Ce billet est tiré du livre que j'ai publié en 2015 aux éditions Le bord de l'eau, L'ère des ténèbres. L'on y trouvera les références des citations au chapitre IV.
L'un des magazines en langue anglaise que j'achetai
était publié dans la ville sainte de Qom.
Il s'intitulait le Message de la paix. Et comme son titre l'indiquait,
ses pages étaient pleines de hargne.
V.S. Naipaul, Crépuscule sur l'Islam
De Sayyid Qutb, l'un des principaux théoriciens du tournant islamiste radical que connut le monde arabo-musulman après la Seconde Guerre mondiale, Mohammed Guenad trace la biographie dans un raccourci saisissant : « C'était un poète émotif et sensible qui jetait un regard d'artiste sur le monde, mais il a fini révolté et provocateur. C'était un laïc modéré qui ne croyait pas en la capacité à changer les hommes et a fini en extrémiste qualifiant la société de jahilite. C'était un homme ouvert sur le monde, passionné par le débat idéologique, et il a fini pendu à une potence, dans les années 60, pour porter à jamais le nom de martyre. »1 A moins de croire qu'il ait été saisi d'une sorte de révélation ou bien que son esprit ait été brusquement dérangé, bien des raisons, tout à la fois personnelles et sociales, expliquent une évolution aussi peu prévisible. De fait, le destin de Qutb se forge dans le croisement des événements de sa propre existence avec les transformations de grande ampleur entreprises par Nasser au lendemain de son accession au pouvoir en 1952, et qui ont entraîné la modernisation autoritaire et souvent brutale de la société égyptienne en vue d'instaurer un « socialisme arabe ». Compte également, de façon décisive, sa rupture avec le mouvement des Frères Musulmans - « la plus grande force populaire organisée d'Egypte »2 - dont il avait partagé les revendications sociales et politiques, mais qu'il jugea trop modéré dès lors que le but était d'instaurer une société fondée sur la souveraineté absolue de Dieu et les principes de la sharî'a par le moyen de la violence. On ne saurait comprendre l'immense influence qu'exerca Sayyid Qutb sur les mouvances de l'islamisme extrémiste contemporain si l'on n'en revient pas aux idées de sa doctrine et, au moins brièvement, sur les expériences qui sont à leur origine.
Brève esquisse biographique
Pendant toute la première partie de sa vie d'adulte, Sayyid Qutb, né en 1906, fut tout à la fois instituteur, écrivain, poète et critique littéraire. Un intellectuel brillant, originaire d'un bourg en Moyenne-Egypte, qui s'était élevé socialement en passant par un institut de formation d'enseignants au Caire dont il sortit diplômé en 1933. Il avait alors vingt-sept ans3. Parallèlement à son métier d'instituteur et grâce à l'influence d'un des grands hommes de lettres de l'époque, Mahmud 'Abbas al 'Aqquad, qui l'avait introduit dans le monde de la presse, Qutb se fait connaître comme polémiste, au style enflammé, tout en se consacrant à l'écriture de romans, nouvelles et poésies. Telles furent, en bref, ses occupations principales entre les années vingt et quarante.
Un grave échec sentimental semble avoir joué un rôle important dans son évolution ultérieure, quoiqu'on ne saurait affirmer que ce soit à titre de cause. Qutb restera toujours célibataire. « De cet échec, il se ressentit », écrit Gilles Kepel qui cite une source non précisée, « jusqu'à ce qu'il découvre la voie de l'action féconde et constructive au service de l'apostolat pour Dieu, comme combattant, leader, et enfin comme maître. »4 L'engagement radical comme sublimation de la frustation affective et sexuelle, c'est là une dynamique psychique bien connue des psychanalystes, mais qu'il faut se garder de généraliser. Rien ne permet d'affirmer que le rapport que l'islam entre avec la sexualité – et naturellement, il est extrêmement divers - engendre ce type d'inhibition névrotique et pathogène que Freud attribue, non sans raison, au christianisme.
Quoiqu'il en soit, la personnalité de Sayyid Qutb conjugue un mélange de pudeur et de virulence dont les tensions seront exacerbées lors de son séjour aux États-Unis. « En 1948, raconte Kepel, il est envoyé pour une durée illimitée aux États-Unis, afin d'y étudier, pour le ministère de l'Instruction publique, le système éducatif en vigueur ». En réalité, c'était là un moyen d'éloigner celui qui était devenu un troublion agaçant pour la monarchie : « un bannissement élégant », écrit Olivier Carré.5 « On compte qu'à son retour de voyage il se fera le chantre de l'american way of life : c'est à l'islam que le rendront les Etats-Unis, et, peu après, aux Frères Musulmans. »6
Bien avant qu'il ne monte sur le paquebot qui l'emmène à New-York, Qutb avait exprimé, dans de nombreux articles, une position traditionnaliste modérée, appelant la société égyptienne à s'ouvrir au changement sans rien perdre des valeurs héritées de la tradition coranique. Ainsi que l'écrit Mohammed Guenad : « Dans une avalanche d'articles écrits à la fin des années 1930 jusqu'au milieu des années 1940, Qutb explique comment les traditions culturelles de l'Egypte inculquèrent au peuple égyptien des dispositions spirituelles qui contrastaient de façon nette avec ce que lui-même considérait comme la nature matérialiste et agressive des nations occidentales et de celles du monde colonial qui suivaient la même voie. »7 Tout ce qu'il vit à New York tout d'abord, à Washington, puis à Greeley où il s'inscrivit à l'université d'État du Colorado, ne fit que nourrir ses appréhensions et accroître son dégoût. Il en tirera la conclusion que, non seulement il ne saurait être question d'adopter en Egypte le système scolaire occidental, mais plus généralement que le mode de vie et la société américaine témoignaient d'une absence de sens esthétique et de conscience spirituelle : tout y relève du primitif et du banal.8
Notons, au passage, que cette critique de l'Occident, qu'on appelle l'Occidentalisme, n'est nullement spécifique aux penseurs musulmans. Ce sont des philosophes, écrivains et poètes européens qui, dès la fin du XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe siècle, furent les premiers et les plus virulents inquisiteurs de l'évolution rationaliste, individualiste, matérialiste et athée, des sociétés occidentales et de leur corruption morale et spirituelle : Carlyle, Coleridge, les romantiques allemands, Dostoïevski et tant d'autres.9 Bien avant que ces arguments à charge ne soient repris par Qutd et qu'il devienne le fonds de commerce idéologique du djihadisme, ils avaient fleuri sur notre propre terreau.
A son retour des Etats-Unis, le 20 août 1950, Qutb avait revêtu les habits – peut-être sous l'influence du fondamentalisme protestant – de l'intégriste religieux. En 1953, après avoir démissionné du ministère de l'Instruction publique, il devient membre de l'Association des Frères Musulmans (fondée en 1928 par Hasan al-Bannâ). Qutb sera bientôt nommé responsable du secteur de la propagande.
Dans les deux années qui suivent le coup d'Etat du 23 juillet 1952 qui porte Nasser au pouvoir, les relations entre les Frères et le nouveau maître de l'Egypte, lequel installe dès 1954 une véritable dictature, se dégraderont au point de transformer les Frères en « une armée de martyrs. »10 L'attentat contre Nasser, le 8 octobre 1954, fournit au Raïs le prétexte d'en finir avec les Frères dont il ne supportait pas les critiques d'avoir trahi les idéaux de l'islam et moins encore l'immense prestige dont l'Association bénéficiait auprès de la population. A la suite de cette tentative d'assassinat, 18 000 Frères ou sympathisants sont interpellés. Le 18 novembre 1954, Sayyid Qutd est également arrêté et affreusement torturé dans la prison militaire où il est détenu. Il est condamné, le 15 juillet 1955, à vingt-cinq de travaux forcés, après une parodie de procès. Libéré au bout de neuf ans de détention au camp de concentration de Tura, puis à l'hôpital attenant, il est de nouveau arrêté en 1965. Accusé et torturé au motif qu'il était le chef d'une nouvelle conspiration ourdie par les Frères Musulmans, il est condamné à mort et pendu, avec deux de ses compagnons, le 29 août 1966. En réalité, son principal crime était d'avoir rédigé, pour l'essentiel en prison, une œuvre monumentale11, marquée par une radicalisation progressive.
L'originalité de Qutb, par rapport à la tradition coranique, est d'établir une rupture entre l'islam et l'ensemble des sociétés de son époque, y compris les sociétés musulmanes de son époque et de faire l'apologie, jusqu'au martyre, de l'action violente en vue d'établir sur le monde entier la souveraineté unique de Dieu. Simplifiée et radicalisée plus encore par des hommes moins lettrés que Qutb, cette doctrine constituera, pour des générations entières, une grille de lecture théologico-politique proprement révolutionnaire du Coran. Ainsi que l'écrit Mohammed Guenad : « Ce noyau d'idées qutbistes se trouve au centre du terrorisme actuel. »12 De là vient que nous devions l'examiner dans ses traits les plus marquants.
La figure d'un résistant, non d'un dignitaire
Sayyid Qutb n'a pas été formé dans une institution académique, dispensant un enseignement traditionnel, telle l'université Al-Azhar au Caire. Et ce n'est pas un clerc, un ouléma, plus ou moins lié au pouvoir politique : c'est un laïc, à bien des égards, un self made man, tout à la fois homme de plume et idéologue, qui revendique le droit d'interpréter les textes sacrés à partir de sa propre lecture et dont la pensée s'est forgée au sein de l'univers carcéral d'un régime particulièrement cruel et despotique. Ce point doit être souligné.
Les principaux théoriciens de l'islamisme radical seront des autorités auto instituées, non des dignitaires qui parlent depuis une chaire et dont les titres ont été obtenus au terme de longues études académiques. Que Qutb figure par excellence dans le monde musulman la figure du résistant à l'oppresseur (du dissident ?) qui a payé jusqu'au martyre la fidélité à ses convictions n'est pas pour rien dans l'immense prestige dont il bénéficie aujourd'hui encore. Seul Oussama ben Laden se voit accréditer, dans le monde islamiste contemporain, d'une aura comparable. Lui aussi est un homme qui, en-dehors de toute institution établie, a bâti, au nom de Dieu, un réseau de résistance idéologique et « politique » à l'oppression des Infidèles, pour finir en « martyr ». Du moins est-ce ainsi que beaucoup le voient : non pas comme un terroriste qui incarne, par excellence, le Mal, mais plutôt comme une sorte de saint. Quant à la doctrine ultime de Qutb, elle était pour les dignitaires d'Al-Azhar, tout à la fois « une abomination et une hérésie. »13
La Jahiliyya ou l'islam
La nouveauté de la doctrine de Qutb, et son aspect proprement hérétique au regard de la tradition coranique et même de la pensée des Frères, tient principalement à ceci qu'il fait de la distinction entre l'islam et la période pré-islamique des ténèbres (jahiliyya) une grille de lecture qui s'applique à toute société, y compris aux sociétés musulmanes elles-mêmes. Ainsi qu'il l'écrit dans Signes de piste : « Est jahilite toute société qui n'est pas musulmane de facto, toute société où l'on adore un autre objet que Dieu et Lui seul […] Ainsi, il faut ranger dans cette catégorie l'ensemble des sociétés qui existent de nos jours sur terre. »14
Selon Gilles Kepel, « c'est l'état totalitaire [de Nasser] qui fournit le modèle de la jahiliyya. La jahiliyya de Qutb est une société dirigée par un prince pervers, qui se fait adorer à la place de Dieu, et qui gouverne sous l'empire de son seul caprice, au lieu de se régler sur les principes inspirés par le Livre et les dits du Prophète. »15
En tête des sociétés jahilistes viennent les sociétés communistes, puis, celles idolâtres, où « la souveraineté (hakimiyya) la plus haute s'exerce au nom du peuple, au nom du parti ou au nom de n'importe quoi », puis les sociétés juives et chrétiennes. Enfin, écrit Qutb dans Signes de piste, « il faut ranger dans la catégorie des sociétés jahilites les sociétés qui s'autoproclament musulmanes […] car elles ne s'adonnent pas au cours de leur existence à l'adoration ('ubudiyya) de Dieu seul – bien qu'elles n'aient foi qu'en Lui – mais confèrent les caractéristiques qui sont par excellence celles de la divinité à d'autres que Dieu. Elles croient en une souveraineté (hakimiyya) autre que la sienne. Elles en dérivent leur organisation, leurs lois, leurs valeurs, leurs jugements, leurs habitudes, leurs traditions … et quasiment tous les principes de leur existence. »16
Cette critique est essentielle parce qu'elle porte sur la nature même de l'Etat moderne, en tant que celui-ci se définit par l'exercice de la souveraineté, et peu importe que celle-ci soit absolue, comme pour Hobbes, ou qu'elle doive être limitée, comme pour les penseurs libéraux17. Or la souveraineté ne procède pas de la volonté de Dieu, elle résulte du contrat social établi par les individus en vue de la garantie de la sécurité des personnes et des biens. Ainsi il existe, pour Hobbes, une distinction fondamentale entre la souveraineté de l'Etat et la toute puissance de Dieu qui sont donc séparées l'une de l'autre18. C'est précisément une telle séparation que la pensée de Qutb dans son ensemble remet radicalement en question. Toute société organisée sur une telle base relève de l'époque des ténèbres (jahiliyya) et doit, par consèquent, être combattue et détruite, qu'elle se réclame ou non de l'islam. De là vient que les islamistes radicaux s'attaqueront et continuent de s'attaquer tout autant aux sociétés occidentales qu'aux sociétés musulmanes qui se sont structurées sur le modèle classique de la souveraineté de l'État.
La notion de jahiliyya n'est donc pas une catégorie historique qui se rapporterait à la période précédent la révélation divine au Prophète. Elle constitue un schème transhistorique et métaphysique, tout à la fois transcendant, intemporel et manichéen, à partir duquel toutes les sociétés politiques humaines doivent être évaluées : « C'est l'islam ou la jâhiliyya, écrit Qutb, on ne peut pas parler de situation intermédiaire. »19 Au cœur de la pensée de Qutb se trouve donc un « profond dualisme » entre le barbare et le divin20.
Par conséquent – et c'est là un autre aspect qui marque l'abîme qui sépare cette pensée de notre tradition politique libérale - selon Qutb et ses disciples, l'instauration d'un régime de type démocratique et la suppression l'arbitraire ne constituent nullement le but de l'action à mener. L'idée qu'il existe quelque chose comme des droits humains inaliénables, appartenant à l'homme en tant que tel, constitue le type même de conception que le qtubisme combat, tout autant que l'autonomie du droit positif, les droits de la conscience, la tolérance, la distinction sphère privée, sphère publique, etc. Entre l'homme et Dieu, toutes les médiations institutionnelles et juridiques doivent être abolies : « Ainsi, une société dont la législation ne repose pas sur la loi divine (chari'at Allah) n'est pas musulmane, quelque musulmans que s'en proclament les individus », écrit Qutb dans Signes de piste.21
Un projet théocratique à portée universelle
« Le domaine terrestre, explique Mohammed Guenad, n'est plus à considérer comme l'endroit où se réalisera la volonté de Dieu par l'entremise de systèmes sociopolitiques humainement gérées. Relégué au second rang de l'Histoire, le musulman ne peut s'épanouir socialement et spirituellement qu'à travers une relation dialectique hiérarchisée et transcendante dans laquelle l'homme (en tant que serviteur) et Dieu (le Maître omnipotent) se lient par une pratique religieuse dans un « « ordre » où les institutions humaines n'ont plus droit de cité. »22
Il importe de souligner que l'ordre islamique dont Qutb vise la réalisation, conformément à la souveraineté universelle de Dieu, n'est nullement délimité par les frontières d'un État-nation. Le projet qtubien opère une déterritorialisation qui fait sauter les frontières de la citoyenneté et la distinction entre le national et l'étranger, élargissant la sphère de la souveraineté divine à la terre toute entière et à tout homme quel qu'il soit. Ainsi que l'explique encore Mohammed Guenad : « A l'idée d'origine occidentale d'un État-nation basé sur un territoire déterminé et délimité, Qutb oppose un « ordre islamique », un État-Umma à portée universelle, dont le principe de citoyenneté (jinsiyah) ou d'identité politique repose non pas sur un critère territorial, mais bien sur la foi. »23 Mais comment arriver à cette fin ?
La constitution d'une avant-garde islamiste
L'avènement de l'État théocratique de l'islam ne saurait se réaliser sans l'action d'une « avant-garde » dont la lutte contre l'ère des ténèbres, la « barbarie anté-islamique », la jâhiliyya, doit prendre pour modèle l'action menée par le Prophète et ses premiers adeptes.
Voici le processus en quatre étapes qui reprend l'épopée des origines : « Au cours de la première étape, une jamâ'a, ou « avant-garde » éclairée de croyants se forme. Ensuite en raison de son prosélytisme (da'wa), ce groupe subit persécution des impies (kufâr) et doit alors pratiquer la hijra, qui s'assimile à un « retraitisme » par rapport à la société jâhils […] Vient ensuite l'étape de la croissance et de la consolidation du groupe, à laquelle fait suite la période où ce-dernier subit la persécution des non-musulmans ou des hypocrites (munâfikîn) en raison de ses convictions religieuses […] Quand ce groupe sera renforcé, il pourra passer à la dernière étape, celle de l'islam de Médine, la phase du Jihâd en vue d'imposer l'État islamique. »24
L'État islamique universel ne peut s'imposer que si, ultimement, est fait « table rase » de la société jahilite, de son idéologie et de ses institutions. Cette idée que la société idéale ne peut advenir qu'à condition d'éradiquer tout ce qui s'oppose à elle conduit à une conception de l'action politique qui rejete les compromis du réformisme et de l'adaptation modéré à un ordre existant, essentiellement corrompu.. Pareil projet de refondation de la société sur des bases entièrement nouvelles relève d'une conception constructiviste de l'ordre social dont le trait distinctif, chez Qutb, est de remplacer la raison par la shâri'a. C'est en ce sens là principalement qu'elle se sépare d'un courant de pensée qui, dans l'histoire occidentale, remonte à Descartes ou à Hobbes25, alors même que la doctrine qutbiste emprunte au rationalisme constructiviste une vision systématique de la refondation de l'ordre social comme totalité. Dans un texte de propagande cité par Guenad, Qutb écrit : « Chaque système a sa philosophie et son idée générale sur la vie et les problèmes qui résultent de son application […] La logique sera d'appliquer le système islamique tout entier […] Il est une totalité qui ne se divise pas. »26
Sous bien des aspects, on l'aura compris, un tel programme partage la vision radicale et le discours propres aux mouvements révolutionnaires qui sont apparus au tournant du XIXe et du Xxe en Europe et en Russie. L'emploi sous la plume de Qutb de la notion de « avant-garde éclairée », autant que l'idéologie anti-impérialiste et la justification de la violence, sont particulièrement révélateurs des influences qu'ont exercé sur sa pensée une conception de la transformation des sociétés qui combine, de façon hybride, les canons marxistes et la référence, plus ou moins mythologisée, à l'islam des premiers temps27. Et si l'on devait citer une ville où un tel programme se serait réalisé, c'est à Moscou, Pékin ou Phom Penh que l'on songerait plutôt qu'à Médine ou La Mecque du VIIe siècle. De là l'inquiétude que la société théocratique au nom de laquelle Qutb appelle les musulmans à prendre les armes aurait, à nos yeux, toutes les allures d'un cauchemar totalitaire.
L'obligation du jihad
Il résulte logiquement de ce qui précède que tout musulman doit s'engager activement dans la réalisation de la communauté islamique idéale, à la faveur d'une politisation dont nul ne peut se tenir à l'écart. La simple confession de la foi en Allah n'est nullement suffisante, pas plus qu'il n'est désormais possible d'adopter à l'égard de Dieu une attitude purement spirituelle ou contemplative. La participation active à l'instauration du règne de Dieu sur terre est la seule manière de l'honorer comme il se doit et de faire preuve de son absence de compromission avec la jâhiliyya, c'est-à-dire de son innocence. « Avec Qutb s'ouvre une ère où la religion se veut le moteur d'une entreprise de renaissance civilisationnelle qui passe inévitablement par le politique », et, ajoutons-le, la violence28.
Le jihad auquel tout musulman est appelé à participer ne s'exerce pas dans le cadre parti, au sens classique du terme. En parfait accord avec l'idéologie révolutionnaire, le combat est avant tout une action en mouvement, et qui ne connaîtra pas de fin avant le règne final : « Ce qui caractérise le credo islamique ainsi que la société qui s'en inspire, écrit Qutb dans Signes de piste, c'est d'être un mouvement qui ne permet à personne de se tenir à l'écart […] ; la bataille est continuelle et le combat sacré (jihad) dure jusqu'au jour du jugement. »29
Au sens où l'entend Qutb, le jihad n'a pas la signification primordiale d'un combat spirituel personnel contre la tentation des passions, relevant de la piété privée, et les moyens qu'il doit prendre ne sont pas seulement ceux de la persuasion et de la prédication. Ici discours et mouvement s'opposent radicalement, dès lors qu'il ne s'agit pas de réfuter des doctrines, mais de renverser le pouvoir politique. Une telle fin ne peut se réaliser simplement par l'usage du langage, les armes sont nécessaires. « Instaurer le règne de Dieu sur terre, supprimer celui des hommes, enlever le pouvoir à ceux de ses adorateurs qui l'ont usurpé pour le rendre à Dieu seul, donner l'autorité à la loi divine (chari'at Allah) seule et supprimer le lois créées par l'homme... tout cela ne se fait pas avec des prêches et des discours. »30
Gilles Kepel souligne à quel point cet activisme répond à la nature dictatoriale du pouvoir de Nasser que Qutb invite, tout d'abord, à renverser. De toute évidence, face à un ordre policier qui n'hésite pas utiliser la brutalité la plus violente, les mots ne suffisent pas : « Le Livre n'est plus opératoire, c'est au sabre de prendre le relais. Le pouvoir est jahiliyya, il faut le combattre comme on combattait les païens. »31
« En franchissant ce pas, explique Gilles Kepel, Sayyid Qutb assume un risque considérable, qu'ont toujours hésité à prendre les oulémas au long de l'histoire musulmane. En effet, placer le prince hors de l'islam, c'est l'excommunier et l'excommunication est une arme dont le maniement est extrêmement dangereux, car elle tourne aisément entre les mains de sectes que les docteurs et les clercs sont incapables de contrôler. »32
Cette délégimitation des autorités cléricales et théologiques, et, plus généralement des institutions établies, est un des aspects de l'islamisme radical dont les conséquences devaient être proprement mortifères. Dans la mesure où celui-ci se libère de l'orthodoxie religieuse, à la faveur d'une orthopraxie violente qui soumet tout musulman à ses obligations, pareil impératif – aussi inconditionnel que le devoir kantien - contient en soi les ferments d'un développement exponentiel de la violence, en l'absence de tout contrôle et de toute limite. Développement d'autant plus incontrôlable que le jihad s'enracine dans une vision cosmique des fins dernières : le triomphe du bien sur le mal, de l'islam total sur la jâhiliyya. Et c'est bien à quoi on assista : le radicalisme devint de plus en plus individuel et extrémiste. Al-Qaeda est le résultat de cette évolution.33
La mondialisation du combat pour l'instauration de la souveraineté de Dieu et de la loi divine est inscrite dans la nature même de l'islam, tel que Qutb le comprend : « Point question de libérer l'homme arabe seulement, comme si le message ne s'adressait qu'aux Arabes », écrit Qutb dans le Zilal.34 Par conséquent, ses adversaires ne sont pas seulement les pouvoirs politiques corrompus en terre arabo-musulmane, mais, et de façon permanente, les athées, les polythéistes, les juifs et les chrétiens.
Ce n'est pas la guerre offensive seulement qui est rendue nécessaire. Le meurtre des Infidèles est légitimé dès lors, comme le rappelle Olivier Carré qu'« à tout moment et en tout lieu, tout musulman est tenu de combattre et de tuer tous les ennemis de l'Islam, mais sans esprit d'hostilité. »35 A cette nuance près que Qutb condamne les actes isolés de terrorisme. Les « qutbistes » à venir ne s'en tiendront pas à ce maigre verrou que toute la doctrine invitait, en réalité, à faire sauter.
Nous avons là, dans des textes explosifs écrits au sein de l'univers concentrationnaire nassérien, tous les élements d'un processus de violences extrêmes, idéologiquement justifiées, et qui devaient inspirer Ben Laden lorsqu'il décida de tourner ses partisans contre l'Occident, une fois les armées soviétiques défaites en Afghanistan. La dynamique du jihad ne connaîtra pas de fin avant que la victoire ultime n'ait été obtenue et, de fait, puisque celle-ci doit se réaliser sur la terre entière, ce n'est pas de sitôt que le « mouvement » s'arrêtera. La paix de Dieu que vise l'islam n'est pas le résultat d'un traité.
Oussama ben Laden, disciple de Qutb
Remplaçons Nasser par la monarchie saoudite, et nous avons la structure qutbiste de la lutte contre la jahiliyya, telle que Ben Laden l'exprime dans cet entretien qui eut lieu en Afghanistan en 1997 avec deux journalistes de la chaîne américaine CNN :
« - Monsieur Ben Laden, pouvez-vous nous donner une idée des points essentiels de vos critiques contre la famille royale d'Arabie saoudite ?
- Pour ce qui est de nos critiques contre le régime au pouvoir en Arabie saoudite, et ceux de la péninsule Arabique en général, elles portent sur leur soumission aux États-Unis et leur alliance avec eux, tandis que notre principal problème avec les États-Unis est qu'ils considèrent le régime saoudien comme un régime valet. Et, en raison de la soumission du régime saoudien envers les États-Unis et de son alliance avec eux, un grand péché contre l'islam est commis, puisque le gouvernement des hommes a remplacé celui de Dieu, alors que l'on devrait gouverner uniquement selon la loi révélée. »36
Ayant présent à l'esprit les éléments principaux de la doctrine de Qutb, il n'est nul besoin d'ajouter à ces mots de commentaire explicatif. Tout aussi clair est le sens de l'appel que Ben Laden lance, le 18 octobre 2003, dans sa « Seconde lettre aux musulmans d'Irak » :
« Sachez que cette guerre [des États-Unis contre l'Irak] est une nouvelle croisade contre le monde musulman, et qu'elle sera décisive pour la communauté musulmane mondiale tout entière, elle peut avoir des répercussions périlleuses et des effets néfates sur l'islam et les musulmans à un degré que nul, sinon Dieu, ne sait.
Donc, ô jeunes musulmans de tous lieux, et surtout dans les pays voisins [de l'Irak] et au Yemen,
Vous devez mener la guerre sainte convenablement, suivre la vérité et vous garder d'écouter les hommes qui ne suivent que leurs désirs et se couchent à terre, ou qui se fient aux oppresseurs, tremblent pour vous et vous détournent de cette guerre sainte bénie.
Car des voix se sont élevées en Irak, comme auparavant en Palestine, en Egypte, en Jordanie, au Yémen et ailleurs, appelant à une solution pacifique et démocratique, à la collaboration avec les régimes apostats, ou avec les envahisseurs juifs et croisés, plutôt que de mener la guerre sainte ; bref, il faut prendre garde contre cette méthode fausse et trompeuse, contraire à la loi de Dieu, qui entrave la guerre sainte.
Comment pouvez-vous soutenir la guerre sainte sans combattre pour la cause de Dieu ? Allez-vous faire marche arrière ? Ces hommes-là ont affaibli la puissance des musulmans sincères et ont adopté comme référence les passions humaines, la démocratie, la religion païenne (dîn jâhiliyya), en entrant dans les parlements, ceux-là se sont égarés et en ont égaré beaucoup.
A quoi pensent ceux qui entrent dans les parlements de l'idolâtrie, que l'islam a détruits ? […] Car l'islam est la religion de Dieu et les parlements sont une religion païenne (dîn jâhiliyya), c'est donc celui qui obéit aux princes ou aux oulémas (ceux qui permettent ce que Dieu a interdit, comme entrer dans les conseils législatifs, ou interdire ce que Dieu a permis, comme le jihad), qui commet le péché d'en faire des seigneurs à la place de Dieu ; or, il n'y a de force et de puissance qu'en Lui. »37
Toute la rhétorique révolutionnaire de Qutb est reprise là, appelant les musulmans à la « guerre sainte » contre la jâhiliyya et rejetant comme trahison de la loi divine la participation à une solution politique de nature démocratique. Mais qu'on ne se trompe pas : les raisons évoquées par Ben Laden dans ce texte, dans d'autres également, et qui tiennent tout ensemble à l'installation des bases américaines en Arabie saoudite après l'invasion du Koweit par les troupes de Saddam Hussein, à l'invasion de l'Afghanistan dans les mois qui suivirent le 11-Septembre, ou encore à la guerre des États-Unis contre l'Irak en 2003, ne sont pas les causes premières du jihad mené par Al-Qaeda, pas plus qu'il ne s'agit là de simples prétextes ou de réponses à mettre au compte de la vengeance. Ces événements étaient bien plutôt interprétés comme autant d'indices que le combat décisif, cosmique et métaphysique, entre Dieu et la jâhiliyya, l'islam et la barbarie, s'annoncait, alors que se manifestaient, à ciel ouvert, « les signes de l'Heure ».
7 commentaires:
A la lecture de cet article concernant l'idéologie meurtrière de Sayyid Qutb, les premiers éléments philosophiques qui nous interpellent fortement et qui nous questionnent sur « tous les éléments d'un processus de violences extrêmes, idéologiquement justifiées, et qui devaient inspirer Ben Laden » sont l’imbrication assez étonnantes des concepts de fatalisme et du finalisme avancés tout au long du parcours de Sayyid Qutb. Ce sentiment s’accroit par ailleurs lorsque l’on peut lire que « la dynamique du jihad ne connaîtra pas de fin avant que la victoire ultime n'ait été obtenue et, de fait, puisque celle-ci doit se réaliser sur la terre entière, ce n'est pas de sitôt que le « mouvement » s'arrêtera ».
Et dans ce cas précis ici, la question du fatalisme et du finalisme, à l’instar de celle du libre-arbitre ou du déterminisme, est doublement importante : elle interroge d’une part la nature de la dynamique du monde et elle a d’autre part des répercussions ontologiques déterminantes pour toute philosophie.
Dans le langage courant, on dit d’un individu qu’il est fataliste lorsqu’il se caractérise par une tendance à ne pas se prémunir contre le sort parce qu’il le considère inévitable. De ce point de vue, le fataliste est un individu qui ne se donne pas les moyens d’arriver à ses fins, découragé par la fatalité des événements. Il n’est pas non plus impossible de dire d’événements particuliers de l’existence qu’ils répondent à un certain fatalisme quand bien même on considérerait l’humain libre ; ces événements sont de fait nommés des « fatalités ».
Dans son acception philosophique, le fatalisme est une doctrine qui se représente le court des choses comme inéluctable. En témoigne l’étymologie du mot dont la racine est latine, « fatum », qui signifie destin. Du point de vue de l’existence humaine, une telle doctrine exclut donc la possibilité d’un libre arbitre, croyance suivant laquelle l’humain peut agir selon sa volonté propre, librement et indépendamment des influences qui lui sont extérieures. Mais le terme est quelque peu équivoque ; c’est qu’il se confond parfois avec le déterminisme, doctrine selon laquelle l’humain est et agit selon le résultat de son passé et des lois physiques par le truchement d’un principe de causalité. L’une des différences fondamentales de ces deux courants de pensée provient donc de ce que chacun suppose être le principe organisateur des événements. Le fatalisme considère la nécessité d’une pré-organisation pour répondre du présent, ce qui justifie de l’existence ou de la préexistence d’un principe organisateur général tel que l’Histoire par exemple. Il y a en tout cas quelque chose qui existe, qui traverse toute temporalité et en vue duquel l’existence se déroule nécessairement. Si le fatalisme est finaliste, cette nécessité nous permet déjà d’élucider que ce quelque chose a bel et bien le pouvoir de son ambition puisqu’il rend nécessaire une certaine existence ; il est par exemple une entité divine. Le déterminisme considère quant à lui le présent selon le passé. De ce point de vue, il se prémunit de devoir justifier d’une organisation préexistante et évite l’écueil métaphysique du « quelque chose organisateur » ; il se heurte plutôt à la question de la cause première ou de l’infinité du monde. Un autre élément qui différencie grandement le fatalisme du déterminisme est que le premier est une doctrine souvent adoptée par les religions tandis que le second, plus rationaliste et proche d’une conception scientifique, en est largement exclue.
Considérant que l’un des rôles prédominants de ces institutions est d’apporter une réponse aux crises existentielles, il apparaît paradoxal qu’elles embrassent la perspective fataliste, c’est à dire l’absence de liberté humaine qui constitue sans doute une crise à part entière. Il apparaît paradoxal qu’elles tolèrent une doctrine qui définie l’être comme impliqué dans une voie de nécessités dont il ne saurait s’émanciper, qu’elles concèdent une réalité où l’homme est incapable d’agir. Car en effet, l’action elle-même y est vidée de sa substance ; elle n’est plus la génération d’une volonté mais la continuité incarnée par l’individu de circonstances qui lui sont extérieures et qui s’actualisent en lui. Il apparaît de ce point de vue que la problématique que soulève le fatalisme est la place de la volonté et de l’action dans une existence où tout est prévu à l’avance. Autrement dit, peut-on considérer raisonnablement que le fatalisme est une doctrine qui rend vaine la volonté et l’action et qui dévalue par là l’existence humaine ?
Le fatalisme exclue a priori la possibilité d’un humain qui se meut, opère dans le monde et le transforme selon une volonté qui lui est intrinsèque, entendue comme produit immédiat et indéterminé de son esprit. Il est cependant permis de penser que la volonté et l’action peuvent avoir d’autres fins que celles que l’humain se serait seul fixé, et d’autres motifs que l’affirmation d’une liberté inconditionnelle. Ceci est d’autant plus vrai si nous considérons ce fatalisme comme résultant d’une volonté extérieure ou inhérente au monde lui-même, comme provenant par exemple de ce « quelque chose » qui rendit le destin inéluctable et fut la cause première des existants. Dans une telle situation, la félicité de l’existence ne se trouverait plus déterminée par la question de la liberté ou de l’action indépendante mais par celle de la conformité avec un ordre supérieur pour lequel, bien qu’on ne puisse rien attenter contre lui et qu’il nous dépasse, on aurait une indéfectible confiance.
C’est de ce point de vue que les religions ont elles-mêmes trouvé dans la théorique nécessité du cheminement la volonté d’une entité qui, pour avoir fait naître l’ensemble des choses et des êtres, souhaita qu’ils s’épanouirent. Un tel fatalisme pourrait donc revêtir une raison théologique et se concrétiserait par l’actualité du meilleur monde possible choisit par un Dieu omniscient œuvrant indubitablement pour le Bien suprême. Leibniz et sa Monade, (dont le fatalisme n’est que partiel puisqu’il considère les hommes libres et qu’il prétend que le choix de Dieu s’est porté sur la version du monde dont l’actualité de leur liberté est la plus profitable à l’ensemble), n’est pas loin de cette conception rassurante. Mais si le fatalisme n’apparaît plus comme une menace, il pourrait conduire à la paresse ou au laisser-aller. En effet, ne sachant pas à ma propre échelle de mortel quel est mon rôle à jouer dans le dessein divin, je pourrais être tenté de demeurer dans l’inaction où de considérer le moindre de mes maux comme un fait supportable en vue d’un bien futur qui le compense pleinement.
La philosophe Émilie du Châtelet témoigne pourtant dans Les institutions de physique de 1740 que cette conception du fatalisme rend au contraire l’action plus pertinente, et particulièrement celle liée à la discipline scientifique. En s’appuyant sur la thèse de Leibniz, elle explique que l’ensemble des éléments du monde répondent ainsi à la volonté de Dieu. Qu’ils contiennent dans leur actualité la raison suffisante relative à leurs causes antérieures, mais aussi celle liée aux effets qui justifient qu’ils existent dans le meilleur des mondes. Selon donc cette conception du fatalisme, la compréhension du monde revêt un caractère téléologique et théologique ; il permet de se rapprocher de Dieu, de comprendre ses raisons, et donc d’entrevoir les conditions de la dite fatalité qui organise le Tout ; en bref, d’approcher les secrets de la providence. L’action de connaissance que propose la philosophe, qui ne doit pas pour autant reposer sur des principes métaphysiques qui empiètent sur la rigueur scientifique, devient plus pertinente encore que dans une vision purement matérialiste ou déterministe. L’étude du monde et sa compréhension se trouvent renforcées d’une profonde humilité et plus enclines à l’admiration.
Mais la conception d’un fatalisme qui ne produit aucune dévaluation de l’existence et qui n’entraîne pas à une passivité de l’individu n’est pas exclusive au domaine de la religion. D’autant que même avec une ontologie du libre-arbitre, personne n’est à l’abri d’événements inévitables qui constituent un certain fatalisme. Quant bien-même l’ensemble des vicissitudes de l’existence s’inscriraient dans une nécessité démystifiée, la réponse humaine pourrait être justement une activité permanente pour s’y conformer et vivre heureux. C’est en tout cas le pari que fait le stoïcisme qui préconise d’accepter chaque chose selon leur caractère naturel et inévitable. Cette acceptation n’est donc pas une passivité de l’esprit, de la volonté ou de l’action. Au contraire. Il s’agit pour le sage de diriger ses efforts dans le renforcement de sa raison pour être capable de poser, entre lui et les circonstances nécessaires de l’existence, le jugement qui rend accessible l’ataraxie. C’est selon cette maxime que le philosophe Sénèque, dans sa lettre à Marcia, préconise à cette mère en deuil de ne pas pleurer la mort de son enfant contre laquelle personne n’aurait rien pu faire. Il l’invite à ne pas se courroucer contre la destinée, cette fatalité, et à se concentrer plutôt sur le positif ; elle pleure un bonheur qu’elle a perdu, mais donc un bonheur qu’elle a connu. Et puisque, selon le principe fataliste, les choses arrivent de toute façon lorsqu’elles doivent arriver, il n’y a jamais rien à regretter ou à craindre ; le seul effort réside dans l’acceptation du présent. De manière générale, le stoïcisme propose une vue d’ensemble sur les événements du monde et n’exclut pas un principe mécaniste pour ses éléments particuliers. Il pense que la considération adéquate face aux vicissitudes de l’existence est rationnelle et se trouve dans l’acceptation des événements dictés par le cosmos et considérable par l’esprit, faisant ainsi la jonction entre une conception fataliste et déterministe.
Dans les deux cas que nous avons traité, l’humain semble pouvoir se prémunir de la dépression fataliste bien qu’il prenne conscience que le monde n’est pas immédiatement conforme à la volonté qu’il a déposée en lui. Un fait rendu possible grâce à la confiance qu’il a en ce dernier et qui justifie d’y demeurer actifs. Toutefois, la réponse de la foi et l’exhortation à la sagesse stoïcienne ne sont pas absolument satisfaisantes. La première est aisément réfutable par le rationalisme ; la seconde vise un idéal très difficile, voire impossible à atteindre. Le fatalisme peut de ce point de vue revêtir un caractère autrement plus froid. D’autant que la conception métaphysique justifie des aléas qui composent l’existence selon un but à atteindre mais ne parvient pas tout à fait à panser le prix d’une absence de liberté.
Voltaire, qui assène une critique pleine d’ironie à la monade de Leibniz dans son roman Candide ou l’optimiste, en témoigne brillamment. Il montre qu’à l’échelle de l’individu et de son expérience subjective, l’avènement d’un bien suprême ou la justification de maux dans une perspective d’ensemble sont une promesse lointaine sans aucun impact immédiatement positif. Les existences individuelles se trouvent sacrifiées face à un destin irrésistible qui les dépasse. La fameuse phrase répétée sans cesse par le personnage principal et qu’il tient de son maître-philosophe, « Tout est au mieux dans le meilleur des mondes possibles » montre les limites d’un fatalisme qui se veut optimiste. Car Candide rencontre durant son parcours des événements désastreux ; il est poussé plusieurs fois au meurtre, et condamné à mort à presque chacune de ses destinations dont l’une est à Lisbonne au moment du tremblement de terre meurtrier de 1755 dont il est lui-même victime. Il tente cependant d’accepter incessamment tous ces événements et de garder la foi. Force est pourtant de constater que le personnage en devient indéniablement niais et désolant. Cette manière de s’attacher à un paradigme métaphysique contraste avec la réalité décrite et le lecteur aura bien du mal à défendre la pertinence d’un fatalisme qui préserve du désespoir.
Mais il y a plus. Nous avons posé que le fatalisme est une doctrine qui prétend que les individus suivent une destinée inéluctable, autrement dit qu’ils sont d’eux-mêmes incapables de s’émanciper de la voie toute tracée qui leur préexiste. Or, une telle thèse vient à l’encontre d’une responsabilité individuelle, ou interdit du moins d’en juger de manière conséquentialiste. C’est un véritable paradoxe lorsqu’elle présupposait par exemple, dans son acception religieuse, l’organisation extérieure du Tout par une entité toute-puissante telle que Dieu. L’action ne peut donc plus être morale et devient elle-même le produit inconditionnel de la fatalité. Or, que reste t-il pour la motiver ? Supposant que tout ce qui doit advenir adviendra, et donc que tout changement est essentiellement impossible, l’homme pourrait bien se laisser tenter par un laisser-aller constant. Il n’est pas anodin que dans Jacques le fataliste et son maître de Diderot, Jacques, au moment de justifier une action révoltée, penche plutôt pour une thèse déterministe. L’affaire se passe lorsqu’un chien le mord. Jacques, courroucé, se munie d’un bâton et lui inflige un coup sur la tête. Son maître, qui se moque du fatalisme de Jacques depuis le début du récit, lui demande la raison de cette punition puisque tout est écrit dans le grand parchemin d’en-haut. Puisque, comme Jacques le dit souvent, « Nous croyons conduire le destin mais c’est lui qui nous mène ». Celui-ci lui répond qu’en frappant l’animal déterminé à le mordre, il applique par son action un nouveau déterminisme à l’animal, la peur infligée par la douleur du coup et liée à la morsure, qui l’interdira plus tard de récidiver. Or, le fatalisme exclue l’hypothèse d’un présent qui s’écrit à mesure qu’il est vécu ; il le pense plutôt comme le produit arrêté du destin. De ce point de vue, la position de Jacques fait, comme avec les stoïciens, la jonction entre le déterminisme et le fatalisme. Dès lors, il sera plutôt question pour ce dernier de considérer l’inévitable détermination du passé comme une fatalité mais de se penser capable d’interagir avec le présent via le principe d’actions vectrices, c’est à dire à la fois déterminées et déterminantes. Pour bien comprendre la différence avec un fatalisme irrésistible, dont la difficulté inhérente est l’impossibilité inconditionnelle de se faire déterminant, il n’y a qu’à se représenter le mythe d’Œdipe.
Au sein de ce dernier, Laïos, roi de Thèbes, va consulter l’oracle avec sa femme parce qu’ils ne parviennent pas à avoir d’enfant. Elle leur révèle une prophétie ; s’ils ont un fils, ce dernier tuera son père et épousera sa mère. Malgré l’avertissement, l’enfant vit le jour sous le nom d’Œdipe. Pour éviter que la prophétie ne se réalise, il fut abandonné par son père. Cependant, des pâtres le recueillirent et l’amenèrent à Polype, roi de Corinthe, qui l’éleva comme son fils. Œdipe, devenu plus âgé, alla trouver l'oracle de Delphes pour éclaircir le mystère de sa naissance. L’oracle lui conseilla de ne pas retourner dans son pays sous peine de tuer son père et d'épouser sa mère. Voulant déjouer ce funeste destin, le jeune homme décida de fuir Corinthe afin de s’éloigner des siens. Sur son chemin, il rencontra un vieillard avec lequel il se prit de querelle. Il finit par le tuer, ignorant qu’il s’agissait de Laïos, son véritable père. Par la suite, alors qu’il approchait de Thèbes, Œdipe se trouva nez à nez avec la sphinge qui soumettait aux passants des énigmes et dévorait quiconque ne pouvait les résoudre. Œdipe devina les énigmes du monstre ce qui lui valut d’être proclamé roi de Thèbes et d’en épouser la reine, Jocaste. Une peste survint alors et l'oracle ordonna d'expulser le meurtrier de Laïos pour calmer les Dieux. Œdipe, qui lança immédiatement de terribles imprécations contre le meurtrier inconnu, découvrit peu à peu le lourd secret de sa naissance. Quand il comprit qu’il avait commis un parricide et épousé sa mère, il se creva les yeux. Jocaste, quant à elle, se pendit de désespoir. Cette histoire illustre parfaitement la vanité des actions humaines dans un système fataliste. Quant bien mêmes les protagonistes apprennent la tragédie qui les attend, et opèrent des subterfuges dans l’espoir de l’éviter, ils se font systématiquement rattraper par la fatalité ; le sort joue pour ainsi dire avec eux et finit toujours par avoir le dernier mot. La question qui demeure reste de savoir si le fatalisme raconté ici comprend la totalité des actions humaines ou ne détermine que les événements marquants ; Œdipe était-il libre dans ses actions les plus futiles ? Rationnellement, l’idée d’une liberté, même infime, ferait pénétrer dans le déroulement de l’existence un incommensurable surplus de contingences dont les effets grandiraient incessamment selon l’effet papillon et deviendraient potentiellement problématique pour la logique d’une réalité déterminée. C’est pourquoi il apparaît difficile de prétendre que le jeune homme est doté d’une liberté qui ne s’exprime que dans les inconséquences. De toute façon, quelle que soit la réponse que nous donnons, il est indéniable que ce qui importe vraiment, ce qui est décisif dans l’existence d’un individu, ne lui appartient jamais. Il est, pour ainsi dire, contraint de subir la continuité de sa destinée. Que celle-ci lui soit favorable ou non, qu’il souhaite la précipiter ou l’éviter, aucune action ni aucun événement ne sauraient la contrecarrer.
Nous avons témoigné juste avant de la futilité d’une volonté humaine qui s’exprimait contre le sort et de celle des actions qui en résulteraient. Outre cela, nous avons constaté que le fatalisme se comprenait comme un système global dont le coût, celui de la liberté, était problématique à l’échelle individuelle quand bien même il se justifiait selon un dessein d’ensemble. Ne se peut-il pourtant pas que la certitude d’un avènement futur, quand bien-même il dépasse les limites de notre seule existence, soit une perspective rassurante ? Pour qu’un tel événement soit réconfortant, il se doit d’être compréhensible par l’humain sujet au réconfort. C’est pourquoi le meilleur exemple d’un tel phénomène est celui d’une fatalité historique dont l’individu donne le pronostique dans un temps antérieur à sa réalisation. C’est ce que fait notamment Marx lorsqu’il écrit que l’avènement d’une révolution prolétarienne est nécessaire, ou bien qu’elle vienne d’une organisation de la classe dominée pour renverser le pouvoir bourgeois, ou bien que le capital se désagrège de lui-même, laissant place se solvant par une prise de pouvoir des opprimés. Bien que dans son aspect politique et scientifique, la certitude d’un tel avènement est difficilement discernable d’une prophétie historique digne de Hegel, une telle perspective est susceptible de donner espoir à ceux qui luttent pour elle. Plaçant comme déterminant la mobilisation des prolétaires pour que le renversement sociétal est lieu, elle est à la fois une exhortation à la mobilisation et une certitude que, quand bien même les militants ne parviendraient pas à leurs fins durant leur propre vécu, ils auront participé à l’actualité d’une nécessité historique à laquelle ils croyaient. L’action, de ce point de vue, sans être à proprement créatrice de l’événement, est une condition sine qua non pour que ce dernier advienne. Notons tout de même que l’humain est considéré par Marx comme fondamentalement libre, contredisant par là un fatalisme général.
C’est pourquoi il faut nous demander s’il est possible de dépasser le problème existentiel de la privation de liberté en se conformant au déterminisme inhérent au fatalisme. Pour ce faire, il nous faut interroger ce qu’est l’étoffe de la réalité d’une existence subjective, ce qui lui donne sa valeur. Nous serions à première vue tenté de répondre qu’elle dépend du respect de grandes valeurs suprêmes telles que la vérité ou la liberté, mais une expérience de pensée tend à nous montrer que nous faisons fausse route. Elle est évoquée par Nietzsche dans le Gai savoir puis mobilisé dans Ainsi parlait Zarathoustra et se nomme « l’expérience de l’éternel retour ». Elle nécessite qu’on se représente l’irruption soudaine d’un génie qui nous annonce qu’il provoquera la répétition exacte, inchangeable et éternelle de la totalité de notre existence. La manière dont nous réagirons à cette fatalité est significative de la qualité de la vie que nous menons ; si nous sommes horrifiés par la perspective de l’éternel retour, alors notre existence est problématique. Si nous y voyons une aubaine, elle vaut la peine d’être vécue. Ce qui nous intéresse particulièrement ici est que de ce point de vue, le seul critère qui importe essentiellement à l’existence est du domaine du ressenti. Il ne s’agit pas de savoir si je suis libre ou non dans l’existence que je mène mais si j’y ai atteint des émotions suffisamment positives et durables pour qu’elles valent la peine d’être répétées éternellement. En effet, que peut bien m’importer que mon essence soit libre si les circonstances de mon existence n’ont été qu’une perpétuelle souffrance ? Ou que je ne sois pas libre si j’ai été le plus heureux des hommes ?
Quand bien même donc je ne le suis en effet pas, mon existence n’est pas dévaluée dans ce qu’elle a de concret. La liberté posée comme nécessaire à la félicité humaine se dévoile peu à peu comme une illusion à laquelle le fatalisme donne l’injonction de renoncer. Si donc on se considère dans un système qui exclue la liberté, nous trouverons d’autres critères d’évaluation de notre existence que cette dernière. Non pas qu’il faille renoncer à toute forme de sentiments de liberté dans l’existence, mais remettre en question la pertinence de la poser comme consubstantiel à l’ontologie humaine.
Voilà ce que nous pouvions évoquer à propos du fatalisme. Nous avons tout d’abord observer qu’il pouvait être une conception du monde positive à l’existence humaine, motrice de l’action et de la volonté. La perspective d’une organisation divine ou de la possibilité de se prémunir contre les événements les plus nécessaires en devenaient la cause.
Nous avons ensuite montré les faiblesses d’une vision métaphysique du fatalisme ou de sa réponse stoïcienne. Outre cela, nous constations que même dans le cas où elle s’avérait vraie, elles ne protégeaient pas du coût subjectif de la liberté sous prétexte qu’un dessein général préexistait. Mais également, que toute action et que toute volonté devenaient vaines et décourageantes dès qu’elles se confrontaient à la nécessité d’une ligne directrice et inviolable.
Enfin, nous opposions à ces dernières observations la perspective d’un fataliste historique et celle d’une réévaluation de l’essentialité de l’existence humaine. Nous y trouvions des arguments forts pour défendre qu’un certain fatalisme pouvait être bénéfique à l’espoir et à l’action, et que quand bien même il empêcherait de penser l’humain libre, il n’en dévaluait pas l’existence dans ce qu’elle a d’essentiel : l’expérience consciente.
Il nous semble donc opportun de souligner combien les notions conceptuelles de fatalisme et de finalisme sont un levier important dans l'idéologie meurtrière de Sayyid Qutb. Cette analyse nous a globalement permis de mieux en cerner les rouages, les tenants et les aboutissants.
Dusseux Franck
Etudiant EAD Master I
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