Entretien publié sur le site en ligne de Philosophie Magazine qui interroge la crise sanitaire, les politiques publiques mises en oeuvre en France, à partir de la pensée de Machiavel, le penseur par excellence des situations d'exception.
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4 commentaires:
Vous invoquez Machiavel pour le consentement du peuple mais nous pouvons également faire un détour via Hobbes, qui analyse la formation des Etats. Dans une certaine manière les individus qui forment une société sont prêts à restreindre leur liberté pour une garantie de sécurité. C’est ainsi – dit grossièrement – que la naissance de l’Etat prend place : elle garantit que je ne serai pas tué par autrui. Il y a donc consentement du peuple car elle voit que bénéfices compensent les coûts ; le peuple est prêt à donner une partie de sa liberté pour vivre.
La première vague demandait des mesures exceptionnelles car la situation était exceptionnelle ; elle était du jamais-vu et les gouvernements avançaient en tâtonnant. Entre les deux vagues, la situation a fortement changé car des scientifiques ont menés des études sur la propagation du virus, le gouvernement teste massivement la population et des troubles psychologiques sont apparus. Je ne pense qu’on peut sous-estimer le nombre de personnes qui se sont mis en question. Utiliser les mêmes mesures – pour restreindre la deuxième vague - alors que le paradigme avait changé ne peut que susciter que de la colère. Le peuple y voir une dérive autoritaire de l’Etat, la peur de perdre des libertés fondamentales en est la cause ; peut-être même la peur de perdre la plus grande des libertés : de vivre normalement.
Car quoi de plus normal dans la vie que d’embrasser ses proches, de câliner ses enfants, de faire du sport avec des amis, où même d’avoir un rencard dans un bar. Ça s’appelle tout simplement la vie. Que vaut la vie s’il n’est uniquement vie bestiale, vie biologique ? Agamben dans Homo Sacer analyse justement la séparation de vie politique et vie biologique qui permet de comprendre la formation d’un état. La démocratie occidentale est définie par la position égale que tous les individus ont dans la société et chaque individu est renvoyé vers sa vie bestiale ; il n’y plus d’hiérarchie dans la société et elle forme un cercle. C’est ainsi que l’Etat se permet de transformer toujours plus la vie : on voit comment l’homme se permet de changer des gènes, ou de modifier l’agriculture.
D’après l’auteur la biologie est pour cela une idéologie totalitaire car elle instaure la norme, et donc une normalisation de la vie ; par conséquent elle place la vie nue comme seul but idéologique et elle se permet de la modifier pour maximaliser l’utilité. Le but ultime est la préservation de la vie biologique. C’est ainsi que les gouvernements mondiaux ont confiné massivement les individus : il fallait protéger la vie biologique. Face à l’ampleur de la mesure, les citoyens sont perplexes et n’osent pas trop râler, ne sont pas encore en désaccord car le bénéfice est justement une sécurité, une vie saine.
Peut-être que les regards ont changé durant l’entre-deux vagues. Un Etat ne peut toucher aux libertés fondamentales qui forment la vie. Le coût ne dépasse pas les bénéfices.
Commentaire 1/2
« Nous sommes en guerre » affirma le Président de la République le jour de l’annonce du confinement, au début de la pandémie du Covid-19. Une crise est un processus comportant des éléments de déstabilisation de l’ordre précédemment établi, qui tend vers une réorganisation et une restructuration pour faire naitre un nouvel ordre et combattre l’élément perturbateur.
Hannah Arrendt considère qu’il s’agit d’une rupture brutale ou progressive, ici brutale, qui survient dans la représentation que la communauté se fait d’elle-même et, dans la situation actuelle, dans l’équilibre qui se tenait entre liberté et sécurité.
Quand une crise survient, d’un coté une réaction conservatrice s’observe, notamment avec la volonté de ne pas renoncer à des libertés et des loisirs qu’on possédait auparavant, et simultanément une réaction réflexive.
Ainsi, quel nouvel équilibre trouver, dans ce nouvel ordre, entre liberté et sécurité ? Les Etats, et certains philosophes avec eux, pour justifier les mesures restrictives qui ont été mis en place, ont défendu la thèse selon laquelle la sécurité et la santé sont les premières des libertés. Le premier Ministre a en effet affirmé « Sans santé, pas de liberté », entendant ainsi que les individus ne seront pas en mesure de jouir de leurs droits fondamentaux.
Toutefois, pour éviter les dérives sécuritaires, les mesures restrictives doivent être provisoires et ne pas s’éterniser. C’est pourquoi, cumulées à la peur du début de la crise, ces mesures ont pu être acceptées lors du premier confinement, mais le sont beaucoup moins désormais. La peur d’une atteinte durable aux libertés fondamentales prend le dessus sur la peur de la maladie. De plus, l’action gouvernementale rapide peut être justifiée pour gagner du temps en situation de crise, mais la perte d’un processus de décision plus démocratique provoque des peurs légitimes.
Enfin, même en situation de crise, ne faut-il pas garantir l’auto-determination ? Certains pays ont fait ce choix, en n’instaurant moins de règles restrictives et, de plus, malgré les confinements et couvre-feus instaurés notamment en France, l’épidémie subsiste un an plus tard. Peut-on donc réellement affirmer que la responsabilité personnelle soit moins à même de répondre à une telle crise que l’instauration de mesures coercitives ?
Dans la tradition de l’individualisme éthique de Rudolf Steiner, les libertés ont en effet une pleine valeur étant donné le réel besoin de liberté ressenti par l’homme, considéré comme autonome et libre d’agit à partir de ce qu’il reconnait comme juste et de son intuition morale. De même, Kant considère également les libertés comme inviolables et les qualifie de suprême degré de la vie. La dignité humaine repose en effet sur la liberté pour la personne de décider elle-même quels risques elle est prête à prendre et de ses contacts sociaux.
Commentaire 2/2 - Suite :
Mais il est bien connu que « la liberté de l’individu s’arrête là où commence celle des autres », comme le fait remarquer John Stuart Mill, et, dans une société, l’intérêt du collectif prime sur l’intérêt de l’individuel. Ainsi, si la liberté d’un individu fait prendre des risques aux autres, même involontairement, une règle est légitime à être instaurée. Nous pouvons par exemple prendre l’exemple du port du masque : ne pas en porter nous fait prendre des risques non seulement pour notre santé mais également pour celle de ceux qui nous entourent. La liberté de chaque individu doit être compatible avec celle des autres, et si tel n’est pas le cas il devient plus légitime d’envisager une restriction de libertés dans certaines situations de crise, notamment dans ce cas pour garantir la liberté et la sécurité des plus fragiles : une des missions fondamentales de l’Etat est en effet le droit à la vie. De plus, William Dab caractérise la sécurité sanitaire comme « l’idée qu’il y a des risques pour la santé dont on ne peut pas se protéger seul et qui demande un effort organisé de la société ».
Ainsi, nous pouvons conclure que la restriction n’est pas à opposer à la garantie des droits si elle est proportionnée à la situation, si sa durée reste raisonnable et si elle respecte la liberté des autres. De plus, il est nécessaire que le législateur restreignant de telles libertés essentielles explique à la population la légitimité de telles mesures : si ces dernières sont récemment de plus en plus controversées, cela est en partie dû à un manque de preuves de de leur efficacité et de leur bien-fondé.
C'est avec un certain étonnement que je découvre cet article aussi court qu'intéressant car il permet de mettre en lumière une des choses que votre ouvrage nous a permis d'entrevoir : Machiavel est plus vivant que jamais. En effet, rien n'est aussi passionnant en philosophie que la tentative de dialoguer avec les grands esprits. Machiavel écrivait le premier avec quelle joie il s'asseyait le soir à la table des Anciens (lorsqu'il était exclu de la scène politique). Néanmoins, Machiavel peut sembler être l'auteur par excellence qui peut servir de faire valoir à toute sorte de direction politique. C'est pourquoi le plaisir du dialogue nécessite une exigence intellectuelle : rendre à Machiavel ce qui est à Machiavel. La conclusion de l'article ainsi que certains chapitres de l'ouvrage en question mettent un point d'honneur à la remplir :
"La seule chose qu’on puisse exiger, c’est que ces choix difficiles ne se fassent pas sans scrupules."
En effet, si les livres de Machiavel passent dans toutes les mains, cette phrase glisse souvent entre les doigts de ses lecteurs. Comme l'article le souligne, l'auteur florentin pense la réalité telle qu'elle est, c'est-à-dire souvent comme une tragédie. Dans ce "ou bien ou bien" intenable l'alternative n'est jamais claire et distincte mais bien souvent sombre et encombrante. Cette manière d'aborder la question de l'agir politique suggère bien que le mal est au coeur de l'action mais il convient d'ajouter une nuance aussi fondamentale qu'un principe. Le scrupule n'est pas qu'un simple mot mais bien le caillou qui doit toujours se trouver dans la chaussure de celui qui doit agir (nécessairement). Loin d'être une bonne conscience que l'on se donne, le scrupule est le symptôme d'une conscience duelle : conscience de la réalité qui est tout autre que celle que l'on aimerait qu'elle soit et conscience profondément morale.
Ainsi, cet article (et plus largement l'ouvrage) permet de saisir en quel sens le dialogue avec Machiavel est aussi difficile que passionnant. Comprendre à partir de lui l'état de crise que nous sommes en train de vivre en la mettant en perspective avec le monde de demain sans naiveté politique est à la fois le résumé de l'article mais aussi et surtout la question qui est plus en acte que n'importe quelle actualité.
Nathanaël Chemli
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