On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

mardi 11 novembre 2014

Le mérite mérite-t-il d'être récompensé ?

La question pourrait être une de ces interrogations qui font la joie des professeurs de philosophie qui choisissent les sujets du baccalauréat. On la pose avec le plaisir de défier les évidences communes, d'inviter à une remise de doute de ce qui paraît aller de soi, mais avec quelque chose de purement rhétorique, d'un peu artificiel et de vain, tant il paraît indiscutable que le mérite mérite d'être récompensé. Comment pourrait-il en être autrement ? Ce principe d'attribution des bénéfices et des distinctions est au cœur de l'institution démocratique dès lors que, fondée sur le principe d'égalité, elle n'entend pas que les positions et les statuts, et plus généralement toute forme de hiérarchisation sociale, procède d'une situation liée à une situation initiale plus avantageuse. Ce que le principe du mérite réclame, c'est l'égalité des chances au sein d'une société où les positions sont offertes à tous, mais l'égalité de départ ne conduit pas à l'égalisation des conditions. Elle légitime au contraire les inégalités sociales si et seulement si celles-ci résultent d'une situation de compétition ouverte. Et ce principe normatif sert de fondement à un ensemble de politiques publiques qui visent à assurer, par exemple dans le domaine de l'éducation, que tous bénéficient d'une même chance au départ et que les meilleurs, les plus méritants, ne se verront pas refuser l'accès aux positions auxquelles ils ont légitimement droit.

Un principe indiscutable mais à corriger

Le principal sujet de controverse est de savoir dans quelle mesure cette conception républicaine de « l'ascenseur social » exige des politiques visant à traiter de façon spécifique et circonstanciée ceux et celles qui partent avec toutes sortes de handicaps. Sur cette base, se trouve justifiée la mise en place de mesures correctrices puisque l'égalité ne saurait être un concept juridique purement formel et qu'il n'y a rien d'inéquitable, au contraire, à tenir compte des injustices du sort, liées à la naissance, et à établir des règles, par exemple de recrutement, en faveur des minorités et, plus généralement, des catégories sociales les plus défavorisées. La règle des quotats (en faveur des femmes, des handicapés, des minorités ethniques éventuellement) procède d'une préoccupation de cet ordre.
S'il est une critique que l'on peut adresser à la conception méritocratique de la justice sociale, c'est surtout de ne pas tenir compte des individus qui ne sont pas en mesure de se conformer aux contraintes de la compétition et qui se trouvent dès lors exclus du système. Et cela paraît d'autant plus injuste que les contraintes de la compétition, notamment dans le domaine scolaire (voir les travaux de François Dubet), répondent à des attentes sociales et économiques, à tout un système de représentations symboliques et d'évaluations qui sont culturellement archi normées et, par conséquent, largement discutables. Mais il n'y a là rien qui ne puisse être corrigé par des mesures appropriées, ni qui mette radicalement en cause le principe du mérite.
Le fait est, pourtant, que la conception méritocratique de la justice sociale a fait l'objet de puissances critiques dans la philosophie politique contemporaine. Tel est le cas, en particulier chez John Rawls qui, dans une construction accueillie à l'époque comme un coup de tonnerre dans le ciel de la pensée, s'est efforcé d'établir les principes de base d'une société juste. Et cette critique a été à son tour – nous parlons ici des années soixante-dix, quatre-vingt aux Etats-Unis - à l'origine de controverses nombreuses, nourries par les objections des penseurs libertariens, tel Robert Nozick, et communautariens, en particulier Michael Sandel. Bien que ce débat – déjà ancien, il continue aujourd'hui encore - soit hautement théorique et sophistiqué, il est néanmoins possible d'en dessiner les contours et d'en résumer les arguments. S'il est intéressant et certainement utile de se pencher sur ce débat qui nous est peu familier – le fait est que ces courants de pensée sont le plus souvent présentés en France de façon fort réductrice et inexacte ; à la vérité le grand public les connaît fort peu – c'est parce qu'ils orientent la réflexion dans une direction qui n'est pas celle que nous aurions envisagée si la question qui fait l'objet de ce papier nous avait été posée.

L'arbitraire des dons

Pour aller à l'essentiel, la raison principale pour laquelle le mérite ne constitue pas, selon Rawls, un principe de justice que les acteurs d'un jeu constitutionnel choisiraient dans une position où ils seraient invités à les définir sans rien connaître de la place qu'ils occupent dans la société (étant placés sous le fameux « voile d'ignorance »), c'est que nul ne mérite à proprement parler les talents qui le disposeraient à occuper les places les meilleures, pas plus qu'il n'en est, à proprement parler, propriétaire. Pour le dire avec ses propres mots : « Personne ne mérite ses capacités naturelles supérieures, ni un point de départ plus favorable dans la société » [Théorie de la justice, p. 132].
Toute une série d'arguments justifient cette proposition liminaire.
La dotation des talents et des capacités intellectuelles, de même que les dispositions de la personnalité qui favorisent leur développement, ne résultent nullement d'une acquisition qui serait à mettre au crédit d'un effort ou d'un quelconque mérite personnel : ils sont au contraire arbitaires*. Etant arbitraires, nous ne saurions les revendiquer comme un bien propre, quelque chose que nous possédons à juste titre. Aussi ces talents ne nous appartiennent-ils pas : ils appartiennent en tant que ressources communes à la société dont nous faisons partie et qui a favorisé et rendu possible leur développement. A quoi il faut ajouter que la valeur de ces talents est elle-même déterminée par les attentes et les besoins de la société bien plus qu'ils sont à proprement naturels. Une idée reprise par Ronald Dworkin dans Prendre les droits au sérieux. Si une société, tels les chasseurs-cueilleurs, favorise ceux qui ont le pied léger plutôt que l'éloquence, à la différence d'une société de litige, il en résulte que nul n'est en droit de revendiquer pour lui-même un talent ou une capacité qui n'existerait pas indépendamment de tout un système social de valorisation. Sans doute, l'individu doit-il tirer un bénéfice personnel de son travail et des efforts accomplis, mais c'est bien plus parce que la société y a intérêt que parce qu'il y a droit. Les talents sont socialement constitués, de sorte qu'ils ne constituent pas une propriété personnelle. Disons qu'ils sont imbriqués dans la communauté bien plus qu'ils ne sont inscrits dans une détermination de l'individualité qui aurait (comme chez Locke) un titre à se l'approprier. C'est la communauté sociale qui a droit sur eux, et non l'individu, de telle sorte que les talents constituent une ressource commune et non un bien propre. Mais il y a à cela une raison plus profonde chez Rawls qui est de nature proprement ontologique.

Le moi désubstantilisé

Au cœur du libéralisme politique, tel que Rawls l'entend, se trouve une conception particulière de l'identité humaine dont le trait principal est d'établir une distinction radicale entre le moi et ses propriétés. S'il est impossible de considérer que les talents sont, au sens fort que réclame l'idée de mérite, « miens » ou qu'ils sont « à moi », c'est parce qu'aucun d'entre eux ne me qualifie de manière constitutive, ou si je les possède, c'est dans un sens faible et contingent, puisque je peux les perdre tout en restant moi-même. « Cet aspect possessif du moi, explique Sandel, signifie que je ne peux jamais être intégralement constitué par mes attributs, qu'il doit y avoir certains attributs que j'ai et non pas que je suis. Si ce n'était pas le cas, tous les changements qui interviendraient dans ma situation, même les plus légers, modifieraient la personne que je suis » [Le libéralisme et les limites de la justice, p. 50]. « L'unité préalable du moi signifie que le sujet, même s'il est fortement conditionné par son environnement, est toujours irréductiblement premier par rapport à ses valeurs et à ses fins, et qu'il n'est jamais pleinement constitué par elles » [Id., p. 50]. Toute la conception procédurale de la justice chez Rawls résulte de cette prémisse, en particulier le fait que les principes de justice soient formulés au terme d'un choix rationnel qu'aucune connaissance morale préinstitutionnelle ne précède ni n'éclaire.
Le problème fondamental posé par la conception rawlsienne de l'identité humaine, c'est que, en posant le moi à part et à distance de ses valeurs, de ses choix, de ses rapports aux autres, et même des qualités qu'ils possèdent mais qui ne constituent pas l'être qu'il est, Rawls aboutit à une individualité à ce point désubtantialisée et détachée de toute détermination ainsi que de tout lien constitutif qu'elle est à la fois invulnérable à toute transformation par l'expérience et vide. « Dans la théorie rawlsienne de la personne, le moi, au sens propre, n'a aucun caractère ; du moins, il n'en a aucun dans le fort et constitutif qui serait nécessaire pour servir de fondement au mérite » [Id., p. 135]. La revendication qui veut que les mérites personnels soient reconnus selon leur valeur repose sur le présupposé, non seulement que je les possède, mais qu'ils sont inséparables et constitutifs de l'être que je suis, en sorte que ne pas les respecter équivaudrait à ne pas me respecter. C'est précisément cette condition qui est totalement absente de l'idée libérale, individualiste, « désencombrée » ou « déracinée » de la personne chez Rawls**, et c'est cette idée précisément que réfutent radicalement les penseurs, dits « communautariens », tel Michael Sandel, pour lesquels il s'agit toujours de comprendre l'individualité humaine à partir des liens intersubjectifs (familiaux, sociaux, etc.) qui constituent son identité.
Si le mérite ne mérite pas d'être récompensé, ce n'est pas donc pas seulement parce que les dons naturels sont arbitraires ou encore parce qu'ils sont socialement valorisés, mais, plus fondamentalement, parce que nul ne peut revendiquer pour lui-même un attribut qu'il possède seulement de façon contingente, autrement dit qu'il ne possède pas au sens fort et constitutif de « possession » sans lequel il est impossible d'étayer la notion de mérite [Id., p. 136].
Un dernier point enfin. Affirmer que les talents et les capacités constituent un atout collectif sur lequel la communauté et non l'individu a droit – une affirmation dont Nozick souligne qu'elle est en contradiction totale avec les principes libéraux du respect de l'autonomie individuelle et de l'inviolabilité de la personne – exige que la relation que les hommes entretiennent avec la communauté à laquelle ils appartiennent soit pensée en des termes qui sont incompatibles avec les principes individualistes qui sont au cœur de la pensée libérale à laquelle Rawls rappelle inlassablement son appartenance.
Concluons avec cette réflexion de Sandel : « En niant que la justice ait quelque rapport que ce soit avec le fait de donner aux gens ce qu'ils méritent, la théorie de la justice comme équité rompt donc bien de manière décisive avec la notion traditionnelle de la justice » [Id., p. 137].

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* A ce propos, et bien qu'il n'y ait aucune référence théologique ou simplement chrétienne chez Rawls, on ne peut manquer de songer au mot de saint Paul dans l'Epître aux Corinthiens (IV, 7) : "Qu'as tu que tu n'aies reçu et si tu l'as reçu, pourquoi fais-tu comme si tu ne l'avais pas reçu ?" Le langage de Rawls est celui de la dotation non du don, de l'arbitraire non de la grâce.
** Je ne puis manquer de songer, en écho à cette idée, au fragment 323 des Pensées de Pascal (ed. Brunschvicg) qui s'interroge sur l'identité du moi et envisage la désubstantialisation de l'ego à partir de la question de l'amour : "Celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. [...] On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités".

Références :

Ronald Dworkin, Prendre les droits au sérieux, PUF, 1995.
Robert Nozick, Anarchie, Etat et utopie, trad. Evelyne d'Auzac de Lamartine, révisée par Emmanuel Dauzat, PUF, 1988.
John Rawls, Théorie de la justice, trad. Catherine Audard, Editions du Seuil, 1991, 1997.
Justice et démocratie, trad. Catherine Audard, Editions du Seuil, 1993
Michael Sandel, Le libéralisme et les limites de la justice, trad. Jean-Fabien Spitz, Editions du Seuil, 1999.

5 commentaires:

Vincent a dit…

Le mérite mérite-t-il d’être récompensé ?

Pour répondre à cette question, nous débuterons notre analyse par un travail de définition : comment pouvons-nous définir la notion de « mérite » ? Il semble que celle-ci corresponde à une valeur morale attribuable à quelqu’un qui réussit à surmonter les difficultés rencontrées dans l’objectif qu’il cherche à atteindre. Or deux paramètres sont ici à prendre en compte : d’une part les efforts fournis par l’individu en question pour développer ses compétences en la matière (quelle qu’elle soit), et d’autre part les ressources initiales dont il dispose pour y arriver (autrement dit, celles qui seront l’objet des efforts déployés). C’est principalement ce deuxième paramètre que nous souhaiterions analyser dans un premier temps.
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Des ressources communes : une question de déterminisme ?
La conception rawlsienne développée ici par M. Terestchenko, selon laquelle nul ne mérite les talents qui le disposeraient à occuper les places les meilleures, prend directement en compte ces ressources initiales de la situation sur lesquelles s’appuie l’individu pour réaliser les actes dignes de mérite en ce qu’elle remet directement en question leur légitimité à être récompensées, et ce dans la mesure où elles émanent d’un « déjà là », d’un « terreau favorable » qui n’est, au moins en partie, pas imputable au simple effort de l’individu. En effet, nombre de caractéristiques ne sont pas directement acquises par lui par le biais d’un effort de la volonté, mais bien plutôt reçues par l’environnement d’une façon ou d’une autre – qu’il s’agisse de caractéristiques ontogénétiquement acquises (comme l’influence de la famille, ou du type d’institution dans laquelle on évolue) ou biologiquement innées (en d’autres termes, « acquises » à la naissance).
On pourrait à ce propos esquisser un « arbre » des influences de divers ordres reçues tout au long de la vie, et spéculer quant à l’impact que celles-ci ont eu sur les choix que nous croyons prendre en toute liberté : on s’apercevrait qu’à chaque décision volontaire échoit une cause déterminante, sans laquelle le choix effectué aurait été possiblement bien différent. Tous ces paramètres qui influencent les individus, que ce soit en les renforçant dans leur personnalité et dans leurs choix ou au contraire en ayant un impact dissuasif, peuvent être considérés comme ne leur appartenant pas en propre, et ainsi, dans la mesure où ceux-ci ne sont pas l’objet de leur volonté, ne pas leur être imputables. Comprenons-nous bien : il ne s’agit en aucun cas pour nous de défausser l’individu de sa volonté pour en faire un « agent » dépourvu de libre-arbitre, mais simplement de considérer les causes qui ne dépendent pas directement de lui. On retrouve ici la conception du déterminisme social de Pierre BOURDIEU, qu’il développe notamment via son concept d’habitus (cf. Esquisse d’une théorie de la pratique, 1972).
Ainsi, ces causes sont au moins en partie à l’origine des « talents » des individus, et donc, comme évoqué en introduction, constituent aux côtés des efforts de l’individu la source du mérite possiblement attribué. Partiellement arbitraires, les talents ou capacités font davantage office de « ressources communes », comme le souligne M. Terestchenko, plutôt qu’ils ne relèvent d’une propriété individuelle, dans la mesure où c’est la société qui a favorisé leur émergence.

Vincent a dit…

Attribuer une récompense au mérite pourrait donc ne pas paraître juste, si l’on considère que les talents n’appartiennent qu’en partie à l’individu ; or une récompense ne s’octroie qu’à une personne ou à un groupe de personnes déterminé, elle n’a de sens que dans l’optique éthique de valorisation d’un type de comportement. Selon cette conception, le « mérite » n’en est pas vraiment un, puisque les capacités de la personne ne lui sont pas entièrement imputables. À cet égard, les aptitudes ne mériteraient pas d’être récompensées.

Les talents, socialement constitués : limites et réversibilité.
Si les talents constituent d’une certaine manière des ressources communes, en ce qu’ils sont insufflés par des conditions émanant du corps social, nous pouvons en outre ajouter avec M. Terestchenko que « nul n’est en droit de revendiquer pour lui-même un talent ou une capacité qui n’existerait pas indépendamment de tout un système social de valorisation » : en effet, non seulement ils sont rendus possibles par la société, au sens où elle en est la condition de réalisation, mais ils sont proprement mis en valeur par celle-ci, en ce qu’elle les détermine par ses attentes spécifiques.
Non seulement on peut leur attribuer un caractère « arbitraire » du fait de leur contingence, mais il est possible de considérer leur fluctuation au gré des attentes et besoins de la société. En ce sens, les talents ont une limite posée par les exigences du corps social et de ses normes : rien ne dit qu’une capacité aujourd’hui reconnue ne sera pas demain désuète, ou dépassée. Et a fortiori, une capacité aujourd’hui reconnue (suite au développement des technologies, ou simplement des mœurs) semblait inadaptée hier – ou simplement n’existait pas. Ce sont les codes, normes et attentes des groupes sociaux qui régissent l’établissement des contours de ces propriétés qui semblent appartenir à des individus.
En outre, comment considérer, parallèlement à cette taxonomie des talents, la place de que l’on classe parmi les handicaps ? Certes, beaucoup semblent suffisamment invalidants pour mériter cette appellation et cette caractérisation, mais n’y en aurait-il pas qui pourraient se confondre avec des talents ? Pour donner un exemple plutôt parlant, les Troubles du Spectre Autistique ne sont pas classés parmi les « handicaps », mais tendent de plus en plus à être considérés comme des « particularités » (en fonction de la sévérité du trouble, mais surtout de ses caractéristiques), et à ce titre le cas du syndrome d’Asperger semble suffisamment éloquent. Comment en effet distinguer dans ce cas ce qui relève de la pathologie de ce qui relève du « talent » ? Comme l’exprime Georges Canguilhem dans Le normal et le pathologique, « il n’y a pas de fait normal ou pathologique en soi. L’anomalie ou la mutation ne sont pas elles-mêmes pathologiques. Elles expriment d’autres normes de vie possibles » (Quadrige, PUF, p. 121). On pourra arguer que les difficultés persistantes sur le plan de la communication et des interactions sociales, par exemple, font partie de la dimension « handicapante » du trouble tandis que les particularités de l’ordre de la maîtrise de capacités hors-normes (lecture, mémoire, dessin, calcul, etc.) appartiennent aux formes de « talents ». Mais l’un n’est-il pas, même si ce sont des cas très précis qui peuvent être rares, plasticité cérébrale aidant, la condition de l’autre ? En d’autres termes, ces personnes disposeraient-elles de capacités plus développées si elles n’avaient pas ce « manque », au niveau social par exemple ?

Vincent a dit…

La limite de définition de ce que l’on peut nommer « capacités » est donc floue, et leur appréhension peut faire l’objet d’une réversibilité dans la mesure où ce que la communauté considère comme étant des talents se jauge à l’aune de valeurs propres aux groupes sociaux – valeurs liées aux capacités physiques de survie du corps, ou au contraire à des capacités intellectuelles valorisées socialement – et où ces valeurs sont soumises à la variabilité.
Peut-on donc « mériter » un conformisme aux valeurs – sous-jacentes aux talents - instituées par la société ? S’il a fait l’objet d’un effort, la réponse ne semble pas devoir être à tout prix négative ; mais qu’est-ce qui justifie que ces valeurs - si toutefois elles ne font pas l’objet d’un choix éthique - soient choisies plutôt que d’autres ? Par exemple, pourquoi valoriser le fait de réussir à citer un nombre important de chiffres après la virgule de la valeur « Pi », ou celui de réaliser un grand écart ?
Le choix de ce qui constitue des « talents » ne semble donc pas seulement arbitraire, mais aussi fluctuant. En toute rigueur, selon cette acception, récompenser ce que la société considère comme du « mérite » revient à récompenser une conformation à une norme.

Le Moi fondamental et ses propriétés.
La conception rawlsienne de l’identité, telle qu’elle est dépeinte par M. Terestchenko, pose la question de savoir s’il existe ou non un Moi fondamental et désubstantialisé par rapport aux propriétés qui constituent également une partie de l’individu. Cela signifie qu’il existerait un « centre » du Moi, constitutif de l’identité du sujet, que l’on pourrait séparer artificiellement des propriétés qui le constituent.
Mais à quoi se résume donc ce centre de l’identité ? Serait-il identifiable avec la représentation consciente que l’individu a lorsqu’il pense ? Mais dans ce cas, il est probable que ce processus soit en fait le résultat d’une collection de diverses entrées cognitives qui le constituent par sélection d’une réponse dominante : alors le Moi ne serait plus tant « désubstantialisé » mais bien plutôt solidaire de chacune de ses propriétés. La taille de l’individu, le fait qu’il ait telle profession, ou encore qu’il soit capable d’effectuer un calcul mental rapide ne seraient alors plus des propriétés qui viendraient s’ajouter à un hypothétique centre de l’identité, mais bien des caractéristiques qui font partie intégrante de l’identité de l’individu, le constituant dans son expérience et sa personnalité.
Selon ce point de vue, il n’y aurait pas de « Moi » fondamental sans ses propriétés : le Moi serait ses propriétés, ce seraient elles qui définiraient l’unité de l’ensemble. Et les talents, issus tout de même du déterminisme, constitueraient non pas un ajout par rapport au « Moi », mais ses constituants internes. Certes, il est toujours possible de les perdre – un par un - tout en restant soi-même, mais, à l’absurde extrême, si on les perd tous on n’est plus soi-même, ou alors quelqu’un de très différent.
Nous rejoignons donc M. Terestchenko lorsqu’il avance que la vision de Rawls de l’identité est celle d’un Moi désubstantialisé dans la mesure où si les propriétés sont (artificiellement) détachées de l’unité du Moi, cela implique que celui-ci ne vit pas directement une expérience, celle-ci pouvant être considérée comme « vide ». Ce n’est dans ce cas donc pas directement le Moi qui subit des transformations, mais ce sont les propriétés qui s’y ajoutent, faisant que le sujet, en soi, n’est pas actif par rapport à ses expériences mais foncièrement passif.

Vincent a dit…

De plus, nous pouvons nous demander si selon Rawls ceci pourrait être dit des autres animaux, en d’autres termes si les autres êtres vivants pourraient être considérées comme ayant des propriétés, et, si la réponse à cette question est positive, si l’on peut en conclure qu’ils ont (tous), comme l’homme, un Moi unitaire bien délimité. Car dans ce cas, cela voudrait dire que le Moi désubstantialisé serait un Moi non-pensant, ou a minima un Moi dont la pensée serait susceptible de plusieurs degrés, ce qui aurait pour conséquence que celui-ci ne serait pas forcément siège d’une pensée, ce qui semble absurde, en fonction de la définition que l’on peut lui donner.
À l’encontre de cette conception, les talents constituent l’individu même, ils en font ce qu’il est par juxtaposition ou superposition, ce qui fait qu’à ce titre, ils mériteraient d’être récompensés.

La possession des attributs.
Si les attributs sont contingents, alors pouvons-nous considérer qu’il est possible de les « posséder », en d’autres termes de se les approprier ? Car, comme le signale M. Terestchenko, sans le concept de « possession », il est en apparence impossible d’étayer la notion de mérite.
Mais la contingence est ici intimement liée à la notion de déterminisme, puisque lesdits attributs ne sont contingents que parce qu’on ne discerne pas ce qui les relie aux causes qui les ont créés ; et c’est puisque le déterminisme a fait qu’ils sont tels qu’ils sont que nous pouvons apprécier leur « contingence ».
Si la contingence est en fait « permise » par le déterminisme, alors les attributs peuvent être considérés comme étant constitutifs de l’individu même, de son être et de sa personnalité en même temps ; dire donc que ce même individu les possède, c’est encore une fois scinder dans son être ce qui fait partie de son « Moi » et ce qui représente ses attributs, c’est en fait « éclater » l’individu entre une unité indivisible du Moi et des attributs interchangeables.
Nous dirions donc que les attributs font partie intégrante de l’individu qui les exemplifie sans pour autant les « posséder » - puisque ceux-ci sont susceptibles d’évoluer. Ce qui nous ramène à la pensée de M. Terestchenko selon laquelle ce qui n’est pas possédé ne peut être mérité : dans la lignée de notre réflexion posséder n’est pas forcément obligatoire pour mériter, puisqu’un individu ne possède pas strictement des attributs, mais les exemplifie. Dans ce cadre, il est possible d’étayer la notion de mérite par autre chose que la possession, en l’occurrence peut-être par la notion d’« acquisition », terme moins évocateur d’une conservation que d’un « passage ».
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Peut-on et doit-on dans ce cas récompenser le mérite ? Dans la mesure où il est l’objet d’un effort, sans doute, mais dans la mesure où les attributs sont des données innées, peut-être est-ce difficile d’étayer cette proposition. Nous en viendrons donc à ce constat selon lequel les données innées ne devraient pas être récompensées, mais que seules celles relevant de l’acquis et ayant fait l’objet d’un certain effort devraient être récompensées, puisque le mérite ne peut et ne devrait s’attribuer que lorsqu’il y a eu une certaine « dépense d’énergie » de la part de l’individu visant à atteindre l’idéal dépeint par la société.

Vincent a dit…

Mais comment quantifier alors l’effort sans que celui-ci, en outre, ne fasse l’objet d’une norme injustifiée ? En effet, pourquoi et comment pourrions-nous envisager de récompenser n’importe quel effort, indépendamment de sa nature ? Et en outre, comment récompenser un effort si celui-ci d’aboutit pas ? D’une part, il serait nécessaire de déterminer les types d’effort à récompenser au regard des effets recherchés dans telle situation sociale donnée – au risque d’établir une classification exhaustive difficilement applicable en pratique - ; et d’autre part, nous serions amenés à devoir imposer une certaine dose d’effort minimal, en deçà de laquelle l’effort en question serait considéré trop faible pour faire l’objet d’une récompense.
Mais tout ceci ne nous avance guère suffisamment, car la difficulté principale reviendrait à discerner l’inné de l’acquis, à délimiter la frontière entre les deux, et peut-être aussi à départager les individus sur cette base. Qui alors, d’un athlète paralympique ou du dernier champion du monde en date, est le plus légitime à se voir décerner une récompense ? La question reste en suspens.
Seulement, peut-être pourrions-nous nous interroger quant à la (re-)définition, au quotidien, des frontières qui délimitent ce qui doit, ce qui ne doit pas, et ce qui n’est pas suffisant pour être récompensé, à l’aune de la contingence des attributs et de leur répartition entre inné et acquis, afin de mieux discerner les objets du mérite et le rapport que nous entretenons au quotidien avec eux, tout en envisageant une réelle prise en compte des conséquences éthiques que cela peut entraîner.
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