On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

vendredi 28 novembre 2008

YSL ou la beauté devenue monde


On le dit parfois : le couturier, aussi talentueux et novateur soit-il, n'est pas un artiste véritable. Dans la découpe des tissus, l'agencement des coloris, le choix des étoffes et l'invention d'un style inédit, il ne fait jamais qu'habiller des corps et céder à la vertigineuse futilité de l'éphémère. Rien, en somme, qui puisse être fixé dans la réalité intangible d'un cadre, d'une partition ou d'un livre : ce qui ne dure pas n'est pas. Avec ce bel axiome platonicien - encore ce bon vieux Platon, avec lequel, décidément, il n'est guère aisé de finir - s'en vont vers les modes mineurs, ces artisans dont le malheur est de n'avoir affaire qu'au vêtement. Or le vêtement est peut-être ce qui habille et embellit, c'est aussi ce qui cache et qui dissimule : la forme en tant qu'elle nous trompe. Aussi la mode n'est-elle au mieux qu'une séduction plaisante, merveilleuse parfois et qui nous enchante, mais équivoque par nature, à la manière de toute rhétorique.
Il est pourtant, dans ce domaine également, des maîtres et de vrais artistes, et, parmi eux, plus qu'aucun autre, Yves Saint Laurent. Le montage photographique ici présenté - je remercie vivement mon frère Ivan qui est en l'auteur - révèle un aspect de son talent assez peu signalé à ce jour. A quel point, le désir, l'eros de la beauté innervait son monde pour l'ordonner tout entier dans des correspondances inlassables où tel détail, par exemple, d'un nuancier affiché au mur de son bureau, et qui se retrouvera dans le choix d'un tissu, rappelle un meuble, un mur ou un tapis, le moindre objet on ne saurait dire quelconque, de son univers intime. Rien ici qui relève, malgré l'extraordinaire richesse des intérieurs et des inventions créatrices, d'un quelconque "esthétisme", moins encore d'un culte du choix purement décoratif. Si Saint Laurent est, aux côtés, que sais-je ? de Karajan, de Visconti ou de Louis II de Bavière, un des derniers grands esthètes de l'époque moderne, ce n'est pas parce qu'il était doué d'un talent dont l'élégance s'imposa três tôt, à lui-même comme aux autres, et qui fit époque, comme on dit, c'est parce qu'autour de lui la beauté devenait monde. Et comme tout créateur, il dut payer au divin le prix fort de ses accouchements magnifiques dont le sens se mesure aux souffrances personnelles qu'il connut, non au succès et à la réussite immense qu'il rencontra.

Les photos, prises par mon frère, des maisons et de l'appartement de Saint Laurent à Paris et à Marrakech, d'une beauté et d'une richesse tout simplement éblouissantes, seront présentées dans un somptueux livre à paraître au début de l'année prochaine, simultanément en France et à l'étranger, dont j'annoncerai la publication au moment de sa sortie. C'est dire combien celles que j'ai le plaisir de présenter aujourd'hui en avant-première sont précieuses.
Voir également :
  • www.ina.fr
  • 8 commentaires:

    Rossignol L a dit…

    "Ce qui est représenté a une identité. Ce qui se regarde existe." Cet article me rend curieuse... en effet je suis curieuse de connaître votre opinion ou du moins votre point de vue concernant la qualité des productions créées dans le cadre d'une thérapie assez atypique désignée sous le vocabulaire art-thérapie, comme Estelle Lagarde (dans son livre intitulé " La traversée imprévue") ou encore Marie Mandy (dans son documentaire) l'ont fait pour incarner artistiquement le cancer du sein. Pensez vous que ce type de productions plastiques ( photographies ou autres supports) puissent être véritablement considérés comme de l'Art à part entière au titre que de somptueux vêtements de grands créateurs comme présentés dans votre article ?

    Rossignol L a dit…

    Je vous joint l'adresse du lien du site officiel d'Estelle Lagarde ainsi que celui de Marie Mandy, si cela vous intéresse...
    -http://www.estellelagarde.fr/
    -http://www.lesamazones.fr/index.php?rubrique=2&soussections=mandy

    Il y a de nombreuses photographies qui font vite oublier le côté noir et morbide que reflète le cancer, on ressent bien au contraire une grande joie et admiration à les contempler. Le corps modifié par la maladie se transforme en objet plastique de manière assez étonnante. Je vous laisse le soin d'apprécier... ou non.

    Rossignol L a dit…

    petite rectification : " ces types de productions plastiques puissent être (...)"

    Tom a dit…

    Commentaire Tom, YSL ou la beauté devenue monde, partie 1

    Souvent, la lecture d’articles d’observations à visée philosophique me plonge dans les affres de ce que j’appelle, dans mon lexique intérieur, l’arbre généalogique des questions métaphysiques. Généalogique parce qu’on va en parenté logique de l’un vers le multiple. Métaphysique parce que ces questions ne trouvent jamais réellement de réponses satisfaisantes. « YSL ou la beauté devenue monde » (28/10/2008, Teretschenko) n’en fait pas exception, tout au contraire.
    La première interrogation qui surgit est l’une de celle qui me tourmente depuis un moment : qu’est-ce qu’un artiste ? Et qu’est-ce que l’art ? Le couturier, dit l’article, « n’est pas un artiste véritable » dans la mesure où son art est le vêtement et ce qu’il crée ne dure pas. Que dire d’un danseur qui improvise une chorégraphie qui ne durera que trois minutes avant de disparaître ? Que dire, en réalité, de toutes les œuvres qui sont éphémères, de la performance d’art moderne à l’art du comédien dont la prestation changera d’un jour à l’autre ? Et à contrario, si l’artiste n’est que celui qui transforme le monde par sa prestation, qui appréhende la beauté d’une quelconque façon, le terme ne devient-il pas rapidement galvaudé par son acception bien trop large ? Yves Saint Laurent, on le sent dans ses créations, dans sa maison, et même dans sa manière à la fois souffrante et mélancolique, est un personnage-artiste, un artiste complet dans sa manière d’appréhender le monde. Un bout de photo, un petit poème, quelques tissus de couleurs : la poésie se trouve partout et s’entasse sur un morceau de son mur. Néanmoins, on refuserait à l’adolescent qui ferait la même chose sur le tableau Weleda de sa chambre le même qualificatif entier, on en revient à l’origine : qu’est-ce qu’un artiste ?

    Tom a dit…

    Commentaire de Tom, YSL ou la beauté devenue monde, partie 2

    La deuxième et dernière question, si l’on omet de parler de toutes celles qu’elle sous-tend comme la définition de la beauté, celle de l’esthétisme et celle de la création, serait celle du prix de ces choses-là. C’est une des dernières phrases de l’article qui soulève ici le sujet : « Et comme tout créateur, il dut payer au divin le prix fort de ses accouchements magnifiques dont le sens se mesure aux souffrances personnelles qu’il connut, non au succès et à la réussite immense qu’il rencontra. »
    Comment la traduire, et davantage, comment l’accepter ? La création a-t-elle forcément un prix, vu négativement comme une souffrance ou le renoncement à quelque chose ? En allant, d’un saut de puce, bien plus loin dans le raisonnement : existe-t-il des artiste sains d’esprit ?
    Nous irons ici dans trois directions, nous parlerons d’abord de la nécessité, dans l’optique de création, au renoncement. Dans un second temps, nous parlerons de la « nécessité » de la souffrance pour la création artistique, comme l’introduit la phrase sus-citée de l’article.
    « La première règle quand on veut écrire un roman, c’est de dire non. Non je ne viendrai pas boire un verre. Non, je ne peux pas garder mon neveu malade. Non, je ne suis pas disponible pour déjeuner, pour une interview, une promenade, une séance de cinéma. Il faut dire non si souvent que les propositions finissent par se raréfier, que le téléphone ne sonne plus et qu’on en vient à regretter de ne recevoir par mail que des publicités. Dire non et passer pour misanthrope, arrogant, maladivement solitaire. » écrit Leïla Slimani dans Le parfum des fleurs la nuit. Car créer, c’est se laisser le temps de digérer le réel, le laisser macérer, et se laisser le temps de le recracher sous une certaine forme. Montaigne ne s’est-il pas isolé dans sa maison de campagne pour écrire ses essais ? Kant n’était-il pas un ermite qui oscillait entre le travail et les promenades en forêt ? Zweig n’a-t-il pas toute sa vie lutté contre sa sociabilité envahissante ?
    Dernièrement, l’art exigerait la souffrance. Peut-on créer en étant saint d’esprit ? Un moine tibétain en ataraxie, pour rendre l’image grosse, peut-il être aussi créateur d’une œuvre qui vaille le coup ? D’un côté, créer une œuvre, c’est extérioriser une intériorité trop « puissante », on parle souvent de l’écriture comme d’un exorcisme, de la peinture comme un moyen d’expression quand les mots font défaut, ou de la musique comme de larmes écrites sous forme de partition. Pour créer, il faut avoir quelque chose à dire, à crier, et pour avoir quelque chose à crier, il faut souffrir. Aristote parle à de nombreuses reprises de ce tempérament « mélancolique » provenant de la bile noire, comme une constitution particulière des artistes. De l’autre côté, pourquoi cette souffrance serait-elle absolument nécessaire à la création ? La question reste ouverte.

    Virginie d'Autryve a dit…

    (1ère partie) Cet article nous présente Yves Saint Laurent comme un artiste à part entière, c’est-à-dire comme une personne qui maîtrise une certaine technique (le grec technè devient ars en latin puis art en français) un savoir-faire, le fruit d’un apprentissage, mais qui est aussi capable de s’émanciper de cette technique pour devenir créateur de génie. Cependant, cet article souligne le fait qu’on ne considère pas le couturier comme un artiste puisque l’artiste est celui qui ne répond pas à une fonction ou à la demande puisqu’il n’est pas un créateur désintéressé. Quand l’artiste devient trop imbriqué dans un schéma de consommation, il n’est plus créateur mais commerçant car répondant à une demande. De plus, l'artiste n’est pas censé produire de l’éphémère, des objets de consommation, mais il les traverse tous les deux par ses œuvres, êtres transcendants dans la temporalité. En effet, comment le couturier pourrait-il être un artiste alors que sa création, contrairement aux autres créations artistiques telles qu’une peinture, une musique, ou un texte, est éphémère? Comment l’objet d’usage peut-il se transformer en objet d’art alors même qu’il reste lié aux nécessités humaines? Il est vrai qu’un vêtement, contrairement à un poème de Baudelaire ou un nocturne de Chopin, est fait pour être acheté, consommé, utilisé, puis jeté. Si le couturier apparaît comme l’artisan technique qui crée des objets d’usage et de consommation voués à disparaître dans le temps, comment justifier le saut ontologique qui fait passer le couturier au statut d’artiste véritable? Comment, alors qu’on est dans le domaine de l'éphémère, arrive-t-on tout de même à créer des œuvres véritablement artistiques?

    Le poème de Baudelaire et le nocturne de Chopin continueront d’être lus et joués, du moins pouvons-nous l’espérer, alors que ma jupe, aussi jolie et élégante soit elle, aura déjà depuis longtemps terminé sa vie dans une poubelle. En effet Hannah Arendt dans La crise de la culture fait bien la distinction entre d’un côté l’objet d'usage et de l’autre l’objet d’art, le premier ayant une durée de vie ordinaire, alors que le second pouvant prétendre à une “immortalité potentielle”. Elle ajoute ensuite que les oeuvres d’art sont les seules choses à n’avoir aucune fonction dans le processus vital de la société et qu’elles restent “isolées loin de la sphère des nécessités de la vie humaine” puisqu’elles ne servent ni à manger, ni à boire, ni à être en sécurité, ni même à se vêtir…  

    Virginie d'Autryve a dit…

    (2ème partie) Cependant, il ne faudrait pas confondre la haute couture avec le prêt-à-porter, deux domaines dans lesquels excellait Yves Saint Laurent. Rappelons qu’il a créé sa marque de prêt-à-porter Saint Laurent rive gauche en 1966, seulement quelques années après la fondation de sa propre maison. Alors oui, nous pouvons placer la fameuse saharienne parmi les objets de consommation et donc parmi les objets non-artistiques, cependant les robes Mondrian, les smokings pour femmes, ou la collection Opéra - Ballets russes, pour ne citer que quelques exemples, sont exposés au Musée Yves Saint Laurent Paris. Et ceci n'est pas seulement vrai pour Yves Saint Laurent, mais aussi pour bien d’autres grands couturiers : leurs pièces sont exposées dans des musées à travers le monde, exactement comme on expose des peintures ou des sculptures. Ceci étant dit, alors que Venise menace de disparaître sous les flots, nous savons très bien qu’aucune œuvre d’art ne peut prétendre à l’éternité puisque rien de matériel ne le peut. D’ailleurs, lorsque nous flânons dans les diverses pièces du Louvre, les peintures que nous observons ne sont pas exactement les œuvres originales puisque le temps a altéré leurs couleurs. Dans les Essais, Montaigne écrit “Je ne peins pas l’être. Je peins le passage”. Dans la vie, dont l’art fait partie, tout n’est que passage, alors pourquoi une robe unique et exposée dans un musée, devrait-elle être considérée plus éphémère qu’une peinture? 

    Dans une deuxième partie de l’argumentation, le vêtement est ensuite décrit comme un objet trompeur puisqu’il séduit nos sens en embellissant et en dissimulant ce qu’il recouvre. Il voile c’est-à-dire qu’il ne donne pas l’objet (ici le corps) à voir telles qu’il est. Dans le livre X de La république de Platon, le poète imitatif n’est-il pas celui qui fait “des simulacres avec des simulacres” et celui qui s’attache à produire des œuvres séduisantes se limitant aux apparences et nous éloignant du vrai? Cet argument fait écho à Christian Dior rêvant de sauver les femmes de la nature comme l’exprime sa fameuse citation, à l’aide de ses corsets et autres artifices visant à renforcer la fausse impression de finesse de la taille et de générosité des hanches avec de volumineuses jupes, donnant ainsi aux femmes une silhouette de sablier. L’ancien patron d’Yves Saint Laurent souhaitait ainsi modeler la forme du corps féminin, non comme la nature l’avait produit, mais comme l’artiste l’idéalisait. Et pourquoi ne pas se réjouir de cette “tromperie” du vêtement ou de l’art en général? Dans la première section de Par delà bien et mal, Nietzsche demande pourquoi il faudrait nécessairement préférer la vérité à la non-vérité, si la non-vérité nous permet une vie plus épanouie. En effet, lorsque la vérité désespère alors que l’art sauve, Nietzsche peut affirmer dans les Fragments Posthumes XIV que “L’art vaut plus que la vérité”. Ainsi le vêtement comme objet artistique n’a pas à se soucier de véhiculer une quelconque vérité et n’a donc pas à redouter son aspect “trompeur”.

    Virginie d'Autryve a dit…

    (3ème partie) Yves Saint Laurent est un vrai artiste et un esthète non pas parce qu’il est talentueux mais parce qu’autour de lui la beauté devient monde. Il ne s’agit pas seulement de ses productions vestimentaires mais aussi de son art de la décoration puisque même le “nuancier affiché au mur de son bureau, et qui se retrouvera dans le choix d’un tissu, rappelle un meuble, un mur ou un tapis…” : il fait le lien entre le monde symbolisé ici par la décoration, et son art de styliste. Considérant l’adoration qu’Yves Saint Laurent portrait à son écrivain préféré, il semble impossible de ne pas faire le lien avec Marcel Proust qui affirmait qu’il y avait autant de mondes que d’artistes. Chaque artiste voit le monde à sa manière, et permet ainsi à d’autres de pénétrer dans un nouvel univers qui lui serait resté inconnu sans le génie communicatif de l’artiste. “...il dut payer au divin le prix fort de ses accouchements magnifiques dont le sens se mesure aux souffrances personnelles qu’il connut, non au succès et à la réussite immense qu’il rencontra” autrement dit les belles créations du célèbre couturier viendraient de ses souffrances et en effet comment ne pas penser à toutes les œuvres d’art qui n'existeraient pas si la souffrance et le désespoir n'habitaient pas leurs créateurs? L’art est ce qui nous permet de transcender, de sublimer la douleur en beauté. Le support (le tissu du couturier, l’instrument du musicien, la plume du poète, la toile blanche du peintre, etc.), dépend de la sensibilité de l’artiste et n’affecte en rien ce procédé “alchimique”. Le magnifique documentaire intitulé L’Amour fou retrace la vie personnelle d’Yves Saint Laurent et plonge le téléspectateur au plus profond des diverses périodes d’intense dépression de sa vie, notamment celle de 1976, durant laquelle le couturier dut s’isoler du monde avec pour seuls compagnons les protagonistes d’ À la recherche du temps perdu, mais qui en parallèle donna naissance à la création de sa plus merveilleuse collection : Opéra – Ballets russes.