Ces réflexions ont été rédigées en vue de la conférence sur le Pur Amour, donnée, le 18 janvier 2022, aux étudiants préparant le concours aux écoles supérieures de commerce du Lycée Hoche à Versailles :
« Tu aimeras ton Dieu de toute ton âme, de tout ton cœur, de tout ton être », le premier commandement des Tables de la Loi s'accompagne inséparablement du deuxième : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », auquel Jésus Christ ajoute le devoir d'aimer nos ennemis, sans quoi qu'est-ce qui distinguerait les fils de Dieu des païens ? Que ce-dernier commandement soit contre nature – comment pourrait-on aimer qui nous veut et nous fait du mal ? - ne lève pas l'absurdité qui fait de l'amour une obligation.
L'amour est un sentiment – s'agirait-il pour les théologiens d'un effet de la grâce divine - que l'on éprouve de façon indélibérée et qui ne peut être suscité par un mouvement de la volonté. Dès lors, comment pourrrait-il être exigible ? Respecter les commandements divins, fort bien ! Traiter autrui avec respect, cette obligation morale se comprend. En prendre soin, s'il est dans le besoin et dans la détresse, cela s'entend encore. Mais l'aimer, le chérir d'amour tendre, comment cela pourrait-il être exigé ? « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas », la pensée célèbre de Pascal plonge l'affectivité humaine dans une nuit à tout jamais inaccessible aux conclusions claires et lumineuses du raisonnement et de l'argumentation. S'il y a quelque chose de désespérant dans l'injonction « Aime-moi », cela tient au fait que, aussi désireux soit-on de répondre à cette demande éperdue et de « plier la machine » », il est tout bonnement impossible de faire advenir en soi un sentiment que l'on éprouve pas. La sécheresse du cœur ne fera pas davantage naître le sentiment d'amour que l'aridité du désert ne fait tomber l'eau du ciel. Et cette impossibilité n'est pas une faute dont il pourrait nous être fait reproche.
« Tu aimeras, écrit Franz Rosenzweig, – quel paradoxe dans ces mots! Peut-on commander à l’amour ? L’amour n’est-il point destin et saisissement, et s’il est libre, n’est-il pas offrande libre ? Et voilà qu’on le commande? Non, certes, on ne peut commander l’amour; nul tiers ne peut le commander ni l’obtenir par la force. »1
Désireux de donner malgré tout un sens au commandement évangélique d'aimer son prochain, Kant fait une distinction entre l'amour pathologique et l'amour pratique, lequel est une maxime de bienveillance. « Dans ce noyau de toutes les lois, lit-on dans la Critique de la raison pratique, il n’est donc question que de l’amour pratique. Aimer Dieu signifie dans ce sens exécuter volontiers ses commandements; aimer son prochain : remplir volontiers tous ses devoirs envers lui. »2, lesquels me commandent de traiter l'humanité en moi-même et en tout autre comme une fin en soi et non comme un moyen. L'amour pratique du prochain se ramène au devoir d'agir moralement envers autrui par obéissance à l'impératif de la loi. Seulement voilà, et Kant en reconnaît l'évidence, le respect auquel nous sommes contraints n'est pas l'amour. N'avait-il pas montré dans la Fondation de la métaphysique des moeurs que le secours d'autrui est d'autant plus méritoire qu'il est denué de toute incitation émanant du sentiment et de la sensibilité ? L'action d'un philanthrope sera de plus haute valeur morale s'il continue de répandre autour de lui le bien alors même qu'il se trouve dans un état intérieur « d'insensibilité mortelle », que lorsqu'il était spontanément porté à secourir la détresse humaine par sympathie, pitié ou compassion. Pour froide et glaciale que paraisse cette interprétation rationnelle du commandement évangélique, Kant, pourtant, n'innovait pas entièrement.
Confrontés au même problème interpétatif, les théoriciens du Pur Amour avaient distingué au XVIIe siècle l'amour affectif de l'amour effectif. Si le premier ne peut être exigé parce qu'il ne relève pas d'un acte de la volonté mais d'une détermination de la sensibilité et du cœur, il n'en va pas de même de l'amour effectif, autrement appelé « amour d'exécution », lequel désigne les œuvres de l'amour. Tels sont les gestes, ces actions extérieures, libres de tout inclination affective, à quoi conduit le commandement d'aimer lorsque la contrainte du devoir remplace l'impulsion du sentiment et de la spontanéité. De là vient que l'on puisse produire des attestations, manifestes et probantes, de l'amour en l'absence de tout sentiment d'amour. Plus encore, ces actes, ces preuves d'amour tiennent lieu d'amour, non pas parce qu'ils jaillissent d'un même fond affectif, mais, au contraire, parce qu'ils se substituent au sentiment défaillant, et cela sur le mode du "comme si" : « Il est donc dit, écrit Antoine Sirmond dans La défense de la vertu, publié en 1641, que nous aimerions Dieu mais effectivement, opere et veritate, faisant sa volonté comme si (souligné par moi) nous l'aimions affectivement, comme si cet amour sacré brûlait nos cœurs, comme si le motif de la charité nous y portait. »3
Dans ce « comme si », il ne faut pas voir les artifices de l'hypocrisie ou de la tromperie, l'honnêteté commandant de quitter l'être qui n'est plus aimé. Cette leçon moderne fait du sentiment le critère de l'authenticité de l'amour, mais une telle injonction à la sincérité conduit inévitablement à ériger la rupture, la séparation ou le divorce en devoir moral. Ne voit-on pas, cependant, que relations humaines se trouvent ainsi placées sous le joug d'un destin plus impitoyable que le décret arbitraire des dieux : l'inconstance du sentiment sur lequel nulle volonté ne peut rien. La morale du devoir rétablit la liberté humaine au cœur d'un commandement dont l'exécution se fait dans la lumière de l'acte, sans plus dépendre des obscures et involontaires intermittences du coeur. Agir « comme si » n'est pas un faux-semblant, c'est attester d'une liberté qui s'affirme lorsque, dans la froideur du cœur, se donne tout ce que nous pouvons donner et qui, en l'absence d'amour, est encore et bel et bien une preuve d'amour.
_________________
1. Franz Rosenzweig, L’étoile de la rédemption, trad. A. Derczanski et J.-L. Schlegel, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2003, p. 210.
2. V, 83. Cité par Florence Salvetti, "Une relecture critique du commandement d'amour évangélique", Institut Catholique de Paris, « Transversalités » 2013/2 N° 126, pages 81 à 93.
3. Voir notre Amour et désespoir, Le Seuil, 2000, p. 94.