibles au plus grand nombre, pose des questions d'une tout autre nature, mais ce n'est pas un argument dont peut se conclure que nous sommes retombé dans le piège linguistique de vieilles lunes métaphysiques.
Quand on parle de la « banalité du bien », qu’entend-on ? S’agissant des Justes par exemple, des hommes et des femmes qui ont sauvé des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Aucun d’entre eux ne s’est jamais considéré comme un héros, moins encore comme un saint, et bien qu’ils aient agi héroïquement, à la différence de la multitude qui n’a rien fait, ils avaient eux aussi leurs faiblesses, leurs défauts, leurs petits tas de secrets, tout ce qu’on voudra et qui n’est pas joli, joli. L'incitation impérative qu’ils exprimaient dans la formule qu’on trouve partout et toujours dans leur bouche – "Je ne pouvais pas faire autrement" – ne se rapporte pas à l’obligation morale, au sens où Kant l'entend : l'obéissance à la loi, à l’impératif catégorique d’agir par devoir, uniquement par devoir. On peut héroïser le Justes, mais on peut guère les « moraliser », moins encore les « sanctifier ». Et pourtant, dira-t-on qu’ils n’ont pas bien agi ? Qu’ils n’ont pas agi selon le bien ?
Ce qui compte, ce n’est pas de savoir quelles étaient leurs motivations, « intéressées » ou « désintéressées », purement altruistes ou non. S’agit-il de les faire paraître devant une espèce de tribunal ? Qui donc sera le juge de leurs intentions ? Cela a-t-il seulement la moindre importance ? En vue, par exemple, de prouver que l’homme n’est pas seulement un individu égoïste qui cherche toujours, par nature, son propre intérêt ? Fort bien, la démonstration est faite. Mais il faut tout de même être assez idiot pour réduire la complexité des conduites humaines à cet unique motif. Je l’ai souvent dit, le problème est mal posé.
Non, ce qui compte, c’est que là, au-travers de leurs actions admirables, quelque chose s’est montré, s’est donné à voir dans une splendeur, parfois éclatante, parfois modeste : la splendeur de la manifestation du Bien, qu’il faut désormais écrire en majuscule. Avec l’homme de bien, la notion ne peut s’écrire qu’en minuscule. Mais dans ses actes, qui permettent de le qualifier comme tel, un homme de bien précisément, se dévoile et s’incarne dans une épiphanie, une évidence indiscutable, le Bien en majuscule, l’Idée du Bien, si j’osais platoniser jusque-là.
Je n'ignore pas combien il est difficile aujourd'hui d'envisager les actions humaines dans cette lumière métaphysique. Mais qu'advient-il si nous faisons de ces notions, du bien et du mal aussi, de simples mots qui ne correspondant à aucune réalité existante et désignable ? Ou encore qui ne se rapportent qu'à des normes, morales et sociales, relatives et changeantes. Je ne doute pas que Treblinka était le lieu du Mal absolu et je n'éprouve aucune gêne à écrire le mot avec un M majuscule. Pas plus qu'il ne me paraît injustifié de donner au Bien une portée métaphysique qui aille au-delà de l'examen des intentions humaines et de la mesure des conséquences. Il est des cas où il convient de dire : le Bien et le Mal ne s'évaluent pas, ils se voient dans une clarté d'évidence que nous ne pouvons sans doute pas prouver mais que le défaut de preuve ne nie pas pour autant. Le fait que ces évidences ne soient pas perçues par tous, qu'elles soient même invisibles au plus grand nombre, pose des questions d'une tout autre nature, mais ce n'est pas un argument dont peut se conclure que nous sommes retombé dans le piège linguistique de vieilles lunes métaphysiques.
vendredi 19 décembre 2008
A vos références
Je me suis toujours étonné que la notion de bonté tienne si peu de place dans la tradition philosophique, mis à part chez Rousseau bien sûr, Schopenhauer, Hannah Arendt (qui en fait la critique) et chez Lévinas. La bonté n'est ni une vertu, moins encore le présupposé du devoir, et elle est plus que la bienveillance, ou alors sous la forme quasi inaccessible de la bienveillance ou de la compassion généralisée, en sorte qu'il ne s'agit pas à proprement parler d'une catégorie morale. En amont, elle s'enracine dans la nature (chez Rousseau), en aval, elle accompagne la sainteté. Quelque chose comme un état, non une disposition ou une intentionnalité : on ne peut vouloir être bon et l'être tout à fait, alors qu'on peut vouloir être juste, équitable, honnête, respectueux des autres, et, dans la conséquences des actes qui se déduit de cette intention,trouver l'horizon d'une réalisation de soi. Mais la bonté, c'est tout autre chose qu'une visée ou qu'une orientation. Je laisse de côté l'argument, qu'il faudrait pourtant creuser, selon lequel la bonté est une manière de l'imbécillité.
Voudrait-on écrire un livre sur ce sujet, quelles seraient les références, littéraires et philosophiques ? En vrac : Hugo - Jean Valjean est une sorte de saint laïc -, Dostoïevski, sans doute (Aliocha et le prince Mychkine), Melville (Pierre ou les ambiguïtés), Bernanos, Shusaku Endô (La fille que j'ai abandonnée), etc. J'ai tapé le mot dans le Trésor de la Langue Française Informatisé (TLFI), comme on pouvait s'y attendre, les occurrences sont assez peu nombreuses.
J'en appelle à vos lectures pour me faire partager vos références...
Voudrait-on écrire un livre sur ce sujet, quelles seraient les références, littéraires et philosophiques ? En vrac : Hugo - Jean Valjean est une sorte de saint laïc -, Dostoïevski, sans doute (Aliocha et le prince Mychkine), Melville (Pierre ou les ambiguïtés), Bernanos, Shusaku Endô (La fille que j'ai abandonnée), etc. J'ai tapé le mot dans le Trésor de la Langue Française Informatisé (TLFI), comme on pouvait s'y attendre, les occurrences sont assez peu nombreuses.
J'en appelle à vos lectures pour me faire partager vos références...
jeudi 18 décembre 2008
Changement climatique, le scénario du pire
"Les scientifiques en sont maintenant convaincus. Les objectifs définis par le GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) sont obsolètes. Le réchauffement est plus rapide que prévu, mais pire encore, passé un certain point, des boucles de rétroactions vont se déclencher, et le processus échappera à notre contrôle. Si le réchauffement atmosphérique s’emballe, sur terre, la situation deviendra incontrôlable. Les Etats faillis, la famine, les guerres, les exodes massifs vont se multiplier. Dans ces conditions, la mise en œuvre de politiques internationales de réduction des émissions n’aurait plus aucune chance de succès. Combien de temps nous reste-il ? Trop peu pour réduire les émissions avant de dépasser les limites dangereuses. Telles sont, en résumé, les conclusions que tire Gwynne Dyer, journaliste indépendant et historien, spécialiste des questions militaires, de la série d’entretiens qu’il vient de réaliser à travers le monde avec des scientifiques, des militaires et des politiques.
Par Gwynne Dyer, Japan Times, 7 décembre 2008
"Voilà à peu près deux ans de cela, j’ai pris conscience que les militaires de divers pays avaient commencé à élaborer des scénarios sur les changements climatiques. Des scénarios qui se basaient sur les travaux des scientifiques prévoyant une hausse des températures, la baisse du rendement de l’agriculture et d’autres conséquences, et examinaient leurs implications politique et stratégiques.
Ces scénarios prédisaient la multiplication des États faillis en raison de l’incapacité des gouvernements à nourrir leur population, des vagues de réfugiés climatiques aux frontières des pays plus fortunés, et même des guerres entre pays qui partagent les mêmes cours d’eau.
J’ai alors commencé à interroger tous ceux que je pouvais rencontrer. Non seulement des responsables militaires, mais aussi des scientifiques, des diplomates et des hommes politiques. Dix huit mois plus tard, après environ 70 entretiens, réalisés dans une douzaine de pays, j’en suis arrivé à quatre conclusions que j’étais loin d’anticiper lorsque j’ai entamé ce travail :
• Les scientifiques ont vraiment peur
Les observations au cours des deux ou trois dernières années, leur donnent à penser que tout se déroule beaucoup plus rapidement que ne le prévoyaient leurs modèles climatiques. Mais ils sont face à un dilemme. Au cours de la dernière décennie, ils ont dû lutter contre une campagne fort bien financée qui visait à semer le doute sur la réalité des changements climatiques.
Aujourd’hui, les peuples et leurs gouvernements sont à l’écoute. Même aux États-Unis, le quartier général du déni des changements climatiques, 85% de la population voit cette question comme un problème majeur, et les deux candidats à l’élection présidentielle ont promis durant la campagne des réductions de 80% des émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2050.
Les scientifiques sont réticents, on le comprend, à annoncer publiquement que leurs prévisions étaient fausses, que la situation est vraiment bien pire et que les objectifs devront être révisés. La plupart d’entre eux attendent de disposer d’une preuve incontestable montrant que le changement climatique intervient plus rapidement que prévu, même si en privé, ils s’affirment convaincus que c’est bien le cas.
De ce fait, les gouvernements, bien qu’ayant enfin pris conscience du danger, continuent de viser des objectifs de réduction des émissions obsolètes. Pour éviter l’emballement du réchauffement de la planète, le véritable objectif requis serait probablement une réduction de 80% des émissions d’ici à 2030, et la quasi disparition de l’usage des combustibles fossiles (charbon, gaz et pétrole) d’ici à 2050.
• Les militaires ont raison
L’alimentation est la question clé, et la situation de l’offre alimentaire mondiale est déjà très tendue. Nous avons consommé environ les deux tiers des réserves mondiales de céréales au cours des cinq dernières années, et ne disposons plus que d’environ 50 jours de stock. Même un seul degré d’augmentation de la température moyenne de la planète se traduirait par une diminution de la production alimentaire dans presque tous les pays qui sont plus proches de l’équateur que des pôles, et qui abritent la quasi-totalité des greniers à blé de la planète.
Pour cette raison, le marché international des céréales va disparaître par manque de marchandises. Les pays qui ne pourront plus nourrir leur population ne seront pas en mesure de se procurer le nécessaire pour se sortir d’affaire en important leurs céréales, même s’ils disposent de l’argent pour ce faire.
Les réfugiés affamés se répandront à travers les frontières, des nations entières vont s’effondrer dans l’anarchie - et certains pays pourraient être tentés de s’accaparer les terres ou l’eau de leurs voisins.
Ce sont là les scénarios que le Pentagone et d’autres états-majors étudient aujourd’hui. Ils pourraient commencer à se concrétiser aussi rapidement que d’ici 15 à 20 ans. Si ce type de désordre se répand, il n’y aura que peu de chances de conclure ou de maintenir des accords mondiaux pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et éviter la poursuite du réchauffement de la planète.
• Il existe un point de non-retour au-delà duquel le réchauffement devient inéluctable
Nous sommes probablement en route pour le dépasser. Ce point de bascule, c’est celui où le réchauffement d’origine anthropique (d’origine humaine) déclenche une libération massive de dioxyde de carbone des océans dont la température s’élève, ou des rejets de dioxyde de carbone et de méthane provoqués par la fonte du pergélisol, ou les deux phénomènes ensemble. La plupart des climatologues pensent que ce point se situe légèrement au dessus des 2° de réchauffement.
Une fois ce point dépassé, l’humanité perdra le contrôle : la réduction de nos émissions pourrait ne pas parvenir à arrêter le réchauffement de la planète. Cependant, nous allons presque certainement outrepasser la date limite. Nous ne pouvons pas retrouver les 10 années qui ont été perdues, et au moment où un nouvel accord remplaçant celui de Kyoto sera négocié et mis en oeuvre, il ne restera probablement pas assez de temps pour arrêter le réchauffement avant d’avoir atteint le point limite à ne pas franchir.
• Nous devrons tricher
Au cours des deux dernières années, plusieurs scientifiques ont proposé plusieurs techniques de « géo-ingénierie » destinées à combattre la hausse de température. On pourrait par exemple répandre dans la stratosphère une sorte d’écran chimique temporaire de protection solaire par l’ensemencement avec des particules de soufre. Nous pourrions également épaissir artificiellement les nuages maritimes de basse altitude pour qu’ils reflètent plus la lumière du soleil. Ce ne sont pas des solutions permanentes ; tout au plus des moyens de gagner un peu de temps pour réduire nos émissions sans provoquer l’emballement du réchauffement.
La situation devient très grave, et nous allons probablement assister aux premières expérimentations avec ces techniques dans un délai de cinq ans. Il existe une possibilité de trouver l’issue de cette crise, mais elle n’est pas aisée et il n’y a aucune garantie de succès.
Comme le dit l’histoire de l’Irlandais face à un voyageur égaré : Pour aller là, Monsieur, moi je ne serais pas parti d’ici."
http://contreinfo.info
Un jour, nos enfants ou petits-enfants nous demanderons : vous saviez et vous avez laissé faire. Aucune de nos mille excuses - les contraintes par exemple de l'économie en temps de crise - ne suffiront à lever l'accusation. Il en est ainsi, hier comme aujourd'hui, que savoir ne suffit pas : le savoir doit s'accompagner d'une faculté de représentation et d'imagination de la réalité dont il s'agit. Cela est vrai plus particulièrement, ainsi que l'expliquent Günther Anders et Hannah Arendt, lorsque la réalité en question est la souffrance et le malheur des hommes. Le monde de demain est déjà sous nos yeux et pourtant nous ne le voyons pas. Or c'est précisément lorsque notre capacité de nous représenter les conséquences réelles de nos actions présentes fait défaut que doit s'allumer le signal d'alarme. S'agissant des effets prévisibles du changement climatique, les voyants ont beau être dramatiquement passés au rouge et nous appeler urgemment à réagir, nous ne faisons rien ou trop peu. Le temps est pourtant dramatiquement compté : une affaire d'années, de décennie tout au plus. Nul besoin d'être prophète pour savoir que notre passivité est proprement criminelle.
Par Gwynne Dyer, Japan Times, 7 décembre 2008
"Voilà à peu près deux ans de cela, j’ai pris conscience que les militaires de divers pays avaient commencé à élaborer des scénarios sur les changements climatiques. Des scénarios qui se basaient sur les travaux des scientifiques prévoyant une hausse des températures, la baisse du rendement de l’agriculture et d’autres conséquences, et examinaient leurs implications politique et stratégiques.
Ces scénarios prédisaient la multiplication des États faillis en raison de l’incapacité des gouvernements à nourrir leur population, des vagues de réfugiés climatiques aux frontières des pays plus fortunés, et même des guerres entre pays qui partagent les mêmes cours d’eau.
J’ai alors commencé à interroger tous ceux que je pouvais rencontrer. Non seulement des responsables militaires, mais aussi des scientifiques, des diplomates et des hommes politiques. Dix huit mois plus tard, après environ 70 entretiens, réalisés dans une douzaine de pays, j’en suis arrivé à quatre conclusions que j’étais loin d’anticiper lorsque j’ai entamé ce travail :
• Les scientifiques ont vraiment peur
Les observations au cours des deux ou trois dernières années, leur donnent à penser que tout se déroule beaucoup plus rapidement que ne le prévoyaient leurs modèles climatiques. Mais ils sont face à un dilemme. Au cours de la dernière décennie, ils ont dû lutter contre une campagne fort bien financée qui visait à semer le doute sur la réalité des changements climatiques.
Aujourd’hui, les peuples et leurs gouvernements sont à l’écoute. Même aux États-Unis, le quartier général du déni des changements climatiques, 85% de la population voit cette question comme un problème majeur, et les deux candidats à l’élection présidentielle ont promis durant la campagne des réductions de 80% des émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2050.
Les scientifiques sont réticents, on le comprend, à annoncer publiquement que leurs prévisions étaient fausses, que la situation est vraiment bien pire et que les objectifs devront être révisés. La plupart d’entre eux attendent de disposer d’une preuve incontestable montrant que le changement climatique intervient plus rapidement que prévu, même si en privé, ils s’affirment convaincus que c’est bien le cas.
De ce fait, les gouvernements, bien qu’ayant enfin pris conscience du danger, continuent de viser des objectifs de réduction des émissions obsolètes. Pour éviter l’emballement du réchauffement de la planète, le véritable objectif requis serait probablement une réduction de 80% des émissions d’ici à 2030, et la quasi disparition de l’usage des combustibles fossiles (charbon, gaz et pétrole) d’ici à 2050.
• Les militaires ont raison
L’alimentation est la question clé, et la situation de l’offre alimentaire mondiale est déjà très tendue. Nous avons consommé environ les deux tiers des réserves mondiales de céréales au cours des cinq dernières années, et ne disposons plus que d’environ 50 jours de stock. Même un seul degré d’augmentation de la température moyenne de la planète se traduirait par une diminution de la production alimentaire dans presque tous les pays qui sont plus proches de l’équateur que des pôles, et qui abritent la quasi-totalité des greniers à blé de la planète.
Pour cette raison, le marché international des céréales va disparaître par manque de marchandises. Les pays qui ne pourront plus nourrir leur population ne seront pas en mesure de se procurer le nécessaire pour se sortir d’affaire en important leurs céréales, même s’ils disposent de l’argent pour ce faire.
Les réfugiés affamés se répandront à travers les frontières, des nations entières vont s’effondrer dans l’anarchie - et certains pays pourraient être tentés de s’accaparer les terres ou l’eau de leurs voisins.
Ce sont là les scénarios que le Pentagone et d’autres états-majors étudient aujourd’hui. Ils pourraient commencer à se concrétiser aussi rapidement que d’ici 15 à 20 ans. Si ce type de désordre se répand, il n’y aura que peu de chances de conclure ou de maintenir des accords mondiaux pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et éviter la poursuite du réchauffement de la planète.
• Il existe un point de non-retour au-delà duquel le réchauffement devient inéluctable
Nous sommes probablement en route pour le dépasser. Ce point de bascule, c’est celui où le réchauffement d’origine anthropique (d’origine humaine) déclenche une libération massive de dioxyde de carbone des océans dont la température s’élève, ou des rejets de dioxyde de carbone et de méthane provoqués par la fonte du pergélisol, ou les deux phénomènes ensemble. La plupart des climatologues pensent que ce point se situe légèrement au dessus des 2° de réchauffement.
Une fois ce point dépassé, l’humanité perdra le contrôle : la réduction de nos émissions pourrait ne pas parvenir à arrêter le réchauffement de la planète. Cependant, nous allons presque certainement outrepasser la date limite. Nous ne pouvons pas retrouver les 10 années qui ont été perdues, et au moment où un nouvel accord remplaçant celui de Kyoto sera négocié et mis en oeuvre, il ne restera probablement pas assez de temps pour arrêter le réchauffement avant d’avoir atteint le point limite à ne pas franchir.
• Nous devrons tricher
Au cours des deux dernières années, plusieurs scientifiques ont proposé plusieurs techniques de « géo-ingénierie » destinées à combattre la hausse de température. On pourrait par exemple répandre dans la stratosphère une sorte d’écran chimique temporaire de protection solaire par l’ensemencement avec des particules de soufre. Nous pourrions également épaissir artificiellement les nuages maritimes de basse altitude pour qu’ils reflètent plus la lumière du soleil. Ce ne sont pas des solutions permanentes ; tout au plus des moyens de gagner un peu de temps pour réduire nos émissions sans provoquer l’emballement du réchauffement.
La situation devient très grave, et nous allons probablement assister aux premières expérimentations avec ces techniques dans un délai de cinq ans. Il existe une possibilité de trouver l’issue de cette crise, mais elle n’est pas aisée et il n’y a aucune garantie de succès.
Comme le dit l’histoire de l’Irlandais face à un voyageur égaré : Pour aller là, Monsieur, moi je ne serais pas parti d’ici."
Un jour, nos enfants ou petits-enfants nous demanderons : vous saviez et vous avez laissé faire. Aucune de nos mille excuses - les contraintes par exemple de l'économie en temps de crise - ne suffiront à lever l'accusation. Il en est ainsi, hier comme aujourd'hui, que savoir ne suffit pas : le savoir doit s'accompagner d'une faculté de représentation et d'imagination de la réalité dont il s'agit. Cela est vrai plus particulièrement, ainsi que l'expliquent Günther Anders et Hannah Arendt, lorsque la réalité en question est la souffrance et le malheur des hommes. Le monde de demain est déjà sous nos yeux et pourtant nous ne le voyons pas. Or c'est précisément lorsque notre capacité de nous représenter les conséquences réelles de nos actions présentes fait défaut que doit s'allumer le signal d'alarme. S'agissant des effets prévisibles du changement climatique, les voyants ont beau être dramatiquement passés au rouge et nous appeler urgemment à réagir, nous ne faisons rien ou trop peu. Le temps est pourtant dramatiquement compté : une affaire d'années, de décennie tout au plus. Nul besoin d'être prophète pour savoir que notre passivité est proprement criminelle.
mardi 16 décembre 2008
Madoff en Raskolnikov
Cet article remarquable, publié par Paul Jorion dans Monde financier. Je me suis contenté d'ajouter la photo :
"Le nom « Donald Crowhurst » vous rappelle-t-il quelque chose ? Il participa à la Golden Globe Race en 1969, une régate autour du monde en solitaire. Alors qu'il se trouvait en position de vainqueur potentiel, il cessa soudain de donner de ses nouvelles. Lorsqu'on repéra son trimaran, il avait disparu. On retrouva son journal de bord qui permit de comprendre qu'au lieu de chercher à faire le tour du globe, il était resté de longs mois embusqué dans l'Atlantique Sud, communiquant jour après jour des positions fictives, attendant que les autres navigateurs y refassent apparition à l'issue de leur circumnavigation. Il se serait semble-t-il satisfait de finir en dernière position. Le hasard n’en voulut pas ainsi : la dureté de la course fit qu’il se retrouva finalement seul en position de l'emporter. Il se mit alors à errer au milieu de l'Atlantique, son journal révélant une raison de plus en plus chancelante, consignant en particulier une théorie relative à la condition humaine qui lui aurait épargné l'abominable dilemme qui était le sien : vainqueur par tricherie ou tricheur démasqué. Son système échoua cependant à le convaincre lui-même puisqu'il s’ôta la vie.
Ce qui me fait penser à Crowhurst, c’est bien entendu l’affaire Bernard Madoff. Comme vous avez pu le voir hier, je me le suis d'abord représenté en Machiavel : un homme convaincu que la « cavalerie » est le meilleur business plan qui soit au monde et développant froidement une stratégie fondée sur ce principe. Or, les informations diffusées aujourd'hui quant aux justificatifs détaillés qu’il procurait à ses clients me font maintenant penser à tout autre chose : à une tragédie à la Crowhurst. Parce que ces relevés, mentionnant parfois des dizaines d’opérations au cours d’un seul mois, présentent de manière précise la stratégie complexe qu'il affirmait mettre en oeuvre pour le bénéfice de ses clients : l'utilisation de « collars », un montage particulier d’options, associée à un portefeuille dynamique d’actions, qui permet en effet d'engranger des gains réguliers dans une bourse portée par une hausse constante et paisible. Seulement voilà : pas à l'échelle qui était devenue la sienne, pas à l'échelle des milliards de dollars qu’il brassait en réalité.
La supercherie résulte du fait que si la stratégie qu'il prétendait utiliser a dû fonctionner selon ses voeux pour ses premiers clients, elle a dû atteindre rapidement sa limite en volume dans le cadre que le marché autorisait : plus et le prix des actions se serait retrouvé balloté de manière incontrôlable en raison de ses transactions. Alors, plutôt que de refuser de nouveaux clients, il a dû se mettre à feindre, jusqu'à basculer dans une simple « cavalerie » : prétendant continuer de la même manière qu'avant mais se contentant en réalité de payer les plus anciens participants avec les apports en fonds de ses plus récentes recrues.
Si mon hypothèse est exacte, son histoire est celle d’un homme qui s'imagine d’abord un géant parce que son plan complexe, digne d'un génie (celui que les relevés communiqués à ses clients persista de présenter) semble réussir mais qui, quand il découvre que ce plan est limité par la taille, ne s'y résigne pas par orgueil, par hybris. Il s’autorise sans doute d'abord quelques libertés avec ses principes - tactiques « de complément » que Michael Ocrant qui le questionne avec perspicacité en 2001 semble avoir très bien devinées - pour maintenir la fiction, puis succombe : il se met alors à tricher et se retrouve non plus un géant à ses propres yeux mais un nain. Enfin bien des années plus tard, pareil à Raskolnikov dans Crime et Châtiment, il n'en peut plus : il révèle sa turpitude.
Car ne l'oublions pas, Madoff n’a pas été démasqué : il a avoué à ses fils, et ce sont eux qui l'ont livré à la police. Comme dans le cas de Crowhurst : ce n'est pas la justice des hommes qui l'a rattrapé mais sa propre conscience. Le drame humain n’est pas celui de ceux qui ont cru en Madoff : c'est celui de la manière outrancière dont il a cru en lui-même."
Sur Donald Crowhurst, voir également :
www.lowebzine.com
"Le nom « Donald Crowhurst » vous rappelle-t-il quelque chose ? Il participa à la Golden Globe Race en 1969, une régate autour du monde en solitaire. Alors qu'il se trouvait en position de vainqueur potentiel, il cessa soudain de donner de ses nouvelles. Lorsqu'on repéra son trimaran, il avait disparu. On retrouva son journal de bord qui permit de comprendre qu'au lieu de chercher à faire le tour du globe, il était resté de longs mois embusqué dans l'Atlantique Sud, communiquant jour après jour des positions fictives, attendant que les autres navigateurs y refassent apparition à l'issue de leur circumnavigation. Il se serait semble-t-il satisfait de finir en dernière position. Le hasard n’en voulut pas ainsi : la dureté de la course fit qu’il se retrouva finalement seul en position de l'emporter. Il se mit alors à errer au milieu de l'Atlantique, son journal révélant une raison de plus en plus chancelante, consignant en particulier une théorie relative à la condition humaine qui lui aurait épargné l'abominable dilemme qui était le sien : vainqueur par tricherie ou tricheur démasqué. Son système échoua cependant à le convaincre lui-même puisqu'il s’ôta la vie.
Ce qui me fait penser à Crowhurst, c’est bien entendu l’affaire Bernard Madoff. Comme vous avez pu le voir hier, je me le suis d'abord représenté en Machiavel : un homme convaincu que la « cavalerie » est le meilleur business plan qui soit au monde et développant froidement une stratégie fondée sur ce principe. Or, les informations diffusées aujourd'hui quant aux justificatifs détaillés qu’il procurait à ses clients me font maintenant penser à tout autre chose : à une tragédie à la Crowhurst. Parce que ces relevés, mentionnant parfois des dizaines d’opérations au cours d’un seul mois, présentent de manière précise la stratégie complexe qu'il affirmait mettre en oeuvre pour le bénéfice de ses clients : l'utilisation de « collars », un montage particulier d’options, associée à un portefeuille dynamique d’actions, qui permet en effet d'engranger des gains réguliers dans une bourse portée par une hausse constante et paisible. Seulement voilà : pas à l'échelle qui était devenue la sienne, pas à l'échelle des milliards de dollars qu’il brassait en réalité.
La supercherie résulte du fait que si la stratégie qu'il prétendait utiliser a dû fonctionner selon ses voeux pour ses premiers clients, elle a dû atteindre rapidement sa limite en volume dans le cadre que le marché autorisait : plus et le prix des actions se serait retrouvé balloté de manière incontrôlable en raison de ses transactions. Alors, plutôt que de refuser de nouveaux clients, il a dû se mettre à feindre, jusqu'à basculer dans une simple « cavalerie » : prétendant continuer de la même manière qu'avant mais se contentant en réalité de payer les plus anciens participants avec les apports en fonds de ses plus récentes recrues.
Si mon hypothèse est exacte, son histoire est celle d’un homme qui s'imagine d’abord un géant parce que son plan complexe, digne d'un génie (celui que les relevés communiqués à ses clients persista de présenter) semble réussir mais qui, quand il découvre que ce plan est limité par la taille, ne s'y résigne pas par orgueil, par hybris. Il s’autorise sans doute d'abord quelques libertés avec ses principes - tactiques « de complément » que Michael Ocrant qui le questionne avec perspicacité en 2001 semble avoir très bien devinées - pour maintenir la fiction, puis succombe : il se met alors à tricher et se retrouve non plus un géant à ses propres yeux mais un nain. Enfin bien des années plus tard, pareil à Raskolnikov dans Crime et Châtiment, il n'en peut plus : il révèle sa turpitude.
Car ne l'oublions pas, Madoff n’a pas été démasqué : il a avoué à ses fils, et ce sont eux qui l'ont livré à la police. Comme dans le cas de Crowhurst : ce n'est pas la justice des hommes qui l'a rattrapé mais sa propre conscience. Le drame humain n’est pas celui de ceux qui ont cru en Madoff : c'est celui de la manière outrancière dont il a cru en lui-même."
Sur Donald Crowhurst, voir également :
lundi 15 décembre 2008
Entretiens sur la torture (2)
Où il est question de la série 24 heures et du scénario pervers de la bombe à retardement :
samedi 13 décembre 2008
Wagner, Boulez
Le "Prélude" de Tristan et Iseult de Richard Wagner, dirigé par le chef d'orchestre et compositeur, Pierre Boulez. Où l'on perçoit l'extrême attention de ces jeunes musiciens - probablement du Malher Youth Orchestra - aux indications gestuelles, d'une admirable sobriété, de ce grand maître :
vendredi 12 décembre 2008
Fermeture de Guantanamo
Un article très bien documenté de Michel Porcheron sur les difficultés que va rencontrer la prochaine administration lorsqu'il s'agira d'appliquer l'engagement de Barak Obama de fermer Guantanamo :
www.tlaxcala.es
Rumsfeld, mis en cause par le Sénat
WASHINGTON (AFP) - 12/12/2008 10h02
L'ancien secrétaire américain à la Défense Donald Rumsfeld ainsi que d'autres hauts responsables de l'administration Bush ont été jugés responsables de mauvais traitements sur des détenus dans les prisons américaines, selon un rapport du Sénat américain.
"L'accord de Rumsfeld pour le recours à des techniques d'interrogatoire agressives à la base (américaine) de Guantanamo (Cuba) a été une cause directe pour que des détenus subissent de mauvais traitements là-bas" et "a influencé et contribué à l'emploi de techniques menant à de mauvais traitements (...) en Afghanistan et en Irak", indique le rapport, publié jeudi.
Le rapport relève que Donald Rumsfeld a autorisé des techniques d'interrogatoire dures à Guantanamo le 2 décembre 2002, tout en faisant des déclarations les excluant un mois plus tard.
"Le message des hauts responsables était clair: il était acceptable d'utiliser des procédures dégradantes et des abus contre les détenus", a déclaré le sénateur démocrate Carl Levin, président de la Commission des forces armées du Sénat, qui a élaboré ce rapport.
Le rapport a aussi critiqué "la tentative des hauts responsables de faire porter le chapeau à des subalternes en évitant toute responsabilité pour les mauvais traitements".
La Commission a centré ses quelques deux années d'enquête sur l'utilisation par le ministère de la Défense de techniques controversées d'interrogatoire, comme l'obligation de se tenir dans des positions stressantes, la nudité, la privation de sommeil ou la simulation de noyade.
Ces méthodes "ont nui à notre capacité à recueillir des renseignements exacts qui pouvaient sauver des vies, ont renforcé nos ennemis et compromis notre autorité morale", indique le rapport, dont la plus grande partie est classée secret défense.
L'usage de méthodes coercitives a eu pour origine un document signé du président George W. Bush du 7 février 2002, selon lequel les règles de la Convention de Genève sur un traitement humain des prisonniers ne s'appliquaient pas aux détenus du groupe islamiste Al-Qaïda ni aux talibans, selon le rapport.
De hauts responsables de l'administration, dont Condoleezza Rice, ex-conseillère à la Sécurité nationale, devenue ensuite secrétaire d'Etat, ont participé à des réunions sur les techniques d'interrogatoires dures dès le printemps 2002, ajoute le rapport."
La démocratie américaine est-elle en train de se réveiller ? On peut l'espérer, mais la preuve reste encore à apporter. Les choses seront plus claires le jour où ces anciens responsables seront traduits devant les tribunaux.
Merci à Hervé d'Amnesty International de m'avoir fait parvenir cette information.
L'ancien secrétaire américain à la Défense Donald Rumsfeld ainsi que d'autres hauts responsables de l'administration Bush ont été jugés responsables de mauvais traitements sur des détenus dans les prisons américaines, selon un rapport du Sénat américain.
"L'accord de Rumsfeld pour le recours à des techniques d'interrogatoire agressives à la base (américaine) de Guantanamo (Cuba) a été une cause directe pour que des détenus subissent de mauvais traitements là-bas" et "a influencé et contribué à l'emploi de techniques menant à de mauvais traitements (...) en Afghanistan et en Irak", indique le rapport, publié jeudi.
Le rapport relève que Donald Rumsfeld a autorisé des techniques d'interrogatoire dures à Guantanamo le 2 décembre 2002, tout en faisant des déclarations les excluant un mois plus tard.
"Le message des hauts responsables était clair: il était acceptable d'utiliser des procédures dégradantes et des abus contre les détenus", a déclaré le sénateur démocrate Carl Levin, président de la Commission des forces armées du Sénat, qui a élaboré ce rapport.
Le rapport a aussi critiqué "la tentative des hauts responsables de faire porter le chapeau à des subalternes en évitant toute responsabilité pour les mauvais traitements".
La Commission a centré ses quelques deux années d'enquête sur l'utilisation par le ministère de la Défense de techniques controversées d'interrogatoire, comme l'obligation de se tenir dans des positions stressantes, la nudité, la privation de sommeil ou la simulation de noyade.
Ces méthodes "ont nui à notre capacité à recueillir des renseignements exacts qui pouvaient sauver des vies, ont renforcé nos ennemis et compromis notre autorité morale", indique le rapport, dont la plus grande partie est classée secret défense.
L'usage de méthodes coercitives a eu pour origine un document signé du président George W. Bush du 7 février 2002, selon lequel les règles de la Convention de Genève sur un traitement humain des prisonniers ne s'appliquaient pas aux détenus du groupe islamiste Al-Qaïda ni aux talibans, selon le rapport.
De hauts responsables de l'administration, dont Condoleezza Rice, ex-conseillère à la Sécurité nationale, devenue ensuite secrétaire d'Etat, ont participé à des réunions sur les techniques d'interrogatoires dures dès le printemps 2002, ajoute le rapport."
La démocratie américaine est-elle en train de se réveiller ? On peut l'espérer, mais la preuve reste encore à apporter. Les choses seront plus claires le jour où ces anciens responsables seront traduits devant les tribunaux.
Merci à Hervé d'Amnesty International de m'avoir fait parvenir cette information.
jeudi 11 décembre 2008
Entretiens sur la torture
Les responsables du site "Nonfictions.fr", qui viennent de faire paraître le premier numéro d'un magazine de très hautes qualité et exigence, ont eu la gentillesse de m'inviter à enregistrer un long entretien filmé sur Du bon usage de la torture, ou comment les démocraties justifient l'injustifiable.
Ici, la première partie :
Les autres parties de l'entretien sont accessibles à l'adresse suivante :
www.dailymotion.com
Voici l'excellente recension du livre qu'en donne Dorothée David :
"L’ouvrage de Michel Terestchenko, Du bon usage de la torture. Ou comment les démocraties justifient l’injustifiable s’ouvre sur un constat : malgré les définitions légales de la torture édictées par la Convention de Genève et la Convention du 10 Décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, certains États en donnent des définitions restrictives pour mettre en place des systèmes juridiques dits "exceptionnels" qui permettent d'y avoir recours.
En d’autres termes, les États démocratiques mettent en place des justifications de la torture, au niveau politique et juridique, ce en jouant avec la peur des individus pour en proposer également une justification sur le plan moral.
L’ouvrage de Michel Terestchenko cherche à déconstruire les mécanismes de légitimation de la torture produits suite aux attaques du 11 septembre. Selon lui, la torture ne saurait être justifiée, car elle est "politiquement [ruineuse], légalement condamnable, et moralement inacceptable" .
Au carrefour du politique, du droit et de la morale, Du bon usage de la torture interroge les mécanismes de légitimation de la torture dans leurs rapports aux principes démocratiques des États qui reposent sur le contrôle public des autorités et sur le respect inconditionnel des droits de l’homme.
Faut-il porter crédit aux "situations d'exception" ?
Michel Terestchenko étudie principalement deux justifications réalistes, ou prétendument telles, s’appuyant sur la notion de situation d’exception. Leur stratégie s'appuie sur une logique utilitariste, qui permet de ne pas présenter la torture comme un acte cruel, ou comme une forme de sadisme, mais comme une décision rationnelle issue d’un calcul en vue de l'intérêt du plus grand nombre. Ces justifications forment une "idéologie libérale de la torture" qui la présente comme un "mal nécessaire" et un choix désespéré au regard des circonstances.
Lorsque la torture se présente comme un recours moralement justifiable dans le calcul du moindre mal, deux approches libérales sont proposées : celle de Michael Walzer, pour lequel le principe de responsabilité individuelle doit prévaloir lorsqu’un individu transgresse les limites imposées par le droit, et l’approche d’Alan Dershowitz, selon lequel la torture doit être une pratique transparente et régulée par la délivrance de mandats judiciaires pour permettre un contrôle et éviter ainsi les dérives criminelles.
À ces deux systèmes de justification, Michel Terestchenko oppose la difficulté qu'il y a à présenter la torture comme étant un mal nécessaire, et donc, par extension, comme un bien. En effet, les arguments des deux systèmes de justification présentés soulèvent des difficultés. Dans la perspective de Michael Walzer, la difficulté consiste à déterminer à qui incombe finalement la responsabilité de la torture lorsque celle-ci est une torture d’État (à l’exécutant, celui qui donne les ordres, celui qui détermine la nécessité de la torture) ? Quant à la perspective d’Alan Dershowitz, en conférant au juge le pouvoir de statuer légalement sur l’utilisation de la torture, elle fait entrer en ligne de compte un facteur politique, ce qui implique que la loi se soumette à la pratique de l’État alors qu'elle est censée la réguler."
http://www.nonfiction.fr
Le dernier numéro de La Quinzaine littéraire présente également, sous la plume de Laurence Zordan, une excellente recension de l'ouvrage.
Ici, la première partie :
Les autres parties de l'entretien sont accessibles à l'adresse suivante :
Voici l'excellente recension du livre qu'en donne Dorothée David :
"L’ouvrage de Michel Terestchenko, Du bon usage de la torture. Ou comment les démocraties justifient l’injustifiable s’ouvre sur un constat : malgré les définitions légales de la torture édictées par la Convention de Genève et la Convention du 10 Décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, certains États en donnent des définitions restrictives pour mettre en place des systèmes juridiques dits "exceptionnels" qui permettent d'y avoir recours.
En d’autres termes, les États démocratiques mettent en place des justifications de la torture, au niveau politique et juridique, ce en jouant avec la peur des individus pour en proposer également une justification sur le plan moral.
L’ouvrage de Michel Terestchenko cherche à déconstruire les mécanismes de légitimation de la torture produits suite aux attaques du 11 septembre. Selon lui, la torture ne saurait être justifiée, car elle est "politiquement [ruineuse], légalement condamnable, et moralement inacceptable" .
Au carrefour du politique, du droit et de la morale, Du bon usage de la torture interroge les mécanismes de légitimation de la torture dans leurs rapports aux principes démocratiques des États qui reposent sur le contrôle public des autorités et sur le respect inconditionnel des droits de l’homme.
Faut-il porter crédit aux "situations d'exception" ?
Michel Terestchenko étudie principalement deux justifications réalistes, ou prétendument telles, s’appuyant sur la notion de situation d’exception. Leur stratégie s'appuie sur une logique utilitariste, qui permet de ne pas présenter la torture comme un acte cruel, ou comme une forme de sadisme, mais comme une décision rationnelle issue d’un calcul en vue de l'intérêt du plus grand nombre. Ces justifications forment une "idéologie libérale de la torture" qui la présente comme un "mal nécessaire" et un choix désespéré au regard des circonstances.
Lorsque la torture se présente comme un recours moralement justifiable dans le calcul du moindre mal, deux approches libérales sont proposées : celle de Michael Walzer, pour lequel le principe de responsabilité individuelle doit prévaloir lorsqu’un individu transgresse les limites imposées par le droit, et l’approche d’Alan Dershowitz, selon lequel la torture doit être une pratique transparente et régulée par la délivrance de mandats judiciaires pour permettre un contrôle et éviter ainsi les dérives criminelles.
À ces deux systèmes de justification, Michel Terestchenko oppose la difficulté qu'il y a à présenter la torture comme étant un mal nécessaire, et donc, par extension, comme un bien. En effet, les arguments des deux systèmes de justification présentés soulèvent des difficultés. Dans la perspective de Michael Walzer, la difficulté consiste à déterminer à qui incombe finalement la responsabilité de la torture lorsque celle-ci est une torture d’État (à l’exécutant, celui qui donne les ordres, celui qui détermine la nécessité de la torture) ? Quant à la perspective d’Alan Dershowitz, en conférant au juge le pouvoir de statuer légalement sur l’utilisation de la torture, elle fait entrer en ligne de compte un facteur politique, ce qui implique que la loi se soumette à la pratique de l’État alors qu'elle est censée la réguler."
Le dernier numéro de La Quinzaine littéraire présente également, sous la plume de Laurence Zordan, une excellente recension de l'ouvrage.
Ce soir ou jamais
L'émission sur France 3 à laquelle j'ai participé mercredi soir peut être regardée à l'adresse suivante.
ce-soir-ou-jamais.france3.fr
mardi 9 décembre 2008
Le choc des civilisations
Peu d’ouvrages ont déclenché dans le monde entier autant de controverses et de polémiques que celui, paru en 1996, de Samuel Huntington, professeur de sciences politiques à l’université de Havard, Le choc des civilisations. Toutefois, il s’agit d’un livre important, souvent plus connu par ouï-dire que réellement lu, d’un de ces livres qui oblige à considérer les choses sous un angle inaccoutumé et qui propose à la fois une synthèse – la synthèse d’un grand savoir – et un modèle d’interprétation du monde simple et puissant, mais en même temps formidablement contestable.
Que nous dit-il en substance ? La configuration des relations entre les Etats, héritée de la Seconde Guerre mondiale, et qui opposait deux superpuissances rivales, a disparu avec l’effondrement du système communiste à la fin des années quatre-vingt. Mais l’espoir qui s’ensuivit de l’émergence d’un « nouvel ordre mondial », marqué par le triomphe des valeurs libérales occidentales, la fin des conflits idéologiques et l’avancée inexorable de la « démocratie de marché », a rapidement fait long feu. Une nouvelle réalité géopolitique s’est progressivement imposée : la recomposition de la politique globale selon des « axes culturels » que Huntington appelle, et la formule lui a été vivement reprochée, des « blocs civilisationnels ». Sous l’impulsion de facteurs essentiellement ethniques et religieux se dessine un nouveau système conflictuel d’alliances, qui n’est plus bipolaire mais multipolaire et qui, par conséquent, est infiniment plus dangereux et incontrôlable que tout ce que nous avons connu par le passé. Tel est, en bref, le constat.
La « civilisation » n’est pas l’apanage seulement de l’Occident, comme on l’a trop souvent cru depuis le XVIIIe siècle. D’autres vastes ensembles prennent aujourd’hui conscience de leur puissance politique, économique et militaire et, ce qui compte davantage, de leur capacité à définir pour les individus, déboussolés par les conséquences de la modernité, leur identité. L’émergence de ces « blocs civilisationnels » - Huntington en dénombre sept (les civilisations chinoise, japonaise, hindoue, musulmane, occidentale, latino-américaine, et, potentiellement, africaine) – est à la fois le produit de la modernité et, mis à part chez nous, l’expression du refus d’identifier la modernité avec l’Occident. Si le « nouvel ordre des civilisations » a pour trait commun de confronter le monde européano-américain à une mise en cause parfois radicale de ses valeurs fondatrices et son mode de vie, la lutte menée contre l’Occident par certaines grandes « cultures » - dans le monde musulman, mais aussi, d’une manière moins virulente, en Chine, en Inde ou au Japon – entend montrer qu’on peut être moderne sans être nécessairement « occidental ». La notion de « choc des civilisations », que Huntington emprunte à Bernard Lewis, désigne ainsi, tout d’abord, la diversité des réponses sociales et culturelles à ce fait universel qu’est la « modernité », apportant ainsi un démenti au fantasme de l’uniformisation du monde – le fameux « homme unidimensionnel » dont parlait Marcuse - qui serait la conséquence inévitable de la mondialisation ou de la globalisation économique des échanges. Malheureusement, d’autres conséquences sont plus inquiétantes.
Chaque « bloc civilisationnel » se constitue autour d’« Etats phares », autour desquels gravitent, par cercles concentriques, des Etats de moindre importance, délimitant un espace à la fois géographique, politique et culturel, relativement clos. Or la relation naturelle entre ces Etats phares est fondamentalement, selon Huntington, la rivalité. Et aucun antagonisme n’est davantage animé par la haine et la violence que celui qui oppose l’islam au monde occidental et, dans une moindre mesure, celui-ci à toutes les autres puissances régionales, appelées à s’unir pour lutter contre son hégémonie. C’est ici qu’on passe d’une analyse purement descriptive à une prédiction de l’avenir dans laquelle l’Occident apparaît comme une forteresse assiégée de tous côtés par des ennemis dont le plus durablement menaçant est le monde musulman, pris dans son ensemble. Prédiction à laquelle les attentats terroristes du 11 septembre 2001 auraient apporté confirmation, donnant au paradigme de Huntington une puissance visionnaire sans précédent. Mais c’est précisément ce dont on peut douter. Non seulement parce que la présentation proposée de l’islam tient peu compte de son extrême diversité et de ses liens complexes avec l’Occident, mais, plus généralement, parce que les relations entre les Etats semblent n’être animées que par une seule passion destructrice : la haine contre ce que Huntington appelle « l’occidentoxication », comme si les principes humanistes que notre tradition a favorisés - mais est-elle la seule ? - étaient incapables d’être accueillies ailleurs dans leur universalité et leur autorité morale et ne constituaient pas le socle à l’élaboration possible d’un monde commun, respectueux de la diversité des cultures humaines.
La vision d’un monde multipolaire laisse place à une conception manichéenne dans laquelle la civilisation occidentale , historiquement en déclin, et minée de l’intérieur par une très grave crise spirituelle, notamment du fait de la tendance à favoriser le multiculturalisme et le relativisme des valeurs, est mise en péril par l’hostilité que lui voue le reste du monde, donnant à craindre que se produise un jour le « choc total » entre la Civilisation et la barbarie et que s’abatte sur le monde un « âge de ténèbres » sans précédent. On comprend que de telles thèses aient pu susciter de très vives réactions…
Que nous dit-il en substance ? La configuration des relations entre les Etats, héritée de la Seconde Guerre mondiale, et qui opposait deux superpuissances rivales, a disparu avec l’effondrement du système communiste à la fin des années quatre-vingt. Mais l’espoir qui s’ensuivit de l’émergence d’un « nouvel ordre mondial », marqué par le triomphe des valeurs libérales occidentales, la fin des conflits idéologiques et l’avancée inexorable de la « démocratie de marché », a rapidement fait long feu. Une nouvelle réalité géopolitique s’est progressivement imposée : la recomposition de la politique globale selon des « axes culturels » que Huntington appelle, et la formule lui a été vivement reprochée, des « blocs civilisationnels ». Sous l’impulsion de facteurs essentiellement ethniques et religieux se dessine un nouveau système conflictuel d’alliances, qui n’est plus bipolaire mais multipolaire et qui, par conséquent, est infiniment plus dangereux et incontrôlable que tout ce que nous avons connu par le passé. Tel est, en bref, le constat.
La « civilisation » n’est pas l’apanage seulement de l’Occident, comme on l’a trop souvent cru depuis le XVIIIe siècle. D’autres vastes ensembles prennent aujourd’hui conscience de leur puissance politique, économique et militaire et, ce qui compte davantage, de leur capacité à définir pour les individus, déboussolés par les conséquences de la modernité, leur identité. L’émergence de ces « blocs civilisationnels » - Huntington en dénombre sept (les civilisations chinoise, japonaise, hindoue, musulmane, occidentale, latino-américaine, et, potentiellement, africaine) – est à la fois le produit de la modernité et, mis à part chez nous, l’expression du refus d’identifier la modernité avec l’Occident. Si le « nouvel ordre des civilisations » a pour trait commun de confronter le monde européano-américain à une mise en cause parfois radicale de ses valeurs fondatrices et son mode de vie, la lutte menée contre l’Occident par certaines grandes « cultures » - dans le monde musulman, mais aussi, d’une manière moins virulente, en Chine, en Inde ou au Japon – entend montrer qu’on peut être moderne sans être nécessairement « occidental ». La notion de « choc des civilisations », que Huntington emprunte à Bernard Lewis, désigne ainsi, tout d’abord, la diversité des réponses sociales et culturelles à ce fait universel qu’est la « modernité », apportant ainsi un démenti au fantasme de l’uniformisation du monde – le fameux « homme unidimensionnel » dont parlait Marcuse - qui serait la conséquence inévitable de la mondialisation ou de la globalisation économique des échanges. Malheureusement, d’autres conséquences sont plus inquiétantes.
Chaque « bloc civilisationnel » se constitue autour d’« Etats phares », autour desquels gravitent, par cercles concentriques, des Etats de moindre importance, délimitant un espace à la fois géographique, politique et culturel, relativement clos. Or la relation naturelle entre ces Etats phares est fondamentalement, selon Huntington, la rivalité. Et aucun antagonisme n’est davantage animé par la haine et la violence que celui qui oppose l’islam au monde occidental et, dans une moindre mesure, celui-ci à toutes les autres puissances régionales, appelées à s’unir pour lutter contre son hégémonie. C’est ici qu’on passe d’une analyse purement descriptive à une prédiction de l’avenir dans laquelle l’Occident apparaît comme une forteresse assiégée de tous côtés par des ennemis dont le plus durablement menaçant est le monde musulman, pris dans son ensemble. Prédiction à laquelle les attentats terroristes du 11 septembre 2001 auraient apporté confirmation, donnant au paradigme de Huntington une puissance visionnaire sans précédent. Mais c’est précisément ce dont on peut douter. Non seulement parce que la présentation proposée de l’islam tient peu compte de son extrême diversité et de ses liens complexes avec l’Occident, mais, plus généralement, parce que les relations entre les Etats semblent n’être animées que par une seule passion destructrice : la haine contre ce que Huntington appelle « l’occidentoxication », comme si les principes humanistes que notre tradition a favorisés - mais est-elle la seule ? - étaient incapables d’être accueillies ailleurs dans leur universalité et leur autorité morale et ne constituaient pas le socle à l’élaboration possible d’un monde commun, respectueux de la diversité des cultures humaines.
La vision d’un monde multipolaire laisse place à une conception manichéenne dans laquelle la civilisation occidentale , historiquement en déclin, et minée de l’intérieur par une très grave crise spirituelle, notamment du fait de la tendance à favoriser le multiculturalisme et le relativisme des valeurs, est mise en péril par l’hostilité que lui voue le reste du monde, donnant à craindre que se produise un jour le « choc total » entre la Civilisation et la barbarie et que s’abatte sur le monde un « âge de ténèbres » sans précédent. On comprend que de telles thèses aient pu susciter de très vives réactions…
samedi 6 décembre 2008
Voltaire et le mal
Je tiens, depuis quelques mois, ces Conversations sur le mal en réserve d'une future éventuelle publication, pour en sortir aujourd'hui cet extrait où il est question plus particulièrement de Voltaire :
"Si vous admettez, comme le fait Descartes et, avec lui, la théologie chrétienne, que Dieu est libre et tout-puissant, pourquoi cette toute puissance ne s’est-elle pas exercée d’une manière telle qu’elle fasse l’économie du mal ? Puisque Dieu est tout-puissant, il pouvait parfaitement faire que la volonté humaine s’exerçât en direction du bien sans rien sacrifier de l’indépendance du libre-arbitre. C’est l’argument de Bayle. Il faut que Dieu ait de toute éternité connu les immenses malheurs qui allaient affliger l’humanité. Qu’ils les aient non seulement connus, mais voulus. Pourquoi donc ne pas avoir suspendu une action aussi cruelle que la création ? Oui, nous sommes bien à la roue, comme vous disiez tout à l’heure. Le problème du mal pose à la théologie chrétienne des difficultés telles que vous devez ou bien poser un Dieu soumis à la nécessité, c’est-à-dire un Dieu qui est rationnel mais qui n’est ni tout puissant ni libre, ou bien envisager l’hypothèse d’un Dieu cruel. Mais dans les deux cas, vous lui attribuez des qualités qui sont contraires à son essence, du moins telle que les docteurs de l’Eglise la définissent.
- En vous écoutant parler, je songe à la position complexe et tourmentée de Voltaire.
- Oh, Voltaire ! Evidemment il tient une place importante dans ces controverses sur le mal et la justice divine au XVIIIe siècle. Avec lui, se clôt la période ouverte par Malebranche. Songez un instant à l’extraordinaire richesse des débats métaphysiques qui ont opposé durant soixante-dix ans à peine les plus grands esprits de l’époque. Pour simplifier les choses : Malebranche auquel répond Bayle, auquel répond Leibniz, auquel répond Voltaire. Quiconque s’intéresse à la question du mal trouve là un foisonnement formidablement riche d’arguments qui ne peut être comparé à aucune autre période de la pensée. Voltaire, oui. On ne le lit plus aujourd’hui avec grand sérieux. C’est le domaine réservé des spécialistes de littérature. Et les philosophes de métier le considèrent plutôt avec mépris, ou condescendance. Un peu comme Camus qui n’a pas l’envergure intellectuelle et spéculative d’un Heidegger ou d’un Wittgenstein. Pas plus que Voltaire n’est Kant ou Hegel. Il n’empêche, il y a beaucoup à puiser dans son oeuvre. Pour ma part, j’ai toujours été frappé, touché même, par les contradictions dans lesquelles il s’enferre. D’un côté, le Voltaire de la jeunesse qui affirme, avec Pope, dans une veine toute malebranchiste, que “Tout est bien” parce que “Tout est en ordre”; le Voltaire qui ironise, dans les Lettres philosophiques, contre le pessimisme de Pascal. Mais, d’un autre côté, vous avez le Voltaire noir des contes, de Candide, du Voyage de Scarmentado, du Poème sur le désastre de Lisbonne qui résonne d’accents profondément pascaliens. Les contes, c’est vraiment le degré zéro de l’écriture, pour reprendre la formule de Roland Barthes. D’une modernité surprenante. Pas d’adjectifs pour qualifier les événements auxquels sont exposés les héros. Rien que le récit de leur enchaînement absurde dans des périples où se succèdent des expériences qui ne mènent à rien, sinon précisément à la découverte de l’universalité de la méchanceté humaine et l’absurdité de l’existence. Une espèce de voyage initiatique à l’envers. Les “héros”, en fait ce sont plutôt des “anti-héros” n’ont pas d’épaisseur, d’identité, de psychologie, la fortune mauvaise se joue d’eux comme de marionnettes. Les contes de Voltaire ont quelque chose de mécanique qui fait froid dans le dos, et cette mécanique est grinçante. Voltaire pratique une forme d’ironie “chapelinesque”. Oui, c’est ça, comme dans les meilleurs films de Chaplin, “Les temps modernes” par exemple.
- Cette comparaison est vraiment surprenante.
- Au vrai, je n’y avais jamais songé avant qu’elle me vienne à l’esprit en parlant avec vous. Voltaire lui-même compare à plusieurs reprises dans sa correspondance les hommes à des marionnettes, ou à des souris, parfois à des poulets, qui ne savent rien du sort qui les attend, sauf que selon toute vraisemblance il n’aura rien d’heureux et que la mort seule est au bout. On ne retient le plus souvent chez Voltaire que l’image du “Dieu architecte”, du Dieu géomètre. Mais c’est oublier qu’il y a chez lui une toute autre figure, non moins présente, qui est celle du Dieu boucher, du Dieu cruel, qui lui vient de son éducation janséniste. Bon, malgré tout, sa conclusion n’est pas toujours aussi noire. Au “Tout est bien” de sa jeunesse, et au “Tout est mal” que prononce Martin, le philosophe manichéen dans Candide, Voltaire conclut finalement au “Tout est passable” de Babouc dans Le monde comme il va. Et à cette conception “grise”, ni blanche ni noire, de l’existence humaine correspond la fameuse leçon du jardin. Une morale médiocre du travail, où il convient de faire ce que l’on peut sans songer à répondre aux grandes questions métaphysiques. “Mettons à la fin de presque tous les chapitres de métaphysique, les deux lettres des juges romains quand ils n’entendaient pas une cause : N. L., non liquet, cela n’est pas clair”. C’est ainsi qu’il conclut l’article “Bien (Tout est)” du Dictionnaire philosophique. Au fond la métaphysique voltairienne n’est ni optimiste, ni pessimiste, c’est une métaphysique de la perplexité. Comme chez Ivan Karamazov qui s’écrie qu’il est une punaise qui ne comprend pas pourquoi le monde est arrangé ainsi.
- Voltaire et Dostoïevski, je dois dire que je ne m’attendais pas à les trouver placés côte à côte.
- En effet. Et l’on pourrait ajouter Céline dans la conception anti-initiatique du voyage. Ou plutôt, s’il y a initiation, c’est au malheur, à l’universalité du mal. Il n’empêche, Voltaire reste déiste, malgré tout, malgré sa haine du christianisme. Et il ne croyait pas que la nature humaine put être améliorée. En ce sens-là, il est moins homme des Lumières qu’on le pense habituellement."
A suivre, si le sujet vous intéresse. Faites-le moi savoir...
"Si vous admettez, comme le fait Descartes et, avec lui, la théologie chrétienne, que Dieu est libre et tout-puissant, pourquoi cette toute puissance ne s’est-elle pas exercée d’une manière telle qu’elle fasse l’économie du mal ? Puisque Dieu est tout-puissant, il pouvait parfaitement faire que la volonté humaine s’exerçât en direction du bien sans rien sacrifier de l’indépendance du libre-arbitre. C’est l’argument de Bayle. Il faut que Dieu ait de toute éternité connu les immenses malheurs qui allaient affliger l’humanité. Qu’ils les aient non seulement connus, mais voulus. Pourquoi donc ne pas avoir suspendu une action aussi cruelle que la création ? Oui, nous sommes bien à la roue, comme vous disiez tout à l’heure. Le problème du mal pose à la théologie chrétienne des difficultés telles que vous devez ou bien poser un Dieu soumis à la nécessité, c’est-à-dire un Dieu qui est rationnel mais qui n’est ni tout puissant ni libre, ou bien envisager l’hypothèse d’un Dieu cruel. Mais dans les deux cas, vous lui attribuez des qualités qui sont contraires à son essence, du moins telle que les docteurs de l’Eglise la définissent.
- En vous écoutant parler, je songe à la position complexe et tourmentée de Voltaire.
- Oh, Voltaire ! Evidemment il tient une place importante dans ces controverses sur le mal et la justice divine au XVIIIe siècle. Avec lui, se clôt la période ouverte par Malebranche. Songez un instant à l’extraordinaire richesse des débats métaphysiques qui ont opposé durant soixante-dix ans à peine les plus grands esprits de l’époque. Pour simplifier les choses : Malebranche auquel répond Bayle, auquel répond Leibniz, auquel répond Voltaire. Quiconque s’intéresse à la question du mal trouve là un foisonnement formidablement riche d’arguments qui ne peut être comparé à aucune autre période de la pensée. Voltaire, oui. On ne le lit plus aujourd’hui avec grand sérieux. C’est le domaine réservé des spécialistes de littérature. Et les philosophes de métier le considèrent plutôt avec mépris, ou condescendance. Un peu comme Camus qui n’a pas l’envergure intellectuelle et spéculative d’un Heidegger ou d’un Wittgenstein. Pas plus que Voltaire n’est Kant ou Hegel. Il n’empêche, il y a beaucoup à puiser dans son oeuvre. Pour ma part, j’ai toujours été frappé, touché même, par les contradictions dans lesquelles il s’enferre. D’un côté, le Voltaire de la jeunesse qui affirme, avec Pope, dans une veine toute malebranchiste, que “Tout est bien” parce que “Tout est en ordre”; le Voltaire qui ironise, dans les Lettres philosophiques, contre le pessimisme de Pascal. Mais, d’un autre côté, vous avez le Voltaire noir des contes, de Candide, du Voyage de Scarmentado, du Poème sur le désastre de Lisbonne qui résonne d’accents profondément pascaliens. Les contes, c’est vraiment le degré zéro de l’écriture, pour reprendre la formule de Roland Barthes. D’une modernité surprenante. Pas d’adjectifs pour qualifier les événements auxquels sont exposés les héros. Rien que le récit de leur enchaînement absurde dans des périples où se succèdent des expériences qui ne mènent à rien, sinon précisément à la découverte de l’universalité de la méchanceté humaine et l’absurdité de l’existence. Une espèce de voyage initiatique à l’envers. Les “héros”, en fait ce sont plutôt des “anti-héros” n’ont pas d’épaisseur, d’identité, de psychologie, la fortune mauvaise se joue d’eux comme de marionnettes. Les contes de Voltaire ont quelque chose de mécanique qui fait froid dans le dos, et cette mécanique est grinçante. Voltaire pratique une forme d’ironie “chapelinesque”. Oui, c’est ça, comme dans les meilleurs films de Chaplin, “Les temps modernes” par exemple.
- Cette comparaison est vraiment surprenante.
- Au vrai, je n’y avais jamais songé avant qu’elle me vienne à l’esprit en parlant avec vous. Voltaire lui-même compare à plusieurs reprises dans sa correspondance les hommes à des marionnettes, ou à des souris, parfois à des poulets, qui ne savent rien du sort qui les attend, sauf que selon toute vraisemblance il n’aura rien d’heureux et que la mort seule est au bout. On ne retient le plus souvent chez Voltaire que l’image du “Dieu architecte”, du Dieu géomètre. Mais c’est oublier qu’il y a chez lui une toute autre figure, non moins présente, qui est celle du Dieu boucher, du Dieu cruel, qui lui vient de son éducation janséniste. Bon, malgré tout, sa conclusion n’est pas toujours aussi noire. Au “Tout est bien” de sa jeunesse, et au “Tout est mal” que prononce Martin, le philosophe manichéen dans Candide, Voltaire conclut finalement au “Tout est passable” de Babouc dans Le monde comme il va. Et à cette conception “grise”, ni blanche ni noire, de l’existence humaine correspond la fameuse leçon du jardin. Une morale médiocre du travail, où il convient de faire ce que l’on peut sans songer à répondre aux grandes questions métaphysiques. “Mettons à la fin de presque tous les chapitres de métaphysique, les deux lettres des juges romains quand ils n’entendaient pas une cause : N. L., non liquet, cela n’est pas clair”. C’est ainsi qu’il conclut l’article “Bien (Tout est)” du Dictionnaire philosophique. Au fond la métaphysique voltairienne n’est ni optimiste, ni pessimiste, c’est une métaphysique de la perplexité. Comme chez Ivan Karamazov qui s’écrie qu’il est une punaise qui ne comprend pas pourquoi le monde est arrangé ainsi.
- Voltaire et Dostoïevski, je dois dire que je ne m’attendais pas à les trouver placés côte à côte.
- En effet. Et l’on pourrait ajouter Céline dans la conception anti-initiatique du voyage. Ou plutôt, s’il y a initiation, c’est au malheur, à l’universalité du mal. Il n’empêche, Voltaire reste déiste, malgré tout, malgré sa haine du christianisme. Et il ne croyait pas que la nature humaine put être améliorée. En ce sens-là, il est moins homme des Lumières qu’on le pense habituellement."
A suivre, si le sujet vous intéresse. Faites-le moi savoir...
Une belle initiative
Claire Rösler, professeur de philosophie à l'IUFM de Grenoble et spécialiste de Leibniz, anime des rencontres avec les détenus de la maison d'arrêt de Bonneville.
C'est avec plaisir que je mets en ligne le récit qu'elle a eu la gentillesse de me faire parvenir de la séance du 3 décembre, consacré au thème "L'art et l'eau". Dans les conditions actuelles lamentables de l'univers carcéral, de telles initiatives méritent d'être saluées et soutenues.
"Nous nous retrouvons à la maison. Des crêpes, du cidre, de la mousse au chocolat et tout plein de joie à être ensemble. Oui, c'est chaleureux de partager un déjeuner avant d'aller retrouver les détenus. Nous nous offrons un temps cordial dans un quotidien très rempli, c'est simple comme l'hospitalité, le partage.
Nous arrivons devant la grille verte : elle est froide, dure car trop réelle. Nous entrons et disons-bonjour aux gardiens. Nous passons le portail métallique. Caroline sonne, elle enlève ses chaussures, c'est un classique qui donne toute sa gravité au lieu. Je suis très touchée de l'engagement de mes trois stagiaires. Ils sont jeunes, ils sont très pris par les débuts de leur métier, et ils sont là. Oui, il y a un miracle dans leur simple présence. Des regards d'amitié. Flora a dans les yeux des sourires qui sont communicatifs. Le regard de Caroline exprime une grande douceur. Romain, toujours calme, a un regard profondément bienveillant.
Dans la salle de cours, Axel arrive le premier. Il s'excuse, il aura un parloir et devra s'absenter un temps. « Je vais retrouver mes parents ». Son sourire est teinté d'une certaine douleur. Il m'aide à brancher l'appareil de musique. Peu à peu, ils arrivent chacun et saluent cordialement : Mohamed, qui s'est brûlé au bras et qui devra pendant l'heure aller à l'infirmerie pour recevoir des soins. Il a de grands yeux noirs et un sourire cordial : il y a en lui une spontanéité et une sincérité peu communes. Emeka, un homme qui a une vraie sensibilité, et un grand respect des autres : c'est lui qui va demander à ce que Caroline parle la première au prochain cours, car pour cette séance son temps de parole a été bref. Gilles, le philosophe du groupe, qui pose plein de questions et fait toujours de chouettes remarques. Mathieu nous rejoint aussi, il est triste, car sa copine vient de le quitter. Malgré sa peine de coeur, il est avec nous et participe aux échanges. Valentin, c'est notre artiste-poète, qui sait faire chanter les mots avec élégance et qui cisèle ses phrases comme autant de joyaux. Aujourd'hui, Van est resplendissant. Il nous étonne tous par sa capacité à trouver des mots justes pour exprimer ses émotions face aux toiles étudiées. Eric nous rejoint, en s'excusant pour son absence de la fois dernière, où il avait un parloir. A travers ses lunettes, on peut découvrir un regard perspicace, très observateur, et des grands yeux bleus plein de douceur. Anthony n'a pas pu nous rejoindre, il a trop de travail, et l'urgence, c'est de gagner de l'argent. Bruno est en sport.
Nous nous installons autour de la table au centre de la pièce. Romain entame la séance en présentant le parcours de l'artiste Georges Roudneff. Il demande à chacun de décrire la toile, et de parler de la façon dont les voiliers et le paysage ont été représentés. Flora, Caroline et moi sommes assises entre les détenus, afin d'être avec eux pour discuter sur les impressions que suscitent cette toile et faire les exercices demandés. Ils sont très perspicaces. Chacun à tour de rôle exprime son ressenti. « L'art, c'est un voyage » constate Van. Quelle belle définition ! Romain les conduit peu à peu à formuler les caractéristiques de l'impressionnisme. Eric parvient à repérer une ligne de démarcation entre la neige des montagnes et le floconneux des nuages. Gilles avec perspicacité interroge la notion de regard et de perspective : "Vaut-il mieux regarder de près ou de loin ? On voit des choses différentes, si l'on prend du recul", voilà qui est vrai non seulement pour les oeuvres d'art, mais aussi dans la vie.
Tous conviennent que devant des paysages où il y a de vastes étendues d'eau, on ressent des émotions personnelles, spécifiques à chacun : du calme, de l'émerveillement, des impressions fugitives toujours nouvelles, plus ou moins partageables. "Il y a une continuité des couleurs et des formes qui gomme les frontières" nous dit Eric. "Ce flou, c'est un peu comme un rêve", commente Axel. Nous prenons un temps pour écrire : "Le sentiment qu'éveille cette image : elle est aussi proche que mon incarcération. Un mélange d'incertitudes, d'instants intemporels, mais animés d'une gaité intérieure : un voyage intérieur..." (Gilles) ; "La vie est une toile. Et la toile est un voyage, comme le crépuscule divisé par le jour et la nuit, c'est un art en clair-obscur" (Valentin). A la fin, Romain nous donne le titre : Après un long hiver. Van commente : "c'est donc une toile qui annonce le printemps et l'espoir". Nous sommes loin de la prison, quand tout à coup un coup de fil du guet vient nous replonger dans la réalité, Mohamed doit aller à l'infirmerie.
Puis, grâce à Flora, nous repartons dans les espaces imaginaires qui s'offrent au regard par les oeuvres. Nous étudions la toile d'Olivier O. Olivier qui représente un piano d'où jaillit une grande vague d'eau. En même temps que nous découvrons l'oeuvre, nous écoutons un CD d'Eric Satie : des pièces pour piano, qui font entendre comme des gouttes d'eau ou des tempêtes. L'ambiance est poétique, joyeuse, profonde et sincère, amicalement fraternelle. Chaque détenu exprime ses sentiments, avec respect. Parfois, les commentaires fusent de tous les côtés. Nous rions beaucoup aussi. Flora parvient toujours à rebondir avec bienveillance, en mettant en avant les qualités d'attention des détenus. Eric voit dans le débordement de la vague l'expression d'une colère. Emeka a une intuition forte : "Ce tableau exprime, avec de l'humour et du désordre, un mouvement joyeux qui parle de l'infini. Il ouvre une porte, un passage vers l'inconnu". Il est le seul à avoir repéré le porche dessiné par la grande vague d'eau, et il parvient à repérer une symbolique du masculin-féminin à travers cette métaphore musicale. "Cette toile libère l'eau" constate Mathieu. Pour Gilles, il s'agit d'un mélange du réel et du rêve. Valentin constate que c'est une toile que l'on peut dire appartenir à l'art fantastique. Il écrit « Je vois une fluidité éternellement artistique. La musique adoucit les moeurs, et l'eau guide ses pas par la douce mélodie du ruissellement qui fait vibrer nos sentiments ». Il est visiblement ému de pouvoir parler librement de ses émotions. Un commentaire de Mohammed nous interpelle : "Grâce à l'exposition dans les murs qui va avoir lieu bientôt dans la MA, l'art n'est pas réservé à une élite. D'habitude, c'est toujours les gens privilégiés qui peuvent profiter de l'évasion par le beau qu'offre l'art. Nous, on n'y a presque jamais droit".
Le temps passe très vite. Nous sommes vraiment très loin des murs et des arrêts, car cette toile représente précisément un mouvement interrompu, sans fin, un jaillissement joyeux, une exubérance de vie. Van s'exclame : "cette toile fait revivre !". Ce commentaire nous touche beaucoup, car lors de cette séance Van qui était effacé ose prendre la parole. Et nous l'encourageons à essayer de trouver les mots pour qu'il puisse dire ce qu'il ressent. C'est poignant en vérité et merveilleux, car il y arrive... Eric peut parler de sa colère, l'art a un effet cathartique. Il s'adoucit grâce aux mots. Flora leur demande d'inventer un titre : "A la porte de l'infini" écrit Gilles. Lorsqu'elle indique le vrai titre : "Le soliste et la mer", Mathieu commente avec mélancolie : "Oui, il y a une solitude dans cette toile". Van compare le jaillissement d'eau à un geyser pétulant, plein de fougue. Cette oeuvre allie la souffrance à la joie.
Le commentaire de la dernière toile est très bref. Il s'agit de l'affiche de Kaviiik pour la fête du lac d'Annecy. Nous n'avons guère le temps de découvrir cette oeuvre. Caroline explique ce que signifie le symbole de la sirène. Tous constatent qu'il y a des éléments féeriques, et en même temps des éléments plus inquiétants, ou du moins plus mystérieux, avec des symboles d'autres cultures. Nous nous quittons avec des poignées de main chaleureuses, comme toujours. Il y a une incroyable humanité dans ces "à la semaine prochaine", "merci", ces mots simples et pourtant qui prennent un relief très particuliers dans ce contexte difficile. Ils rentrent dans leurs cellules, nous sortons de la prison en les laissant derrière les grilles et les portes fermées. Il reste dans le coeur une grande joie, teintée d'une grande peine, et dans la mémoire des visages, des regards inoubliables, et plein de rêves d'eau, partagés avec eux... "
Où l'on voit qu'on peut être philosophe et avoir du coeur, manier les concepts abstraits de la spéculation et ne pas hésiter à employer des mots simples, presque naïfs. Une telle fraîcheur est touchante. Où l'on voit également que donner du bien - de soi, de son temps, de son attention - est aussi une source de joie, qui n'a rien d'égoïste ou de calculée : une affaire de partage en somme. Le don qui appelle au don. Jacques Godbout a écrit sur ce thème un très beau livre, Ce qui circule entre nous : Donner, recevoir, rendre (Le Seuil, 2007).
C'est avec plaisir que je mets en ligne le récit qu'elle a eu la gentillesse de me faire parvenir de la séance du 3 décembre, consacré au thème "L'art et l'eau". Dans les conditions actuelles lamentables de l'univers carcéral, de telles initiatives méritent d'être saluées et soutenues.
"Nous nous retrouvons à la maison. Des crêpes, du cidre, de la mousse au chocolat et tout plein de joie à être ensemble. Oui, c'est chaleureux de partager un déjeuner avant d'aller retrouver les détenus. Nous nous offrons un temps cordial dans un quotidien très rempli, c'est simple comme l'hospitalité, le partage.
Nous arrivons devant la grille verte : elle est froide, dure car trop réelle. Nous entrons et disons-bonjour aux gardiens. Nous passons le portail métallique. Caroline sonne, elle enlève ses chaussures, c'est un classique qui donne toute sa gravité au lieu. Je suis très touchée de l'engagement de mes trois stagiaires. Ils sont jeunes, ils sont très pris par les débuts de leur métier, et ils sont là. Oui, il y a un miracle dans leur simple présence. Des regards d'amitié. Flora a dans les yeux des sourires qui sont communicatifs. Le regard de Caroline exprime une grande douceur. Romain, toujours calme, a un regard profondément bienveillant.
Dans la salle de cours, Axel arrive le premier. Il s'excuse, il aura un parloir et devra s'absenter un temps. « Je vais retrouver mes parents ». Son sourire est teinté d'une certaine douleur. Il m'aide à brancher l'appareil de musique. Peu à peu, ils arrivent chacun et saluent cordialement : Mohamed, qui s'est brûlé au bras et qui devra pendant l'heure aller à l'infirmerie pour recevoir des soins. Il a de grands yeux noirs et un sourire cordial : il y a en lui une spontanéité et une sincérité peu communes. Emeka, un homme qui a une vraie sensibilité, et un grand respect des autres : c'est lui qui va demander à ce que Caroline parle la première au prochain cours, car pour cette séance son temps de parole a été bref. Gilles, le philosophe du groupe, qui pose plein de questions et fait toujours de chouettes remarques. Mathieu nous rejoint aussi, il est triste, car sa copine vient de le quitter. Malgré sa peine de coeur, il est avec nous et participe aux échanges. Valentin, c'est notre artiste-poète, qui sait faire chanter les mots avec élégance et qui cisèle ses phrases comme autant de joyaux. Aujourd'hui, Van est resplendissant. Il nous étonne tous par sa capacité à trouver des mots justes pour exprimer ses émotions face aux toiles étudiées. Eric nous rejoint, en s'excusant pour son absence de la fois dernière, où il avait un parloir. A travers ses lunettes, on peut découvrir un regard perspicace, très observateur, et des grands yeux bleus plein de douceur. Anthony n'a pas pu nous rejoindre, il a trop de travail, et l'urgence, c'est de gagner de l'argent. Bruno est en sport.
Nous nous installons autour de la table au centre de la pièce. Romain entame la séance en présentant le parcours de l'artiste Georges Roudneff. Il demande à chacun de décrire la toile, et de parler de la façon dont les voiliers et le paysage ont été représentés. Flora, Caroline et moi sommes assises entre les détenus, afin d'être avec eux pour discuter sur les impressions que suscitent cette toile et faire les exercices demandés. Ils sont très perspicaces. Chacun à tour de rôle exprime son ressenti. « L'art, c'est un voyage » constate Van. Quelle belle définition ! Romain les conduit peu à peu à formuler les caractéristiques de l'impressionnisme. Eric parvient à repérer une ligne de démarcation entre la neige des montagnes et le floconneux des nuages. Gilles avec perspicacité interroge la notion de regard et de perspective : "Vaut-il mieux regarder de près ou de loin ? On voit des choses différentes, si l'on prend du recul", voilà qui est vrai non seulement pour les oeuvres d'art, mais aussi dans la vie.
Tous conviennent que devant des paysages où il y a de vastes étendues d'eau, on ressent des émotions personnelles, spécifiques à chacun : du calme, de l'émerveillement, des impressions fugitives toujours nouvelles, plus ou moins partageables. "Il y a une continuité des couleurs et des formes qui gomme les frontières" nous dit Eric. "Ce flou, c'est un peu comme un rêve", commente Axel. Nous prenons un temps pour écrire : "Le sentiment qu'éveille cette image : elle est aussi proche que mon incarcération. Un mélange d'incertitudes, d'instants intemporels, mais animés d'une gaité intérieure : un voyage intérieur..." (Gilles) ; "La vie est une toile. Et la toile est un voyage, comme le crépuscule divisé par le jour et la nuit, c'est un art en clair-obscur" (Valentin). A la fin, Romain nous donne le titre : Après un long hiver. Van commente : "c'est donc une toile qui annonce le printemps et l'espoir". Nous sommes loin de la prison, quand tout à coup un coup de fil du guet vient nous replonger dans la réalité, Mohamed doit aller à l'infirmerie.
Puis, grâce à Flora, nous repartons dans les espaces imaginaires qui s'offrent au regard par les oeuvres. Nous étudions la toile d'Olivier O. Olivier qui représente un piano d'où jaillit une grande vague d'eau. En même temps que nous découvrons l'oeuvre, nous écoutons un CD d'Eric Satie : des pièces pour piano, qui font entendre comme des gouttes d'eau ou des tempêtes. L'ambiance est poétique, joyeuse, profonde et sincère, amicalement fraternelle. Chaque détenu exprime ses sentiments, avec respect. Parfois, les commentaires fusent de tous les côtés. Nous rions beaucoup aussi. Flora parvient toujours à rebondir avec bienveillance, en mettant en avant les qualités d'attention des détenus. Eric voit dans le débordement de la vague l'expression d'une colère. Emeka a une intuition forte : "Ce tableau exprime, avec de l'humour et du désordre, un mouvement joyeux qui parle de l'infini. Il ouvre une porte, un passage vers l'inconnu". Il est le seul à avoir repéré le porche dessiné par la grande vague d'eau, et il parvient à repérer une symbolique du masculin-féminin à travers cette métaphore musicale. "Cette toile libère l'eau" constate Mathieu. Pour Gilles, il s'agit d'un mélange du réel et du rêve. Valentin constate que c'est une toile que l'on peut dire appartenir à l'art fantastique. Il écrit « Je vois une fluidité éternellement artistique. La musique adoucit les moeurs, et l'eau guide ses pas par la douce mélodie du ruissellement qui fait vibrer nos sentiments ». Il est visiblement ému de pouvoir parler librement de ses émotions. Un commentaire de Mohammed nous interpelle : "Grâce à l'exposition dans les murs qui va avoir lieu bientôt dans la MA, l'art n'est pas réservé à une élite. D'habitude, c'est toujours les gens privilégiés qui peuvent profiter de l'évasion par le beau qu'offre l'art. Nous, on n'y a presque jamais droit".
Le temps passe très vite. Nous sommes vraiment très loin des murs et des arrêts, car cette toile représente précisément un mouvement interrompu, sans fin, un jaillissement joyeux, une exubérance de vie. Van s'exclame : "cette toile fait revivre !". Ce commentaire nous touche beaucoup, car lors de cette séance Van qui était effacé ose prendre la parole. Et nous l'encourageons à essayer de trouver les mots pour qu'il puisse dire ce qu'il ressent. C'est poignant en vérité et merveilleux, car il y arrive... Eric peut parler de sa colère, l'art a un effet cathartique. Il s'adoucit grâce aux mots. Flora leur demande d'inventer un titre : "A la porte de l'infini" écrit Gilles. Lorsqu'elle indique le vrai titre : "Le soliste et la mer", Mathieu commente avec mélancolie : "Oui, il y a une solitude dans cette toile". Van compare le jaillissement d'eau à un geyser pétulant, plein de fougue. Cette oeuvre allie la souffrance à la joie.
Le commentaire de la dernière toile est très bref. Il s'agit de l'affiche de Kaviiik pour la fête du lac d'Annecy. Nous n'avons guère le temps de découvrir cette oeuvre. Caroline explique ce que signifie le symbole de la sirène. Tous constatent qu'il y a des éléments féeriques, et en même temps des éléments plus inquiétants, ou du moins plus mystérieux, avec des symboles d'autres cultures. Nous nous quittons avec des poignées de main chaleureuses, comme toujours. Il y a une incroyable humanité dans ces "à la semaine prochaine", "merci", ces mots simples et pourtant qui prennent un relief très particuliers dans ce contexte difficile. Ils rentrent dans leurs cellules, nous sortons de la prison en les laissant derrière les grilles et les portes fermées. Il reste dans le coeur une grande joie, teintée d'une grande peine, et dans la mémoire des visages, des regards inoubliables, et plein de rêves d'eau, partagés avec eux... "
Où l'on voit qu'on peut être philosophe et avoir du coeur, manier les concepts abstraits de la spéculation et ne pas hésiter à employer des mots simples, presque naïfs. Une telle fraîcheur est touchante. Où l'on voit également que donner du bien - de soi, de son temps, de son attention - est aussi une source de joie, qui n'a rien d'égoïste ou de calculée : une affaire de partage en somme. Le don qui appelle au don. Jacques Godbout a écrit sur ce thème un très beau livre, Ce qui circule entre nous : Donner, recevoir, rendre (Le Seuil, 2007).
dimanche 30 novembre 2008
YSL, fashion is a love affair
Faisant suite au précédent billet, une rétrospective, inévitablement un peu agaçante, mais émouvante aussi, où la souffrance et la douleur de l'homme affleurent à fleur de peau, j'allais dire, dans son cas, à fleur de visage. Lorsque Saint Laurent avoue que la grâce et l'évidence de la simplicité - Dieu sait qu'il sut y atteindre au-delà de toute frivolité - s'acquièrent au terme d'un lourd et difficile travail, il faut l'entendre au pied de la lettre. Sans pose ni tricherie, il témoigne seulement de la réalité d'une expérience et d'une épreuve qui fut celle de bien des créateurs :
vendredi 28 novembre 2008
YSL ou la beauté devenue monde
On le dit parfois : le couturier, aussi talentueux et novateur soit-il, n'est pas un artiste véritable. Dans la découpe des tissus, l'agencement des coloris, le choix des étoffes et l'invention d'un style inédit, il ne fait jamais qu'habiller des corps et céder à la vertigineuse futilité de l'éphémère. Rien, en somme, qui puisse être fixé dans la réalité intangible d'un cadre, d'une partition ou d'un livre : ce qui ne dure pas n'est pas. Avec ce bel axiome platonicien - encore ce bon vieux Platon, avec lequel, décidément, il n'est guère aisé de finir - s'en vont vers les modes mineurs, ces artisans dont le malheur est de n'avoir affaire qu'au vêtement. Or le vêtement est peut-être ce qui habille et embellit, c'est aussi ce qui cache et qui dissimule : la forme en tant qu'elle nous trompe. Aussi la mode n'est-elle au mieux qu'une séduction plaisante, merveilleuse parfois et qui nous enchante, mais équivoque par nature, à la manière de toute rhétorique.
Il est pourtant, dans ce domaine également, des maîtres et de vrais artistes, et, parmi eux, plus qu'aucun autre, Yves Saint Laurent. Le montage photographique ici présenté - je remercie vivement mon frère Ivan qui est en l'auteur - révèle un aspect de son talent assez peu signalé à ce jour. A quel point, le désir, l'eros de la beauté innervait son monde pour l'ordonner tout entier dans des correspondances inlassables où tel détail, par exemple, d'un nuancier affiché au mur de son bureau, et qui se retrouvera dans le choix d'un tissu, rappelle un meuble, un mur ou un tapis, le moindre objet on ne saurait dire quelconque, de son univers intime. Rien ici qui relève, malgré l'extraordinaire richesse des intérieurs et des inventions créatrices, d'un quelconque "esthétisme", moins encore d'un culte du choix purement décoratif. Si Saint Laurent est, aux côtés, que sais-je ? de Karajan, de Visconti ou de Louis II de Bavière, un des derniers grands esthètes de l'époque moderne, ce n'est pas parce qu'il était doué d'un talent dont l'élégance s'imposa três tôt, à lui-même comme aux autres, et qui fit époque, comme on dit, c'est parce qu'autour de lui la beauté devenait monde. Et comme tout créateur, il dut payer au divin le prix fort de ses accouchements magnifiques dont le sens se mesure aux souffrances personnelles qu'il connut, non au succès et à la réussite immense qu'il rencontra.
Les photos, prises par mon frère, des maisons et de l'appartement de Saint Laurent à Paris et à Marrakech, d'une beauté et d'une richesse tout simplement éblouissantes, seront présentées dans un somptueux livre à paraître au début de l'année prochaine, simultanément en France et à l'étranger, dont j'annoncerai la publication au moment de sa sortie. C'est dire combien celles que j'ai le plaisir de présenter aujourd'hui en avant-première sont précieuses.
Voir également :
jeudi 27 novembre 2008
L'art et l'éducation à l'échec
On voudrait que l'art ne soit qu'une affaire de goût personnel dont il n'y a pas lieu de discuter, et l'idée du beau, une vieillerie platonicienne, puisque du laid, de l'abject ou de l'ignoble on peut aussi faire une oeuvre. (C'est oublier au passage, que la multiplicité de l'être allait, pour Platon, de l'Idée à la boue ou au cheveu. Passons !) Car enfin, de ce qui fait qu'une oeuvre est ou non de l'art, on ne saurait avoir de critère, la modernité s'étant enfin délivrée des canons de l'esthétique et de la morale traditionnelles. Mais quel grand artiste, je vous le demande, les a jamais respectés ? Et nous voici condamnés à tout prendre pour argent comptant, pourvu que le travail soit présenté comme "oeuvre". Qu'importe le faire, si tout tient dans le dire ? Et ce à quoi cet édit nous exhorte, c'est à nous taire, non à nous ouvrir à la compréhension critique d'une expérience qui aurait élargi notre vision du monde.
Ce petit discours ordinaire nous prend au piège de subjectivités immédiates où chacun renvoie à l'autre le droit irrévocable de "penser" et de juger, en matière d'art, comme il l'entend. Il n'est pas de professeur de philosophie qui n'éprouve quelque difficulté à expliquer à ses élèves que le jugement esthétique, pour subjectif qu'il soit, est pourtant d'une toute autre nature. En vérité, le goût esthétique se forme et il se forme au patient contact avec le travail des grands artistes qui, aussi déroutant ait-il pu paraître à leurs contemporains et peut-être à nous aussi, est une invitation à approfondir l'exigence dont il provient.
Il y a, de Rembrandt à Bacon, une esthétique de la laideur, cela est vrai. Mais faut-il en conclure qu'il n'est pas de différence entre "Le boeuf écorché" du Maître hollandais, cette figure de la crucifixion animale dont le réalisme heurta les hommes de l'époque, et certaines "productions" modernes que les galeries ne répugnent pas à exposer (je remercie le lecteur qui me les a envoyées) ? Quand la facilité se conjugue avec l'outrecuidance, il ne reste plus qu'à se taire, en effet.
Plus qu'à aucune autre époque - il n'est cependant rien là qui soit tout à fait nouveau -, la question de la nature de l'oeuvre d'art authentique se pose avec une difficulté singulière. Du moins peut-on tenir pour acquis que l'éthique de la création - et, de fait, malgré qu'en ait le discours nihiliste ambiant, il en existe bien une -, commande au créateur véritable de se livrer avec humilité aux exigences, souvent désespérantes, de l'oeuvre à accomplir. Quel que soit son talent, c'est d'abord un métier qui s'apprend où la victoire de l'instant est une défaite qui appelle à être surmontée. Le grand artiste a en commun avec le saint de savoir qu'il vient, à chaque fois, à peine de commencer et que la mort le surprendra en plein échec, là où le médiocre et le vulgaire, complaisants au goût du jour et infatués de leur talent - ils n'en sont pas toujours dénués -, se satisfont de leurs productions "culturelles", qui ne sont rien de plus : un "lieu commun sans valeur", comme dit Picasso.
Loin de moi l'intention ridicule de faire dans son ensemble une critique de l'art moderne qui a ses maîtres incontestables, pas plus que de contester le sens d'expériences qui explorent des voies nouvelles : c'est la tâche, aujourd'hui comme hier, de tout vrai artiste. Critiquer certaines dérives faciles de l'art contemporain est une autre manière de céder à la facilité, j'en conviens. Tout cela serait de peu d'intérêt, s'il ne s'agissait de rappeler que le métier d'artiste est toujours un humble apprentissage : le travail de l'oeuvre est, au bout du compte, une éducation à l'échec. Et c'est à cela que la "haute culture" a le mérite unique de nous préparer. De là vient que les grands artistes aient souvent été de grands mélancoliques. La raison n'a rien, on le comprend, de "psychologique". J'en donnerai bientôt un exemple proche de nous.
dimanche 23 novembre 2008
Aria
Puisque j'ai désormais pris le pli de consacrer au dimanche le plaisir d'un intermède musical, dans le choix immense des possibilités, voici le petit extrait du jour : la sublime aria "Erbarme dich, mein Gott", tirée de la Passion selon saint Matthieu de Bach, ici interprétée (en anglais) par la contre alto Eula Beal, avec Yehudin Menuhin au violon. Le London Symphony Orchestra est placé sous la direction du grand chef, d'origine hongroise, Antal Dorati.
Pierre vient de renier Jésus à trois reprises, lorsqu’il entend le coq chanter. Se souvenant de la prédiction que Jésus lui avait faite, « Avant le chant du coq, tu me renieras trois fois », l'apôtre s'abandonne à ce chant déchirant : « Aie pitié de mes larmes, mon Dieu ! Vois mon cœur et mes yeux qui pleurent amèrement devant toi ! »
Erbarme dich, mein Gott,
Um meiner Zähren Willen !
Shaue hier, Herz und Auge
Weint vor dir bitterlich.
Erbarme dich, mein Gott !
Have mercy, my God,
For the sake of my tears !
See here, heart an eye
Weep bitterly before you.
Have mercy, my God !
Pierre vient de renier Jésus à trois reprises, lorsqu’il entend le coq chanter. Se souvenant de la prédiction que Jésus lui avait faite, « Avant le chant du coq, tu me renieras trois fois », l'apôtre s'abandonne à ce chant déchirant : « Aie pitié de mes larmes, mon Dieu ! Vois mon cœur et mes yeux qui pleurent amèrement devant toi ! »
Erbarme dich, mein Gott,
Um meiner Zähren Willen !
Shaue hier, Herz und Auge
Weint vor dir bitterlich.
Erbarme dich, mein Gott !
Have mercy, my God,
For the sake of my tears !
See here, heart an eye
Weep bitterly before you.
Have mercy, my God !
vendredi 21 novembre 2008
Signes du destin
Un rectificatif au billet précédent s'impose.
La très controversée nomination de l'ancien directeur de Mc Donald, Mario Resca, à la tête des musées italiens se comprend mieux si l'on se rappelle qu'un chef d’œuvre baroque a été retrouvé en 2007 à New-York ... dans le couloir des toilettes d’une pizzeria !
Cette console en bois sculpté supportait un cabinet en bois noirci, identique aux deux modèles conservés dans les collections royales danoises, depuis le XVIIIe siècle. Ils avaient été commandés pour le pape Clément IX en 1669 au meilleur ébéniste romain de l'époque, Giacomo Herman. La console a retrouvé son précieux cabinet, à l’occasion d’une vente aux enchères organisée par Sotheby’s le 4 décembre 2007. L’expert de la maison, Mario Tavella, a recherché « la belle endormie » pendant 20 ans. La console, est selon lui, « le plus important meuble romain de style baroque a être jamais passé sur le marché».
Si avec un peu de chance la nomination de Resca est confirmée, on peut espérer que soit lancée une vaste entreprise de fouille dans les "fast food" d'Italie dont les musées sortiront peut-être enrichis d'acquisitions nouvelles. Cessons de crier à l'imposture : les signes du destin ayant parlé, qui peut douter qu'ils ont été interprétés avec clairvoyance remarquable ! Cette petite fable tirée par les cheveux pour montrer à quel point nos gouvernants ont beau être élus démocratiquement, rien ne les empêche de perdre la tête. Il est vrai que pas plus que le ridicule l'absurde ne tue.
La très controversée nomination de l'ancien directeur de Mc Donald, Mario Resca, à la tête des musées italiens se comprend mieux si l'on se rappelle qu'un chef d’œuvre baroque a été retrouvé en 2007 à New-York ... dans le couloir des toilettes d’une pizzeria !
Cette console en bois sculpté supportait un cabinet en bois noirci, identique aux deux modèles conservés dans les collections royales danoises, depuis le XVIIIe siècle. Ils avaient été commandés pour le pape Clément IX en 1669 au meilleur ébéniste romain de l'époque, Giacomo Herman. La console a retrouvé son précieux cabinet, à l’occasion d’une vente aux enchères organisée par Sotheby’s le 4 décembre 2007. L’expert de la maison, Mario Tavella, a recherché « la belle endormie » pendant 20 ans. La console, est selon lui, « le plus important meuble romain de style baroque a être jamais passé sur le marché».
Si avec un peu de chance la nomination de Resca est confirmée, on peut espérer que soit lancée une vaste entreprise de fouille dans les "fast food" d'Italie dont les musées sortiront peut-être enrichis d'acquisitions nouvelles. Cessons de crier à l'imposture : les signes du destin ayant parlé, qui peut douter qu'ils ont été interprétés avec clairvoyance remarquable ! Cette petite fable tirée par les cheveux pour montrer à quel point nos gouvernants ont beau être élus démocratiquement, rien ne les empêche de perdre la tête. Il est vrai que pas plus que le ridicule l'absurde ne tue.
jeudi 20 novembre 2008
Implacable bonté
Je continue tranquillement à piller notre ami, Alexis Sarentchoff, puisque j'ai l'autorisation de son éditeur et qu'il n'est pas sorti de l'anonymat pour me prendre au collet et protester contre ma rapacité. Comme il a des choses à dire, rarement entendues, qui touchent à ma veine théologique - j'avoue bien volontiers ce qui aujourd'hui doit être une sorte de "péché" - eh bien, j'en profite et soumets à votre réflexion cette petite excursion en terre dostoïevskienne où notre auteur commente le rêve d'Ivan Karamazov, dit "La légende du Grand Inquisiteur", au chapitre V du livre V du roman.
"A-t-on jamais écrit allégorie plus cruelle et plus ironique sur les bienfaits maléfiques de la bonté ?
Le Christ a beau être revenu sur terre avec Sa timidité maladive et Sa grâce de jeune homme, acclamé de tous, Il ne peut s'empêcher de rendre la vue à un aveugle et de ressusciter sur le parvis de la cathédrale de Séville une fillette déjà allongée dans son petit cercueil blanc. Et lui que fait-il, ce prélat de l’Eglise, l'austère cardinal Inquisiteur, sombre vieillard au visage de pierre, qui assiste impassible à la scène ? Il ne s’agenouille pas devant son Maître. Il ne lui baise pas les pieds. Il ne lui remet pas humblement les clés de son pouvoir. Non, il appelle la garde, L’enferme en prison et Le place au cachot. Bien joué, n'est-ce pas ? Et là commence un monologue où se déverse toute la bile amère de son ressentiment, instruisant contre Jésus un procès - évidemment, il s'agit aussi d'une apologie - en des termes désespérés qui ne furent jamais entendus.
Qu’es-Tu venu nous déranger, Lui demande-t-il, avec Ton message d’amour et de liberté que seuls peuvent entendre les hommes les plus forts ? Ton idéal si bête et si sublime que les hommes ne se nourrissent pas seulement de pain, mais de la Parole de Dieu. Que c’est là seulement ce qui peut assouvir la soif de leur âme. La soif de leur âme ? Quelle méchante plaisanterie ! Moi, Tu m’entends, je m’adresse à leur estomac, à leur soif toujours avide de ne pouvoir jamais être satisfaite. Et Tu sais quoi ? c’est en Ton Nom qu'avec l'Eglise nous mettons en œuvre depuis la première heure cette formidable duperie. Ceux qui attirent les hommes à eux sont toujours de grands libérateurs. De quoi les libèrent-ils ? De ce qui pour Toi était le don des dons : la liberté. Il n'est rien pourtant qui soit plus plus lourd à porter, le fardeau suprême dont les hommes aspirent plus que tout à se libérer. Tu ne voulais pas d'une foi qui soit fondée sur l'autorité, le miracle et le mystère. Tu as refusé les tentations de Satan au désert - transformer les pierres en pain -, ce qui T'aurait assuré pour toujours la fidélité des hommes. Au lieu de cela, Tu les as laissés avec les tourments torturants de leur conscience et de leur libre arbitre. Mais nous, nous avons corrigé ton enseignement héroïque et Te trompant, nous leur avons donné ces trois symboles qui sont aujourd'hui la source de leur bonheur imbécile.
Tel est, en substance, le propos qu'il tient au Christ qui reste silencieux comme une jeune fille à son premier rendez-vous, le Grand Traître dans son immense amour des hommes. Le cœur vide, saigné à blanc. Qui sait bien qu’entre le bonheur et la liberté, il faut choisir et que pour la foule ordinaire, le choix est décidé d’avance. Libérez-nous du joug d’avoir à tracer notre route dans une nuit sans étoile, voilà ce que toute éternité elle demande. Et cette supplication, combien d’hommes d’Eglise, de chefs, de gouvernants de tous bords, l’ont entendue et y ont répondue. Par cynisme, dira-t-on ? Mais non : par compassion, par amour, par bonté précisément, pour cette pauvre humanité faible et vulnérable qu’il faut bien tirer de là, qui n’attend que d’être conduite comme un troupeau paisible, et ne recherche rien de plus que les calmes assurances d’une discipline bienveillante.
Il a parfaitement raison Dostoïevski de ne pas mettre la bonté au compte du Christ, mais de son contempteur, parce que le Christ, lui, justement, il refuse explicitement, n’est-ce pas ? d’être appelé « bon ». « Pourquoi m’appelles-tu bon ? demande-t-il, au jeune homme riche. Personne n’est bon, si ce n’est Dieu seul. » Et peut-être est-ce là la preuve par a + b, la preuve arithmétique, que le Christ n’est pas Dieu, ou alors c’est un drôle de Dieu. Quoique, là, on soit vraiment au cœur du paradoxe chrétien : un Dieu qui s’humanise, qui souffre, qui pleure et qui aime, c’est du jamais vu. Une contradiction dans les termes. Passe ton chemin disaient les Athéniens à Paul, se gaussant de ses loufoqueries. Parce que lui, le Christ, à qui s’adresse-t-il, sinon à des hommes et des femmes en particulier, comme dans le Mémorial de Pascal : « J’ai versé telle goutte de sang pour toi. » Le message des Evangiles, c’est celui de l’amour, de l’amour actif du prochain, ce n’est pas celui de la bonté, et ce n’est pas du tout, mais pas du tout, la même chose.
La bonté parfaite, la bonté implacable, n’a que faire de la liberté, pas plus qu’elle ne s’adresse à la détresse particulière des individus. Elle se déploie inexorablement, avec une parfaite indifférence. Elle est peut-être l’attribut de Dieu ou de l’Etat parfait – est-il perspective plus horrible ? – quoiqu’il en soit, elle ne se soucie jamais de tel ou tel, elle ne considère jamais selon une volonté particulière le bonheur ou le malheur d’un chacun.
Tu n’as jamais atteint à une telle perfection, mon petit Pierre. Et c’est heureux. Mais je me demande tout de même s’il n’y avait pas un peu de cela dans ton beau geste sacrificiel."
Tout cela est bien étrange, me direz-vous. En quoi, sommes-nous concernés aujourd'hui par ces interrogations inquiètes ? Bien plus qu'il n'y paraît si l'on veut bien ne pas réduire la foi à une soumission aveugle que les institutions ecclésiastiques demandent peut-être mais à la faveur d'une trahison. Outre le fait que sont ici évoqués le problème plus général de la servitude volontaire, et la nécessaire distinction entre la bonté et l'amour lorsque le souci du bien et du bonheur des hommes, de leur sécurité par exemple, se fait instrument d'une aliénation consentie de leur liberté.
Si vous voulez lire ou relire Dostoïevski, surtout faites-le dans la traduction d'André Markovicz dans la collection Babel chez Actes Sud. Le jour où je l'ai découverte, j'ai eu l'impression de rencontrer un auteur que je n'avais pas lu auparavant : la langue de Dostoïevski est restituée avec une puissance et une vigueur qui sont proprement sans comparaison.
"A-t-on jamais écrit allégorie plus cruelle et plus ironique sur les bienfaits maléfiques de la bonté ?
Le Christ a beau être revenu sur terre avec Sa timidité maladive et Sa grâce de jeune homme, acclamé de tous, Il ne peut s'empêcher de rendre la vue à un aveugle et de ressusciter sur le parvis de la cathédrale de Séville une fillette déjà allongée dans son petit cercueil blanc. Et lui que fait-il, ce prélat de l’Eglise, l'austère cardinal Inquisiteur, sombre vieillard au visage de pierre, qui assiste impassible à la scène ? Il ne s’agenouille pas devant son Maître. Il ne lui baise pas les pieds. Il ne lui remet pas humblement les clés de son pouvoir. Non, il appelle la garde, L’enferme en prison et Le place au cachot. Bien joué, n'est-ce pas ? Et là commence un monologue où se déverse toute la bile amère de son ressentiment, instruisant contre Jésus un procès - évidemment, il s'agit aussi d'une apologie - en des termes désespérés qui ne furent jamais entendus.
Qu’es-Tu venu nous déranger, Lui demande-t-il, avec Ton message d’amour et de liberté que seuls peuvent entendre les hommes les plus forts ? Ton idéal si bête et si sublime que les hommes ne se nourrissent pas seulement de pain, mais de la Parole de Dieu. Que c’est là seulement ce qui peut assouvir la soif de leur âme. La soif de leur âme ? Quelle méchante plaisanterie ! Moi, Tu m’entends, je m’adresse à leur estomac, à leur soif toujours avide de ne pouvoir jamais être satisfaite. Et Tu sais quoi ? c’est en Ton Nom qu'avec l'Eglise nous mettons en œuvre depuis la première heure cette formidable duperie. Ceux qui attirent les hommes à eux sont toujours de grands libérateurs. De quoi les libèrent-ils ? De ce qui pour Toi était le don des dons : la liberté. Il n'est rien pourtant qui soit plus plus lourd à porter, le fardeau suprême dont les hommes aspirent plus que tout à se libérer. Tu ne voulais pas d'une foi qui soit fondée sur l'autorité, le miracle et le mystère. Tu as refusé les tentations de Satan au désert - transformer les pierres en pain -, ce qui T'aurait assuré pour toujours la fidélité des hommes. Au lieu de cela, Tu les as laissés avec les tourments torturants de leur conscience et de leur libre arbitre. Mais nous, nous avons corrigé ton enseignement héroïque et Te trompant, nous leur avons donné ces trois symboles qui sont aujourd'hui la source de leur bonheur imbécile.
Tel est, en substance, le propos qu'il tient au Christ qui reste silencieux comme une jeune fille à son premier rendez-vous, le Grand Traître dans son immense amour des hommes. Le cœur vide, saigné à blanc. Qui sait bien qu’entre le bonheur et la liberté, il faut choisir et que pour la foule ordinaire, le choix est décidé d’avance. Libérez-nous du joug d’avoir à tracer notre route dans une nuit sans étoile, voilà ce que toute éternité elle demande. Et cette supplication, combien d’hommes d’Eglise, de chefs, de gouvernants de tous bords, l’ont entendue et y ont répondue. Par cynisme, dira-t-on ? Mais non : par compassion, par amour, par bonté précisément, pour cette pauvre humanité faible et vulnérable qu’il faut bien tirer de là, qui n’attend que d’être conduite comme un troupeau paisible, et ne recherche rien de plus que les calmes assurances d’une discipline bienveillante.
Il a parfaitement raison Dostoïevski de ne pas mettre la bonté au compte du Christ, mais de son contempteur, parce que le Christ, lui, justement, il refuse explicitement, n’est-ce pas ? d’être appelé « bon ». « Pourquoi m’appelles-tu bon ? demande-t-il, au jeune homme riche. Personne n’est bon, si ce n’est Dieu seul. » Et peut-être est-ce là la preuve par a + b, la preuve arithmétique, que le Christ n’est pas Dieu, ou alors c’est un drôle de Dieu. Quoique, là, on soit vraiment au cœur du paradoxe chrétien : un Dieu qui s’humanise, qui souffre, qui pleure et qui aime, c’est du jamais vu. Une contradiction dans les termes. Passe ton chemin disaient les Athéniens à Paul, se gaussant de ses loufoqueries. Parce que lui, le Christ, à qui s’adresse-t-il, sinon à des hommes et des femmes en particulier, comme dans le Mémorial de Pascal : « J’ai versé telle goutte de sang pour toi. » Le message des Evangiles, c’est celui de l’amour, de l’amour actif du prochain, ce n’est pas celui de la bonté, et ce n’est pas du tout, mais pas du tout, la même chose.
La bonté parfaite, la bonté implacable, n’a que faire de la liberté, pas plus qu’elle ne s’adresse à la détresse particulière des individus. Elle se déploie inexorablement, avec une parfaite indifférence. Elle est peut-être l’attribut de Dieu ou de l’Etat parfait – est-il perspective plus horrible ? – quoiqu’il en soit, elle ne se soucie jamais de tel ou tel, elle ne considère jamais selon une volonté particulière le bonheur ou le malheur d’un chacun.
Tu n’as jamais atteint à une telle perfection, mon petit Pierre. Et c’est heureux. Mais je me demande tout de même s’il n’y avait pas un peu de cela dans ton beau geste sacrificiel."
Tout cela est bien étrange, me direz-vous. En quoi, sommes-nous concernés aujourd'hui par ces interrogations inquiètes ? Bien plus qu'il n'y paraît si l'on veut bien ne pas réduire la foi à une soumission aveugle que les institutions ecclésiastiques demandent peut-être mais à la faveur d'une trahison. Outre le fait que sont ici évoqués le problème plus général de la servitude volontaire, et la nécessaire distinction entre la bonté et l'amour lorsque le souci du bien et du bonheur des hommes, de leur sécurité par exemple, se fait instrument d'une aliénation consentie de leur liberté.
Si vous voulez lire ou relire Dostoïevski, surtout faites-le dans la traduction d'André Markovicz dans la collection Babel chez Actes Sud. Le jour où je l'ai découverte, j'ai eu l'impression de rencontrer un auteur que je n'avais pas lu auparavant : la langue de Dostoïevski est restituée avec une puissance et une vigueur qui sont proprement sans comparaison.
mercredi 19 novembre 2008
Identité nationale et immigration
Il y a un peu plus d'un an, le 4 juin 2007, face à la création du premier ministère de l'identité nationale en France le réseau scientifique TERRA lançait un appel : "Identité nationale et immigration : inversons la problématique !"
Extrait : "S’il y a un problème entre l’immigration et l’identité nationale, il provient de la place qu’occupe aujourd’hui, au terme d’une évolution de plusieurs décennies déjà, l’enjeu national dans les débats politiques. De même que l’antisémitisme ne résultait pas d’un "problème juif", la xénophobie qui s’exprime aujourd’hui ne résulte pas d’un "problème migratoire" mais d’une montée en puissance des idéologies xénophobes dans nos cultures politiques. (...) Nous appelons à ouvrir, organiser et animer systématiquement, selon des modalités propres à chacun, un vaste chantier national de recherche, de débat et de réflexion sur les origines des nationalismes, xénophobies et discriminations ainsi que sur les causes de leurs réapparitions périodiques dans l’histoire de l’humanité. Dans les cinq ans qui viennent il conviendra d’analyser particulièrement le rôle que peuvent jouer les institutions publiques dans l’exacerbation de ces phénomènes sociaux."
Seize mois plus tard l'appel reste d'actualité, car ce renversement est bel et bien celui qu'il faut opérer. Vous pouvez lui donner force en le signant ici :
http://terra.rezo.net
Extrait : "S’il y a un problème entre l’immigration et l’identité nationale, il provient de la place qu’occupe aujourd’hui, au terme d’une évolution de plusieurs décennies déjà, l’enjeu national dans les débats politiques. De même que l’antisémitisme ne résultait pas d’un "problème juif", la xénophobie qui s’exprime aujourd’hui ne résulte pas d’un "problème migratoire" mais d’une montée en puissance des idéologies xénophobes dans nos cultures politiques. (...) Nous appelons à ouvrir, organiser et animer systématiquement, selon des modalités propres à chacun, un vaste chantier national de recherche, de débat et de réflexion sur les origines des nationalismes, xénophobies et discriminations ainsi que sur les causes de leurs réapparitions périodiques dans l’histoire de l’humanité. Dans les cinq ans qui viennent il conviendra d’analyser particulièrement le rôle que peuvent jouer les institutions publiques dans l’exacerbation de ces phénomènes sociaux."
Seize mois plus tard l'appel reste d'actualité, car ce renversement est bel et bien celui qu'il faut opérer. Vous pouvez lui donner force en le signant ici :
samedi 15 novembre 2008
Revue du MAUSS
La dernière livraison de la Revue du MAUSS que dirige son fondateur, Alain Caillé - L'amour des autres, Care, compassion et humanitarisme - contient une série d'articles passionnants, en particulier ceux d'Alain Caillé lui-même ("Vers une théorie de l'action et du sujet") qui signe également la belle introduction, de Paul Audi ("D'une compassion à l'autre") et d'Alvin W. Gouldner ("Pourquoi donner quelque chose plutôt que rien ?") et d'autres encore, parmi lesquels un de votre serviteur sur le "pur amour". Un auteur, inconnu de moi mais peut-être pas de vous, Alexis Sarentchoff, y offre une saisissante nouvelle philosophique en forme de correspondance - "Coeur de pierre ou l'ambiguïté du bien" - où se dévoile la face noire de la compassion lorsqu'elle répond au goût du sacrifice, à une tentation d'exposer, fut-ce à soi-même seulement, sa propre bonté en l'absence de tout véritable souci de l'autre - ne parlons pas d'amour - qui conduisent les protaganistes du drame à une ruine mutuelle.
J'en extrais ces lignes, dignes de réflexion, et remercie Alain Caillé de m'avoir autorisé à les publier ici :
"Se peut-il vraiment, mon cher Pierre, que tu n’aies pas su que les intentions les meilleures conduisent parfois au désastre ? Cet apophtegme de Confucius - « Pourquoi m’en veux-tu autant ? Je ne t’ai pourtant rien donné » -, fallait-il que tu apprennes à tes dépens à quel point il est si parfaitement juste ? Eusses-tu été plus prudent, tu aurais su que la compassion exige qu’on garde ses distances. On t’avait pourtant prévenu.
N’hésitons pas à parler clair : la compassion plutôt que la sympathie. Etymologiquement, c’est le même terme, mais qui s’adresse plus directement à la souffrance. Traduit en français classique, Rousseau parlait de la « commisération » : une manière « désintéressée » de souffrir avec l’autre, de partager sa détresse ou son malheur, malgré qu’en aient les théoriciens qui voudraient qu’avec l’égoïsme on ait dit le dernier mot.
Les choses seraient si simples entre nous si tout se jouait dans ce registre de l’intérêt, du calculable, de l’échange perpétuellement négocié, du donnant-donnant où l’on sait d’avance, enfin plus ou moins, où l’on va. Pas de risque, tout au plus une tromperie sur la marchandise ou une erreur de calcul, mais ici, rien à craindre, on peut toujours reprendre sa mise. Avec la compassion, il en va autrement. Si l’on ne prend garde à soi, on peut y laisser sa peau. Ce n’est pas un jeu qui se joue à deux.
Face à l’autre on est parfois seul, et peut-être bien qu’il va en profiter qu’on soit seul avec soi-même, avec ses bons sentiments, avec son désir idiot de lui vouloir du bien et d’être prêt à en payer le prix, de lui tendre une main secourable. Peut-être bien qu’il va la prendre tout entière cette main, et le bras tout entier, et, parfois le corps tout entier n’y suffit pas, ton âme voilà ce qu’il lui faut. « I gave you my heart, but you wanted my soul. Don’t think twice, it’s all right”, chante Dylan. Et le vieil Adam Smith, qui savait garder les yeux froids, l’avait bien compris : la sympathie – il se garde bien de parler de compassion ou de pitié, trop dangereuse en effet – exige en celui qui souffre un rétrécissement de ses émotions et de ses sentiments. Sinon, il est trop loin, inaccessible, engoncé dans le château-fort de sa détresse. Et puis-je est-ce que ça se fait de se laisser aller comme ça ? N’est-ce pas indécent ? Même un peu dégoûtant. Il y a de quoi se détourner d’un spectacle aussi déplaisant. Car enfin la mise en scène de son propre malheur, non décidément, ça ne se fait pas.
Mais imaginons un instant que, malgré tout, il te la flanque à la gueule sa détresse, sa misère, sa souffrance. Qu’il ne soit pas assez poli ou pudique pour la garder pour soi. Qu’il rechigne à lui donner une expression convenable, acceptable, assimilable. Envisage qu’il te la noue autour du cou comme un lacet, un garrot, cette obligation de secours que tu serais un beau salaud d’ignorer. A quoi fait-il appel ? Au meilleur de toi-même, enfin c’est ce que tu penses, c’est ce qu’on t’a toujours enseigné, c’est même ce que tu éprouves au plus profond de toi. Dans le fond de ton cœur, comme on dit. Comme si ce cœur, on ne lui avait pas aussi appris ce qu’il faut éprouver Que le sacrifice, il n’y a vraiment rien de plus beau, de plus noble, de plus désintéressé. Si tu ne joues pas banco, tu n’es qu’un petit épicier qui croit qu’on peut faire des plans sur l’existence. Un peu sordide, non ? Mais vas-y donc. Saisis-la cette merveilleuse occasion de montrer comme tu es bon. A toi sinon aux autres. Mais cela n’a rien d’égoïste. Oh non ! Ce n’est pas de cela dont il s’agit.
Voici qu’on te donne enfin l’occasion de te perdre, et superbement encore ! D’être une belle âme qui dépense son bien, son intérêt, son profit. Pour sûr que tu vas y aller, quoiqu’en pensent les autres. Surtout s’ils réprouvent ou condamnent ton choix. Enfin, tout le monde ne ferait pas de même. Mais tout le piment est là : n’es-tu pas meilleur qu’eux ? Ah ce goût du vide, ce vertige de la perte, cette kénose christique, l’imitatio Dei ! Tu le tiens ton Vendredi saint. Il a bien raison d’en profiter, l’autre qui ne te laisse pas d’issue, qui t’emporte dans son trop plein de misères. Et s’il se moque de toi après, ou s’il te regarde couler avec indifférence, ou s’il ne partage rien de ta détresse, ou si quoique tu fasses, il te reproche de ne jamais donner assez, à qui donc peux-tu t’en prendre, sinon à toi-même ? N’est-ce pas ce que tu voulais ? Ta couronne d’épines, ta somme de crachats les yeux bandés. Le vieux souvenir en toi de la fresque de Fra Angelico. Sûr que tu étais mal parti. Faut pas s’étonner qu’il y en ait un qui t’ait pris au collet. Tu l’attendais !
L’animal sympathique doit garder sa distance, sa réserve, son impartialité. C’était la leçon de notre bon Smith, si aimable, si prudent, si raisonnable, si bourgeois en somme. Une obligation qui s’impose également à l’être souffrant. Mais si c’est pour lui le moyen de tenir à sa merci ? Et pour toi l’occasion de montrer ta grandeur d’âme ? Alors le piège destructeur se renferme. Il est des cas où l’on n’échappe au funeste attrait de la bonté, au désastre incendiaire de la sympathie qu’au prix de ce qui paraît être si contraire à ce sentiment : une certaine forme de dureté, d’insensibilité qui, pour l’autre, a toutes les allures de la cruauté. L’animal sympathique, s’il veut ne pas se perdre, doit savoir, parfois, se donner un cœur de pierre.
On peut brocarder les rationalisations prudentielles d’Adam Smith, n’y voir qu’une morale presque aussi étriquée que la morale utilitariste de l’épicier. Notre homme avait pourtant vu juste : il est des élans au bien dont il convient de se méfier. Ils obéissent à un désir de mort. La sympathie, dans ses excès, conduit parfois à une forme de suicide."
www.revuedumauss.com
J'en extrais ces lignes, dignes de réflexion, et remercie Alain Caillé de m'avoir autorisé à les publier ici :
"Se peut-il vraiment, mon cher Pierre, que tu n’aies pas su que les intentions les meilleures conduisent parfois au désastre ? Cet apophtegme de Confucius - « Pourquoi m’en veux-tu autant ? Je ne t’ai pourtant rien donné » -, fallait-il que tu apprennes à tes dépens à quel point il est si parfaitement juste ? Eusses-tu été plus prudent, tu aurais su que la compassion exige qu’on garde ses distances. On t’avait pourtant prévenu.
N’hésitons pas à parler clair : la compassion plutôt que la sympathie. Etymologiquement, c’est le même terme, mais qui s’adresse plus directement à la souffrance. Traduit en français classique, Rousseau parlait de la « commisération » : une manière « désintéressée » de souffrir avec l’autre, de partager sa détresse ou son malheur, malgré qu’en aient les théoriciens qui voudraient qu’avec l’égoïsme on ait dit le dernier mot.
Les choses seraient si simples entre nous si tout se jouait dans ce registre de l’intérêt, du calculable, de l’échange perpétuellement négocié, du donnant-donnant où l’on sait d’avance, enfin plus ou moins, où l’on va. Pas de risque, tout au plus une tromperie sur la marchandise ou une erreur de calcul, mais ici, rien à craindre, on peut toujours reprendre sa mise. Avec la compassion, il en va autrement. Si l’on ne prend garde à soi, on peut y laisser sa peau. Ce n’est pas un jeu qui se joue à deux.
Face à l’autre on est parfois seul, et peut-être bien qu’il va en profiter qu’on soit seul avec soi-même, avec ses bons sentiments, avec son désir idiot de lui vouloir du bien et d’être prêt à en payer le prix, de lui tendre une main secourable. Peut-être bien qu’il va la prendre tout entière cette main, et le bras tout entier, et, parfois le corps tout entier n’y suffit pas, ton âme voilà ce qu’il lui faut. « I gave you my heart, but you wanted my soul. Don’t think twice, it’s all right”, chante Dylan. Et le vieil Adam Smith, qui savait garder les yeux froids, l’avait bien compris : la sympathie – il se garde bien de parler de compassion ou de pitié, trop dangereuse en effet – exige en celui qui souffre un rétrécissement de ses émotions et de ses sentiments. Sinon, il est trop loin, inaccessible, engoncé dans le château-fort de sa détresse. Et puis-je est-ce que ça se fait de se laisser aller comme ça ? N’est-ce pas indécent ? Même un peu dégoûtant. Il y a de quoi se détourner d’un spectacle aussi déplaisant. Car enfin la mise en scène de son propre malheur, non décidément, ça ne se fait pas.
Mais imaginons un instant que, malgré tout, il te la flanque à la gueule sa détresse, sa misère, sa souffrance. Qu’il ne soit pas assez poli ou pudique pour la garder pour soi. Qu’il rechigne à lui donner une expression convenable, acceptable, assimilable. Envisage qu’il te la noue autour du cou comme un lacet, un garrot, cette obligation de secours que tu serais un beau salaud d’ignorer. A quoi fait-il appel ? Au meilleur de toi-même, enfin c’est ce que tu penses, c’est ce qu’on t’a toujours enseigné, c’est même ce que tu éprouves au plus profond de toi. Dans le fond de ton cœur, comme on dit. Comme si ce cœur, on ne lui avait pas aussi appris ce qu’il faut éprouver Que le sacrifice, il n’y a vraiment rien de plus beau, de plus noble, de plus désintéressé. Si tu ne joues pas banco, tu n’es qu’un petit épicier qui croit qu’on peut faire des plans sur l’existence. Un peu sordide, non ? Mais vas-y donc. Saisis-la cette merveilleuse occasion de montrer comme tu es bon. A toi sinon aux autres. Mais cela n’a rien d’égoïste. Oh non ! Ce n’est pas de cela dont il s’agit.
Voici qu’on te donne enfin l’occasion de te perdre, et superbement encore ! D’être une belle âme qui dépense son bien, son intérêt, son profit. Pour sûr que tu vas y aller, quoiqu’en pensent les autres. Surtout s’ils réprouvent ou condamnent ton choix. Enfin, tout le monde ne ferait pas de même. Mais tout le piment est là : n’es-tu pas meilleur qu’eux ? Ah ce goût du vide, ce vertige de la perte, cette kénose christique, l’imitatio Dei ! Tu le tiens ton Vendredi saint. Il a bien raison d’en profiter, l’autre qui ne te laisse pas d’issue, qui t’emporte dans son trop plein de misères. Et s’il se moque de toi après, ou s’il te regarde couler avec indifférence, ou s’il ne partage rien de ta détresse, ou si quoique tu fasses, il te reproche de ne jamais donner assez, à qui donc peux-tu t’en prendre, sinon à toi-même ? N’est-ce pas ce que tu voulais ? Ta couronne d’épines, ta somme de crachats les yeux bandés. Le vieux souvenir en toi de la fresque de Fra Angelico. Sûr que tu étais mal parti. Faut pas s’étonner qu’il y en ait un qui t’ait pris au collet. Tu l’attendais !
L’animal sympathique doit garder sa distance, sa réserve, son impartialité. C’était la leçon de notre bon Smith, si aimable, si prudent, si raisonnable, si bourgeois en somme. Une obligation qui s’impose également à l’être souffrant. Mais si c’est pour lui le moyen de tenir à sa merci ? Et pour toi l’occasion de montrer ta grandeur d’âme ? Alors le piège destructeur se renferme. Il est des cas où l’on n’échappe au funeste attrait de la bonté, au désastre incendiaire de la sympathie qu’au prix de ce qui paraît être si contraire à ce sentiment : une certaine forme de dureté, d’insensibilité qui, pour l’autre, a toutes les allures de la cruauté. L’animal sympathique, s’il veut ne pas se perdre, doit savoir, parfois, se donner un cœur de pierre.
On peut brocarder les rationalisations prudentielles d’Adam Smith, n’y voir qu’une morale presque aussi étriquée que la morale utilitariste de l’épicier. Notre homme avait pourtant vu juste : il est des élans au bien dont il convient de se méfier. Ils obéissent à un désir de mort. La sympathie, dans ses excès, conduit parfois à une forme de suicide."
vendredi 14 novembre 2008
Surveillance à l'Education nationale
Si l'on doutait encore que, dans la foulée du Fichier Edvige, se développe, en France, une société de la surveillance généralisée sur le modèle du panoptique benthamien, il suffirait pour en être enfin convaincu de prendre connaissance de l'appel d'offre, en date du 15 octobre, que vient de lancer la Délégation à la communication des ministères de l'Education nationale et de l'enseignement supérieur, intitulé : "Cahier des clauses particulières - Objet: veille de l'opinion".
"Article 1: Les présents marchés portent sur la veille de l'opinion dans les domaines de l'éducation, de l'enseignement supérieur et de la recherche. (...)
Article 4 : Chaque marché est conclu du 1er janvier 2009 jusqu'au 31 décembre 2009."
C'est un peu plus loin que la volonté des ministères concernés apparait le plus explicitement ("description des prestations") :
"Le dispositif de veille vise, en particulier sur Internet, à :
- identifier les thèmes stratégiques (pérennes, prévisibles, émergents)
- identifier et analyser les sources stratégiques ou structurant l'opinion
- repérer les leaders d'opinion, les lanceurs d'alerte, et analyser leur potentiel d'influence et leur capacité à se constituer en réseau
- décrypter les sources des débats et leur mode de propagation
- anticiper les risques de contagion et de crise.
Suit une liste des espaces à surveiller de plus près, blogs et sites participatifs notamment, auxquels s'ajoutent, selon les termes de l'appel d'offre, médias traditionnels, dépêches d'agences, baromètres et enquêtes annuelles.
Le texte complet est disponible à l'adresse suivante
www.fabula.org
Voir également :
www.rue89.com
http://science21.blogs.courrierinternational.com
"Article 1: Les présents marchés portent sur la veille de l'opinion dans les domaines de l'éducation, de l'enseignement supérieur et de la recherche. (...)
Article 4 : Chaque marché est conclu du 1er janvier 2009 jusqu'au 31 décembre 2009."
C'est un peu plus loin que la volonté des ministères concernés apparait le plus explicitement ("description des prestations") :
"Le dispositif de veille vise, en particulier sur Internet, à :
- identifier les thèmes stratégiques (pérennes, prévisibles, émergents)
- identifier et analyser les sources stratégiques ou structurant l'opinion
- repérer les leaders d'opinion, les lanceurs d'alerte, et analyser leur potentiel d'influence et leur capacité à se constituer en réseau
- décrypter les sources des débats et leur mode de propagation
- anticiper les risques de contagion et de crise.
Suit une liste des espaces à surveiller de plus près, blogs et sites participatifs notamment, auxquels s'ajoutent, selon les termes de l'appel d'offre, médias traditionnels, dépêches d'agences, baromètres et enquêtes annuelles.
Le texte complet est disponible à l'adresse suivante
Voir également :
jeudi 13 novembre 2008
Possible pardon pour les actes de torture
Selon James Ross, le directeur des affaires légales de Human Rights Watch, Georges Bush envisage d'accorder un pardon présidentiel à tous ceux, y compris lui-même, qui ont organisé et mis en pratique des actes brutaux de torture sous son administration, empêchant préventivement que toute poursuite judiciaire puisse être entreprise par son successeur.
Le président des Etats-Unis dispose, en effet, du pouvoir constitutionnel d'accorder son pardon aux crimes fédéraux, avant tout jugement et procédure judiciaire, à l'exception de l'impeachment (article II de la Constitution des Etats-Unis)
Historiquement, cette mesure a été adoptée après des situations d'insurrection et de guerre afin de restaurer, selon les mots d'Hamilton, "la tranquillité de la communauté". C'est ainsi qu'en 1865 Andrew Johnson pardonna les soldats de la Confédération qui n'avaient pas été couverts par la politique de "reconstruction" nationale du président Lincoln, et que Jimmy Carter proclama, au lendemain de sa prise de fonction en 1977, une large amnistie pour les pacifistes et objecteurs de conscience qui s'étaient opposés à la guerre du Viêt-Nam. Mais généralement elle ne concerne que des cas particuliers d'individus qui ont déjà fait l'objet de condamnations pénales.
Si une telle mesure générale devrait être prise, il s'agirait de la première fois dans l'histoire des Etats-Unis qu'un pardon serait accordé à des crimes de guerre. Une manière de reconnaître implicitement que la politique menée dans le cadre de la "guerre contre la terreur" était, contrairement aux constantes déclarations du président et des plus hauts représentants de l'Etat, illégale et criminelle. Il faudra probablement attendre les derniers jours de la présidence Bush pour savoir ce qu'il en est. Mais d'ores et déjà circule, dans les milieux proches du nouveau président élu, l'intention, non seulement de fermer Guantanamo - ce à quoi s'est publiquement engagé Barak Obama - mais de conduire des enquêtes sur les méthodes d'interrogatoire employées par l'administration précédente et les "transferts extrajudiciaires" de "détenus fantômes" qu'elle a autorisés vers des pays pratiquant la torture. Le sujet est hautement sensible puisque ce sont des milliers de personnes qui pourraient se trouver mises en cause, incluant l'ancien président lui-même et ses plus proches collaborateurs, tels Dick Cheney ou Donald Rumsfeld. Une procédure qui, selon les déclarations de Barak Obama, ne serait envisageable que lors de son second mandat.
www.salon.com
Pour plus de détails, voir l'article de Margaret Colgate Love, "Reinventing the President's Pardon Power", qui analyse les dérives, depuis les années 80, de la pratique du pardon présidentiel :
www.acslaw.org
Le président des Etats-Unis dispose, en effet, du pouvoir constitutionnel d'accorder son pardon aux crimes fédéraux, avant tout jugement et procédure judiciaire, à l'exception de l'impeachment (article II de la Constitution des Etats-Unis)
Historiquement, cette mesure a été adoptée après des situations d'insurrection et de guerre afin de restaurer, selon les mots d'Hamilton, "la tranquillité de la communauté". C'est ainsi qu'en 1865 Andrew Johnson pardonna les soldats de la Confédération qui n'avaient pas été couverts par la politique de "reconstruction" nationale du président Lincoln, et que Jimmy Carter proclama, au lendemain de sa prise de fonction en 1977, une large amnistie pour les pacifistes et objecteurs de conscience qui s'étaient opposés à la guerre du Viêt-Nam. Mais généralement elle ne concerne que des cas particuliers d'individus qui ont déjà fait l'objet de condamnations pénales.
Si une telle mesure générale devrait être prise, il s'agirait de la première fois dans l'histoire des Etats-Unis qu'un pardon serait accordé à des crimes de guerre. Une manière de reconnaître implicitement que la politique menée dans le cadre de la "guerre contre la terreur" était, contrairement aux constantes déclarations du président et des plus hauts représentants de l'Etat, illégale et criminelle. Il faudra probablement attendre les derniers jours de la présidence Bush pour savoir ce qu'il en est. Mais d'ores et déjà circule, dans les milieux proches du nouveau président élu, l'intention, non seulement de fermer Guantanamo - ce à quoi s'est publiquement engagé Barak Obama - mais de conduire des enquêtes sur les méthodes d'interrogatoire employées par l'administration précédente et les "transferts extrajudiciaires" de "détenus fantômes" qu'elle a autorisés vers des pays pratiquant la torture. Le sujet est hautement sensible puisque ce sont des milliers de personnes qui pourraient se trouver mises en cause, incluant l'ancien président lui-même et ses plus proches collaborateurs, tels Dick Cheney ou Donald Rumsfeld. Une procédure qui, selon les déclarations de Barak Obama, ne serait envisageable que lors de son second mandat.
Pour plus de détails, voir l'article de Margaret Colgate Love, "Reinventing the President's Pardon Power", qui analyse les dérives, depuis les années 80, de la pratique du pardon présidentiel :
dimanche 9 novembre 2008
Saint Savonarole ?
Une amie m'apprend que l'on songe sérieusement au Vatican à canoniser Jérome Savonarole, le prieur du couvent San Marco qui fut pendu et brûlé le 23 mai 1498 sur la Place de la Seigneurie à Florence. Après la tentative, aujourd'hui suspendue, de faire de Pie XII un saint, est-ce là une nouvelle provocation de l'Eglise catholique en vue de béatifier certaines des figures les plus ambigues de son histoire ?
Le cas de Savonorale est, pourtant, bien différent de celui en qui l'on a pu voir, sinon "le pape d'Hitler" - une fabrication des Soviétiques - du moins un homme insensible au coeur froid, incapable de s'opposer comme il l'aurait dû à la politique nazie d'extermination des Juifs.
Sur ce point, je renvoie à l'article de John Allen, "L'heure est-elle venue de canoniser Pie XII ?" que l'on peut consulter à l'adresse suivante :
http://beatriceweb.eu
Quand on songe à Savonarole, la première image qui vient généralement à l'esprit est celle d'une sorte de moine fou, prédicateur passionné et prophète égaré par ses visions, qui aurait travaillé à instaurer à Florence une théocratie implacable, dont il est heureux que les Florentins ait su se débarrasser, avant qu'elle ne déploie toutes ses potentialitès totalitaires. Mais cette vision des choses se rapporte à une légende noire que l'admirable biographie de Roberto Ridolfi (traduite en français chez Arthème-Fayard en 1957) congédie de façon très convaincante. Notons que l'historien est également l'auteur de deux autres biographies passionnantes, l'une de Machiavel - de loin, la plus belle que j'ai lue -, l'autre de François Guichardin.
Machiavel lui-même, peu enclin à juger avec bienveillance les ardeurs vertueuses du moine dominicain - qui annoncent avant l'heure la réforme entreprise, quelques vingt ans plus tard, par Luther -, en parle avec révérence et s'il le critique, c'est pour s'être confié à la prière plutôt qu'à la force des armes, c'est-à-dire parce qu'il incarne la figure idéaliste, condamné à l'échec, du "prophète désarmé" - une critique qui, en réalité, s'adresse secrètement au Christ lui-même. Et, dans le fait, quel fut le crime de Savonarole ? De s'être attaqué à la corruption de l'Eglise qui a l'époque était dirigée par l'un des papes les plus vils de l'histoire, Alexandre VI Borgia. S'il est exact que ses prédications enflammées conduisirent à dresser ce "bûcher des vanités", sur lequel furent jetés aux flammes livres obscènes et colifichets de luxe, elles furent également cause d'une restauration de la vie civique, d'un souci des pauvres et d'une pacification, sans précédent dans le passé de la cité, qui impressionna ses contemporains au point qu'elle faillit conduire Pic de la Mirandole, ami et disciple de Savonarole, à revêtir la robe de bure.
Nonobstant l'image d'Epinal, Savonarole n'était pas, avant l'heure, une sorte de Ben Laden au pouvoir. Ne serait-ce que parce que l'autorité qui était la sienne - et, à un moment donné, elle fut immense - procédait uniquement de la puissance véhémente de sa parole, de la vertu incontestée de sa vie personnelle, et de la réalisation, difficile pour nous à admettre aujourd'hui mais que personne presque ne contestait à l'époque, de ses visions prophétiques. La sagesse politique a probablement peu à voir avec les imprécations des prophètes bibliques - et sans doute vaut-il mieux qu'il en soit ainsi - mais si celles-ci ont pu ouvrir la voie à une contestation et à une résistance radicales face aux autorités les plus oppressantes et les plus corrompues, en quoi y a-t-il lieu de les mépriser ?
Pour prendre la mesure de la question ici posée, il faudrait, en effet, relire Machiavel, ce qui veut dire prendre au sérieux sa critique de la vertu en politique lorsque, sous sa forme chrétienne, elle désarme le ciel et efféminise le monde, autrement dit lorsque conduit les hommes les meilleurs à mourir en croix ou à brûler en place publique. Et pourquoi donc ? Parce qu'ils n'ont su opposer à la mechanceté des hommes que l'exemple de leur vie et les appels de la parole, refusant les arguments autrement plus convaincants de la force et des armes.
Comme on le voit, vues de près, les choses sont toujours plus compliquées, intéressantes et profondes, que leurs présentations réductrices. Saint Savonarole, finalement pourquoi pas ?
Le cas de Savonorale est, pourtant, bien différent de celui en qui l'on a pu voir, sinon "le pape d'Hitler" - une fabrication des Soviétiques - du moins un homme insensible au coeur froid, incapable de s'opposer comme il l'aurait dû à la politique nazie d'extermination des Juifs.
Sur ce point, je renvoie à l'article de John Allen, "L'heure est-elle venue de canoniser Pie XII ?" que l'on peut consulter à l'adresse suivante :
Quand on songe à Savonarole, la première image qui vient généralement à l'esprit est celle d'une sorte de moine fou, prédicateur passionné et prophète égaré par ses visions, qui aurait travaillé à instaurer à Florence une théocratie implacable, dont il est heureux que les Florentins ait su se débarrasser, avant qu'elle ne déploie toutes ses potentialitès totalitaires. Mais cette vision des choses se rapporte à une légende noire que l'admirable biographie de Roberto Ridolfi (traduite en français chez Arthème-Fayard en 1957) congédie de façon très convaincante. Notons que l'historien est également l'auteur de deux autres biographies passionnantes, l'une de Machiavel - de loin, la plus belle que j'ai lue -, l'autre de François Guichardin.
Machiavel lui-même, peu enclin à juger avec bienveillance les ardeurs vertueuses du moine dominicain - qui annoncent avant l'heure la réforme entreprise, quelques vingt ans plus tard, par Luther -, en parle avec révérence et s'il le critique, c'est pour s'être confié à la prière plutôt qu'à la force des armes, c'est-à-dire parce qu'il incarne la figure idéaliste, condamné à l'échec, du "prophète désarmé" - une critique qui, en réalité, s'adresse secrètement au Christ lui-même. Et, dans le fait, quel fut le crime de Savonarole ? De s'être attaqué à la corruption de l'Eglise qui a l'époque était dirigée par l'un des papes les plus vils de l'histoire, Alexandre VI Borgia. S'il est exact que ses prédications enflammées conduisirent à dresser ce "bûcher des vanités", sur lequel furent jetés aux flammes livres obscènes et colifichets de luxe, elles furent également cause d'une restauration de la vie civique, d'un souci des pauvres et d'une pacification, sans précédent dans le passé de la cité, qui impressionna ses contemporains au point qu'elle faillit conduire Pic de la Mirandole, ami et disciple de Savonarole, à revêtir la robe de bure.
Nonobstant l'image d'Epinal, Savonarole n'était pas, avant l'heure, une sorte de Ben Laden au pouvoir. Ne serait-ce que parce que l'autorité qui était la sienne - et, à un moment donné, elle fut immense - procédait uniquement de la puissance véhémente de sa parole, de la vertu incontestée de sa vie personnelle, et de la réalisation, difficile pour nous à admettre aujourd'hui mais que personne presque ne contestait à l'époque, de ses visions prophétiques. La sagesse politique a probablement peu à voir avec les imprécations des prophètes bibliques - et sans doute vaut-il mieux qu'il en soit ainsi - mais si celles-ci ont pu ouvrir la voie à une contestation et à une résistance radicales face aux autorités les plus oppressantes et les plus corrompues, en quoi y a-t-il lieu de les mépriser ?
Pour prendre la mesure de la question ici posée, il faudrait, en effet, relire Machiavel, ce qui veut dire prendre au sérieux sa critique de la vertu en politique lorsque, sous sa forme chrétienne, elle désarme le ciel et efféminise le monde, autrement dit lorsque conduit les hommes les meilleurs à mourir en croix ou à brûler en place publique. Et pourquoi donc ? Parce qu'ils n'ont su opposer à la mechanceté des hommes que l'exemple de leur vie et les appels de la parole, refusant les arguments autrement plus convaincants de la force et des armes.
Comme on le voit, vues de près, les choses sont toujours plus compliquées, intéressantes et profondes, que leurs présentations réductrices. Saint Savonarole, finalement pourquoi pas ?
samedi 8 novembre 2008
Christian Ferras, le violon d'Icare
Avant que son existence ne sombre dans l'abîme, le grand violoniste français, Christian Ferras (1933-1982), donna une interprétation, aujourd'hui légendaire, du concerto pour violon de Jean Sibelius qu'on ne peut écouter sans être saisi aux cheveux par la puissante virtuosité, la sonorité "veloutée et chaleureuse", selon l'expression de son ami et partenaire, le pianiste Pierre Barbizet, et l'intensité unique de son jeu.
Le titre de ce billet renvoie à l'ouvrage de référence que Thierry de Choudens a consacré à cet immense artiste, foudroyé en plein vol (Editions Papillon, 2004).
Etrange qu'entre ces deux hommes, le compositeur et l'un de ses plus brillants interprètes, se reconnaissent les traits communs d'une triste destinée. Lorsqu'apparut le dodécaphonisme et la musique sérielle, Sibelius (1865-1957) sombra dans la dépression et cessa presque de composer durant les trente dernières années de sa vie. Ce n'est que tardivement qu'on reconnut en lui un des plus grands symphonistes du début du XXe siècle, quoique la musicologie récente refuse encore de comparer l'importance de son oeuvre à celle de son contemporain, Gustav Malher. Sans doute est-ce avec justice, mais le concerto pour violon, qui fut dirigé, pour la première fois, à Berlin en 1905 sous sa forme définitive par Richard Strauss, constitue incontestablement un chef d'oeuvre du genre et l'un des plus beaux de l'époque, aux côtés du concerto "A la mémoire d'un ange" d'Alban Berg.
Dans cet extrait, le 3è mouvement, l'orchestre est placé sous la direction de Zubin Mehta.
Le titre de ce billet renvoie à l'ouvrage de référence que Thierry de Choudens a consacré à cet immense artiste, foudroyé en plein vol (Editions Papillon, 2004).
Etrange qu'entre ces deux hommes, le compositeur et l'un de ses plus brillants interprètes, se reconnaissent les traits communs d'une triste destinée. Lorsqu'apparut le dodécaphonisme et la musique sérielle, Sibelius (1865-1957) sombra dans la dépression et cessa presque de composer durant les trente dernières années de sa vie. Ce n'est que tardivement qu'on reconnut en lui un des plus grands symphonistes du début du XXe siècle, quoique la musicologie récente refuse encore de comparer l'importance de son oeuvre à celle de son contemporain, Gustav Malher. Sans doute est-ce avec justice, mais le concerto pour violon, qui fut dirigé, pour la première fois, à Berlin en 1905 sous sa forme définitive par Richard Strauss, constitue incontestablement un chef d'oeuvre du genre et l'un des plus beaux de l'époque, aux côtés du concerto "A la mémoire d'un ange" d'Alban Berg.
Dans cet extrait, le 3è mouvement, l'orchestre est placé sous la direction de Zubin Mehta.
mercredi 5 novembre 2008
La noblesse politique
On aura beau dire que l'individualisme des sociétés modernes réduit chacun à la considération de ses intérêts privés, en sorte que les vertus de l'honnetêté, du courage, de la probité, du dévouement au bien commun perdent leur valeur d'attrait - c'est faux ! D'où vient que le monde entier salue un homme - peu importe la couleur de sa peau - chez qui elles paraissent se manifester avec une élégance quasi-aristocratique ? Quand la vertu s'allie à l'éloquence, que retrouve-t-on, sinon cette figure de l'homme politique dont les Anciens avaient dressé le portrait et qu'on croyait que la médiocrité des passions démocratiques avait effacé ? Peut-être est-ce le mérite des périodes de crise de donner leur chance aux hommes les meilleurs : non pas les plus compétents - ce n'est pas une affaire d'expertise - ni les plus ambitieux - quoique l'ambition n'ait rien en politique d'une passion coupable - et je ne parle pas non plus du héros providentiel, mais les plus désireux de mettre leur talent au service des problèmes de l'heure. La grandeur de l'action politique - nul doute que le président Obama en mesurera bientôt la nature tragique - tient aussi à ce qu'elle exige une noblesse de caractère qui se rencontre rarement et qu'on est heureux de saluer aujourd'hui. Quoiqu'on puisse se tromper ou exagérer les qualités qu'on lui prête, l'avenir nous le dira, du moins est-il désormais attesté que nous n'avons pas perdu le sens des valeurs morales qu'on attend d'un homme d'Etat digne de ce nom. Que pour les faire reconnaître, il ait fallu que soient mis en place une logistique d'une formidable efficacité et des moyens financiers jamais atteints à ce jour ne signifie pas qu'il faille toujours, en politique, voir dans le réalisme de l'action une forme de cynisme. Avec cette victoire, nous avons tous le sentiment - les Américains pas seulement - d'être un peu grandis et, comment dire ? ennoblis.
Ce président des Etats-Unis, démocrate et noir de surcroît, où donc en avons-nous vu la première incarnation ? Eh bien, dans cette même série 24 heures dont nous avons dit tout le mal qu'elle a fait pour populariser et légitimer la torture. Serait-ce qu'à sa manière, elle aurait préparé le terrain au succès qus nous connaissons aujourd'hui ? L'hypothèse n'a rien d'absurde : David Palmer est bel et bien doté de ces traits d'intelligence et d'intégrité remarquables que l'on attribue à Barak Obama. Deux personnages, l'un de fiction, l'autre de chair et de sang, qui incarnent la figure du "prince bon" tel que Machiavel le décrit et auquel doit être enseigné la leçon de devoir "entrer dans le mal" lorsque les circonstances l'exigent.
Nous savons d'ores et déjà que les heures les plus rudes qui attendent Barak Obama sont devant lui et qu'il ne pourra satisfaire à toutes les attentes. Mais ce que nous espérons et attendons, c'est que de ces déceptions inévitables et des compromis qu'il devra passer avec sa propre conscience, il fasse une expérience qui soit amère, non qu'il s'y résolve avec indifférence et cynisme.
Chez l'homme noble et intègre, le succès en politique et l'accès aux plus hautes fonctions se payent d'une acceptation de voir ses principes et ses convictions buter contre les obstacles et les résistances du monde tel qu'il est. Si nous nous réjouissons aujourd'hui que ce soit cet homme-là qui ait été élu, c'est parce que nous savons d'ores et déjà qu'il va en souffrir.
Ce président des Etats-Unis, démocrate et noir de surcroît, où donc en avons-nous vu la première incarnation ? Eh bien, dans cette même série 24 heures dont nous avons dit tout le mal qu'elle a fait pour populariser et légitimer la torture. Serait-ce qu'à sa manière, elle aurait préparé le terrain au succès qus nous connaissons aujourd'hui ? L'hypothèse n'a rien d'absurde : David Palmer est bel et bien doté de ces traits d'intelligence et d'intégrité remarquables que l'on attribue à Barak Obama. Deux personnages, l'un de fiction, l'autre de chair et de sang, qui incarnent la figure du "prince bon" tel que Machiavel le décrit et auquel doit être enseigné la leçon de devoir "entrer dans le mal" lorsque les circonstances l'exigent.
Nous savons d'ores et déjà que les heures les plus rudes qui attendent Barak Obama sont devant lui et qu'il ne pourra satisfaire à toutes les attentes. Mais ce que nous espérons et attendons, c'est que de ces déceptions inévitables et des compromis qu'il devra passer avec sa propre conscience, il fasse une expérience qui soit amère, non qu'il s'y résolve avec indifférence et cynisme.
Chez l'homme noble et intègre, le succès en politique et l'accès aux plus hautes fonctions se payent d'une acceptation de voir ses principes et ses convictions buter contre les obstacles et les résistances du monde tel qu'il est. Si nous nous réjouissons aujourd'hui que ce soit cet homme-là qui ait été élu, c'est parce que nous savons d'ores et déjà qu'il va en souffrir.
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