Voilà un avis qui va déplaire, en France surtout, et alimenter peut-être encore davantage le rejet des institutions européennes. Raison de plus pour y réfléchir sérieusement. Un exercice qui exige d'admettre qu'il y a bel et bien là une difficulté, et qu'il faut entendre les arguments en présence, non clore à l'avance toute discussion possible.
Eleanor Sharpston, l'avocate générale britannique de la Cour de justice de l'Union européenne - saisie par la Cour de cassation française - estime illégal le licenciement d'Asma Bougnaoui, une employée de confession musulmane, congédiée sans préavis de la société de consultance informatique dans laquelle elle travaillait, au motif que le port du voile islamique (hijab) - malgré des demandes réitérées, elle avait refusé de l'ôter - nuisait aux relations commerciales avec ses clients et embarrassait ses collègues de travail. Sans doute était-ce le cas, mais la décision était-elle justifiée pour autant ?
Contrairement aux décisions des Prud'hommes et d'une Cour d'appel qui avaient donné raison à l'entreprise Micropole Univers, condamnant simplement l'absence de préavis, Madame Sharston considère que l'obligation exigeant d'une employée de retirer son voile constitue une discrimination pour raisons religieuses, en violation manifeste d'une directive européenne.
"En dernier recours, soutient la juriste, l'intérêt de l'entreprise à générer le maximum de profit doit céder devant le droit de la personne employée à manifester ses convictions religieuses. Ici, je souligne le caractère insidieux de l'argument "mais nous avons besoin de faire ceci, sans quoi nos clients ne seront pas contents".
L'idée soutenue est donc que le principe de la libre expression des croyances religieuses doit l'emporter, au sein de l'entreprise, sur la recherche à tout prix de la rentabilité et, plus généralement, sur la loi économique du marché. Nul doute que cet avis préliminaire, s'il est suivi par la Cour, dont les arrêts s'imposent aux juridictions nationales, sera suivi de belles controverses.
Un avis, au reste, en contradiction avec celui précédemment soutenu par l'avocate générale allemande, Juliane Kokott, laquelle dans une affaire similaire, avait estimé qu'un employeur est en droit de faire respecter, au sein de son entreprise, le principe de neutralité religieuse et idéologique.
Où l'on voit que les disputes juridiques engagent des questions fondamentales de société, puisque le juge est appelé à produire du droit, à interpréter des principes, éventuellement en conflit les uns avec les autres, et non pas simplement à appliquer aveuglément les normes du droit positif.
Comment trancher entre le principe de liberté et de tolérance (les droits de la conscience) et le principe de laïcité. Celui-ci, s'il s'applique à l'Etat et à ses agents, s'applique-t-il, de façon aussi contraignante, à une entreprise privée et à ses salariés ? Ainsi que le remarque Alain Supiot : " Dans ses rapports avec ses salariés, l’employeur se trouve, comme l’État dans ses relations avec les citoyens, soumis au principe de laïcité : il doit à la fois faire preuve de neutralité religieuse et empêcher que chaque salarié puisse arguer de ses convictions religieuses pour échapper à la loi commune, qui soude la collectivité de travail et permet à l’entreprise de réaliser son objet." [in "Les grands avis de la Commission nationale consultative des droits de l'homme", Dalloz, 2016].
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