On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

mercredi 18 février 2009

L'instruction idéale selon François Saint-Pierre

Les questions de justice intéressent peu, semble-il, la grande majorité de nos concitoyens, les philosophes pas davantage. C'est regrettable. Bien qu'elles soient assez "techniques", elles touchent pourtant au coeur de notre régime politique et social. Aussi est-il nécessaire d'y consacrer un peu de temps et de travail, et de se détacher des épisodes médiatiques qui les mettent sur le devant de la scène sans nous donner les moyens de mieux comprendre le fonctionnement réel du système judiciaire. De là, les billets que je consacre depuis quelque temps à ce sujet essentiel.
L'avocat pénaliste, François Saint-Pierre, qui plaide depuis longtemps en faveur du développement des droits de la défense, exprime sur le blog des Editions Dalloz, ses réflexions sur le projet du président de la République de modernisation du droit pénal et, en particulier, sur la suppression du juge d'instruction. Elles sont éclairantes et passionnantes :
"Je ne regretterai pas les juges d’instruction. Non pas que leur suppression du système judiciaire résolve d’un coup la question de la procédure pénale en France, mais parce que leur pratique professionnelle, depuis les années 1990, les a disqualifiés. La presse eut beau louer ces juges pourfendeurs de la corruption de la classe politique, les abus de pouvoirs et les erreurs judiciaires qu’ils ont commises, sûrs de leur bon droit et de leur morale, ont démontré que, contrairement à ce qu’ils soutiennent aujourd’hui, ils ne sont pas en eux-mêmes les garants des libertés individuelles et de la sûreté. La fonction de la Justice pénale n’est pas, en effet, de provoquer l’évolution de la société à coup de mises en examen fracassantes et de révélations de scandales divers, mais avant toute autre considération, de garantir au maximum les citoyens des excès et des injustices que peuvent commettre les juges dans l’exercice de leurs puissants pouvoirs.
Rien ne dit, cependant, que le face-à-face du ministère public et de l’avocat de la défense constitue à cet égard un système plus fiable que le précédent. Me concernant, j’ai depuis plusieurs années plaidé pour un développement des droits de la défense, de sorte que les avocats puissent exercer un contre-pouvoir judiciaire suffisamment efficace, et cela quel que soit le système de poursuites: avec ou sans juge d’instruction.
Le fait est que depuis les lois de 1993, 2000, 2005 et 2007, la procédure d’instruction judiciaire avait évolué vers un schéma de type contradictoire, qui, sur bien des points, était devenu assez satisfaisant, il faut bien le reconnaître. Le problème est que ce dispositif ne s’appliquait que dans le cadre des seules instructions judiciaires, soit moins de 5% des affaires. Au cours d’une enquête préliminaire ou de flagrance, en revanche, aucun droit ni aucun statut n’était accordé à la défense, non plus qu’à la partie civile. Voici l’enjeu de ce projet de réforme: quels seront les pouvoirs de l’avocat au cours de cette nouvelle procédure d’enquête?
Les droits de la défense forment un bloc. L’avocat doit pouvoir les exercer de manière effective, dans toute situation, dès lors que son client est mis en cause, sans qu’il appartienne ni au procureur de la République ni au juge d’instruction d’en décider. Les réquisitoires délivrés contre x, tandis que la personne visée est clairement identifiée, sont une hérésie. Ils n’ont d’autre but que d’autoriser la garde à vue du suspect, hypocritement traité comme un témoin, alors même que son droit d’être assisté par un avocat devrait naturellement lui être reconnu.
L’usage de la garde à vue sur commission rogatoire, qu’ont largement développé les juges d’instruction pour déléguer aux policiers la mise en état de leurs dossiers, est tout aussi inadmissible. Les droits premiers de la défense devront pouvoir être exercés de manière effective par toute personne visée par une enquête, sans exception : droit à l’assistance d’un avocat, droit d’accès au dossier de la procédure, droit de demandes d’actes d’enquêtes et d’expertises, ainsi que recours en illégalité de l’instance.
La commission Léger, qui est chargée d’établir un rapport sur le sujet d’ici le printemps, se penchera sur chacune de ces questions, pour choisir les modalités des procédures applicables, parmi les multiples options qui sont ouvertes.
Présence active de l’avocat en garde à vue ? Pourquoi pas, mais je reste convaincu que les magistrats et surtout les policiers livreront sur ce point un combat farouche. Ne sous-estimons pas non plus les contraintes qu’imposerait aux avocats la nécessité d’assister leurs clients durant deux ou quatre jours de garde à vue, sans délai de convocation ni de préparation. Je préférerais personnellement que le principe soit clairement affirmé de l’interdiction de l’audition comme témoin de toute personne suspectée, laquelle ne pourrait dès lors avoir lieu qu’en présence de l’avocat, au tribunal ; en somme, une application franche de l’actuel article 105 du code de procédure pénale, à toute procédure d’enquête.
Demandes d’actes d’instruction ou bien investigations privées? Ma préférence va nettement à un système de demandes d’actes auprès du procureur, sous l’arbitrage du juge de l’instruction. C’est un sujet très important qu’il serait trop long d’exposer ici. En résumé, disons que les enquêtes privées poseraient de sérieux problèmes, notamment d’intégrité des preuves produites ou occultées, et que leur coût empêcherait la majorité des justiciables d’y recourir. Le système de la demande d’actes d’instruction de l’actuel article 82-1 du code a quant à lui fait ses preuves, me semble-t-il, dans la mesure, du moins, où les avocats s’en sont servis...
Car c’est bien là l’une des clés de la réussite de toute réforme de la procédure pénale, dans un sens accusatoire : les avocats se voient confier un rôle moteur, qu’ils doivent assumer pleinement. Le juge d’instruction, dans bien des affaires, veillait à instruire aussi à décharge. Les magistrats du parquet, même objectifs dans la conduite de leurs enquêtes, soutiennent une accusation. Ce sera donc aux avocats de se charger d’initiative de cette instruction en défense, suivant une méthodologie nouvelle qu’il leur faudra élaborer et mettre en œuvre. S’en abstiendraient-ils qu’ils mettraient en danger leurs clients, démunis face à un parquet puissant, bien organisé et déterminé. Leur responsabilité professionnelle serait engagée. Qu’on ne s’y trompe pas. La suppression du juge d’instruction de notre système judiciaire augure d’une autre réforme : celle du barreau.
La défense pénale est un métier, une affaire de spécialiste, et le sera davantage encore demain qu’aujourd’hui. Les pénalistes professionnels sauront s’adapter, c’est certain. Mais la défense est aussi une mission de service public, que les ordres d’avocats doivent assurer, pour que toute personne poursuivie puisse être défendue de manière appropriée. Faudrait-il importer d’outre-Atlantique le modèle des bureaux publics de défense pénale, recrutant les plus motivés des jeunes avocats, qui s’y consacreraient alors à part entière durant leurs années de formation? J’adhère à cette nouvelle proposition de Daniel Soulez Larivière. C’est lui qui aura été l’un des précurseurs de cet ample mouvement de réforme du monde judiciaire en France. Je lui rends ainsi hommage !"

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