Le professeur de droit Jacques Viguier a été acquitté hier de l'accusation du meurtre de son épouse, disparue en 2000. Sous bien des aspects cette affaire rappelle celle de Maurice Agnelet qui avait également été acquitté en première instance par la cour d'assises de Nice en décembre 2006, puis condamné par la cour d'appel d'Aix-en-Provence en octobre 2007 pour le meurtre avec préméditation d'Agnès Le Roux sur la seule base de "l'intime conviction" des jurés. Dans les deux cas : pas de preuve du crime, pas de cadavre.
En 2000, le législateur a modifié le Code de procédure pénale (loi du 16 juin 2000) introduisant - il était grand temps ! - l'appel en matière de jugement criminel. Mais je m'interroge sur la possibilité également offerte au Parquet de continuer de poursuivre un homme qui a été innocenté. On dira que c'est répondre là au principe de réciprocité : le ministère public doit disposer des mêmes prégoratives que celle offerte à un citoyen, j'y vois plutôt la porte ouverte à une sorte d'acharnement. Un nouveau procès ne devrait pouvoir être rouvert par les représentants de l'Etat que si de nouveaux éléments sont apportés au dossier. Si tel n'est pas le cas, la société devrait laisser l'homme à sa liberté.
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
jeudi 30 avril 2009
mercredi 29 avril 2009
Ethical Theory
Tous ceux qui s'intéressent aux débats contemporains en philosophie morale qui agitent le monde anglo-saxon devraient se procurer The Oxford Handbook of Ethical Theory , publié sous la direction de David Copp (Oxford University Press, 2006, 658 pages).
La diversité et la complexité des enjeux sont fort bien présentés dans une série d'articles qui traitent 1/ des questions métaéthiques, s'interrogeant sur l'origine et la signification des concepts moraux – les problèmes ici étant soit de nature proprement métaphysique (existe-t-il ou non des "faits moraux" ? Sur ce point s'opposent défenseurs et adversaires du réalisme moral), soit de nature épistémologique (y a-t-il place ou non pour une conception cognitiviste de l'action morale ?) soit, enfin, de nature psychologique (égoïsme et altruisme, la place des émotions et de la raison dans la motivation des évaluations morales, etc.) -, 2/ des questions d'éthique normative, selon le postulat de base qu'il n'y a qu'un seul critère ultime de la conduite morale, s'agirait-il d'une seule règle ou d'un ensemble de règles, lesquelles se déploient en théories des vertus , en théories du devoir ou en théories conséquentialiste ; enfin, 3/ des questions d'éthique appliquée .
Au fil de la lecture de ces chapitres, l'on perçoit à quel point la réflexion - souvent fort technique - sur les sujets de philosophie morale intéresse bien davantage qu'en France le monde académique américain et anglais. Hormis Emmanuel Lévinas, il n'y a aucun penseur français qui fasse l'objet d'une attention particulière. Je ne suis pas sûr que ce soit par ignorance ou l'effet d'un parti-pris un peu chauvin.
La diversité et la complexité des enjeux sont fort bien présentés dans une série d'articles qui traitent 1/ des questions métaéthiques, s'interrogeant sur l'origine et la signification des concepts moraux – les problèmes ici étant soit de nature proprement métaphysique (existe-t-il ou non des "faits moraux" ? Sur ce point s'opposent défenseurs et adversaires du réalisme moral), soit de nature épistémologique (y a-t-il place ou non pour une conception cognitiviste de l'action morale ?) soit, enfin, de nature psychologique (égoïsme et altruisme, la place des émotions et de la raison dans la motivation des évaluations morales, etc.) -, 2/ des questions d'éthique normative, selon le postulat de base qu'il n'y a qu'un seul critère ultime de la conduite morale, s'agirait-il d'une seule règle ou d'un ensemble de règles, lesquelles se déploient en théories des vertus , en théories du devoir ou en théories conséquentialiste ; enfin, 3/ des questions d'éthique appliquée .
Au fil de la lecture de ces chapitres, l'on perçoit à quel point la réflexion - souvent fort technique - sur les sujets de philosophie morale intéresse bien davantage qu'en France le monde académique américain et anglais. Hormis Emmanuel Lévinas, il n'y a aucun penseur français qui fasse l'objet d'une attention particulière. Je ne suis pas sûr que ce soit par ignorance ou l'effet d'un parti-pris un peu chauvin.
dimanche 26 avril 2009
Télé-électrochoc
Si vous avez encore le temps, procurez-vous le numéro de ce week-end du journal Libération, qui a pour titre : "Télé-réalité. Télé électrochoc". Les journalistes ont suivi le tournage d'un documentaire de France 2 qui met en scène un "jeu" où les candidats acceptent d'infliger des chocs électriques (en réalité, factices) à un sujet qui se trompe dans la réponse à une série de questions. Où l'on voit que les résultats de base de la fameuse expérience Milgram sur la soumission à l'autorité, menée au début des années soixante, se trouvent à nouveau confirmés : 80% des candidats ont accepté d'envoyer des décharges maximales de 480 volts, l'une d'entre-elle étant même la petite fille de Juifs déportés à Auschwitz !
Les propos que me prête le journaliste qui m'a contacté à la va-vite juste avant le bouclage sont, hélas, un peu déformés. Si je lui ai expliqué que les sujets de l'expérience Milgram n'étaient nullement des "robots" qui auraient obéi mécaniquement aux ordres - en témoignent les signes d'anxiété physique et psychologique qu'ils manifestaient - je n'ai évidemment pas laissé entendre qu'à l'inverse tel était le cas d'Eichmann. Mais passons, l'essentiel n'est pas là.
Je ne vois pas cependant, à la différence de la conclusion qu'en tire le journal, que ce soit la conduite des sujets qui prouve la perversion de émissions de télé-réalité. Cela on le savait déjà. De fait, elles sont proprement obscènes. La perversion est dans l'institution, toute institution, qui favorise ce genre de comportement de docilité. La leçon à tirer est bien plus générale.
Les propos que me prête le journaliste qui m'a contacté à la va-vite juste avant le bouclage sont, hélas, un peu déformés. Si je lui ai expliqué que les sujets de l'expérience Milgram n'étaient nullement des "robots" qui auraient obéi mécaniquement aux ordres - en témoignent les signes d'anxiété physique et psychologique qu'ils manifestaient - je n'ai évidemment pas laissé entendre qu'à l'inverse tel était le cas d'Eichmann. Mais passons, l'essentiel n'est pas là.
Je ne vois pas cependant, à la différence de la conclusion qu'en tire le journal, que ce soit la conduite des sujets qui prouve la perversion de émissions de télé-réalité. Cela on le savait déjà. De fait, elles sont proprement obscènes. La perversion est dans l'institution, toute institution, qui favorise ce genre de comportement de docilité. La leçon à tirer est bien plus générale.
samedi 25 avril 2009
Les démocraties à l'épreuve
Comment se peut-il que la pratique de la torture, qui pourtant paraît ne pouvoir faire l’objet d’aucune discussion critique, ait pu être théorisée aux Etats-Unis, au lendemain du 11 septembre 2001, dans ce qu’il convient d’appeler « l’idéologie libérale de la torture » ? Comment a-t-il été possible que l’on revienne sur la prohibition de la torture et des traitements humiliants et dégradants qui a été édictée par le droit international humanitaire dès la sortie de la barbarie nazie et qui a été formalisée dans nombre de dispositions juridiques du droit interne pendant des décennies entières ? Sur la base de quels arguments, qui ne sont pas seulement cyniques, a-t-on pu en arriver là ? Et comment est-il possible d’y répondre. ?
Le débat sur la torture, tel qu’il s’est construit (en particulier aux Etats-Unis) dans les dernières années renvoie toujours à l’hypothèse de la situation d'exception (« la bombe à retardement »).
Chez les penseurs qui ont affrontée les difficultés posées par une telle situation extrême, deux solutions, pour l’essentiel, ont été proposées.
Deux solutions à la torture d’exception
Pour les uns, à la suite de Michael Walzer, ce qui se fait jour, dans cette affaire, c’est le problème de l’action politique responsable ou ce qu’il appelle, à la suite de Sartre, le problème des « mains sales ». Selon ces auteurs, il ne fait pas de doute que la torture puisse constituer en ce cas la décision qui convient (au sens machiavélien du terme), parce que nous n’attendons pas d’un homme politique responsable – le « prince bon » - qu’il respecte en toutes circonstances, de façon inconditionnelle, aveugle en somme à la réalité concrète, les principes moraux qui sont les siens et qui structurent également les fondements de notre conception du droit. L’homme politique digne de ce nom, confronté à un choix tragique entre ce que Max Weber appelle l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité, doit agir en fonction du bien de tous, et non du bien de sa conscience, cela impliquerait-il d’avoir recours au mal. La violation de l’interdit ne peut donc être traitée qu’au cas par cas, et non par quelque forme d’institutionnalisation politique ou juridique, et elle exige que rien ne soit perdu des scrupules de la conscience morale. Une solution qui s'inscrit dans la lignée classique du mensonge en politique, tel qu'il a été reformulé par Hannah Arendt par exemple.
Pour d’autres, tel Henry Shue, qui s’inscrivent dans la même perspective que Walzer, une condition supplémentaire est ajoutée, qui est essentielle : quiconque prendrait une telle décision devra en rendre compte devant un tribunal, ce qui présuppose qu’il accepte d’avance la possibilité, voire la certitude, de sa condamnation pénale au nom du principe de responsabilité.
Ce n’est pas le lieu de développer tout ce que donne à penser cette réponse, passons à l’autre solution préconisée par les penseurs d’obédience utilitariste.
Parmi ces-derniers le plus influent est le professeur de droit à l’université de Harvard, défenseur notoire des droits civiques et militant contre la peine de mort, Alan Dershowitz. Les positions qu’il a soutenues dans un ouvrage publié en 2002 (Why Terrorism Works ?) ont fait l’objet de très vives controverses, mais qui n’ont pas traversé l’Atlantique. On peut les ramener aux deux principes que sont le principe de candeur et le principe d’innocence. Le premier se rapporte à l’idée que ce qui constitue l’essence des démocraties ce n’est pas tant le respect inconditionnel des droits de l’homme, mais le contrôle public des activités de l’Etat. Le second conduit à faire du mal un bien sur la base du calcul utilitariste des conséquences.
Evaluée en termes économiques de coûts et de bénéfices, à la faveur d’un calcul des conséquences, la souffrance infligée à un homme ne compte tout simplement pas si on la mesure au bien qui en résulte pour des milliers d’autres vies. En sorte que disparaissent ces cruels dilemmes de conscience et ces scrupules qui donnaient à la solution précédente sa dimension humaine tragique. Comme on le voit, et le paradoxe est assez inouï pour être souligné, c’est n'est pas seulement le droit – envisagé selon l'analyse « économique » chère à l'école de Chicago (chez Richard Posner, par exemple, voir son dernier ouvrage, Countering Terrorism, Blurred Focus, Halting Steps, 2007 ) – mais la morale qui vient ici légitimer le recours à une pratique dont on attendrait qu’elle au moins en reprouve absolument l’usage. Tel n'est pas le cas. Jamais l’utilitarisme n’avait à ce point révélé ce qui constitue son intention (ou sa conséquence) la plus problématique, en cette affaire comme en d'autres : rendre la pratique du mal innocente, c’est-à-dire travailler à la négation du mal dans le moment même où l'on justifie rationnellement d'y avoir recours. La rationalité calculatrice est en droit, en morale comme en économie le grand opérateur de la négation du mal (une conséquence théorique déjà visible dans les théodicées au tournant des Lumières, chez Malebranche et Leibniz, avec lesquelles l'utilitarisme entretient des rapports remarquables, ne serait-ce que parce que l'individu y est à chaque fois sacrifié à la perfection du Tout ou à l'intérêt du plus grand nombre).
Toutes ces élaborations hautement spéculatives reposent sur des postulats fallacieux et sur une hypothèse prétendument réaliste qui n'est, en réalité, qu'une fiction. Cependant la réflexion sur la torture ne se limite pas à cette seule pratique. Avec elle, s’ouvre un large champ d’investigation portant sur la nature de la responsabilité politique, sur la fonction et les principes du droit, sur leur caractère inconditionnel ou non, par conséquent sur la norme et l'exception, mais aussi sur le secret et la transparence, l'équilibre entre la défense des libertés publiques et la sécurité des personnes, sur la réciprocité (plus précisément : le rapport entre droits et devoirs, tel qu'il peut être problématisé dans une conception contractualiste du lien social, à partir de John Rawls par exemple), sur la confiance et la peur ou encore sur les dangers de la catégorisation politique (tirée de Carl Schmidt) de l'ami et de l'ennemi, et, plus généralement, sur ce qui constitue une société démocratique en tant qu’elle se présente comme une société décente (pour reprendre la thématique d'Orwell et de Margalit).
Ainsi que le l'ai montré dans le précédent billet, la question de la torture est loin d'être réglée aux Etats-Unis, si l'on en juge par les débats qui oppose ceux qui estiment nécessaire d'édicter à l'avance des règles en vue de son utilisation dans des situations extrêmes et ceux qui estiment qu'il faut s'en tenir à l'obligation pour le tortionnaire de rendre compte de ses actes devant un tribunal, aurait-il agi en toute bonne foi au nom de la nécessité défense.
Aussi divergentes ces deux positions soient-elles, elles ont en commum de croire à la validité de l'hypothèse de la situation d'exception, telle qu'elle est formulée dans le scénario de la "bombe à retardement". Mais j'y reviens une fois de plus : ce scénario apparemment réaliste n'est qu'une parabole perverse et imaginaire. De même qu'est imaginaire l'idée d'une utilisation "chirurgicale" de la torture.
En réalité la porte qu'ouvre subrepticement l'intention de définir à l'avance des méthodes légales de torture n'est rien de plus que sa normalisation.
Le débat sur la torture, tel qu’il s’est construit (en particulier aux Etats-Unis) dans les dernières années renvoie toujours à l’hypothèse de la situation d'exception (« la bombe à retardement »).
Chez les penseurs qui ont affrontée les difficultés posées par une telle situation extrême, deux solutions, pour l’essentiel, ont été proposées.
Deux solutions à la torture d’exception
Pour les uns, à la suite de Michael Walzer, ce qui se fait jour, dans cette affaire, c’est le problème de l’action politique responsable ou ce qu’il appelle, à la suite de Sartre, le problème des « mains sales ». Selon ces auteurs, il ne fait pas de doute que la torture puisse constituer en ce cas la décision qui convient (au sens machiavélien du terme), parce que nous n’attendons pas d’un homme politique responsable – le « prince bon » - qu’il respecte en toutes circonstances, de façon inconditionnelle, aveugle en somme à la réalité concrète, les principes moraux qui sont les siens et qui structurent également les fondements de notre conception du droit. L’homme politique digne de ce nom, confronté à un choix tragique entre ce que Max Weber appelle l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité, doit agir en fonction du bien de tous, et non du bien de sa conscience, cela impliquerait-il d’avoir recours au mal. La violation de l’interdit ne peut donc être traitée qu’au cas par cas, et non par quelque forme d’institutionnalisation politique ou juridique, et elle exige que rien ne soit perdu des scrupules de la conscience morale. Une solution qui s'inscrit dans la lignée classique du mensonge en politique, tel qu'il a été reformulé par Hannah Arendt par exemple.
Pour d’autres, tel Henry Shue, qui s’inscrivent dans la même perspective que Walzer, une condition supplémentaire est ajoutée, qui est essentielle : quiconque prendrait une telle décision devra en rendre compte devant un tribunal, ce qui présuppose qu’il accepte d’avance la possibilité, voire la certitude, de sa condamnation pénale au nom du principe de responsabilité.
Ce n’est pas le lieu de développer tout ce que donne à penser cette réponse, passons à l’autre solution préconisée par les penseurs d’obédience utilitariste.
Parmi ces-derniers le plus influent est le professeur de droit à l’université de Harvard, défenseur notoire des droits civiques et militant contre la peine de mort, Alan Dershowitz. Les positions qu’il a soutenues dans un ouvrage publié en 2002 (Why Terrorism Works ?) ont fait l’objet de très vives controverses, mais qui n’ont pas traversé l’Atlantique. On peut les ramener aux deux principes que sont le principe de candeur et le principe d’innocence. Le premier se rapporte à l’idée que ce qui constitue l’essence des démocraties ce n’est pas tant le respect inconditionnel des droits de l’homme, mais le contrôle public des activités de l’Etat. Le second conduit à faire du mal un bien sur la base du calcul utilitariste des conséquences.
Evaluée en termes économiques de coûts et de bénéfices, à la faveur d’un calcul des conséquences, la souffrance infligée à un homme ne compte tout simplement pas si on la mesure au bien qui en résulte pour des milliers d’autres vies. En sorte que disparaissent ces cruels dilemmes de conscience et ces scrupules qui donnaient à la solution précédente sa dimension humaine tragique. Comme on le voit, et le paradoxe est assez inouï pour être souligné, c’est n'est pas seulement le droit – envisagé selon l'analyse « économique » chère à l'école de Chicago (chez Richard Posner, par exemple, voir son dernier ouvrage, Countering Terrorism, Blurred Focus, Halting Steps, 2007 ) – mais la morale qui vient ici légitimer le recours à une pratique dont on attendrait qu’elle au moins en reprouve absolument l’usage. Tel n'est pas le cas. Jamais l’utilitarisme n’avait à ce point révélé ce qui constitue son intention (ou sa conséquence) la plus problématique, en cette affaire comme en d'autres : rendre la pratique du mal innocente, c’est-à-dire travailler à la négation du mal dans le moment même où l'on justifie rationnellement d'y avoir recours. La rationalité calculatrice est en droit, en morale comme en économie le grand opérateur de la négation du mal (une conséquence théorique déjà visible dans les théodicées au tournant des Lumières, chez Malebranche et Leibniz, avec lesquelles l'utilitarisme entretient des rapports remarquables, ne serait-ce que parce que l'individu y est à chaque fois sacrifié à la perfection du Tout ou à l'intérêt du plus grand nombre).
Toutes ces élaborations hautement spéculatives reposent sur des postulats fallacieux et sur une hypothèse prétendument réaliste qui n'est, en réalité, qu'une fiction. Cependant la réflexion sur la torture ne se limite pas à cette seule pratique. Avec elle, s’ouvre un large champ d’investigation portant sur la nature de la responsabilité politique, sur la fonction et les principes du droit, sur leur caractère inconditionnel ou non, par conséquent sur la norme et l'exception, mais aussi sur le secret et la transparence, l'équilibre entre la défense des libertés publiques et la sécurité des personnes, sur la réciprocité (plus précisément : le rapport entre droits et devoirs, tel qu'il peut être problématisé dans une conception contractualiste du lien social, à partir de John Rawls par exemple), sur la confiance et la peur ou encore sur les dangers de la catégorisation politique (tirée de Carl Schmidt) de l'ami et de l'ennemi, et, plus généralement, sur ce qui constitue une société démocratique en tant qu’elle se présente comme une société décente (pour reprendre la thématique d'Orwell et de Margalit).
Ainsi que le l'ai montré dans le précédent billet, la question de la torture est loin d'être réglée aux Etats-Unis, si l'on en juge par les débats qui oppose ceux qui estiment nécessaire d'édicter à l'avance des règles en vue de son utilisation dans des situations extrêmes et ceux qui estiment qu'il faut s'en tenir à l'obligation pour le tortionnaire de rendre compte de ses actes devant un tribunal, aurait-il agi en toute bonne foi au nom de la nécessité défense.
Aussi divergentes ces deux positions soient-elles, elles ont en commum de croire à la validité de l'hypothèse de la situation d'exception, telle qu'elle est formulée dans le scénario de la "bombe à retardement". Mais j'y reviens une fois de plus : ce scénario apparemment réaliste n'est qu'une parabole perverse et imaginaire. De même qu'est imaginaire l'idée d'une utilisation "chirurgicale" de la torture.
En réalité la porte qu'ouvre subrepticement l'intention de définir à l'avance des méthodes légales de torture n'est rien de plus que sa normalisation.
vendredi 24 avril 2009
Débat sur la torture
Le Sénat américain discute en ce moment de la question de savoir si la politique antiterroriste conduite par l'administration Bush doit faire l'objet d'un examen approfondi par une "commission vérité", malgré les réticences exprimées jusqu'à présent par le président Obama.
www.nytimes.com
Le débat a été relancé par le récent déclassement de quatre mémoramdums secrets rédigés entre 2002 et 2005 par les juristes de l'Office of Legal Counsel (OLC) du ministère de la Justice - Jay Bibee, John Yoo et Steven Bradbury - justifiant la pratique de "méthodes d'interrogatoire coercitives". Où il est expliqué comment fabriquer un collier pour frapper un prisonnier contre le mur, combien de jours exactement il peut être privé de sommeil, et ce qui doit très précisement lui être dit avant de l'enfermer dans une boîte avec un insecte ou encore comment pratiquer le waterboarding sans entraîner la mort - le tout, dans la belle casuistique juridique, afin de garantir aux tortionnaires l'assurance d'échapper à une condamnation pénale. Ces mémos, particulièrent nauséabonds, peuvent être consultés à l'adresse suivante :
http://documents.nytimes.com
Dans le même temps a lieu sur le blog de l'University of Chicago Law School un incroyable débat entre professeurs de droit sur la question de savoir si la pratique de la torture, appelée "Torturous Interrogation", doit ou non faire l'objet à l'avenir d'une régulation et d'une légalisation. Plus précisément, doit-on s'en tenir à la justification ex post de la "nécessité défense" dans le cas d'une incrimination pénale devant un tribunal ou, au contraire, définir légalement à l'avance, c'est-à-dire ante post, des règles encadrant la pratique de la torture ? Cette position défendue par Eric Posner et Adrian Vermeule, qui présupposent faussement tous deux l'efficacité de ces méthodes et la pertinence du scénario de la "bombe à retardement", est à juste titre critiquée par Bernard Harcourt, professeur de droit, de criminologie et de science politique.
Ce n'est pas le caractère public de cette discussion qui étonne, mais son existence même. Comme s'il était concevable qu'une démocratie envisage tranquillement de légaliser la violation de ses principes fondamentaux, aussi bien en droit interne qu'en droit international, et qu'elle puisse imupunément emprunter la voie de ce que Hannah Arendt appelait, à l'époque de la guerre du Viêt-Nam, une "criminilisation de l'Etat".
Mais le plus terrifiant est de lire les commentaires des étudiants qui, pour nombre d'entre eux, estiment que la torture doit être utilisée si elle permet de sauver des vies innocentes. Une hypothèse apparemment réaliste mais qui, en fait, repose sur un scénario à la fois imaginaire et pervers, ainsi que je l'ai montré dans mon livre.
http://uchicago.typepad.com
On voudrait qu'avec l'accession de Barak Obama à la présidence, l'hypothèse de la torture soit définitivement oubliée. Comme on le voit, cette page noire de l'histoire des Etats-Unis est loin d'être fermée...
Le débat a été relancé par le récent déclassement de quatre mémoramdums secrets rédigés entre 2002 et 2005 par les juristes de l'Office of Legal Counsel (OLC) du ministère de la Justice - Jay Bibee, John Yoo et Steven Bradbury - justifiant la pratique de "méthodes d'interrogatoire coercitives". Où il est expliqué comment fabriquer un collier pour frapper un prisonnier contre le mur, combien de jours exactement il peut être privé de sommeil, et ce qui doit très précisement lui être dit avant de l'enfermer dans une boîte avec un insecte ou encore comment pratiquer le waterboarding sans entraîner la mort - le tout, dans la belle casuistique juridique, afin de garantir aux tortionnaires l'assurance d'échapper à une condamnation pénale. Ces mémos, particulièrent nauséabonds, peuvent être consultés à l'adresse suivante :
Dans le même temps a lieu sur le blog de l'University of Chicago Law School un incroyable débat entre professeurs de droit sur la question de savoir si la pratique de la torture, appelée "Torturous Interrogation", doit ou non faire l'objet à l'avenir d'une régulation et d'une légalisation. Plus précisément, doit-on s'en tenir à la justification ex post de la "nécessité défense" dans le cas d'une incrimination pénale devant un tribunal ou, au contraire, définir légalement à l'avance, c'est-à-dire ante post, des règles encadrant la pratique de la torture ? Cette position défendue par Eric Posner et Adrian Vermeule, qui présupposent faussement tous deux l'efficacité de ces méthodes et la pertinence du scénario de la "bombe à retardement", est à juste titre critiquée par Bernard Harcourt, professeur de droit, de criminologie et de science politique.
Ce n'est pas le caractère public de cette discussion qui étonne, mais son existence même. Comme s'il était concevable qu'une démocratie envisage tranquillement de légaliser la violation de ses principes fondamentaux, aussi bien en droit interne qu'en droit international, et qu'elle puisse imupunément emprunter la voie de ce que Hannah Arendt appelait, à l'époque de la guerre du Viêt-Nam, une "criminilisation de l'Etat".
Mais le plus terrifiant est de lire les commentaires des étudiants qui, pour nombre d'entre eux, estiment que la torture doit être utilisée si elle permet de sauver des vies innocentes. Une hypothèse apparemment réaliste mais qui, en fait, repose sur un scénario à la fois imaginaire et pervers, ainsi que je l'ai montré dans mon livre.
On voudrait qu'avec l'accession de Barak Obama à la présidence, l'hypothèse de la torture soit définitivement oubliée. Comme on le voit, cette page noire de l'histoire des Etats-Unis est loin d'être fermée...
mercredi 22 avril 2009
Balkinization
On dit que le président Barak Obama consulte chaque jour le blog de Jack Balkin, un des plus influents constitutionnalistes américains qui fut son ancien professeur de droit à l'université de Harvard. De fait, les informations et les commentaires qu'on y trouve sont passionnants, en particulier sur le débat qui agite les plus hautes sphères de la nouvelle administration au sujet des pratiques de la torture légitimées par les juristes du Pentagone et du ministère de la Justice au lendemain des attentats du 11 septembre.
A consulter par tous ceux que ces questions intéressent :
http://balkin.blogspot.com
A consulter par tous ceux que ces questions intéressent :
Marcel Gauchet et la réforme des universités
Entretien avec Marcel Gauchet, publié dans Le Monde du 23 avril, "L'autonomie veut dire la mise au pas des universitaires" :
"Dans votre dernier livre, Conditions de l'Éducation, vous mettiez l'accent sur la crise de la connaissance. Le mouvement actuel dans l'enseignement supérieur n'en est-il pas une illustration ?
L'économie a, d'une certaine manière, dévoré la connaissance. Elle lui a imposé un modèle qui en fait une machine à produire des résultats dans l'indifférence à la compréhension et à l'intelligibilité des phénomènes. Or, même si c'est une de ses fonctions, la connaissance ne peut pas servir uniquement à créer de la richesse. Nous avons besoin d'elle pour nous aider à comprendre notre monde. Si l'université n'est plus du tout en position de proposer un savoir de cet ordre, elle aura échoué. Or, les savoirs de ce type ne se laissent ni commander par des comités de pilotage, ni évaluer par des méthodes quantitatives.
N'est-ce pas pour cela que la question de l'évaluation des savoirs occupe une place centrale dans la crise ?
Alors que les questions posées par les modalités de l'évaluation sont très complexes, puisqu'elles sont inséparables d'une certaine idée de la connaissance, elles ont été réglées de manière expéditive par l'utilisation d'un modèle émanant des sciences dures. Ces grilles d'évaluation sont contestées jusque dans le milieu des sciences dures pour leur caractère très étroit et l eurs effets pervers. Mais, hormis ce fait, ce choix soulève une question d'épistémologie fondamentale : toutes les disciplines de l'université entrent-elles dans ce modèle ? Il y a des raisons d'en douter.
Ce n'est pas un hasard si les sciences humaines ont été en pointe dans le mouvement. Il s'agit pour elles de se défendre contre des manières de les juger gravement inadéquates. L'exemple le plus saillant est la place privilégiée accordée aux articles dans des revues à comité de lecture qui dévalue totalement la publication de livres. Or pour les chercheurs des disciplines humanistes, l'objectif principal et le débouché naturel de leur travail est le livre. On est en pleine impasse épistémologique.
Toutefois, la source du malaise est bien en amont des textes de réforme qui cristallisent aujourd'hui les oppositions.
L'université souffre au premier chef de sa mutation démographique. Elle a mal vécu une massification qui s'est faite sous le signe de la compression des coûts et qui s'est traduite par une paupérisation. Il faut bien voir que nous sommes confrontés ici à un mouvement profond, qui relève de l'évolution des âges de la vie, et qui étire la période de formation jusqu'à 25 ans. L'afflux vers l'enseignement supérieur est donc naturel, indépendamment du contenu offert. Etant donné la culture politique française, dans l'imaginaire collectif, l'université devient le prolongement naturel de l'école républicaine gratuite et presque socialement obligatoire. Je ne crois pas plausible de maintenir le modèle de cette école républicaine jusqu'à 25 ans mais je comprends pourquoi les gens y croient. C'est même constitutif de notre pays. Mais cette spécificité en rencontre une autre, qui joue en sens inverse, à savoir l'existence d'un système à part pour la formation des élites, celui des grandes écoles. Il s'ensuit que nos dirigeants, issus en général de ce circuit d'élite, sont peu intéressés par l'université, quand ils ne la méprisent pas.
Notre université paie donc le prix d'une spécificité hexagonale ?
Ce partage universités/grandes écoles pèse très lourd. Partout ailleurs, le problème de l'université est vital puisqu'il y va de la formation des élites. Mais pas chez nous, la bourgeoisie française disposant d'un système ultrasélectif de grande qualité pour la formation de ses rejetons, qui a de surcroît l'avantage unique d'être gratuit. Mieux : on peut même y être payé pour apprendre - voir Polytechnique ou Normale Sup. L'université de masse, en regard, tend à être traitée comme un problème social. Nos gouvernants viennent de découvrir qu' elle était aussi un problème économique. Mais leur regard reste conditionné par le passé : ils veulent des résultats pour pas cher.
C'est sur un terrain déjà bien miné qu'arrive le mot nouveau d'"autonomie" ?
Ce mot admirable que personne ne peut récuser n'est qu'un mot. Il est illusoire de croire que parce qu'on a le mot, on a la chose. Demandons-nous ce qui se cache derrière ses promesses apparentes. Pour avoir une autonomie véritable, il faut disposer de ressources indépendantes. Or, en France, c'est exclu, puisque le bailleur de fonds reste l'Etat. On peut certes développer des sources de financement autres. Elles font peur à un certain nombre de mes collègues, mais je les rassure tout de suite, ça n'ira jamais très loin : le patronat français ne va pas par miracle se mettre à découvrir les beautés d'un financement qu'il n'a jamais pratiqué. Notre autonomie à la française ne sera donc qu'une autonomie de gestion à l'intérieur de la dépendance financière et du contrôle politique final qui va avec. Le changement est moins spectaculaire que le mot ne le suggère.
D'autres modèles étaient possibles ?
Certains pays de l'Est comme la Pologne ont pris un parti radical dans les années 1990. L'Etat a opéré une dotation des univ ersités en capital et elles sont devenues des établissements indépendants. A elles de faire fructifier leurs moyens et de définir leur politique. Si un tel changement était exclu chez nous, ce n'est pas seulement en raison du "conservatisme" français. C'est aussi et surtout que notre système n'est pas si mauvais et que tout le monde le sait, peu ou prou. A côté de ses défauts manifestes, il possède des vertus cachées.
On pourrait même soutenir, de manière provocatrice, qu'il est l'un des plus compétitifs du monde, dans la mesure où il est l'un de ceux qui font le mieux avec le moins d'argent. C'est bien la définition de la compétitivité, non ? Dans beaucoup de disciplines, nous sommes loin d'être ridicules par rapport à nos collègues américains, avec des moyens dix fois moindres.
Et vous pensez que le grand public en a une vision déformée ?
Comment le connaîtrait-il ? L'image romantique du chercheur dissimule une réalité très différente. La recherche est probablement le secteur le plus compétitif, le plus concurrentiel, le plus soumis à la pression de tous les secteurs de la vie sociale. C'est d'ailleurs l'un des motifs de la désaffection pour les sciences. Il faut une vocation solidement chevillée au corps pour endurer cette vie de moine-soldat, où vous avez à vous battre tous les jours pour rester dans le coup, obtenir des moyens, faire valider vos résultats, le tout pour un salaire sans aucun rapport avec ceux des cadres de l'économie. Il y a quelque chose de fou dans le besoin d'en rajouter une couche et de resserrer encore le contrôle, comme si les chercheurs n'étaient pas capables de détecter seuls les sujets porteurs, comme s'ils étaient assez stupides pour aller s'embourber dans des domaines qui n'ont aucun intérêt pour personne.
Le pire à mes yeux pour l'avenir est dans cette prétention à programmer la recherche. Comme s'il pouvait exister des méta-chercheurs en position de piloter le travail des autres ! La situation normale est celle du chercheur qui soumet un projet à des instances qui le jugent réaliste, ou prioritaire, compte tenu des moyens disponibles, exactement comme un banquier prend un risque en prêtant de l'argent à une entreprise. Mais l'idée ne peut venir que du chercheur ! Autrement, le conformisme est garanti. C'est une machine à tuer l'originalité dans l'oeuf qui se met en place.
Quelles conséquences l'autonomie aura-t-elle sur la vie professionnelle des enseignants- chercheurs ?
L'autonomie entraîne le passage des enseignants- chercheurs sous la coupe de l'université où ils travaillent. L'établissement, à l'instar de n'importe quelle autre organisation ou entreprise, se voit doté d'une gestion de ses ressources humaines, avec des capacités de définition des carrières et, dans une certaine mesure, des rémunérations. C'est un changement fondamental, puisque d'un statut qui faisait de lui un agent indépendant du progrès de la connaissance, recruté par des procédures rigoureuses et évalué par ses pairs, il passe à celui d'employé de cet établissement.
Jusqu'où va ce "changement fondamental" ?
C'est un changement complet de métier. Il est visible que la mesure de cette transformation n'a pas été prise. L'autonomie des universités veut dire en pratique la mise au pas des universitaires. Toute la philosophie de la loi se ramène à la seule idée de la droite en matière d'éducation, qui est de créer des patrons de PME à tous les niveaux, de la maternelle à l'université. Il paraît que c'est le secret de l'efficacité. On peut juger que le statut antérieur était archaïque et n'était plus tenable à l'époque d'une université de masse, mais encore fallait-il expliciter les termes de cette mutation et clarifier les conséquences à en tirer.
Ce statut était un concentré de l'idée du service public à la française, avec ses équilibres subtils entre la méritocratie, l'émulation et l'égalité. Toutes les universités n e sont pas égales, personne ne l'ignore, mais tout le monde est traité de la même façon. Il n'y a rien de sacro-saint là-dedans, mais on ne peut toucher à tels produits de l'histoire qu'en pleine connaissance de cause et en mettant toutes les données sur la table.
C'est donc tout le fonctionnement de notre société qui est interrogé là ?
Le problème universitaire est un bon exemple du problème général posé à la société française, celui d'assurer l'adéquation à la marche du monde de notre modèle hérité de l'histoire et organisé autour de l'idée de République. Toute la difficulté est de faire évoluer ce modèle sans brader notre héritage dit républicain. Nous ne verserons pas d'un seul coup dans un modèle compétitif et privé qui n'a jamais été dans notre histoire. Comment intégrer davantage de décentralisation et d'initiative, tout en maintenant un Etat garant de l'intérêt général et de l'égalité des services ? C'est ce point d'équilibre entre les mutations nécessaires et la persistance de son identité historique que le pays recherche. Il n'est pas conservateur : il est réactif. Mais pour conduire ce genre d'évolutions, il faut procéder à découvert, oser le débat public.
Ce qui a été absolument évité...
Le gouvernement a fait le choix d'une offensive éclair, sur la base d'une grande méconnaissance du terrain universitaire. Probablement, ce sentiment d'urgence a-t-il été multiplié par le choc du classement mondial des universités fait par l'université de Shanghaï, qui a secoué nos élites dirigeantes, sans leur inspirer, hélas, le souci de se mettre au courant. Si vous ajoutez à cela une image d'Epinal de ce qu'est le système universitaire américain, aussi typique du sarkozysme que largement fausse, plus l'idée que n'importe quelle stratégie de communication bien menée vient à bout de tous les problèmes, vous avez les principaux ingrédients de la crise actuelle.
Quelle sortie de crise imaginez-vous ?
Quelle que soit l'issue du mouvement, le problème de l'université ne sera pas réglé. Le pourrissement est (...) fatal, mais la question restera béante et resurgira. Si le gouvernement croit que parce qu'il a gagné une bataille, il a gagné la guerre, il se trompe. La conséquence la plus grave sera sans doute une détérioration supplémentaire de l'image de l'université, ce qui entraînera la fuite des étudiants qui ont le choix vers d'autres formes d'enseignement supérieur et ne laissera plus à l'université que les étudiants non sélectionnés ailleurs. De quoi rendre le problème encore un peu plus difficile.
Propos recueillis par Maryline Baumard et Marc Dupuis.
Marcel Gauchet
Historien et philosophe, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, Marcel Gauchet, 62 ans, a publié beaucoup d'articles notamment dans Le Débat, revue dont il est rédacteur en chef. On lui doit aussi de nombreux ouvrages où la démocratie, le pouvoir et le politique sont centraux. La transmission est aussi un sujet qui lui importe et il a cosigné, fin 2008, en collaboration avec Marie-Claude Blais et Dominique Ottavi, Les Conditions de l'éducation (Stock, 2008).
"Dans votre dernier livre, Conditions de l'Éducation, vous mettiez l'accent sur la crise de la connaissance. Le mouvement actuel dans l'enseignement supérieur n'en est-il pas une illustration ?
L'économie a, d'une certaine manière, dévoré la connaissance. Elle lui a imposé un modèle qui en fait une machine à produire des résultats dans l'indifférence à la compréhension et à l'intelligibilité des phénomènes. Or, même si c'est une de ses fonctions, la connaissance ne peut pas servir uniquement à créer de la richesse. Nous avons besoin d'elle pour nous aider à comprendre notre monde. Si l'université n'est plus du tout en position de proposer un savoir de cet ordre, elle aura échoué. Or, les savoirs de ce type ne se laissent ni commander par des comités de pilotage, ni évaluer par des méthodes quantitatives.
N'est-ce pas pour cela que la question de l'évaluation des savoirs occupe une place centrale dans la crise ?
Alors que les questions posées par les modalités de l'évaluation sont très complexes, puisqu'elles sont inséparables d'une certaine idée de la connaissance, elles ont été réglées de manière expéditive par l'utilisation d'un modèle émanant des sciences dures. Ces grilles d'évaluation sont contestées jusque dans le milieu des sciences dures pour leur caractère très étroit et l eurs effets pervers. Mais, hormis ce fait, ce choix soulève une question d'épistémologie fondamentale : toutes les disciplines de l'université entrent-elles dans ce modèle ? Il y a des raisons d'en douter.
Ce n'est pas un hasard si les sciences humaines ont été en pointe dans le mouvement. Il s'agit pour elles de se défendre contre des manières de les juger gravement inadéquates. L'exemple le plus saillant est la place privilégiée accordée aux articles dans des revues à comité de lecture qui dévalue totalement la publication de livres. Or pour les chercheurs des disciplines humanistes, l'objectif principal et le débouché naturel de leur travail est le livre. On est en pleine impasse épistémologique.
Toutefois, la source du malaise est bien en amont des textes de réforme qui cristallisent aujourd'hui les oppositions.
L'université souffre au premier chef de sa mutation démographique. Elle a mal vécu une massification qui s'est faite sous le signe de la compression des coûts et qui s'est traduite par une paupérisation. Il faut bien voir que nous sommes confrontés ici à un mouvement profond, qui relève de l'évolution des âges de la vie, et qui étire la période de formation jusqu'à 25 ans. L'afflux vers l'enseignement supérieur est donc naturel, indépendamment du contenu offert. Etant donné la culture politique française, dans l'imaginaire collectif, l'université devient le prolongement naturel de l'école républicaine gratuite et presque socialement obligatoire. Je ne crois pas plausible de maintenir le modèle de cette école républicaine jusqu'à 25 ans mais je comprends pourquoi les gens y croient. C'est même constitutif de notre pays. Mais cette spécificité en rencontre une autre, qui joue en sens inverse, à savoir l'existence d'un système à part pour la formation des élites, celui des grandes écoles. Il s'ensuit que nos dirigeants, issus en général de ce circuit d'élite, sont peu intéressés par l'université, quand ils ne la méprisent pas.
Notre université paie donc le prix d'une spécificité hexagonale ?
Ce partage universités/grandes écoles pèse très lourd. Partout ailleurs, le problème de l'université est vital puisqu'il y va de la formation des élites. Mais pas chez nous, la bourgeoisie française disposant d'un système ultrasélectif de grande qualité pour la formation de ses rejetons, qui a de surcroît l'avantage unique d'être gratuit. Mieux : on peut même y être payé pour apprendre - voir Polytechnique ou Normale Sup. L'université de masse, en regard, tend à être traitée comme un problème social. Nos gouvernants viennent de découvrir qu' elle était aussi un problème économique. Mais leur regard reste conditionné par le passé : ils veulent des résultats pour pas cher.
C'est sur un terrain déjà bien miné qu'arrive le mot nouveau d'"autonomie" ?
Ce mot admirable que personne ne peut récuser n'est qu'un mot. Il est illusoire de croire que parce qu'on a le mot, on a la chose. Demandons-nous ce qui se cache derrière ses promesses apparentes. Pour avoir une autonomie véritable, il faut disposer de ressources indépendantes. Or, en France, c'est exclu, puisque le bailleur de fonds reste l'Etat. On peut certes développer des sources de financement autres. Elles font peur à un certain nombre de mes collègues, mais je les rassure tout de suite, ça n'ira jamais très loin : le patronat français ne va pas par miracle se mettre à découvrir les beautés d'un financement qu'il n'a jamais pratiqué. Notre autonomie à la française ne sera donc qu'une autonomie de gestion à l'intérieur de la dépendance financière et du contrôle politique final qui va avec. Le changement est moins spectaculaire que le mot ne le suggère.
D'autres modèles étaient possibles ?
Certains pays de l'Est comme la Pologne ont pris un parti radical dans les années 1990. L'Etat a opéré une dotation des univ ersités en capital et elles sont devenues des établissements indépendants. A elles de faire fructifier leurs moyens et de définir leur politique. Si un tel changement était exclu chez nous, ce n'est pas seulement en raison du "conservatisme" français. C'est aussi et surtout que notre système n'est pas si mauvais et que tout le monde le sait, peu ou prou. A côté de ses défauts manifestes, il possède des vertus cachées.
On pourrait même soutenir, de manière provocatrice, qu'il est l'un des plus compétitifs du monde, dans la mesure où il est l'un de ceux qui font le mieux avec le moins d'argent. C'est bien la définition de la compétitivité, non ? Dans beaucoup de disciplines, nous sommes loin d'être ridicules par rapport à nos collègues américains, avec des moyens dix fois moindres.
Et vous pensez que le grand public en a une vision déformée ?
Comment le connaîtrait-il ? L'image romantique du chercheur dissimule une réalité très différente. La recherche est probablement le secteur le plus compétitif, le plus concurrentiel, le plus soumis à la pression de tous les secteurs de la vie sociale. C'est d'ailleurs l'un des motifs de la désaffection pour les sciences. Il faut une vocation solidement chevillée au corps pour endurer cette vie de moine-soldat, où vous avez à vous battre tous les jours pour rester dans le coup, obtenir des moyens, faire valider vos résultats, le tout pour un salaire sans aucun rapport avec ceux des cadres de l'économie. Il y a quelque chose de fou dans le besoin d'en rajouter une couche et de resserrer encore le contrôle, comme si les chercheurs n'étaient pas capables de détecter seuls les sujets porteurs, comme s'ils étaient assez stupides pour aller s'embourber dans des domaines qui n'ont aucun intérêt pour personne.
Le pire à mes yeux pour l'avenir est dans cette prétention à programmer la recherche. Comme s'il pouvait exister des méta-chercheurs en position de piloter le travail des autres ! La situation normale est celle du chercheur qui soumet un projet à des instances qui le jugent réaliste, ou prioritaire, compte tenu des moyens disponibles, exactement comme un banquier prend un risque en prêtant de l'argent à une entreprise. Mais l'idée ne peut venir que du chercheur ! Autrement, le conformisme est garanti. C'est une machine à tuer l'originalité dans l'oeuf qui se met en place.
Quelles conséquences l'autonomie aura-t-elle sur la vie professionnelle des enseignants- chercheurs ?
L'autonomie entraîne le passage des enseignants- chercheurs sous la coupe de l'université où ils travaillent. L'établissement, à l'instar de n'importe quelle autre organisation ou entreprise, se voit doté d'une gestion de ses ressources humaines, avec des capacités de définition des carrières et, dans une certaine mesure, des rémunérations. C'est un changement fondamental, puisque d'un statut qui faisait de lui un agent indépendant du progrès de la connaissance, recruté par des procédures rigoureuses et évalué par ses pairs, il passe à celui d'employé de cet établissement.
Jusqu'où va ce "changement fondamental" ?
C'est un changement complet de métier. Il est visible que la mesure de cette transformation n'a pas été prise. L'autonomie des universités veut dire en pratique la mise au pas des universitaires. Toute la philosophie de la loi se ramène à la seule idée de la droite en matière d'éducation, qui est de créer des patrons de PME à tous les niveaux, de la maternelle à l'université. Il paraît que c'est le secret de l'efficacité. On peut juger que le statut antérieur était archaïque et n'était plus tenable à l'époque d'une université de masse, mais encore fallait-il expliciter les termes de cette mutation et clarifier les conséquences à en tirer.
Ce statut était un concentré de l'idée du service public à la française, avec ses équilibres subtils entre la méritocratie, l'émulation et l'égalité. Toutes les universités n e sont pas égales, personne ne l'ignore, mais tout le monde est traité de la même façon. Il n'y a rien de sacro-saint là-dedans, mais on ne peut toucher à tels produits de l'histoire qu'en pleine connaissance de cause et en mettant toutes les données sur la table.
C'est donc tout le fonctionnement de notre société qui est interrogé là ?
Le problème universitaire est un bon exemple du problème général posé à la société française, celui d'assurer l'adéquation à la marche du monde de notre modèle hérité de l'histoire et organisé autour de l'idée de République. Toute la difficulté est de faire évoluer ce modèle sans brader notre héritage dit républicain. Nous ne verserons pas d'un seul coup dans un modèle compétitif et privé qui n'a jamais été dans notre histoire. Comment intégrer davantage de décentralisation et d'initiative, tout en maintenant un Etat garant de l'intérêt général et de l'égalité des services ? C'est ce point d'équilibre entre les mutations nécessaires et la persistance de son identité historique que le pays recherche. Il n'est pas conservateur : il est réactif. Mais pour conduire ce genre d'évolutions, il faut procéder à découvert, oser le débat public.
Ce qui a été absolument évité...
Le gouvernement a fait le choix d'une offensive éclair, sur la base d'une grande méconnaissance du terrain universitaire. Probablement, ce sentiment d'urgence a-t-il été multiplié par le choc du classement mondial des universités fait par l'université de Shanghaï, qui a secoué nos élites dirigeantes, sans leur inspirer, hélas, le souci de se mettre au courant. Si vous ajoutez à cela une image d'Epinal de ce qu'est le système universitaire américain, aussi typique du sarkozysme que largement fausse, plus l'idée que n'importe quelle stratégie de communication bien menée vient à bout de tous les problèmes, vous avez les principaux ingrédients de la crise actuelle.
Quelle sortie de crise imaginez-vous ?
Quelle que soit l'issue du mouvement, le problème de l'université ne sera pas réglé. Le pourrissement est (...) fatal, mais la question restera béante et resurgira. Si le gouvernement croit que parce qu'il a gagné une bataille, il a gagné la guerre, il se trompe. La conséquence la plus grave sera sans doute une détérioration supplémentaire de l'image de l'université, ce qui entraînera la fuite des étudiants qui ont le choix vers d'autres formes d'enseignement supérieur et ne laissera plus à l'université que les étudiants non sélectionnés ailleurs. De quoi rendre le problème encore un peu plus difficile.
Propos recueillis par Maryline Baumard et Marc Dupuis.
Marcel Gauchet
Historien et philosophe, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, Marcel Gauchet, 62 ans, a publié beaucoup d'articles notamment dans Le Débat, revue dont il est rédacteur en chef. On lui doit aussi de nombreux ouvrages où la démocratie, le pouvoir et le politique sont centraux. La transmission est aussi un sujet qui lui importe et il a cosigné, fin 2008, en collaboration avec Marie-Claude Blais et Dominique Ottavi, Les Conditions de l'éducation (Stock, 2008).
lundi 20 avril 2009
Ontologie de la vulnérabilité ?
Après la lecture des Pratiques du Moi de Charles Larmore (PUF, 2004)et de la discussion entre ce-dernier et Alain Renaut (Débat sur l'éthique, Grasset, 2004), une série d'interrogations me viennent à l'esprit.
Ce n'est pas que soit dénuée d'importance théorique la question de savoir si le concept de Sujet ou de Moi doit ou non être maintenu dans la réflexion sur le sens de l'action morale (quelle que soit la façon dont on comprenne celle-ci : obéissance à la loi posée dans son universalité, conformité de l'action à des raisons qui s'imposent dans leur vérité ou, plus originairement, aux affects « naturels » de la pitié, de la bienveillance ou de la sympathie). Une telle réflexion ne saurait cependant se déployer sans prendre en considération la réalité des facteurs induisant la dépersonnalisation de soi. On est parfaitement en droit de contester la pertinence de la référence au Moi dans la compréhension des conduites humaines, mais on ne saurait ignorer que, dans certaines circonstances, ce qui se montre et se manifeste ce n'est pas l'intelligibilité discutable d'un concept, c'est l'évanescence de l'être dont on parle (qu'il s'agisse de la figure de la marionnette qu'évoque Hannah Arendt au sujet d'Eichmann, de la « poupée de chiffon » chez Nadejda Mandelstam ou du poète lyrique, dans La vie est ailleurs de Milan Kundera). Peut-être le bon usage du langage n'autorise-t-il pas d'employer de parler de Moi ou de Sujet, mais s'agirait-il simplement de se rapporter à un individu qui dit « Je » et qui a à assumer le sens de ses actions, comme chez Vincent Descombes, qu'en est-il si l'individu en question a déjà disparu de la scène ? S'il ne se comporte rien de plus que comme un agent mû par des facteurs qui le déterminent quelles que soient les « raisons » et les croyances auxquelles il croit adhérer librement ? De sorte qu'il ne s'agit pas pour moi de mettre en compétition des conceptions théoriques diverses du Moi (et de la place qui revient à cette notion dans une réflexion sur le sens de l'engagement moral), mais d'introduire un autre point de vue : non pas l'énigme du Moi (ou du Sujet) mais l'inconsistance de l'être dont on parle (l'appellerait-on ou non un Moi). Une évanescence qui n'est pas simplement de nature psychologique (tenant à la pathologie de l'âme), mais proprement ontologique.
Les facteurs situationnels qui conduisent à la dépersonnalisation de soi ont une fonction révélatrice. S'ils peuvent agir avec une telle efficacité sur les « sujets » sur lesquels ils s'exercent, c'est précisément parce qu'ils révèlent quelque chose de tout à fait essentiel sur l'identité de l'être humain : sa fragilité.
Prise en vue dans cette perspective, la fragilité ne renvoie pas aux apories de la conscience réflexive, soulignée par nombre d'auteurs canoniques de la pensée philosophique depuis Hume – de fait, elle n'est pas seulement psychologique mais métaphysique. Si la question du « qui suis-je ? » ne trouve pas de réponse dans un retour réflexif sur soi, resterait à s'assurer que le rapport (qu'il soit libre ou non, c'est une autre question) que nos entretenons avec nos propres croyances, tel qu'il se matérialise ou s'incarne dans nos actes, constitue une voie privilégiée d'accès à la constitution de soi. Or l'idée même de « constitution de soi » ou d'identité est infiniment problématique.
Ce à quoi nous invite la considération des conduites humaines effectives (dans certaines circonstances extrêmes), en particulier les conduites de destructivité, ce n'est pas à nous plonger dans les perplexités qui accompagnent l'idée de Moi ou de Sujet : c'est à saisir ce qu'il y a d'ontologiquement vertigineux dans la capacité de l'être humain à s'absenter de lui-même, l'expression ne devant pas être prise au sens transitif (comme renvoyant à un « quelque chose », l'agent comptable de ses actes ou le Sujet autonome), mais dans sa signification la plus radicale. On ne saurait prendre la mesure de cette "absence à soi" en la mettant simplement au compte d'un défaut de responsabilité. Etre comptable de ses propres actes est un principe de la réflexion morale constamment rappelé par l'immense majorité des philosophes, mais que vaut-il si l'être dont on parle n'a pas de consistance ?
L'obéissance destructrice souligne et révèle la vulnérabilité de l'individu (du moins de la plupart d'entre eux. De vous ? de moi ?) aux situations. Mon sentiment est que cette vulnérabilité va bien au-delà du sens que la psychologie lui donne. Elle n'est pas de nature psychologique, en effet, mais bien plus profonde, bien plus essentielle. C'est ce qu'avait souligné, en son temps, le philosophe américain Ralph Emerson, dans sa critique du conformisme et de l'aliénation. Aujourd'hui, c'est dans le travail de Judith Butler (en particulier dans Le récit de soi, PUF, 2007) et de Patchen Markell (Bound by Recognition, Princeton University Press, 2003) qu'on trouve les réflexions les plus pertinentes sur une véritable ontologie de la vulnérabilité.
Ce n'est pas que soit dénuée d'importance théorique la question de savoir si le concept de Sujet ou de Moi doit ou non être maintenu dans la réflexion sur le sens de l'action morale (quelle que soit la façon dont on comprenne celle-ci : obéissance à la loi posée dans son universalité, conformité de l'action à des raisons qui s'imposent dans leur vérité ou, plus originairement, aux affects « naturels » de la pitié, de la bienveillance ou de la sympathie). Une telle réflexion ne saurait cependant se déployer sans prendre en considération la réalité des facteurs induisant la dépersonnalisation de soi. On est parfaitement en droit de contester la pertinence de la référence au Moi dans la compréhension des conduites humaines, mais on ne saurait ignorer que, dans certaines circonstances, ce qui se montre et se manifeste ce n'est pas l'intelligibilité discutable d'un concept, c'est l'évanescence de l'être dont on parle (qu'il s'agisse de la figure de la marionnette qu'évoque Hannah Arendt au sujet d'Eichmann, de la « poupée de chiffon » chez Nadejda Mandelstam ou du poète lyrique, dans La vie est ailleurs de Milan Kundera). Peut-être le bon usage du langage n'autorise-t-il pas d'employer de parler de Moi ou de Sujet, mais s'agirait-il simplement de se rapporter à un individu qui dit « Je » et qui a à assumer le sens de ses actions, comme chez Vincent Descombes, qu'en est-il si l'individu en question a déjà disparu de la scène ? S'il ne se comporte rien de plus que comme un agent mû par des facteurs qui le déterminent quelles que soient les « raisons » et les croyances auxquelles il croit adhérer librement ? De sorte qu'il ne s'agit pas pour moi de mettre en compétition des conceptions théoriques diverses du Moi (et de la place qui revient à cette notion dans une réflexion sur le sens de l'engagement moral), mais d'introduire un autre point de vue : non pas l'énigme du Moi (ou du Sujet) mais l'inconsistance de l'être dont on parle (l'appellerait-on ou non un Moi). Une évanescence qui n'est pas simplement de nature psychologique (tenant à la pathologie de l'âme), mais proprement ontologique.
Les facteurs situationnels qui conduisent à la dépersonnalisation de soi ont une fonction révélatrice. S'ils peuvent agir avec une telle efficacité sur les « sujets » sur lesquels ils s'exercent, c'est précisément parce qu'ils révèlent quelque chose de tout à fait essentiel sur l'identité de l'être humain : sa fragilité.
Prise en vue dans cette perspective, la fragilité ne renvoie pas aux apories de la conscience réflexive, soulignée par nombre d'auteurs canoniques de la pensée philosophique depuis Hume – de fait, elle n'est pas seulement psychologique mais métaphysique. Si la question du « qui suis-je ? » ne trouve pas de réponse dans un retour réflexif sur soi, resterait à s'assurer que le rapport (qu'il soit libre ou non, c'est une autre question) que nos entretenons avec nos propres croyances, tel qu'il se matérialise ou s'incarne dans nos actes, constitue une voie privilégiée d'accès à la constitution de soi. Or l'idée même de « constitution de soi » ou d'identité est infiniment problématique.
Ce à quoi nous invite la considération des conduites humaines effectives (dans certaines circonstances extrêmes), en particulier les conduites de destructivité, ce n'est pas à nous plonger dans les perplexités qui accompagnent l'idée de Moi ou de Sujet : c'est à saisir ce qu'il y a d'ontologiquement vertigineux dans la capacité de l'être humain à s'absenter de lui-même, l'expression ne devant pas être prise au sens transitif (comme renvoyant à un « quelque chose », l'agent comptable de ses actes ou le Sujet autonome), mais dans sa signification la plus radicale. On ne saurait prendre la mesure de cette "absence à soi" en la mettant simplement au compte d'un défaut de responsabilité. Etre comptable de ses propres actes est un principe de la réflexion morale constamment rappelé par l'immense majorité des philosophes, mais que vaut-il si l'être dont on parle n'a pas de consistance ?
L'obéissance destructrice souligne et révèle la vulnérabilité de l'individu (du moins de la plupart d'entre eux. De vous ? de moi ?) aux situations. Mon sentiment est que cette vulnérabilité va bien au-delà du sens que la psychologie lui donne. Elle n'est pas de nature psychologique, en effet, mais bien plus profonde, bien plus essentielle. C'est ce qu'avait souligné, en son temps, le philosophe américain Ralph Emerson, dans sa critique du conformisme et de l'aliénation. Aujourd'hui, c'est dans le travail de Judith Butler (en particulier dans Le récit de soi, PUF, 2007) et de Patchen Markell (Bound by Recognition, Princeton University Press, 2003) qu'on trouve les réflexions les plus pertinentes sur une véritable ontologie de la vulnérabilité.
vendredi 17 avril 2009
Jessye Norman
De toutes les interprétations des Vier letzte Lieder (Quatre derniers Chants) de Richard Strauss, celle de Jessye Norman est, sans doute, une des plus bouleversantes. Ici, dans un enregistrement de 1982 avec le Gewandhaus Orchestra de Leipzig, sous la direction de Kurt Masur :
jeudi 16 avril 2009
Pour une conception non "morale" de la générosité
Refuser de réduire l'individu, s'agirait-il de l'individu moderne, à n'être qu'un calculateur qui cherche en toutes circonstances à satisfaire ses intérêts égoïstes, introduire et laisser place à un intérêt pour autrui qui pousse à la générosité, à la bienveillance, à la dépense (de son temps, de son argent, de soi), est-ce verser dans une sorte d'angélisme ? Et-ce présenter l'être humain meilleur qu'il n'est ? Nous voulons seulement dire qu'il est plus complexe, plus riche de possibilités diverses.
Nul besoin de conclure à une conception « morale » de l'individu pour qu'en ses conduites, la vie telle qu'il la mène, les autres aient une place qui ne soit pas une place à prendre. Non pas les autres en général, non pas l'humanité qu'il faudrait défendre d'une façon abstraite et anonyme – ce genre de projet lyrique conduit généralement au pire – mais ceux que l'on rencontre sur sa route et dont la situation nous touche et nous affecte que nous le voulions ou non. Et si nous agissons en conséquence, parfois pour en payer un prix assez lourd, sans doute est-ce parce que nous le voulons, mais l'avons-nous choisi ? Par devoir ? Par vertu ? Non pas. Plutôt par une obligation qui s'impose à nous et que nous ne pouvons fuir parce que nous n'avons pas vraiment le choix, que nous sommes ainsi fait que tout bêtement il est indécent – indigne, c'est déjà trop dire – de ne rien faire. Il y a mille et une manières de donner de soi, et toutes ne s'adressent pas uniquement à la misère, à la détresse ou à la souffrance de ceux que nous rencontrons sur notre chemin. Mais ces situations ont plus que tout autres ceci de particulier qu'elles s'adressent à nous, qu'elles nous invitent à ne pas rester les bras ballants.
La scène du monde n'est pas un spectacle auquel nous assistons dans le confort d'un fauteuil : elle s'avance vers nous, irrespectueusement. Nous pouvons la considérer avec indifférence ou ironie, nous pouvons désirer nous tenir à l'écart, vouloir nous occuper que de nous-mêmes, mais lorsque le monde prend le visage des larmes ou de la peine il nous bouleverse, aussi égoïste puissions-nous être par ailleurs. Et si nous avançons la main, si nous agissons avec un peu d'amitié, de générosité, de solidarité – parfois même en trainant les pieds ou en maugréant, pourquoi pas ? - ce n'est pas que nous soyons bons ou vertueux : c'est que nous ne sommes plus à l'abri. L'absence de sympathie, de bienveillance, d'attention aux autres n'est pas tant le signe d'un défaut de sens moral que le symptôme d'une infirmité. Une fibre manque, qui s'est rétrécie ou qui s'est tue. On n'est pas plus mauvais pour autant, on est juste plus pauvre. L'enfermement en soi est une suffocation. Dès lors, il n'y a pas lieu de s'étonner que nous aspirions à davantage nous dilater.
Les diverses manifestations individuelles et sociales du dévouement, du bénévolat, de la générosité, de quoi témoignent-elles ? Sinon du désir de respirer un air plus vif que n'en délivre l'espace étriqué de notre petit moi ou de notre famille. L'engagement avec les autres nous ouvre à l'espace plus riche de la rencontre, de l'échange et du don, parfois aussi du conflit et de la rivalité, dans un enrichissement de soi qui répond à la loi de l'expansion, non de l'égoïsme. Poursuivre uniquement la satisfaction de ses intérêts particuliers, dans l'indifférence à ceux d'autrui, voire à leur dépens, n'est pas une fin dénuée de raisons, mais c'est une quête bien vide qui aura tôt fait de montrer ses limites. Il n'est guère étonnant que nous ne puissions nous contenter d'une telle atrophie. Les enquêtes récentes menées sur la générosité des Français attestent que, malgré la crise et les angoisses qu'elle suscite, notre société n'est pas simplement cette addition d'individus frileux et apeurés, uniquement soucieux d'eux-mêmes, qu'on nous présente trop souvent. Il est heureux que soit ici apportée, une fois de plus, la preuve que cette vision est tout simplement fausse.
Nul besoin de conclure à une conception « morale » de l'individu pour qu'en ses conduites, la vie telle qu'il la mène, les autres aient une place qui ne soit pas une place à prendre. Non pas les autres en général, non pas l'humanité qu'il faudrait défendre d'une façon abstraite et anonyme – ce genre de projet lyrique conduit généralement au pire – mais ceux que l'on rencontre sur sa route et dont la situation nous touche et nous affecte que nous le voulions ou non. Et si nous agissons en conséquence, parfois pour en payer un prix assez lourd, sans doute est-ce parce que nous le voulons, mais l'avons-nous choisi ? Par devoir ? Par vertu ? Non pas. Plutôt par une obligation qui s'impose à nous et que nous ne pouvons fuir parce que nous n'avons pas vraiment le choix, que nous sommes ainsi fait que tout bêtement il est indécent – indigne, c'est déjà trop dire – de ne rien faire. Il y a mille et une manières de donner de soi, et toutes ne s'adressent pas uniquement à la misère, à la détresse ou à la souffrance de ceux que nous rencontrons sur notre chemin. Mais ces situations ont plus que tout autres ceci de particulier qu'elles s'adressent à nous, qu'elles nous invitent à ne pas rester les bras ballants.
La scène du monde n'est pas un spectacle auquel nous assistons dans le confort d'un fauteuil : elle s'avance vers nous, irrespectueusement. Nous pouvons la considérer avec indifférence ou ironie, nous pouvons désirer nous tenir à l'écart, vouloir nous occuper que de nous-mêmes, mais lorsque le monde prend le visage des larmes ou de la peine il nous bouleverse, aussi égoïste puissions-nous être par ailleurs. Et si nous avançons la main, si nous agissons avec un peu d'amitié, de générosité, de solidarité – parfois même en trainant les pieds ou en maugréant, pourquoi pas ? - ce n'est pas que nous soyons bons ou vertueux : c'est que nous ne sommes plus à l'abri. L'absence de sympathie, de bienveillance, d'attention aux autres n'est pas tant le signe d'un défaut de sens moral que le symptôme d'une infirmité. Une fibre manque, qui s'est rétrécie ou qui s'est tue. On n'est pas plus mauvais pour autant, on est juste plus pauvre. L'enfermement en soi est une suffocation. Dès lors, il n'y a pas lieu de s'étonner que nous aspirions à davantage nous dilater.
Les diverses manifestations individuelles et sociales du dévouement, du bénévolat, de la générosité, de quoi témoignent-elles ? Sinon du désir de respirer un air plus vif que n'en délivre l'espace étriqué de notre petit moi ou de notre famille. L'engagement avec les autres nous ouvre à l'espace plus riche de la rencontre, de l'échange et du don, parfois aussi du conflit et de la rivalité, dans un enrichissement de soi qui répond à la loi de l'expansion, non de l'égoïsme. Poursuivre uniquement la satisfaction de ses intérêts particuliers, dans l'indifférence à ceux d'autrui, voire à leur dépens, n'est pas une fin dénuée de raisons, mais c'est une quête bien vide qui aura tôt fait de montrer ses limites. Il n'est guère étonnant que nous ne puissions nous contenter d'une telle atrophie. Les enquêtes récentes menées sur la générosité des Français attestent que, malgré la crise et les angoisses qu'elle suscite, notre société n'est pas simplement cette addition d'individus frileux et apeurés, uniquement soucieux d'eux-mêmes, qu'on nous présente trop souvent. Il est heureux que soit ici apportée, une fois de plus, la preuve que cette vision est tout simplement fausse.
lundi 13 avril 2009
Dernières nouvelles du Moi
Le débat sérieux et attentif entre philosophes qui s'écoutent l'un l'autre est chose assez rare pour saluer la parution du livre Dernières nouvelles du Moi (PUF, 2009) dans lequel Vincent Descombes et Charles Larmore explicitent leurs positions respectives, ce qui les rapproche dans leur critique des philosophies classiques de la réflexivité de la conscience et ce qui ultimement les éloigne au terme d'un dialogue d'une très haute intégrité intellectuelle.
Le livre n'est guère aisé à lire pour des non spécialistes, car ici ce sont bien des professionnels de la philosophie qui sont en lice. Mais le fond du débat est si important qu'il faut prendre la peine d'entrer dans les arguments que le premier avait déjà exposé dans son ouvrage Le Complément du sujet. Enquête sur le fait d'agir de soi-même (Gallimard, 2004) et le second dans Les pratiques du moi (PUF, 2004).
Sans entrer dans le détail, la philosophie à la première personne que propose Descombes - le "Je" comme agent responsable de ses actes n'est pas identifiable à un Moi - s'oppose à la conception normative et pratique du Moi qui est au coeur de la pensée de Larmore. Selon ce-dernier, la notion philosophique de sujet doit être entendue comme une présence à soi qui n'est pas de l'ordre de la connaissance mais de l'engagement à suivre ce que nous avons des raisons de croire ou de faire : "Il existe bel et bien une présence à soi toute particulière où s'articule l'intimité de notre être, et qui nous permet de faire retour sur nous-mêmes - dans la réflexion pratique - d'une manière sans équivalent dans nos rapports à autrui. Mais cette présence à soi primordiale consiste en ce que nous sommes des êtres normatifs qui n'existons qu'en nous engageant" (p. 60). L'engagement, ainsi que l'entend Larmore, signifie s'obliger à agir de façon correspondante à ce que nous croyons, d'une manière qui est constitutive de notre être : exister, c'est se régler sur des raisons.
Descombes ne peut admettre en raison de profondes divergences théoriques (qui tiennent à la tournure analytique de sa pensée) cette idée d'un rapport essentiel à soi qui conduit, à ses yeux, inévitablement à réintroduire l'hypostase du Moi. A cette instance illusoire, Descombes oppose celle du sujet comme "complément d'agent", d'un sujet autonome "capable de délibérer sur ce qu'il va faire, d'annoncer ses projets et ses intentions et d'assumer ses actions passées, autrement dit le sujet d'une action humaine." (p. 135). Mais rien dans cette conception du sujet, comme un "agent capable d'agir de lui-même" ne justifie que l'on parle d'une relation (priviligiée) à soi, à un ego. Le moi, contrairement à la "thèse egologique", n'est rien de plus que le pronom d'un sujet ou d'un agent qui répond en première personne, autrement dit qui est conscient de soi (p. 136), et qui se rapporte à soi de diverses manières qu'il convient à chaque fois d'élucider avec la plus grande précision. Autrement dit, la notion d'agent n'implique nullement de faire fond sur celle de "Moi" (ou de Sujet), et elle n'est nullement constitutive d'un rapport essentiel et primordial à soi, serait-il seulement pratique (c'est-à-dire ni réfléxif ni cognitif). Tel est en substance l'objet du débat.
La réflexion subtile, complexe et tendue à laquelle se livre ces deux philosophes sur le sens de la présence à soi apporte une contribution passionnante à l'élucidation de cette notion que j'avais, pour ma part, présentée plus qu'analysée dans Un si fragile vernis d'humanité. C'est à ce titre qu'elle m'intéresse au premier chef, même si je l'avais envisagée dans une perspective plus phénoménologique.
Le livre n'est guère aisé à lire pour des non spécialistes, car ici ce sont bien des professionnels de la philosophie qui sont en lice. Mais le fond du débat est si important qu'il faut prendre la peine d'entrer dans les arguments que le premier avait déjà exposé dans son ouvrage Le Complément du sujet. Enquête sur le fait d'agir de soi-même (Gallimard, 2004) et le second dans Les pratiques du moi (PUF, 2004).
Sans entrer dans le détail, la philosophie à la première personne que propose Descombes - le "Je" comme agent responsable de ses actes n'est pas identifiable à un Moi - s'oppose à la conception normative et pratique du Moi qui est au coeur de la pensée de Larmore. Selon ce-dernier, la notion philosophique de sujet doit être entendue comme une présence à soi qui n'est pas de l'ordre de la connaissance mais de l'engagement à suivre ce que nous avons des raisons de croire ou de faire : "Il existe bel et bien une présence à soi toute particulière où s'articule l'intimité de notre être, et qui nous permet de faire retour sur nous-mêmes - dans la réflexion pratique - d'une manière sans équivalent dans nos rapports à autrui. Mais cette présence à soi primordiale consiste en ce que nous sommes des êtres normatifs qui n'existons qu'en nous engageant" (p. 60). L'engagement, ainsi que l'entend Larmore, signifie s'obliger à agir de façon correspondante à ce que nous croyons, d'une manière qui est constitutive de notre être : exister, c'est se régler sur des raisons.
Descombes ne peut admettre en raison de profondes divergences théoriques (qui tiennent à la tournure analytique de sa pensée) cette idée d'un rapport essentiel à soi qui conduit, à ses yeux, inévitablement à réintroduire l'hypostase du Moi. A cette instance illusoire, Descombes oppose celle du sujet comme "complément d'agent", d'un sujet autonome "capable de délibérer sur ce qu'il va faire, d'annoncer ses projets et ses intentions et d'assumer ses actions passées, autrement dit le sujet d'une action humaine." (p. 135). Mais rien dans cette conception du sujet, comme un "agent capable d'agir de lui-même" ne justifie que l'on parle d'une relation (priviligiée) à soi, à un ego. Le moi, contrairement à la "thèse egologique", n'est rien de plus que le pronom d'un sujet ou d'un agent qui répond en première personne, autrement dit qui est conscient de soi (p. 136), et qui se rapporte à soi de diverses manières qu'il convient à chaque fois d'élucider avec la plus grande précision. Autrement dit, la notion d'agent n'implique nullement de faire fond sur celle de "Moi" (ou de Sujet), et elle n'est nullement constitutive d'un rapport essentiel et primordial à soi, serait-il seulement pratique (c'est-à-dire ni réfléxif ni cognitif). Tel est en substance l'objet du débat.
La réflexion subtile, complexe et tendue à laquelle se livre ces deux philosophes sur le sens de la présence à soi apporte une contribution passionnante à l'élucidation de cette notion que j'avais, pour ma part, présentée plus qu'analysée dans Un si fragile vernis d'humanité. C'est à ce titre qu'elle m'intéresse au premier chef, même si je l'avais envisagée dans une perspective plus phénoménologique.
jeudi 9 avril 2009
Travail en cours (III)
Liberté et vulnérabilité : un nouveau regard pour la morale
L’intention principale qui anime Un si fragile vernis d’humanité est de remettre en cause la conception dominante depuis le XVIIe siècle de l’homme comme un individu calculateur qui poursuit, par nature, la recherche égoïste de ses intérêts – radicalisée dans la doctrine dominante de l'homo oeconomicus – et la conception oblative et sacrificielle de l’altruisme qui est son pendant
Tout se passe comme s’il fallait opposer, d’une part, le souci de soi – disons l’intérêt propre - qui ne peut se faire qu’au détriment du souci d’autrui, d’autre part, le pur souci désintéressé d’autrui qui exige le renoncement à soi. Autrement dit, le paradigme hégémonique de l’égoïsme psychologique s’accompagne et produit comme mécaniquement une conception purement sacrificielle de l’altruisme. Or si le bien exige à la fois le renoncement à tout intérêt propre et le sacrifice de soi, il est en effet vraisemblable que les hommes sont généralement incapables d’un tel « bien ». Et de surcroît, lorsqu’ils donnent l’apparence d’agir de semblable manière, on ne peut prouver que soit absente toute considération d’intérêt propre. Il n’est pas de conduite de bienveillance, de générosité, etc. qui échappe au soupçon que ce sont toujours des motivations « égoïstes » qui animent, fût-ce secrètement, les sujets altruistes, de telle sorte qu’on ne saurait jamais attribuer une valeur éthique, une valeur éthique exemplaire à leurs actions. De fait, il ne peut plus y avoir, selon ce présupposé anthropologique cher aux moralistes français, à La Rochefoucauld en particulier, d’exemplarité ni de manifestation du bien, ni de constitution de la morale, autrement que sous la forme réduite d'une morale de l'honnêteté (c'est-à-dire de l'harmonisation sociale des intérêts égoïstes).
Il n’est pourtant ni exact ni vrai que les hommes sont uniquement mus par des considérations d’intérêt propre : il existe des motivations qui relèvent de l’intérêt que l’on prend au bien d’autrui, des motivations qui relèvent de la bienveillance et qu’on ne saurait, sans leur faire violence – et au fond une violence purement gratuite ou idéologique - mettre au compte de l’égoïsme radical. Telle est la conclusion que l’on peut tirer aussi bien de la pensée des philosophes anglais qui au XVIIIe siècle ont fait la critique de l’égoïsme psychologique en réhabilitant les sentiments originaires, naturels, de bienveillance ou de sympathie (Hutcheson, Hume, Smith, Rousseau ou plus tard Schopenhauer) que des récents travaux en psychologie sociale (Sober et Wilson, Batson, etc.) que j'ai longuement étudiés et analysés dans leur spécificité. D’autre part, le présupposé qui veut que l’altruisme véritable soit de nature entièrement désintéressée, relevant d’une espèce d’oblation sacrificielle – ce présupposé radical, qui domine dans de larges pans de l’éthique moderne mérite d’être largement remis en cause (par exemple dans la perspective ouverte par l'Essai sur le don de Marcel Mauss).
Le renversement de la charge de la preuve
La conclusion générale que l’on peut tirer des recherches contemporaines en psychologie sociale aussi bien que des critiques théoriques de l’égoïsme psychologique, c’est qu’il convient de renverser la charge de la preuve : c’est à l’égoïsme psychologique d’apporter la preuve que l’altruisme n’existe pas et non à l’hypothèse de l’empathie-altruisme.
L’hypothèse de l’empathie-altruisme (ou encore le don maussien) ne présente aucune interprétation sacrificielle ou relevant d’un désintéressement pur. Comme le montrent de façon éclairante Eliot Sober et David Wilson dans un ouvrage majeur (Unto Others, The Evolution and Psychology of Unselfish Behavior, Havard University Press, 1998), il convient d’opposer le caractère « absolutiste » ou « moniste » propre à l’hypothèse de l’égoïsme psychologique avec la nature « pluraliste » de l’hypothèse de l’empathie-altruisme. Selon celle-ci, les conduites de bienveillance, de générosité, de secours envers les autres n’ont nullement besoin de se faire au détriment ou au dépens de soi pour qu’on puisse les considérer comme étant authentiquement « altruistes », en sorte qu'il convient de proposer une anthropologie élargie qui laisse place à ces motivations, sans les rabattre à être seulement de l'ordre de la stratégie intéressée ou de l'habilité.
La question de la destructivité
Cela étant établi vient une autre difficulté fondamentale. S’il l’on veut bien admettre que les hommes ne sont pas des égoïstes invétérés qui cherchent en toute circonstance, consciemment ou non, à maximiser leurs intérêts, s’il est vrai que les hommes sont généralement animés par des intentions qui laissent place à des considérations « altruistes » de bienveillance ou de gratuité, s’ils ne sont pas généralement dénués de tout « sens moral » pour reprendre la formule de Hutcheson, quoiqu’ils n’agissent pas en effet d’une manière purement sacrificielle, comment rendre compte de la possibilité pour ces mêmes individus « ordinaires » de se transformer, en certaines circonstances – et la nuance est importante - en bourreaux, en tortionnaires ou en exécuteurs d’ordres cruels ? Dans quelle mesure la pratique du mal, en particulier lorsqu’elle prend la forme de crimes de masse ou de génocide, est-elle compatible avec la version moins pessimiste du pluralisme anthropologique ? Si les hommes sont, dans certaines circonstances, conduits à agir avec une destructivité insigne, ce n’est ni parce que la nature humaine serait ontologiquement mauvaise – du moins n’est-il nullement nécessaire d’avoir recours à cette hypothèse théologique -, pas davantage parce que les individus seraient animés par leur égoïsme natif, mais pour une toute série de déterminations, bien plus complexes et variées : particulièrement en raison de leur propension à obéir à une autorité à leurs yeux légitimes, serait-elle malfaisante, en raison également de l’influence du conformisme, de la volonté de bien « jouer » le rôle ou la fonction que l’institution leur a confié, ou encore du poids des idéologies deshumanisantes.
Ces facteurs de la destructivité humaine « ordinaire » m'ont amené à tirer les conséquences philosophiques qui se dégagent des expériences cruciales conduites en psychologie sociale, depuis les années soixante, en particulier par des chercheurs comme Stanley Milgram (Obedience to Authority, 1974) et Philip Zimbardo (The Lucifer Effect, 2007), pour ne citer que les plus connus, la littérature sur le sujet étant immense.
L’interprétation « situationnelle »
Que nous révèlent de façon saisissante ces expériences ? La très grande vulnérabilité de chacun à l’endroit de certaines situations qui conduisent avec une rapidité étonnante à la dépersonnalisation de soi. L’idée que nous avons de la force de notre propre moi, de la consistance de notre identité est en réalité assez illusoire et il est des cas où cette consistance révèle très rapidement sa fragilité. C’est la leçon essentielle. Parce que tout notre horizon philosophique moderne baigne dans les notions de moi, de sujet, d’individu, d’individu libre et responsable, etc. comme si nous avions affaire là à quelque chose de solide et de substantiel. Mais confronté à la réalité des faits et au comportement effectif des individus (non pas à l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes), c’est tout à fait faux. Cette prétendue substantialité de l’ego ou du sujet n’est souvent rien de plus qu'une identité vide (ce qu'avaient déjà montré en leur temps La Rochefoucauld et Pascal, à l'encontre de la philosophie cartésienne de la subjectivité). Et l’individu prétendument libre et responsable de ses actes, conscient de la singularité de son identité personnelle et des valeurs qui sont les siennes, incapable, pense-t-il, d'infliger une souffrance à un être innocent, se révèle souvent in situ n’être qu’un acteur passif et obéissant, quoique la passivité n'exclut nullement l'existence d'un « sens moral ».
Liberté et vulnérabilité
Une telle position pose beaucoup de problèmes au philosophe ou au théoricien de la morale (du droit également) qui postule malgré toujours la primauté de l’individu sur le contexte, l’idée de sa responsabilité inaliénable. Quoiqu'il faille maintenir avec vigueur ce principe de liberté contre toute réduction déterministe, il n'en reste pas moins vrai qu'il faut également compter avec cette propension humaine à la vulnérabilité : vulnérabilité aux « forces situationnelles » lesquelles exercent une pression à laquelle, dans certaines circonstances, il est très peu d’individus pour échapper. Si l’on raisonne en termes de « vulnérabilité » face à une situation sociale, politique particulière la réflexion s’engage dans un sens qui n’est pas uniquement centrée sur l’individu, sa liberté d'agir et de penser, partant sur sa responsabilité, mais sur l’analyse des facteurs sociaux qui favorisent l’émergence des conduites destructrices ou maléfiques et ceux qui sont de nature à les éviter. La tension entre liberté et détermination doit être maintenue dans sa force dialectique, sans retomber dans l'unilatéralité d'une explication causaliste. Mais plutôt que de rapporter la question de la liberté humaine à celle du déterminisme (social, psychologique, etc.), comme le fait encore Isaiah Berlin dans son Eloge de la liberté, suivant en cela une longue tradition philosophique, mieux vaut penser la liberté humaine à partir du concept de vulnérabilité. Or c'est là un champ d'investigation aussi fécond que peu exploré à ce jour par les philosophes, la vulnérabilité étant tout autre chose que la méchanceté et devant être pensée dans son rapport problématique avec la sympathie. Par conséquent, on ne saurait s'en tenir à la tripartition des motivations humaines proposée par Schopenhauer : égoïsme, méchanceté et bonté. En même temps, c’est la conduite des hommes qui ne laissent pas prendre au piège de la situation qui apparaît particulièrement significative au regard d'une réflexion sur la moralité humaine.
Pour le dire en bref : rien dans leurs conduites n’accrédite la thèse d’un altruisme sacrificiel. Par conséquent, il faut repenser théoriquement l’altruisme dans les catégories qui ne sont pas celles d’un désintéressement pur, d’une oblation qui exige et conduit à la désappropriation de soi. Il est nécessaire de rappeler ici que ce sont au contraire les systèmes totalitaires qui n’ont cessé de véhiculer cette (pseudo) mystique du renoncement à soi. L'on peut au contraire voir dans la figure des Justes des individus qui obéissent à la plus grande « présence à soi », dans une synthèse, parfois ludique, des facultés qui rappelle la « belle âme », tant décriée, de Schiller. Et si on entend les raisons pour lesquelles eux-mêmes ont agi comme ils l’ont fait, il est impossible de ne pas accorder une place déterminante aux incitations de la sensibilité ou, plutôt de l’affectivité. Quoique sur la base de leurs conduites et des motivations qu’ils en ont donné on ne puisse à proprement parler fonder l’éthique (une éthique normative universelle), il n’en reste pas moins qu’elles ouvrent au philosophe un large champ de réflexion, invitant à repenser l'expérience originaire de l'obligation « morale » (avec Schopenhauer, Bergson ou Lévinas) en des termes qui ne sont pas ceux de la loi kantienne, mais plutôt d'une phénoménologie de la responsabilité envers autrui. Autrement dit, d'une passivité qui n'est plus destructrice et aliénante, mais qui, au contraire, vise à la sauvegarde d'autrui et qui ouvre le chemin de la réalisation de soi. De Smith à Lévinas, mais il faudrait ajouter Michel Henry, la relation à l'autre, « l'intérêt » pour autrui , se rapporte à une disposition originairement passive infra éthique qui invite à restaurer ce qui dans l'obligation morale est à mettre de compte de la sensibilité ou, pour mieux dire, de l'affectivité, ouvrant ainsi un dialogue critique avec les principes de la morale kantienne. Ernst Tugendhat s'y est exercé dans la tentative qu'il mène dans ses Conférences sur l'éthique d'accorder la Théorie des sentiments moraux d'Adam Smith avec la Critique de la raison pratique de Kant, le sentiment moral du respect, plus que le formalisme de la loi, servant de point de rencontre entre le spectateur (sympathique) impartial et le sujet posé dans son autonomie.
Néanmoins, aussi admirables ces conduites « altruistes » soient-elles, malgré tout il n’est pas nécessaire d’en appeler à l’héroïsme des hommes pour que les sociétés humaines puissent se prémunir contre les conduites anti-sociales ou maléfiques. Parce que la place accordée à la « situation » conduit également à envisager les conduites humaines dans leurs déterminations sociales et politiques. et qu’elle oriente la réflexion sur la responsabilité dans un sens plus « politique ». La situation n’est pas une détermination objective qui s’impose d’elle-même, bien qu'elle se présente généralement comme telle et qu'elle se réclame d'une nécessité impérative, imposant ses propres lois anonymes (historiques, scientifiques, voire économiques) : elle est toujours « créée », mise en place et instituée par d’autres hommes. Il y a donc tout un réseau et une chaîne de responsabilité à analyser.
C’est sur cet aspect à proprement parler « politique », au sens large, sur lequel insiste Du bon usage de la torture ou comment les démocraties justifient l’injustifiable (2008). Bien qu'il s'agisse là de pratiques que l'on considérera peut-être comme exceptionnelles, du moins dans nos sociétés, elles n'ont rien de marginal ni de secondaire : elles constituent au contraire pour le philosophe une voie d'entrée vers une réflexion sur les régimes démocratiques particulièrement éclairante (au sens où l'est souvent l'analyse des « cas extrêmes »).
L’intention principale qui anime Un si fragile vernis d’humanité est de remettre en cause la conception dominante depuis le XVIIe siècle de l’homme comme un individu calculateur qui poursuit, par nature, la recherche égoïste de ses intérêts – radicalisée dans la doctrine dominante de l'homo oeconomicus – et la conception oblative et sacrificielle de l’altruisme qui est son pendant
Tout se passe comme s’il fallait opposer, d’une part, le souci de soi – disons l’intérêt propre - qui ne peut se faire qu’au détriment du souci d’autrui, d’autre part, le pur souci désintéressé d’autrui qui exige le renoncement à soi. Autrement dit, le paradigme hégémonique de l’égoïsme psychologique s’accompagne et produit comme mécaniquement une conception purement sacrificielle de l’altruisme. Or si le bien exige à la fois le renoncement à tout intérêt propre et le sacrifice de soi, il est en effet vraisemblable que les hommes sont généralement incapables d’un tel « bien ». Et de surcroît, lorsqu’ils donnent l’apparence d’agir de semblable manière, on ne peut prouver que soit absente toute considération d’intérêt propre. Il n’est pas de conduite de bienveillance, de générosité, etc. qui échappe au soupçon que ce sont toujours des motivations « égoïstes » qui animent, fût-ce secrètement, les sujets altruistes, de telle sorte qu’on ne saurait jamais attribuer une valeur éthique, une valeur éthique exemplaire à leurs actions. De fait, il ne peut plus y avoir, selon ce présupposé anthropologique cher aux moralistes français, à La Rochefoucauld en particulier, d’exemplarité ni de manifestation du bien, ni de constitution de la morale, autrement que sous la forme réduite d'une morale de l'honnêteté (c'est-à-dire de l'harmonisation sociale des intérêts égoïstes).
Il n’est pourtant ni exact ni vrai que les hommes sont uniquement mus par des considérations d’intérêt propre : il existe des motivations qui relèvent de l’intérêt que l’on prend au bien d’autrui, des motivations qui relèvent de la bienveillance et qu’on ne saurait, sans leur faire violence – et au fond une violence purement gratuite ou idéologique - mettre au compte de l’égoïsme radical. Telle est la conclusion que l’on peut tirer aussi bien de la pensée des philosophes anglais qui au XVIIIe siècle ont fait la critique de l’égoïsme psychologique en réhabilitant les sentiments originaires, naturels, de bienveillance ou de sympathie (Hutcheson, Hume, Smith, Rousseau ou plus tard Schopenhauer) que des récents travaux en psychologie sociale (Sober et Wilson, Batson, etc.) que j'ai longuement étudiés et analysés dans leur spécificité. D’autre part, le présupposé qui veut que l’altruisme véritable soit de nature entièrement désintéressée, relevant d’une espèce d’oblation sacrificielle – ce présupposé radical, qui domine dans de larges pans de l’éthique moderne mérite d’être largement remis en cause (par exemple dans la perspective ouverte par l'Essai sur le don de Marcel Mauss).
Le renversement de la charge de la preuve
La conclusion générale que l’on peut tirer des recherches contemporaines en psychologie sociale aussi bien que des critiques théoriques de l’égoïsme psychologique, c’est qu’il convient de renverser la charge de la preuve : c’est à l’égoïsme psychologique d’apporter la preuve que l’altruisme n’existe pas et non à l’hypothèse de l’empathie-altruisme.
L’hypothèse de l’empathie-altruisme (ou encore le don maussien) ne présente aucune interprétation sacrificielle ou relevant d’un désintéressement pur. Comme le montrent de façon éclairante Eliot Sober et David Wilson dans un ouvrage majeur (Unto Others, The Evolution and Psychology of Unselfish Behavior, Havard University Press, 1998), il convient d’opposer le caractère « absolutiste » ou « moniste » propre à l’hypothèse de l’égoïsme psychologique avec la nature « pluraliste » de l’hypothèse de l’empathie-altruisme. Selon celle-ci, les conduites de bienveillance, de générosité, de secours envers les autres n’ont nullement besoin de se faire au détriment ou au dépens de soi pour qu’on puisse les considérer comme étant authentiquement « altruistes », en sorte qu'il convient de proposer une anthropologie élargie qui laisse place à ces motivations, sans les rabattre à être seulement de l'ordre de la stratégie intéressée ou de l'habilité.
La question de la destructivité
Cela étant établi vient une autre difficulté fondamentale. S’il l’on veut bien admettre que les hommes ne sont pas des égoïstes invétérés qui cherchent en toute circonstance, consciemment ou non, à maximiser leurs intérêts, s’il est vrai que les hommes sont généralement animés par des intentions qui laissent place à des considérations « altruistes » de bienveillance ou de gratuité, s’ils ne sont pas généralement dénués de tout « sens moral » pour reprendre la formule de Hutcheson, quoiqu’ils n’agissent pas en effet d’une manière purement sacrificielle, comment rendre compte de la possibilité pour ces mêmes individus « ordinaires » de se transformer, en certaines circonstances – et la nuance est importante - en bourreaux, en tortionnaires ou en exécuteurs d’ordres cruels ? Dans quelle mesure la pratique du mal, en particulier lorsqu’elle prend la forme de crimes de masse ou de génocide, est-elle compatible avec la version moins pessimiste du pluralisme anthropologique ? Si les hommes sont, dans certaines circonstances, conduits à agir avec une destructivité insigne, ce n’est ni parce que la nature humaine serait ontologiquement mauvaise – du moins n’est-il nullement nécessaire d’avoir recours à cette hypothèse théologique -, pas davantage parce que les individus seraient animés par leur égoïsme natif, mais pour une toute série de déterminations, bien plus complexes et variées : particulièrement en raison de leur propension à obéir à une autorité à leurs yeux légitimes, serait-elle malfaisante, en raison également de l’influence du conformisme, de la volonté de bien « jouer » le rôle ou la fonction que l’institution leur a confié, ou encore du poids des idéologies deshumanisantes.
Ces facteurs de la destructivité humaine « ordinaire » m'ont amené à tirer les conséquences philosophiques qui se dégagent des expériences cruciales conduites en psychologie sociale, depuis les années soixante, en particulier par des chercheurs comme Stanley Milgram (Obedience to Authority, 1974) et Philip Zimbardo (The Lucifer Effect, 2007), pour ne citer que les plus connus, la littérature sur le sujet étant immense.
L’interprétation « situationnelle »
Que nous révèlent de façon saisissante ces expériences ? La très grande vulnérabilité de chacun à l’endroit de certaines situations qui conduisent avec une rapidité étonnante à la dépersonnalisation de soi. L’idée que nous avons de la force de notre propre moi, de la consistance de notre identité est en réalité assez illusoire et il est des cas où cette consistance révèle très rapidement sa fragilité. C’est la leçon essentielle. Parce que tout notre horizon philosophique moderne baigne dans les notions de moi, de sujet, d’individu, d’individu libre et responsable, etc. comme si nous avions affaire là à quelque chose de solide et de substantiel. Mais confronté à la réalité des faits et au comportement effectif des individus (non pas à l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes), c’est tout à fait faux. Cette prétendue substantialité de l’ego ou du sujet n’est souvent rien de plus qu'une identité vide (ce qu'avaient déjà montré en leur temps La Rochefoucauld et Pascal, à l'encontre de la philosophie cartésienne de la subjectivité). Et l’individu prétendument libre et responsable de ses actes, conscient de la singularité de son identité personnelle et des valeurs qui sont les siennes, incapable, pense-t-il, d'infliger une souffrance à un être innocent, se révèle souvent in situ n’être qu’un acteur passif et obéissant, quoique la passivité n'exclut nullement l'existence d'un « sens moral ».
Liberté et vulnérabilité
Une telle position pose beaucoup de problèmes au philosophe ou au théoricien de la morale (du droit également) qui postule malgré toujours la primauté de l’individu sur le contexte, l’idée de sa responsabilité inaliénable. Quoiqu'il faille maintenir avec vigueur ce principe de liberté contre toute réduction déterministe, il n'en reste pas moins vrai qu'il faut également compter avec cette propension humaine à la vulnérabilité : vulnérabilité aux « forces situationnelles » lesquelles exercent une pression à laquelle, dans certaines circonstances, il est très peu d’individus pour échapper. Si l’on raisonne en termes de « vulnérabilité » face à une situation sociale, politique particulière la réflexion s’engage dans un sens qui n’est pas uniquement centrée sur l’individu, sa liberté d'agir et de penser, partant sur sa responsabilité, mais sur l’analyse des facteurs sociaux qui favorisent l’émergence des conduites destructrices ou maléfiques et ceux qui sont de nature à les éviter. La tension entre liberté et détermination doit être maintenue dans sa force dialectique, sans retomber dans l'unilatéralité d'une explication causaliste. Mais plutôt que de rapporter la question de la liberté humaine à celle du déterminisme (social, psychologique, etc.), comme le fait encore Isaiah Berlin dans son Eloge de la liberté, suivant en cela une longue tradition philosophique, mieux vaut penser la liberté humaine à partir du concept de vulnérabilité. Or c'est là un champ d'investigation aussi fécond que peu exploré à ce jour par les philosophes, la vulnérabilité étant tout autre chose que la méchanceté et devant être pensée dans son rapport problématique avec la sympathie. Par conséquent, on ne saurait s'en tenir à la tripartition des motivations humaines proposée par Schopenhauer : égoïsme, méchanceté et bonté. En même temps, c’est la conduite des hommes qui ne laissent pas prendre au piège de la situation qui apparaît particulièrement significative au regard d'une réflexion sur la moralité humaine.
Pour le dire en bref : rien dans leurs conduites n’accrédite la thèse d’un altruisme sacrificiel. Par conséquent, il faut repenser théoriquement l’altruisme dans les catégories qui ne sont pas celles d’un désintéressement pur, d’une oblation qui exige et conduit à la désappropriation de soi. Il est nécessaire de rappeler ici que ce sont au contraire les systèmes totalitaires qui n’ont cessé de véhiculer cette (pseudo) mystique du renoncement à soi. L'on peut au contraire voir dans la figure des Justes des individus qui obéissent à la plus grande « présence à soi », dans une synthèse, parfois ludique, des facultés qui rappelle la « belle âme », tant décriée, de Schiller. Et si on entend les raisons pour lesquelles eux-mêmes ont agi comme ils l’ont fait, il est impossible de ne pas accorder une place déterminante aux incitations de la sensibilité ou, plutôt de l’affectivité. Quoique sur la base de leurs conduites et des motivations qu’ils en ont donné on ne puisse à proprement parler fonder l’éthique (une éthique normative universelle), il n’en reste pas moins qu’elles ouvrent au philosophe un large champ de réflexion, invitant à repenser l'expérience originaire de l'obligation « morale » (avec Schopenhauer, Bergson ou Lévinas) en des termes qui ne sont pas ceux de la loi kantienne, mais plutôt d'une phénoménologie de la responsabilité envers autrui. Autrement dit, d'une passivité qui n'est plus destructrice et aliénante, mais qui, au contraire, vise à la sauvegarde d'autrui et qui ouvre le chemin de la réalisation de soi. De Smith à Lévinas, mais il faudrait ajouter Michel Henry, la relation à l'autre, « l'intérêt » pour autrui , se rapporte à une disposition originairement passive infra éthique qui invite à restaurer ce qui dans l'obligation morale est à mettre de compte de la sensibilité ou, pour mieux dire, de l'affectivité, ouvrant ainsi un dialogue critique avec les principes de la morale kantienne. Ernst Tugendhat s'y est exercé dans la tentative qu'il mène dans ses Conférences sur l'éthique d'accorder la Théorie des sentiments moraux d'Adam Smith avec la Critique de la raison pratique de Kant, le sentiment moral du respect, plus que le formalisme de la loi, servant de point de rencontre entre le spectateur (sympathique) impartial et le sujet posé dans son autonomie.
Néanmoins, aussi admirables ces conduites « altruistes » soient-elles, malgré tout il n’est pas nécessaire d’en appeler à l’héroïsme des hommes pour que les sociétés humaines puissent se prémunir contre les conduites anti-sociales ou maléfiques. Parce que la place accordée à la « situation » conduit également à envisager les conduites humaines dans leurs déterminations sociales et politiques. et qu’elle oriente la réflexion sur la responsabilité dans un sens plus « politique ». La situation n’est pas une détermination objective qui s’impose d’elle-même, bien qu'elle se présente généralement comme telle et qu'elle se réclame d'une nécessité impérative, imposant ses propres lois anonymes (historiques, scientifiques, voire économiques) : elle est toujours « créée », mise en place et instituée par d’autres hommes. Il y a donc tout un réseau et une chaîne de responsabilité à analyser.
C’est sur cet aspect à proprement parler « politique », au sens large, sur lequel insiste Du bon usage de la torture ou comment les démocraties justifient l’injustifiable (2008). Bien qu'il s'agisse là de pratiques que l'on considérera peut-être comme exceptionnelles, du moins dans nos sociétés, elles n'ont rien de marginal ni de secondaire : elles constituent au contraire pour le philosophe une voie d'entrée vers une réflexion sur les régimes démocratiques particulièrement éclairante (au sens où l'est souvent l'analyse des « cas extrêmes »).
samedi 4 avril 2009
Le jardin de Célibidache
Procurez-vous ce film admirable, Le jardin de Célibidache, qui n'est pas simplement un document exceptionnel sur la direction musicale(Mozart, Bruckner, Bartok, etc.). L'immense chef d'orchestre s'y livre dans sa maison à des entretiens de très haute volée philosophique et spirituelle avec ses élèves, avec des moines bouddhistes et d'autres interlocuteurs encore. S'en dégage la certitude que l'on a bien affaire là à un Maître véritable - le terme pour une fois n'est pas galvaudé - qui marche sur terre avec la libre souveraineté de ceux qui ont su conjuguer la perfection de leur art avec l'amour non moins exigeant des autres :
jeudi 2 avril 2009
Inconséquence
Un bref retour à Tolstoï.
Cette indication psychologique à la fin d'Anna Karénine : les dispositions mentales que produisent nos choix éthiques en faveur d'une "bonne vie" et d'une existence vertueuse, aussi lumineuses soient-elles et pleines des intentions les meilleures, n'ont aucune influence sur notre caractère et nos comportements.
A peine Lévine s'est-il résolu à vivre conformément aux principes de sa récente conversion morale qu'il rabroue avec la même grossièreté qu'auparavant son cocher :
"Fais-moi le plaisir de me laisser tranquille et de ne pas me donner de leçon ! répondit Lévine, agaçé comme il l'était chaque fois qu'on se mêlait de ses affaires. Il éprouva aussitôt un vif chagrin en constatant que, contrairement à son attente, son nouvel état d'âme n'influait nullement sur son caractère".
Cette contradiction entre les dispositions d'esprit et les comportements effectifs, nul plus de Tolstoï ne la vivait, jusqu'au dégoût de soi. Il condamnait la vie luxueuse des aristocrates oisifs et passait ses journées habillé en moujik à travailler sa terre, mais le soir venu, des laquais en gant blanc servaient la famille à table. Il vitupérait l'art et ne pouvait retenir ses larmes en écoutant une sonate de Schubert ou quelque autre merveilleux morceau de musique. Et ne disons rien de son rapport au sexe.
Nulle part on ne trouverait la conscience de ces contradictions chez Dostoïesvki dont les héros, peints en noir ou blanc, sont des archétypes figés. Ivan ou Aliocha Karamazov, par exemple, qu'éloigne l'un de l'autre un abîme aussi infranchissable que celui qui éternellement sépare Lazare du Mauvais riche dans la parabole évangélique.
L'inconséquence entre ce à quoi nous croyons et la façon dont nous agissons témoigne peut-être de notre humanité, mais d'où vient que nous pensions que ces faiblesses sont rassurantes ? Plus exigeant ou plus lucide, Tolstoï les trouvait désespérantes. Mise à part la figure improbable du saint, absente de son oeuvre (à la différence de son grand contemporain), l'individu moral, je veux dire celui fait le choix de la vie morale, le héros kantien si l'on veut, ne peut échapper à la détestation de soi (et des autres) et il n'est pas de "bonne conscience" qui vienne le rassurer qu'il fait ce qu'il peut. Ce n'est pas au regard du monde tel qu'il est que se mesurent nos impuissances, mais à l'égard de ce que nous sommes, de ce que nous avons fait de nous-mêmes et qui constitue insensiblement, au gré de mille petites actions singulières, notre "caractère", ce que saint Paul appelle le "corps de la mort". Souvenez-vous de ce passage célèbre de l'Epître aux Romains (7, 19-24): "Je ne fais pas le bien que je veux, je fais le mal que je ne veux pas (...) Qui me délivrera de ce corps de la mort ?"
La réponse pour lui était le Christ. Mais est-il une grâce qui délivre l'homme de lui-même ? Tolstoï aux derniers jours de sa vie résolut de s'enfuir et mourut seul dans la pauvre gare d'Astapovo sans avoir trouvé cette paix de l'âme qu'il avait prêchée avec tant d'imprécations furieuses et qui lui fit toujours défaut.
Notre impuissance au bien était pour l'apôtre le signe que règne en nous la loi inexorable du péché, dont nous ne sommes pas responsables. Pour Tolstoï nulle explication de ce genre n'était de nature à nous délivrer de la conscience effroyable que cette fausseté nous est imputable, quoique nous n'y puissions rien. Il n'est pas davantage possible de s'échapper à soi-même qu'il n'est possible de sortir des eaux fangeuses du marais en se tirant par les cheveux. Lévine restera à jamais un homme qui s'extasie devant l'ordre du bien et qui affirme l'égalité de tous les hommes à la face de Dieu, au moment même où il rabroue son cocher et méprise ses paysans.
Nous avons toujours à portée de main des explications faciles pour justifier nos faiblesses et nos manquements. Et l'on se console généralement à peu de prix de nos imperfections. Mais Tolstoï était un homme sans concession et avec la cruauté glaciale qu'on lui a tant reproché - est-il écrivain qui ait à ce point fait manque de compassion pour ses personnages ? - il nous entraîne dans un monde où la vertu ne produit pas plus de fleurs qu'un rameau desséché, ou bien dont les fruits sont si vénéneux qu'on les recrache avec un haut-le-coeur, telles la soudaine grandeur d'âme et générosité de son mari qu'Anna pouvait moins encore supporter que la forme ridicule de ses oreilles.
Cette indication psychologique à la fin d'Anna Karénine : les dispositions mentales que produisent nos choix éthiques en faveur d'une "bonne vie" et d'une existence vertueuse, aussi lumineuses soient-elles et pleines des intentions les meilleures, n'ont aucune influence sur notre caractère et nos comportements.
A peine Lévine s'est-il résolu à vivre conformément aux principes de sa récente conversion morale qu'il rabroue avec la même grossièreté qu'auparavant son cocher :
"Fais-moi le plaisir de me laisser tranquille et de ne pas me donner de leçon ! répondit Lévine, agaçé comme il l'était chaque fois qu'on se mêlait de ses affaires. Il éprouva aussitôt un vif chagrin en constatant que, contrairement à son attente, son nouvel état d'âme n'influait nullement sur son caractère".
Cette contradiction entre les dispositions d'esprit et les comportements effectifs, nul plus de Tolstoï ne la vivait, jusqu'au dégoût de soi. Il condamnait la vie luxueuse des aristocrates oisifs et passait ses journées habillé en moujik à travailler sa terre, mais le soir venu, des laquais en gant blanc servaient la famille à table. Il vitupérait l'art et ne pouvait retenir ses larmes en écoutant une sonate de Schubert ou quelque autre merveilleux morceau de musique. Et ne disons rien de son rapport au sexe.
Nulle part on ne trouverait la conscience de ces contradictions chez Dostoïesvki dont les héros, peints en noir ou blanc, sont des archétypes figés. Ivan ou Aliocha Karamazov, par exemple, qu'éloigne l'un de l'autre un abîme aussi infranchissable que celui qui éternellement sépare Lazare du Mauvais riche dans la parabole évangélique.
L'inconséquence entre ce à quoi nous croyons et la façon dont nous agissons témoigne peut-être de notre humanité, mais d'où vient que nous pensions que ces faiblesses sont rassurantes ? Plus exigeant ou plus lucide, Tolstoï les trouvait désespérantes. Mise à part la figure improbable du saint, absente de son oeuvre (à la différence de son grand contemporain), l'individu moral, je veux dire celui fait le choix de la vie morale, le héros kantien si l'on veut, ne peut échapper à la détestation de soi (et des autres) et il n'est pas de "bonne conscience" qui vienne le rassurer qu'il fait ce qu'il peut. Ce n'est pas au regard du monde tel qu'il est que se mesurent nos impuissances, mais à l'égard de ce que nous sommes, de ce que nous avons fait de nous-mêmes et qui constitue insensiblement, au gré de mille petites actions singulières, notre "caractère", ce que saint Paul appelle le "corps de la mort". Souvenez-vous de ce passage célèbre de l'Epître aux Romains (7, 19-24): "Je ne fais pas le bien que je veux, je fais le mal que je ne veux pas (...) Qui me délivrera de ce corps de la mort ?"
La réponse pour lui était le Christ. Mais est-il une grâce qui délivre l'homme de lui-même ? Tolstoï aux derniers jours de sa vie résolut de s'enfuir et mourut seul dans la pauvre gare d'Astapovo sans avoir trouvé cette paix de l'âme qu'il avait prêchée avec tant d'imprécations furieuses et qui lui fit toujours défaut.
Notre impuissance au bien était pour l'apôtre le signe que règne en nous la loi inexorable du péché, dont nous ne sommes pas responsables. Pour Tolstoï nulle explication de ce genre n'était de nature à nous délivrer de la conscience effroyable que cette fausseté nous est imputable, quoique nous n'y puissions rien. Il n'est pas davantage possible de s'échapper à soi-même qu'il n'est possible de sortir des eaux fangeuses du marais en se tirant par les cheveux. Lévine restera à jamais un homme qui s'extasie devant l'ordre du bien et qui affirme l'égalité de tous les hommes à la face de Dieu, au moment même où il rabroue son cocher et méprise ses paysans.
Nous avons toujours à portée de main des explications faciles pour justifier nos faiblesses et nos manquements. Et l'on se console généralement à peu de prix de nos imperfections. Mais Tolstoï était un homme sans concession et avec la cruauté glaciale qu'on lui a tant reproché - est-il écrivain qui ait à ce point fait manque de compassion pour ses personnages ? - il nous entraîne dans un monde où la vertu ne produit pas plus de fleurs qu'un rameau desséché, ou bien dont les fruits sont si vénéneux qu'on les recrache avec un haut-le-coeur, telles la soudaine grandeur d'âme et générosité de son mari qu'Anna pouvait moins encore supporter que la forme ridicule de ses oreilles.
mercredi 1 avril 2009
Rencontres autour de Cartea Neagra
J'ai déjà parlé de la récente publication chez Denoël de ce document exceptionnel, écrit par Matatias Carp, Cartea Neagra : le Livre noir de la destruction des Juifs de Roumanie, 1940-1944 (traduit du roumain, annoté et présenté par Alexandra Laignel-Lavastine).
Diverses rencontres sont organisées dans les jours à venir autour de ce livre:
• Mardi 7 avril : Rencontre au Mémorial de la Shoah, 19 h.
Rencontre animée par Marc Sémo (journaliste à Libération). Avec Alexandra Laignel-Lavastine et le Pr Gérard Saimot (le neveu de Matatias Carp).
17, rue Geoffroy L’Asnier – 75004 Paris
Réservation : 01 53 01 17 42
• Dimanche 19 avril à la librairie « Les Cahiers de Colette », 16 h.
Rencontre-signature (avec A. Laignel-Lavastine et Annette Wieviorka) suivie d’un pot amical.
23-25, Rue Rambuteau – 75004 Paris
• Lundi 27 avril à la FNAC Montparnasse (rue de Rennes), 17 h
Débat animé par Eduardo de Castillo. Avec Alexandra Laignel-Lavastine et Georges Bensoussan (historien)
• Mardi 5 mai aux « Palabres centre-européennes », 18 h 30
Avec Alexandra Laignel-Lavastine, Jean-Yves Potel (écrivain, La Fin de l’innocence, Autrement)) et Jean-Charles Szurek (sociologue, Juifs et Polonais (1939-2008), Albin Michel)
Université Paris IV-Sorbonne (Centre Malesherbes)
Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre-Européennes (CIRCE)
108, bd Malesherbes - 75017 Paris
Cartea Neagra est un document exceptionnel, un « chef d’œuvre » selon Raul Hilberg : rédigé en temps réel, au cœur même du désastre, puis publié à Bucarest dans l’immédiat après-guerre, cette extraordinaire chronique clandestine de la tragédie des Juifs de Roumanie est d’un intérêt historique comparable au Livre noir sur l’extermination des Juifs en URSS et en Pologne (1941-1945) de Vassili Grossman et Ilya Ehrenbourg. Son auteur, un jeune avocat juif de Bucarest doublé d’un pianiste de grand talent, prit en effet la mesure, dès 1940, des menaces qui pesaient sur le judaïsme européen. Matatias Carp (1904-1953) se lança alors, au péril de sa vie et avec sa femme pour seule collaboratrice, dans une folle entreprise : enquêter et collecter en temps réel une sorte d’archive première de la Catastrophe (documents officiels, lettres, témoignages, photographies, etc.). Rapidement mis à l’index par le régime communiste, ce monument littéraire tombera ensuite dans l’oubli. Soixante ans après sa publication initiale, cette version française constitue la première traduction intégrale de ce « livre de sang et de larmes ».
Un morceau bouleversant d’histoire immédiate qui lève le voile sur un chapitre encore mal connu de la Shoah à l’Est : l’extermination sauvage, par l’armée et la gendarmerie roumaines, de plus de 350 000 Juifs roumains et ukrainiens.
Diverses rencontres sont organisées dans les jours à venir autour de ce livre:
• Mardi 7 avril : Rencontre au Mémorial de la Shoah, 19 h.
Rencontre animée par Marc Sémo (journaliste à Libération). Avec Alexandra Laignel-Lavastine et le Pr Gérard Saimot (le neveu de Matatias Carp).
17, rue Geoffroy L’Asnier – 75004 Paris
Réservation : 01 53 01 17 42
• Dimanche 19 avril à la librairie « Les Cahiers de Colette », 16 h.
Rencontre-signature (avec A. Laignel-Lavastine et Annette Wieviorka) suivie d’un pot amical.
23-25, Rue Rambuteau – 75004 Paris
• Lundi 27 avril à la FNAC Montparnasse (rue de Rennes), 17 h
Débat animé par Eduardo de Castillo. Avec Alexandra Laignel-Lavastine et Georges Bensoussan (historien)
• Mardi 5 mai aux « Palabres centre-européennes », 18 h 30
Avec Alexandra Laignel-Lavastine, Jean-Yves Potel (écrivain, La Fin de l’innocence, Autrement)) et Jean-Charles Szurek (sociologue, Juifs et Polonais (1939-2008), Albin Michel)
Université Paris IV-Sorbonne (Centre Malesherbes)
Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre-Européennes (CIRCE)
108, bd Malesherbes - 75017 Paris
Cartea Neagra est un document exceptionnel, un « chef d’œuvre » selon Raul Hilberg : rédigé en temps réel, au cœur même du désastre, puis publié à Bucarest dans l’immédiat après-guerre, cette extraordinaire chronique clandestine de la tragédie des Juifs de Roumanie est d’un intérêt historique comparable au Livre noir sur l’extermination des Juifs en URSS et en Pologne (1941-1945) de Vassili Grossman et Ilya Ehrenbourg. Son auteur, un jeune avocat juif de Bucarest doublé d’un pianiste de grand talent, prit en effet la mesure, dès 1940, des menaces qui pesaient sur le judaïsme européen. Matatias Carp (1904-1953) se lança alors, au péril de sa vie et avec sa femme pour seule collaboratrice, dans une folle entreprise : enquêter et collecter en temps réel une sorte d’archive première de la Catastrophe (documents officiels, lettres, témoignages, photographies, etc.). Rapidement mis à l’index par le régime communiste, ce monument littéraire tombera ensuite dans l’oubli. Soixante ans après sa publication initiale, cette version française constitue la première traduction intégrale de ce « livre de sang et de larmes ».
Un morceau bouleversant d’histoire immédiate qui lève le voile sur un chapitre encore mal connu de la Shoah à l’Est : l’extermination sauvage, par l’armée et la gendarmerie roumaines, de plus de 350 000 Juifs roumains et ukrainiens.
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