A René Daval,
au collègue généreux et dévoué,
à l'ami fidèle.
Avec ma profonde reconnaissance
La science et la technique, comprises comme « rationalisation intellectualiste », n'engendrent nullement une meilleure compréhension du monde dans lequel nous vivons. Tel est le constat que Max Weber dresse dans la première partie de Le savant et le politique et qui va à l'encontre de l'idée généralement admise que le progrès des sciences et le développement des techniques augmentent, sur tous les plans, notre connaissance. En réalité, ils s'accompagnent d'une bien plus grande ignorance. On le voit à ceci : nous utilisons au quotidien des outils, des instruments, des machines, dont nous maîtrisons les modes de fonctionnement mais non les modalités de fabrication. Par comparaison les hommes des sociétés anciennes ou primitives avaient le privilège, sinon la supériorité, de bien mieux comprendre le monde dans lequel ils vivaient, les formes de vie qui étaient les leurs : « Signifierait-elle [la rationalisation ] par hasard que tous ceux qui sont assis dans cette salle possèdent sur leurs conditions de vie une connaissance supérieure à celle qu'un Indien ou un Huttentot peut avoir des siennes ?» (p. 69). La réponse est dans la question. Et c'est là le premier aspect sous lequel nous apparaît le désenchantement du monde.
Rappelons que Max Weber n'est pas l'inventeur de cette expression dont on lui prête à tort la paternité. Elle figure, la première fois, dans la note de lecture que Balzac rédige du Rouge et le Noir de Stendhal. L'auteur de La comédie humaine tenait dans le journal Le Voleur, une chronique, "Les lettres de Paris", où il écrit, le 9 janvier 1831, que ce roman, avec d'autres "poignantes moqueries", exprime la "conception d'une sinistre et froide philosophie" qui illustre ce qu'il nomme "l'école du désenchantement" : "le génie de l'époque, la senteur cadavéreuse d'une société qui s'éteint". Max Weber tirera les rudes et tragiques leçons de cette vision crépusculaire.
Maîtrise des connaissances et surcroît d'ignorance
Revenons-en à l'idée première.
La maîtrise des techniques est réservée aux spécialistes de chaque domaine, mais les millions d'hommes et de femmes qui bénéficient des outils technologiques mis à leur disposition n'ont pas besoin de savoir comment ils fonctionnent pour les utiliser au quotidien. L'essentiel est savoir comment « ça marche », non de connaître les recherches théoriques et les innovations techniques d'une extraordinaire complexité qui ont rendu possible leur utilisation de plus en plus aisée. S'agissant des objets techniques et de la facilité avec laquelle nous les utilisons – une grande partie de la recherche vise à cette simplification des usages - ils s'accompagnent d'un surcroît d'ignorance, non d'une connaissance plus grande. Néanmoins, à la différence de la pensée sauvage, nous n'avons nulle raison de nous en inquiéter.
L'intellectualisation et la rationalisation ne signifient donc pas une meilleure maîtrise des modalités de fonctionnement du monde dans lequel nous vivons : « Elles signifient bien plutôt que nous savons ou que nous croyons qu'à chaque instant nous pourrions, pourvu seulement que nous le voulions, nous prouver qu'il n'existe en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de la vie ; bref que nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision. Mais cela revient à désenchanter le monde. Il ne s'agit plus pour nous, comme pour le sauvage qui croit à l'existence de ces puissances, de faire appel à des moyens magiques en vue de maîtriser les esprits ou de les implorer mais de recourir à la technique et à la prévision. Telle est la signification essentielle de l'intellectualisation ».
Le désenchantement s'oppose ainsi à la vision magique des éléments du monde, gouverné par des forces supérieures dont le caractère capricieux échappe à toute logique et dont il convient, non de se rendre maître, mais d'apaiser. La vision scientifique du monde nous libère de ces angoisses, liées à l'imprévisibilité des divinités, en présupposant la calculabilité de toute chose et la prévisibilité des phénomènes fondée sur des relations causales. Mais ce gain de confiance, ce recul de la peur et de l'angoisse, cette manière de s'approprier rationnellement le monde pour le rendre, non seulement plus maîtrisable, mais plus vivable – grande leçon nietzschéenne - se paye, en même d'une perte de sens. De fait, le monde ne nous apparaît plus guidé par une finalité directrice à laquelle il nous appartiendrait de nous accorder, la rationalité du monde telle que la comprenaient les Stoïciens, ou le plan créateur divin qui est l'oeuvre d'une Providence dont la foi nous assure qu'elle ne nous abandonnera pas aux déterminations aveugles de la fatalité.
Perte du sens et désenchantement du monde
La place qu'occupent la science et les techniques dans nos vies nous rassure par la prévisibilité calculable de toute chose qu'elles présupposent, nous mettant à l'abri des décrets insondables du destin. Certes ! Mais elle ne nous fait échapper ni à l'angoisse de la mort ni à la question du sens de notre vie, auxquelles nous sommes confronté, pour autant que nous ne cédions pas aux facilités du divertissement. Telle est la puissante objection que formule Tolstoï à l'endroit de la civilisation positiviste et que Max Weber reprend à son compte : « L'ensemble de ses méditations [de Tolstoï] se cristallisa de plus en plus autour du thème suivant : la mort est-elle ou non un événement qui a un sens ? Sa réponse est que pour l'homme civilisé elle n'en a pas ».
On se souvient que Tolstoï a consacré à ce thème de l'angoisse de la mort et de l'agonie un roman d'une lucidité impitoyable, La mort d'Ivan Illitch. Mais d'où vient cette perte de sens que Tolstoï formule face à l'avancée des sciences et des technologies ? La raison première, selon Weber, est liée à l'idée de progrès infini en conséquence de quoi la mort perd sa place dans le cycle de la vie : « Il y a toujours possibilité d'un nouveau progrès pour celui qui vit dans le progrès ; aucun de ceux qui meurent ne parvient au sommet puisque celui-ci est situé dans l'infini. Abraham ou les paysans d'autrefois sont morts « vieux et comblés par la vie » parce qu'ils étaient installés dans le cycle organique de la vie ». Bien établis à leur place dans un monde que ne disqualifiait aucune attente d'un progrès à venir, les hommes pouvaient quitter la vie avec un sentiment de satisfaction et d'accomplissement. « L'homme civilisé au contraire, placé dans le mouvement d'une civilisation qui s'enrichit continuellement de pensées, de savoirs et de problèmes, peut se sentir « las » de la vie et non pas « comblé » par elle. » Et ce sentiment d'inachèvement prive la mort de son sens pour la raison principale que le processus de progression infinie des connaissances ouvre à une temporalité qui, par nature, ne connaît pas de fin. Privé du sens de la mort, comme achèvement d'un parcours de vie, c'est la vie elle-même qui cesse d'être un parcours avec un début et une fin acceptable.
Voyez, par exemple, et allant dans le sens de cette analyse, la nature franchissable, et par conséquent inacceptable, dont se revêt la mort lorsque se font jour les promesses d'une vie éternelle qu'offre le rêve transhumaniste. Le processus de développement illimité des connaissances et des moyens technologiques prive les hommes de cet abri de la finitude dont les frontières fixaient un cadre et une limite à leurs accomplissements.
Si la science contemporaine et les théories dont elle se nourrit ont à jamais cessé de répondre à la question du sens, c'est qu'elle laisse à d'autres - législateurs ou citoyens - le soin de s'en charger. Et c'est à le deuxième aspect central de la rationalisation scientifique et du désenchantement.
La science n'est pas un chemin qui conduit vers la vérité, le bonheur ou l'émancipation des hommes par l'effet de la nécessité. De tels espoirs résultent des choix qu'ils font et d'une confiance – l'idée que le progrès des connaissances est un bien en soi - dont la science ne peut décider.
« Non, tout cela ne va pas de soi »
Que le développement des connaissances vaille la peine d'être poursuivi est certainement la conviction des savants, lesquels consacrent leur existence à faire reculer les limites de la science dans un esprit désintéressé, mais il n'est pas de preuve qui puisse nous convaincre rationnellement qu'un tel progrès est un bien en soi. « Personne ne pourra jamais démontrer une telle présupposition. » Cette incapacité tient à ceci que ni la science ni le progrès des connaissances ne visent à la réalisation d'une fin par nature souhaitable, pas plus que ce progrès ne constitue un bien en soi que la raison pourrait démontrer. Tout dépend des usages qui en sont faits et ces usages relèvent de choix de valeurs qui sont rationnellement indécidables. Du moins telle est la thèse majeure de Weber. Rationalité, d'une part, responsabilité et liberté de l'autre, mais impossibilité d'accorder les deux par les vertus d'une raison qui présiderait autant aux procédures de la connaissance qu'à l'établissement de normes universellement partagées.
Les présuppositions de la science, ses conditions de possibilité, sont immanentes à son exercice, mais logiques et procédurales, elles ne sont enracinées dans aucune ontologie du bien. Que le résultat auquel aboutit la connaissance scientifique soit un bien en soi, ou qu'il soit tout simplement important, cela la science le présuppose mais elle ne peut le démontrer : « Cela ne va pas de soi ».
Weber étaye cette indétermination par une série d'exemples empruntées à la médecine, à l'art, au droit, aux sciences historiques, et ce qui à chaque fois se dégage, c'est une neutralité ou plutôt un vide axiologique. C'est ainsi que la médecine ne pose pas la question de savoir si la vie mérite d'être vécue, le médecin serait-il confronté à un moribond en proie à une souffrance indicible et qui n'est plus que l'ombre de lui-même ou déjà un cadavre ambulant. Mais qu'à ce stade, il convienne de distinguer la vie de la survie, c'est là une distinction existentielle que le scientifique ne peut produire, du moins tant qu'il reste dans les limites de ses compétences et de son devoir. « Toutes les sciences de la nature nous donnent une réponse à la question : que devons-nous faire si nous voulons être techniquement maîtres de la vie ? Quant aux questions : cela a-t-il au fond et en fin de compte un sens ? Devons-nous et voulons-nous être techniquement maîtres de la vie ? Elles les laissent en suspens ou bien les présupposent en fonction de leur but. »
La science et le progrès des connaissances mettent les hommes en face d'interrogations nouvelles que la science laisse sans réponse, alors même que ce progrès ne vient satisfaire aucun besoin et qu'il est autant source de frustration que d'incertitudes. Les seuls présupposés qui commandent à la recherche scientifique tiennent à ses conditions de possibilité (règles de la logique, méthodologie, protocoles d'expérimentation, etc.), mais qu'elle obéisse à un bien indiscutable, ainsi que l'avoue Max Weber : « Cela ne va pas de soi ». Tel est le vide éthique sur lequel la science repose et qu'elle ne peut jamais combler. Quiconque refuserait à la science une autorité supérieure à d'autres formes de représentation du monde tiendrait une position non moins défendable que celle de son adversaire. Toutes les appréciations sur les mérites de la science sont suspendues à des appréciations de valeur que la science et la raison, ne peuvent produire. On voit ainsi tout ce qui sépare la leçon wéberienne de la confiance et des espoirs d'émancipation et d'amélioration que les hommes des Lumières placent dans la science, la raison, et le progrès des connaissances.
Cette première série d'arguments souligne ainsi l'impossibilité pour la science de produire les conditions éthiques nécessaires à son développement. Mais d'où viennent alors ces « valeurs », l'idée même de progrès dont la science est le véhicule ? En vérité, nous ne sommes plus en mesure d'affirmer, sans de sérieuses réserves, que le progrès des sciences et des technologies constitue un bien en soi. Une telle conviction est d'autant plus sujette à caution que la recherche scientifique est encastrée dans un dispositif économique qui tient pour inutile de s'interroger sur les fins qu'il poursuit puisqu'il se les donne à lui-même.
Enseignement et neutralité
Il n'est guère nécessaire d'apporter une argumentation très développée à la prochaine raison que Weber donne à la neutralité axiologique de la science : l'interdiction pour l'enseignant de mettre en avant son propre point de vue. La raison en est simple et elle tient aux modalités de l'enseignement dans les universités allemandes : le fait que les étudiants soient « condamnés au silence » et que seul le professeur ait la parole. En l'absence de la liberté donnée aux étudiants d'exprimer un libre point de vue critique, l'université doit être un espace « éthiquement neutre ». Il en irait autrement si le cours ne revêtait cette forme magistrale imposante et offrait, au contraire, un espace de réflexion commune et de discussion critique (comme c'était généralement et demeure toujours le cas dans les universités anglo-saxonnes ou celles inspirées par elles).
Le principe déontologique de neutralité axiologique résulte ainsi de la situation de passivité dans laquelle les étudiants, placés sous l'autorité du maître, se trouvent tenus. Tout se passe comme si chacun, professeur et étudiant, devait mettre à distance ses convictions personnelles et répondre aux exigences analytiques d'une objectivité impersonnelle, s'agirait-il d'un croyant assistant à un cours sur Darwin ou à une leçon d'histoire des religions. Ce principe d'objectivité et de neutralité doit prévaloir dans l'espace scolaire et universitaire, si l'on veut éviter qu'il soit un lieu d'affrontement idéologique.
Quelque soit le caractère relatif qu'il faille accorder à la connaissance scientifique – et de fait, les théories contemporaines de la science sont très largement relativistes – il existe une distinction de nature entre la démarche rationnelle critique, propre à la science, et l'enfermement idéologique dans des opinions mises à l'abri de toute controverse par la vérité dont elles se réclament. L'exigence de neutralité vaut pour tous les partenaires de la relation pédagogique. Non pas qu'ils soient invités à renoncer à leurs croyances et à leurs convictions ; ce qui leur est demandé, c'est de considérer le sujet en question telle que la science l'envisage, l'analyse et l'enseigne publiquement : avec objectivité et impartialité.
Une dernière raison, selon Weber, à la nécessaire neutralité axiologique tient à l'échec inévitable de tout enseignant qui se poserait en détenteur de la vérité, mais qui échouera toujours à accéder à l'autorité dont sont revêtus les prophètes. A l'ère du désenchantement, toute tentative de cet ordre – la figure du professeur « gourou » - est inévitablement vouée l'échec. De surcroît, elle est contraire à l'éthique de l'enseignement laquelle a pour seule vocation d'exposer la nature et les implications des « formes de vie », pour parler avec Wittgenstein, mais qui est impuissante à dire laquelle vaut mieux qu'une autre. Il y a là des choix à faire et ils sont redoutables du fait des engagements qu'ils exigent de chacun, alors que la raison se tait et fait silence. Aucun professeur ne peut combler ce silence, malgré la demande, peut-être éperdue, des étudiants qui chercheront en lui un guide, un chef, ou maître de vie : « Et si ce sauveur n'existe plus ou bien si son message n'est plus entendu, soyez certains que vous ne réussirez pas à le faire descendre sur terre tout simplement parce que des milliers de professeurs, transformés en petits prophètes privilégiés, et stipendiés par l'Etat, essayent de jouer ce rôle dans un amphithéâtre. Par ce moyen vous ne réussirez qu'à faire une chose, à empêcher la jeune génération de se rendre compte de ce fait décisif : le prophète, que tant de membres de la jeune génération appellent de tous leurs vœux, n'existe pas. Au surplus vous les empêcherez de saisir toute la signification de cette absence. » C'est là une affaire de responsabilité et de volonté, non de connaissance et de nécessité.
La connaissance n'ouvre plus le chemin du salut, dès lors que le monde à connaître n'est plus l'ordre de la création divine qui, ultimement, nous invite à remonter et à nous fondre dans la vision béatifique du Créateur Lui-même. Et certainement avons-nous rompu avec la conception platonicienne qui comprend la connaissance comme un eros de l'âme pour le monde intelligible auquel elle est naturellement apparentée et qu'il convient simplement – certes, ce n'est pas rien – de délivrer des passions qui l'entravent et la retiennent captive. Pour le dire en bref, la conception moderne de la connaissance est essentiellement instrumentale et elle est au service de fins dont elle ne peut certifier qu'ils constituent des résultats en eux-mêmes désirables. Cela reste ultimement une affaire de choix et de responsabilité.
Connaissance, vide éthique et responsabilité
La responsabilité s'enracine dans la nature tragique de nos choix (éthiques et politiques), dès lors qu'en ce domaine ce n'est pas l'harmonie qui règne mais le conflit éternel des valeurs : « Pour autant que la vie a en elle-même un sens et qu'elle se comprend d'elle-même, elle ne connaît que le combat éternel que les dieux se font entre eux ou, en évitant la métaphore, elle ne connaît que l'impossibilité de régler leurs conflits et par conséquent la nécessité de se décider en faveur de l'un l'autre. » Il n'existe pas d'ordre du monde dans lequel s'accorderait d'un certain point de vue – le point de vue de Dieu ou de la raison – la diversité des « valeurs », des croyances et des choix de vie. La science, et plus précisément les sciences sociales, sont une connaissance objective des valeurs (réduites au rang de faits). Mais si la connaissance travaille ultimement à développer le sens de la responsabilité, elle ne peut se placer dans cette position en surplomb – le point de vue de Dieu ou de la raison universelle – dans lequel les contraires se rencontreraient et s'accorderaient en une unité supérieure. Il n'existe rien ni unité supérieure ni ordre harmonieux du monde auquel la raison, affranchie des préjugés et des croyances, nous ferait accéder. La reconnaissance de cet échec met fin à l'espoir que les hommes des Lumières avaient placé dans la science et la raison. Pour le dire avec les termes de Henry Sidgwick, la moralité, divisée avec elle-même, est traversée par un chaos qui oppose des méthodes éthiques inconciliables : l'hédonisme égoïste versus l'hédonisme universaliste (i.e. L'utilitarisme). Et cette impossible conciliation déchire encore, chez Weber, les éthiques de la conviction et de la responsabilité. Que la connaissance scientifique soit à jamais coupée de Dieu est le propre de la condition historiale de la modernité que Nietzsche nomme la « mort de Dieu » et Max Weber, le désenchantement du monde. Dieu n'est désormais plus accessible que par un acte de foi, un sacrifice de l'intellect – Kierkegaard aura été le penseur de ce sacrifice – alors que la raison et l'intellect humain sont condamnés à se tenir dans le vide de la transcendance et à assumer les conséquences de ce silence : le poids infini d'une responsabilité, d'une liberté laissée à ses choix.
Appliquée au domaine du droit, par exemple, la science a pour unique vocation de connaître objectivement les normes juridiques en vigueur dans une société donnée à un moment de son histoire, mais elle est impuissante à dire quelles normes doivent être instaurées, quelle loi est juste et laquelle manque à cette exigence éthique. S'agissant des normes, la neutralité axiologique conduit aux thèses majeures du positivisme juridique de Kelsen lequel partage avec Weber une conception identique des fins et des limites de la connaissance rationnelle et scientifique. Le désenchantement du monde ne signe pas tant le crépuscule des dieux que leur tragique et insoluble conflit.
20 commentaires:
A M. Daval qui m'a fait connaitre aussi bien Moore que Durkheim, lors d'une rencontre professeur/etudiant et dans ses cours. On peut désenchanter le monde, dire que ce qui est "rationnel est réel, et que ce qui est réel est rationnel", comme dans philosophie du droit de Hegel, par M. Kervegan, mais en fin de compte il existe l'absolu de l'angoisse métaphysique qui rend le monde effectif est réel, ainsi que réel et effectif, car il y a une part de mystère à être, une douleur à être, qui se manifeste parfois dans les épreuves, et la logique se trouve parfois battue en brèche, tout comme le fait sociologique est certes un fait, mais encore une interprétation de la raison sur celui ci, auquel parfois l'émotion et le sensible font démentir la vérité de ce à quoi l'âme aspire, et la froideur et la logique des systèmes, ne résiste pas toujours à l'épreuve de la réalité. Merci Michel .
Le désenchantement du monde décrit d'une certaine façon ce que Jean Borella appelait une crise du symbolisme religieux. La révolution scientifique de Galilée notamment a joué semble-t-il un rôle considérable dans ce processus de désenchantement en concevant l'univers comme un agrégat d'éléments physique dépouillé de toute substance symbolique. Désormais, il suffit d'en connaitre le langage mathématique pour "maîtriser" et connaitre son mode de fonctionnement. La cosmologie traditionnelle, comme le soulève le physicien Wolfgang Smith, était une véritable source d'inspiration et de sagesse chez les Anciens : chaque élément de la création disait quelque chose de l'éternité, de la Lumière, de la Beauté, et nourrissait profondément la conscience humaine face aux épreuves de la vie. Le désenchantement du monde c'est à mon sens l'évaporation du souffle spirituel qui habitait l'univers ce qui n'a pas été sans conséquence sur la civilisation humaine occidentale. En effet, le monde de la science et de la technique a créé les conditions d'une existence purement horizontale car l'homme dans ce climat intellectuel a perdu le sens de la verticalité et s'est ainsi vu amputer d'une grande part de son humanité. Il n'est pas possible, me semble-t-il, de penser la science sans avoir repenser l'homme.
Sofiane Meziani
La science comme nouvelle religion
Merci pour vos articles par ailleurs
Cette conception de la science de Max Weber m'inspire plusieurs remarques.
Tout d'abord notre monde désenchanté n'est pas dénué de mystères. Bien que la science parte du principe que le monde est logique, il reste des choses inconnaissables, par exemple certaines zones du passé sont et demeurent inconnues de nous, et certaines le resteront. Nous ne savons pas déchiffrer par exemple la langue des habitants de l'île de Pâques.
De plus, un monde absurde, car sans but final, n'est-il pas en quelque sorte un monde mystérieux ? Et puis ne peut-on pas penser que ce monde sans but n'est pas absurde, mais qu'au contraire son but est de ne pas en avoir, un univers flâneur en quelque sorte ?
Troisièmement, au sujet de l'absurdité de la mort à cause du progrès infini des connaissances, il existe une dissociation entre progrès scientifique et progrès individuel: on peut très bien être comblé dans un monde perclus de progrès.
Au sujet de la dichotomie entre raison et valeur :
Il me semble que cette dichotomie n'existe pas. La raison peut très bien statuer sur les valeurs, de manière rationnelle. Il suffit de se mettre d'accord sur les fins poursuivies. Certaines sciences sont neutres car elles n'abordent pas le champ éthique, mais ce n'est évidemment pas le cas pour les sciences sociales. Et même les sciences dites dures ne sont pas séparées des valeurs. Par exemple le CNRS vise expressément le bien commun, l'utilité, l'avancement culturel, pas uniquement une recherche pour la recherche.
Après 5 ans de relation avec mon petit ami, il a soudainement changé et a cessé de me contacter régulièrement. Il proposait des excuses pour ne pas me voir tout le temps. Il a cessé de répondre à mes appels et à mes sms et il a cessé de me voir régulièrement. J'ai ensuite commencé à le rencontrer avec différentes amies de filles, mais à chaque fois, il disait qu'il m'aimait et qu'il avait besoin de temps pour réfléchir à notre relation. Mais après que j’ai contacté (padmanlovespell@yahoo.com), Dr.Padman du temple des sorts jeté un sortilège d’amour et après un jour, mon petit ami a commencé à me contacter régulièrement et nous avons emménagé ensemble au bout de quelques mois et il était plus ouvert à moi. qu’avant et il a commencé à passer plus de temps avec moi que ses amis. Nous nous sommes finalement mariés et nous sommes maintenant mariés avec bonheur depuis 2 ans avec un fils. Depuis que le Dr. Padman de padmanlovespell@yahoo.com m'a aidé, mon partenaire est très stable, fidèle et plus proche de moi qu'auparavant
MON MARI SERA TOUJOURS À MOI .... !!!!
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Les thèses de Max Weber nous confrontent à la place qu’occupent les progrès scientifiques et technologiques dans nos sociétés contemporaines. Mais au-delà de l’aspect épistémologique de la réflexion, il y a en arrière-fond, un aspect ontologique et éthique qui est au centre des préoccupations humaines. Il faut faire, plus que jamais, le constat que la science et les technologies, malgré leurs apports considérables dans le domaine « matériel », ne permettent pas de combler le manque de réponses à ce qu’Irvin Yalom appelle les « enjeux ultimes » auxquels l’homme moderne est confronté. Selon le thérapeute américain c’est sur ces fondamentaux de l’existence que reposent nos grands questionnements. Les quatre « enjeux ultimes » dont il parle sont la peur de la mort, la liberté et donc la responsabilité génératrice d’angoisse, l’isolement existentiel et l’absence de sens. Le thème du désenchantement du monde peut être perçu comme la conscience d’un décalage entre la réalité objective de la techno-science et le besoin de sens et d’intériorité nécessaire à la vie harmonieuse d’un être humain. La science est un effort pour comprendre la nature et répondre à beaucoup de questions que des générations d’hommes se sont posées. Elle participe à la définition du monde. « Définir », c’est tracer des limites. Les progrès scientifiques ont partagé et délimité les connaissances mais ils ne permettent pas de résoudre les questionnements fondamentaux. Depuis Galilée et Descartes, le postulat d’objectivité est la base du savoir scientifique. Il établit une distinction radicale entre la connaissance et le domaine de l’éthique. Le vide axiologique laissé par le développement des techno-sciences a fondamentalement changé la place de l’homme dans l’univers et l’a laissé seul face aux enjeux mis en avant par Irvin Yalom. Puisque le texte de la nature s’écrit en langage mathématique on peut peut-être filer la métaphore, propre à Pythagore, de la symbolique des nombres, pour comprendre la perte spirituelle que le développement des techno-sciences peut parfois engendrer. Les chiffres sont les représentants des nombres. Nous connaissons tous ce que signifie le 10 en chiffre arabe ou le X en chiffre romain. Ils représentent le nombre dix. Mais le nombre lui-même ne se voit pas, il est différent de ses représentations, il est immortel, sans commencement ni fin, et invisible. Le langage symbolique est un exemple de dépassement dont l’homme a besoin. Il est bon de s’en rappeler dans cette période où le matériel étouffe souvent le spirituel. N’oublions pas que c’est sans doute Pythagore qui inventé le mot « philosophie » et que l’amour de la sagesse peut être une voie pour ré-enchanter le monde et le rendre plus précieux. C’est au fond de lui que l’homme peut trouver le sens qu’il donne à sa vie. Voici, en conclusion, ce qu’Albert Camus écrit à la toute fin du Mythe de Sisyphe:
« A cet instant subtil où l’homme se retourne sur sa vie, Sisyphe, revenant vers son rocher, contemple cette suite d’actions sans lien qui devient son destin, crée par lui, uni sous le regard de sa mémoire et bientôt scellé par sa mort. Ainsi, persuadé de l’origine tout humaine de tout ce qui est humain, aveugle qui désire voir et qui sait que la nuit n’a pas de fin, il est toujours en marche. Le rocher roule encore. Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux ».
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Que s'est-il passé pour que la rationalité, par essence capable de libérer l'esprit du pouvoir aliénant de la superstition et de ses différentes déclinaisons dogmatiques, conduise finalement l'homme vers ce qui se révèle in fine comme une bien plus grande perte de liberté ? Nous éprouvons aujourd'hui les apories liées à l'arraisonnement de la nature par la technique. Au moment même où nous nous tenons au pied du mur des bouleversements environnementaux et climatiques, nous appréhendons aussi le spectre des dérives de l'intelligence artificielle et d'autres processus (inéluctables ?) de déshumanisation.
Car serons-nous encore humains lorsque la part de l'« augmenté » prendra le pas sur ce vivant que nous sommes au départ, le sujet entendu comme une entité psychologique et physique mêlée ? Ce sujet pensant que Descartes distingue par une « union » corps/esprit subtile ? Cet être, issu d'un état naturel certes pétri de culture et chez qui l'état de nature n'est quasiment plus discernable, existera-t-il encore dans son essence humaine ? Si le vivant est par nature en constante évolution, une frontière n'est-elle pas en passe d'être franchie, un basculement n'est-il pas en train d'opérer ?
Alors qu'Heidegger a fait surgir en nos consciences l'essence de la technique comme étant bien autre chose que la technique elle-même, en l'occurrence un "dévoilement" de la nature qui se voit "mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite (herausgefördet) et accumulée"(1) , ne sommes-nous pas nous même, dans la profondeur de notre sujet, sur le point d'être, pour reprendre le terme heideggérien, "ar-raisonnés". Nous proposons d'utiliser l'adjectif "arraisonnné" dans un sens qui serait celui d'être arrêtés, empêchés dans notre dimension humaine, privés de raison mais aussi dans le sens de devoir chercher à se rendre compte de la situation réelle et justement de retrouver la raison, de se raisonner.
La technique a acquis une autonomie aussi effrayante quelle est certaine ; au prétexte qu'une avancée technologique est possible, la science, la société, l'homme, s'y précipitent sans prise en compte des dérives induites. "[C'est] l'offre qui précède la demande", "« Ce dont nous sommes capables signifie désormais « ce qui doit être »" résume Günter Anders (2) . Si l'on sait que certains scientifiques utilisent leur libre arbitre pour refuser les dérives potentielles – ce fut le cas, on s'en souvient, de Jacques Testart qui mit un terme à ses recherches – ou tout au moins enjoignent la communauté scientifique et politique à circoncire l'usage de leurs découvertes – comme le firent il y a quelques années les scientifiques à l'origine de la découverte des ciseaux génétiques -, globalement les avancées sont inéluctables. Tout se passe comme si l'homme ne possédait justement pas ce libre arbitre, cette liberté de choix d'agir ou de ne pas agir, de prendre ou de ne pas prendre tel chemin, dans une sorte d'incapacité à concevoir ou à imaginer la nature de ce chemin.
Et c'est ici que nous faisons appel à l'histoire de la rationalité, conçue au temps du père de la rationalité moderne, dans un équilibre entre entendement et imagination. Et c'est bien à la dimension d'imagination que nous nous intéressons ici, dans notre désir de comprendre où l'homme moderne a perdu une part importante de sa liberté, celle du libre arbitre, et avec l'idée que désenchanter le monde c'est un peu perdre sa capacité d'imagination ou en tout état de cause la réfuter. Capacité d'imagination que déploya Descartes dans sa pensée, malgré les visions stéréotypées qui ne manquent pas d'affirmer le contraire, et que Pierre Guenancia met bien en exergue pour mieux les récuser. Dans La critique de la critique de l'imagination chez Descartes(3) , l'auteur rappelle d'une manière tout à fait significative, la réputation entachée de "parasitage de l'entendement" dont souffre l'imagination qui "paraît moins dénoter l'aptitude de l'esprit humain à l'anticipation et à la capacité à envisager et représenter ce qui n'est pas présent que la tendance inévitable mais déplorable à ignorer et à déformer la vérité et à prendre ses désirs pour des réalités"(4) . Or Guenancia renverse le propos et démontre l'usage de l'imagination comme nourricière de ce que l'entendement pris seul risquerait de manquer. L'auteur prend en outre soin d'étendre le bien-fondé de la fonction imaginative de la sphère physique à la sphère morale, qui s'avère résolument celle dont nous avons besoin ici.
Bien sûr on pourra trouver d'autres manières de démontrer que c'est au contraire l'imagination qui conduit l'humain à se perdre sur le chemin d'inventions dont les conséquences lui échappent. Mais nous nous permettons d'affirmer ici qu'il s'agirait alors d'une imagination corrompue, privée de ce que la méthode cartésienne contient de rigueur dans l'élaboration des raisonnements, et c'est dans ce sens que nous comprenons l'existence d'un rationalisme de l'imagination. Si le propos n'est évidemment pas ici de réhabiliter les penseurs qui se sont tenus à l'aube du développement de la science moderne, il nous semble intéressant de faire encore écho à Guenancia lorsqu'en examinant l'œuvre cartésienne il énonce que "L'utilisation technique de la nature ne nous paraît pas révéler un désir de conquête ou de domination, mais dépendre plutôt de la conscience du possible"(5) . Et, prendre conscience de ce que le réel, le monde, contient de possible, ne relève-t-il pas résolument d'une activité de la raison équilibrée ? Rappelons aussi que la pensée rationnelle s'est épanouie en opposition à un monde où la disposition des êtres naturels relevait d'une organisation hiérarchique dont l'homme était le sommet, et donc en position de domination. Apparaît en outre, toujours au cœur de la pensée rationnelle, un monde qui n'est pas fait "pour nous".
Alors que s'est-il passé ? Peut-être peut-on encore évoquer la "honte prométhéenne" que raconte et explique Günter Anders (6). Ce sentiment d'infériorité, cette honte que ressentent les hommes fasse aux objets qu'ils ont conçus. Ces artefacts seraient, eux, éternellement remplaçables par des produits identiques, ce qui leur confèrerait, pour Anders, l'immortalité. Ignorant ce que la mort représente justement de fondateur dans le surgissement de la temporalité et de la vie, c'est bien à l'immortalité qu'aspirent les hommes. Alors qu'ils envient leurs artefacts et agissent en sorte de devenir eux-mêmes les produits de leur technologie, les hommes ignorent également que c'est tout simplement à leur humanité qu'ils renoncent. Ainsi, à désenchanter le monde sous prétexte de rationalité, mais d'une rationalité qui perd en route une part probablement décisive de son essence, l'humain perd son humanité.
1. Martin Heidegger, Essais et conférences, La question de la technique p.20
2. Günter Anders, L'Obsolescence de l'homme, sur l'âme à l'époque de la deuxième révolution industrielle, Éditions de l'encyclopédie des nuisances Paris 2002
3.Pierre Guenancia, La critique de la critique de l'imagination chez Descartes, in Les facultés de l'âme à l'âge classique, Tamas Pavlovits et Chantal Jacquet, Édition de la Sorbonne, 2006
4.Ibid.
5. Pierre Guenancia, Lire Descartes, Folio essais, Saint Amand, 2000, p.360
6. Günter Anders, op.cit.
Article très intéressant.
On pourrait dire que c'est en sortant du ''cycle organique de la vie'' que nous sommes
entrer du même coup dans la modernité - moment où la raison triomphante se placera au centre du Monde afin de le penser. Mais en faisant cela, elle va schématiser celui-ci en fonction de sa modalité propre, provoquant ainsi un désenchantement généralisé qui impactera sur nos existences. L’entrée dans la modernité a aussi généré une mise en branle de l’accumulation constante de savoirs scientifiques -comme le constate d’une certaine manière Max Weber-. L’humanité perdra son archaïque et très romantique faculté qui lui permettait d’atteindre ''l’intime cœur de l’être''. La raison -avec l’intelligence pour instrument- a supplanté l’intuition. Désinhibée, celle-ci générera à l’infini des concepts et idées qui couvriront le Monde tout entier de rationalité. Et cela indéfiniment… Mettant l’homme face à un horizon où l’accumulation est infinie. Ce dernier pourrait alors faire l’expérience du caractère vain de sa dé-marche. Quête dont le centre reste son propre égo. De plus, il pourrait aussi devenir ''las'' et complètement blaser face à cet infini -rationnel- en-dessous duquel a été perdu le Monde et son irréductible beauté d’émeraude…
Il semble qu’il y a quelque chose d’inhérent au savoir lui-même -et pas simplement à la science-. C’est que toute recherche de la vérité ôte irrémédiablement à l’homme l’innocence qu’il tient d’un monde vierge de toutes questions qui n’ont pas encore été posées… Le mythe du paradis et de la pomme volée, semble, symboliquement parlant, pointée du doigt cela.
Merci pour votre article.
Jean-Pierre Ménage étudiant de l’Urca - Année 2019-2020
Le désenchantement du monde évoqué ici, est plus qu'une perte de repère, de fuite vers une scintificité absolue qui rationnaliserait totalemment le monde, avec de l'intelligence artificielle, même si l'être humain en reste le maitre. Car ce qui est en jeu est la liberté, le droit de refus, de conviction, on voit dans le tracking p<.ex. du Covid 19, avec des applications repérer les gens porteurs ne nous aura pas évité d'être à leur contact, peut-être que nous allons nous fuir et nous susspecter tous dans une paranoïa et des epurs suprêmes, et que même si potentiellemnt tous les cas étaient recensés par ce biais, peut-être que le système en cas d'accroissement, ne pourrait faire face. C'est pourquoi un contrôle avec des tests, (ce qui est aussi de la science), mais plus lucide m'apparaitrait plus sain !
Le « démembrement », le morcellement et l’analyse de certains récits modernes et collectifs considérés à présent comme acquis, pertinents et véraces, permettent d’aborder les fondements et les caractéristiques de ceux-ci, tout en déterminant aussi par ailleurs leurs non-dits, leurs sous-entendus implicites et leurs postulats. Cette « généalogie » de nos mythes modernes révèlent alors les causes profondes de cette prise de conscience concernant un « désenchantement du monde », étroitement imbriquée avec les motifs de fabrication de nos grands récits collectifs.
Mais dès lors, la difficulté principale réside dans la possibilité de déterminer les moyens permettant d’interroger justement et judicieusement les mythes fondateurs sur laquelle repose notre relation au monde –ce que l’on pourrait appeler notre modernité - car il semble dès à présent difficile de se « mettre à distance » de conceptions du monde qui nous imprègnent profondément dans l’ensemble de nos perceptions et de nos raisonnements et qui sont inhérentes à notre approche de celui-ci. Etre désenchanté, n’est-ce avant tout perdre ses illusions, autrefois perçues comme valeurs référentielles d’une direction personnelle ou collective? N’est-ce pas aussi un désappointement, une déception, qui surviennent une fois le charme magique ou un pouvoir surnaturel rompus ?
Pour aborder cette thématique du récit d’un désenchantement du monde, il nous semble fort intéressant de nous pencher sur le sublime travail effectué par Philippe Descola dans Par delà nature et culture, qui, réalisant une anthropologie comparée, nous permet d’épuiser et de comprendre l’ensemble des rapports humains au monde par le biais d’une étude des grandes cosmologies. Ainsi, selon lui, la culture européenne renverrait donc à une cosmologie bien particulière qui s’avèrerait être fondée sur l’idée d’un partage de l’ensemble des êtres peuplant le monde : entre ceux qui relèveraient de la nature et ceux qui relèveraient de la culture, c’est-à-dire d’une séparation nette entre les êtres humains d’un côté (dotés pour leur part d’intentions, de volontés, et de langage) et tous les autres vivants de l’autre (vu comme des êtres sans âme dénués de langage).
Effectivement, spécialiste de l’Amérique du Sud et des populations dites animistes, en particulier des Indiens Achuar en Amazonie (Equateur) qu’il a étudié pendant plusieurs années, Philippe Descola s’est ensuite lancé dans un projet intellectuel un peu fou par la démesure de son ambition, mais qui est considéré comme un des grands événements intellectuels de ces vingt dernières années. Par-delà nature et culture (2005) est un livre d’anthropologie comparée, où il s’agit de confronter différentes populations, différentes « cultures ». Toutefois, ici l’auteur a l’ambition de comparer l’ensemble des différentes cultures existantes. La possibilité d’un tel rapprochement tient à son degré de généralisation, il semble cependant difficilement réalisable pour un seul homme de comparer l’ensemble des cultures humaines ! Et c’est cette (trop) grande généralisation qui lui a été reproché. Par ailleurs, traditionnellement, l’anthropologue est celui qui étudie les cultures d’autres populations, s’intéressant notamment au rapport que ces dernières entretiennent avec la « nature » (ce qui définit donc leur culture). Un anthropologue n’étudie pas, par définition sa propre culture. Or, c’est exactement ce que fait Philippe Descola : ce dernier s’intéresse à la fois aux cultures et productions intellectuelles différentes des nôtres et à notre propre culture. Ce faisant, il met sur le même plan la culture de ceux que nous dénommons ‘Modernes’ et celles des ‘Autres’ populations, créant une véritable rupture avec la méthodologie classique de l’anthropologie. La difficulté de s’étudier soi-même, en raison de l’absence de distance qui caractérise la discipline anthropologique, est ici remplacée par la comparaison, la mise en rapport avec d’autres cultures. Que découvre Descola à travers ce travail comparatiste ?
Franck Dusseux
étudiant en master 1 - EAD
Sa thèse s’énonce de la façon suivante : « la conception de la nature des modernes est la chose du monde la moins partagée ». Cette proposition est une allusion explicite à une citation célèbre de Descartes dans le Discours de la méthode, affirmant que « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». À l’inverse, Descola affirme que notre conception de la nature, loin de l’universalité qu’on a l’habitude de lui prêter, est une conception particulière, d’invention récente, et propre à une partie du monde bien délimitée, qui comprend l’Europe et l’Amérique du Nord, du 17ème au 20ème siècle.
Pour étayer une telle hypothèse, Descola s’appuie sur le travail de terrain qu’il a effectué auprès des Indiens Achuar d’Amazonie pendant plusieurs années, mais également sur le travail de terrain de ses nombreux collègues à travers le monde, en Australie, en Chine, au Japon ou sur le continent Africain. De formation structuraliste, Descola propose alors de regrouper en quatre grandes cosmologies (ou conceptions du monde) les différentes manières/rapports d’être au monde développées par les populations humaines.
Encore une fois, cette façon d’épuiser le réel en prétendant expliquer le monde à travers (seulement) quatre grandes catégories lui a été vivement et à maintes reprises reprochée. S’il est très important d’entendre cette accusation et d’en tirer toute la prudence nécessaire à l’égard de cette proposition anthropologique, il ne faudrait pas en retour se méprendre sur le projet philosophique de Descola : il s’agit d’identifier des schèmes, appelant chaque fois des complexifications propres à chaque population étudiée.
Ces quatre cosmologies sont les suivantes : la cosmologie animiste, la cosmologie totémiste, la cosmologie analogiste et la cosmologie naturaliste. La cosmologie animiste rend compte (entre autres) de la conception du monde des Indiens Achuar que Descola a étudiée, mais se retrouve au Canada, en Sibérie, au Japon (cf. Miyazaki). Chacune de ces cosmologies se caractérise selon Descola par une conception particulière des rapports entre les corps et les esprits, c’est-à-dire aussi entre ce que l’auteur propose d’appeler les intériorités et les physicalités. Achuar veut dire « les gens du palmier d’eau » car ils vivent dans une région de la forêt tropicale parsemée de marécages où le palmier d’eau pousse en abondance.
Descola a passé des années avec eux, a appris leur langue qui ne s’enseignait pas à l’université, et fut tout d’abord frappé par leur pratique du rêve : les Achuar se lèvent très tôt, vers 4 h du matin. Or un peu avant l’aube, ils se réunissent autour d’un feu pour décider de leurs activités dans la journée en fonction de ce qu’ils avaient rêvé la nuit précédente. Les interprétations classiques de leur rêve fonctionnent sur l’inversion entre l’image rêvée et l’indication qu’ils pouvaient tirer de cette image, par exemple, rêver d’un poisson est un bon signe pour aller à la chasse, mais d’autres fois, raconte Descola, certaines interprétations de rêves lui semblent très étranges : par exemple, un Achuar avait vu en rêve un homme mort récemment tout ensanglanté, et cet homme lui reprochait dans le rêve de lui avoir tiré dessus, ce qui n’était pas le cas ; en revanche, la veille il avait blessé un petit cerf à la chasse. Une autre fois, c’est un singe qui s’est présenté dans un rêve pour donner des indications de chasse. Une autre fois encore, une femme rêva qu’un plant de cacahuète se plaignit d’avoir été planté trop près d’un buisson de barbasco, une sorte de poison végétal local.
Franck Dusseux
étudiant en master 1 - EAD
Autrement dit, dans ces rêves, le cerf, le singe mais aussi ces plants de cacahuète se présentent sous une apparence humaine : face à l’étonnement mais aussi l’incompréhension de Descola, les Achuar lui apprirent que chez eux, la plupart des plants et des animaux sont des personnes comme eux ou plutôt des anciennes personnes. Le rêve leur permet d’avoir accès à ces derniers sans leur costume animal ou végétal, c’est-à-dire comme des humains. Les Achuar considèrent en effet que la grande majorité des « êtres de la nature » possèdent une âme analogue à celle des humains, qui leur permet de penser, de raisonner, d’éprouver des sentiments, de communiquer avec les humains, et surtout, qui les conduit à se voir eux-mêmes comme des humains malgré leur apparence animale ou végétale. L’humanité de ces êtres est donc non pas physique mais morale. Pour des centaines de tribus amazoniennes parlant des langues différentes, les ‘non-humains’ sont des personnes qui participent à la vie sociale, avec qui nous pouvons nouer des relations d’alliance ou au contraire, des relations d’hostilité ou de compétition. La généralisation que se permet Descola se situe là : ces communautés ont chacune des façons complexes et singulières de nouer des alliances, des liens de parenté, etc, mais elles ont toutes en commun de considérer la plupart des animaux comme des personnes qui possèdent une âme et sont dotés de qualités humaines. Comment s’explique ici alors le fait que physiquement, ces êtres vivants ne se ressemblent pas ?
Pour les Animistes (c’est-à-dire ceux qui considèrent que tous les êtres peuplant le monde ont une âme), la différence entre les animaux et les hommes n’est qu’une simple apparence, une illusion des sens fondé sur le fait que le corps des animaux est une sorte de costume qu’ils portent quand les humains sont à proximité afin de les tromper sur leur véritable nature ; mais qu’ils ôtent lorsqu’ils visitent les Achuar dans leur rêve et se montrent tels qu’ils sont vraiment, c’est-à-dire sous leur forme humaine… Descola propose de conceptualiser le rapport au monde qui est engagé dans cette cosmologie animiste de la manière suivante : les Animistes sont ceux qui conçoivent une identité d’intériorité entre les différents êtres (i.e. tous les êtres, humains et non-humains, ont une âme, sont des personnes), et une différence entre les corps (seuls leurs corps diffèrent). On comprend qu’il n’existe pas ici de coupure entre nature et société au sens d’une coupure entre ce qui serait civilisé et ce qui ne l’est pas, entre ce qui relève de la culture et ce qui relève de la nature. La forêt, pour les Achuar, constitue leur maison, autrement dit, elle est tout ce qu’il y a de plus ‘culturel’, dans le sens de quelque chose de construit, mais aussi au sens où l’on ne peut pas faire n’importe quoi. Parler d’« être de nature » à propos des animaux et des plantes est dépourvue de sens ici, ces êtres sont des personnes autant que les êtres humains : autrement dit, souligne Descola, notre sens commun n’a rien à voir avec celui des Achuar, lorsqu’ils regardent des plantes et des animaux, ils ne voient pas la même chose.
La cosmologie totémiste s’appuie sur le travail des collègues de Descola, ce dernier ne les a pas étudiée directement. On la trouve principalement chez les Aborigènes d’Australie, qui forment eux aussi des centaines de tribus parlant des langues différentes et qui se considèrent également très différents. Pour autant, ces populations auraient toutes en commun de s’organiser selon un même système : le système des groupes totémiques dont les règles de composition sont partout identiques. Un groupe totémique est un ensemble d’hommes, de femmes, de plantes et d’animaux dont on dit en Australie qu’ils appartiennent à une même espèce… Ils sont membres d’une même espèce du fait qu’ils possèdent tous, malgré la diversité de leurs apparences, les mêmes qualités morales et physiques, qualités qui sont définies de manière suffisamment abstraites pour qu’elles puissent s’appliquer à tous les membres de la classe totémique, qu’ils soient humains ou non-humains. Ces qualités caractérisent par exemple le comportement (le courage, la rapidité), le tempérament et/ou le caractère (colérique, calme, joyeux, mélancolique), mais également la forme (petit, grand, massif, etc.), la consistance (souple, rigide, flexible, dur) et enfin la couleur (plutôt clair ou foncé). Avec ce système de « regroupement » des êtres, une façon de faire monde, certains hommes, certaines femmes, certains insectes, oiseaux, reptiles, arbustes, poissons, font partie d’une même espèce totémique car ils sont tous élancés, grands, vifs, de couleur sombre, plutôt belliqueux. En dépit donc d’une différence générale de forme (un être humain ne ressemble pas à un crocodile ni à un arbuste), ils possèdent les mêmes caractéristiques qui sont censées dériver du totem, souvent représenté par un animal dont le groupe totémique porte le nom (ex : aigle) (Ces totems sont souvent présentés comme des ancêtres, mais c’est inexact, il s’agit plutôt de prototypes - un « moule » qui sert à faire des copies à l’identique ; un peu comme un moule à gâteau, sauf que ici, ce n’est pas un moule qui reproduit des formes physiques identiques mais des qualités, à la manière du code génétique) On dit qu’autrefois, les totems sont sortis des entrailles de la terre, et qu’ils ont connu différentes aventures avec d’autres totems, puis qu’ils sont à nouveau rentrés sous terre (les êtres ‘primordiales’ en quelque sorte), mais qu’en partant, ils ont laissé des modèles d’eux-mêmes sous la forme d’esprits généralement invisibles qui habitent depuis lors dans les lieux où les totems les ont déposés, dans des amas rocheux, des mares, des cavernes, etc. Quoi qu’il en soit, on voit bien que pour les Aborigènes d’Australie également, la distinction entre ce qui serait naturel et ce qui serait culturel n’a aucun sens puisque dans leur monde tout est à la fois naturel et culturel. Autrement dit, ici aussi, même si c’est pour des raisons différentes, on pense une continuité morale et sociale interspécifique
Franck Dusseux
étudiant en master 1 - EAD
La cosmologie analogiste est peut-être la plus difficile à comprendre pour nous. Ici, la différence entre les êtres est première. Le monde est composé d’une myriade de différences, et aucun être, chose, situation, état, qualité, processus, n’est absolument semblable aux autres. L’ontologie analogiste s’appuie sur cette expérience répétée de la singularité des existants et tente d’apaiser ce sentiment de désordre, de chaos à partir de l’élaboration de correspondances entre les êtres. Le problème des analogistes est de trouver des formes d’identité entre les êtres, pour composer des communautés et donner à ce monde une forme d’intelligibilité. Chaque être est particulier, mais il s’agit de trouver en chaque être une propriété/ressemblance qui le reliera à un autre, et cet autre à un autre encore, de sorte que des pans entiers de l’expérience du monde se retrouvent articulés les uns aux autres par des chaines d’analogie, d’où le nom de cette cosmologie proposée par Descola : l’analogie est une façon d’établir des relations entre des termes au départ isolés les uns des autres par leur particularité ; et constitue une façon très versatile, fragile, de créer du continu dans un monde fragmenté. Pensez au monde de la Renaissance, caractérisée par la question de la ressemblance, centrale dans la constitution du savoir de cette époque. Je vous renvoie au livre de Foucault, Les mots et les choses qui s’intéresse aussi à l’analogie comme relation intelligible de la Renaissance. L’une des analogies les plus courantes est celle qui existe entre microcosme et macrocosme, dans laquelle on comprend bien l’effort d’unir, de faire lien entre des éléments hétérogènes. Bref, là encore, vous le comprenez, le monde n’est pas rendu intelligible en fonction d’une coupure entre les êtres entre nature et culture, cette opposition n’a pas de sens non plus ici, mais bien au contraire par la multiplication à l’infinie des relations, des articulations, des rapports.
Le problème des naturalistes renvoie à l’histoire de la philosophie européenne elle-même : qu’est-ce qui caractérise l’humanité de l’homme ? C’est-à-dire, qu’est-ce qui le distingue des autres êtres vivants ? De fait, ce qui caractérise cette cosmologie naturaliste, tout autant que le partage qu’elle opère entre la nature (les êtres de nature) et la culture (les êtres de culture), c’est l’instabilité permanente de cette frontière, en raison de la double appartenance des hommes à la nature et la culture.
En raison de la composante physique de notre humanité, elle nous situe dans une sorte de continuum matériel avec les autres êtres ; et tout le travail des naturalistes consistent depuis trois siècles, à extraire l’homme de ce continuum physique. Chaque fois que telle caractéristique venant définir le propre de l’homme est remise en cause, une nouvelle apparaît, dans un autre domaine, fondée sur une autre discipline, à propos de laquelle se rejoue la décision entre une différence de degré ou de nature. Avec Descartes, ce fut le langage et le fait de faire société qui définissait (c’est-à-dire distinguait) les hommes. Depuis la naissance de l’éthologie et des neurosciences, cette prérogative ne semble plus si évidente. De même, vivre en société, nouer des relations morales, semble également partagé avec de nombreuses sociétés de primates… Et il n’y a pas que les grands mammifères : les rats, les chiens, les porcs présentent pour les éthologues qui les étudient, une complexité insoupçonnée jusque là également. On mesure le changement radical qu’engage cette thèse anthropologique : la nature n’est pas un « fait objectif », le substrat universel de toutes les cultures, que les sciences modernes ont enfin découvert de manière certaine et que nous n’aurions plus qu’à apporter aux autres civilisations. La « nature » devient ici un rapport au monde particulier, partagée par peu de gens, et à propos de laquelle il n’existe aucune raison anthropologique de considérer qu’elle proposerait une conception du monde ‘plus vraie’ que les autres. (On comprend mieux à présent que Philippe Descola puisse dire que « la nature est la chose du monde la moins partagée », car cette conception du monde ‘inanimée’ est incompréhensible ou aveugle ou mortifère pour les autres cultures). On mesure enfin l’importance d’accepter de penser qu’il y a plusieurs rapports au monde du point de vue de la crise écologique. Est-ce que l’on peut encore dire, et si oui en quel sens, que la crise écologique est une crise de la nature ? Et comment penser, comment prendre en compte, dans notre réflexion morale et politique, ces multiples conceptions du monde, tout en les mettant en parallèle avec le constat de ce « désenchantement du monde » de notre modernité ?
Franck Dusseux
étudiant en master 1 - EAD
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