On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

mardi 13 octobre 2009

Questions de justice sociale

Cet extrait (traduit par moi) de l'introduction du dernier ouvrage de Martha Nussbaum, Frontiers of Justice (Harvard University Press, 2007), expose les principales raisons de sa critique de la doctrine des droits et du contrat social.
Ne s'appliquant qu'à des individus rationnels qui participent à part entière aux relations sociales, la tradition contractualiste (jusque chez Rawls) exclut nécessairement tous ceux qui, pour diverses raisons, ne sont pas en mesure d'être des acteurs utiles et "efficaces", au sein d'une société comprise comme un système de coopération en vu de l'avantage mutuel. Son approche, plutôt que sa doctrine, des capacités s'efforce de pallier ce défaut.
"La plupart des théories de la justice dans la tradition occidentale ont ainsi été coupablement inattentive à l'exigence d'égalité de la part des femmes et aux nombreux obstacles qui se sont dressés, et qui se dressent encore, sur ce chemin de l'égalité. Leur abstraction, quoique précieuse sous certains aspects, dissimulait une incapacité à affronter un des plus sérieux problèmes qui se posent. Se préoccuper comme il convient du problème de la justice des sexes a de considérables conséquences théoriques qui impliquent de considérer la famille comme une institution politique et non comme une part de la « sphère privée » qui est l'abri de la justice. Corriger les omissions des doctrines précédentes ne consiste pas à appliquer de bonnes vieilles théories à un nouveau problème : c'est leur structure théorique qu'il convient de redresser.
Il est aujourd'hui trois problèmes de justice sociale qui ne sont pas résolus. Or la négligence dont les théories existantes témoignent à leur endroit rend celles-ci particulièrement problématiques. (Nul doute qu'il reste d'autres problèmes semblables que nous n'avons pas encore aperçus.) Le premier problème tient à l'obligation de faire justice aux êtres qui ont des déficiences physiques ou mentales. Ces individus sont des individus à part entière, mais ils n'ont toujours pas été inclus dans les sociétés actuelles comme des citoyens, sur la base de leur égalité avec les autres citoyens. Etendre l'éducation, les soins de santé, les droits politiques et les libertés, et attribuer, plus généralement, une citoyenneté égale à de tels individus, apparaît comme un problème de justice, et même l'un des plus urgents. Le fait que la solution de ce problème exige une nouvelle façon de penser qui est le citoyen et une nouvelle analyse de la coopération sociale qui ne soit pas centrée sur l'avantage mutuel ; le fait qu'elle exige d'insister sur l'importance du soin (care) comme un bien social premier conduit, non pas simplement à une nouvelle application des anciennes théories, mais à une reconfiguration de leur structure théorique.
Deuxièmement, c'est un problème urgent d'étendre la justice à tous les citoyens du monde, de montrer – au moins théoriquement - comment nous pourrions réaliser un monde qui soit juste dans son ensemble ; un monde dans lequel les hasards de la naissance et de l'origine nationale ne faussent pas, à l'avance, les chances de la vie des hommes. Parce que toutes les doctrines occidentales majeures de la justice sociale partent de l'Etat-nation comme de leur unité de base, il est vraisemblable qu'on ne pourrait envisager correctement une solution à ce problème qu'en établissant de nouvelles structures théoriques.
Enfin, nous devons faire face aux problèmes de justice qui tiennent à la façon dont nous traitons les animaux. Les animaux souffrent douleur et indignité entre les mains des hommes. Cette réalité a souvent été considérée comme un problème éthique, mais il est bien plus rare qu'elle ait été comprise comme un problème de justice sociale. Si nous la considérons ainsi – les lecteurs de ce livre auront à juger par eux-mêmes si notre démonstration a été convaincante – il est clair à présent que ce nouveau problème exige également un changement théorique. Les images de coopération sociale et de réciprocité qu'exigent la rationalité entre toutes les parties devront être rééxaminées, et de nouvelles images d'un genre différent forgées."

5 commentaires:

promphilo.blogspot.com a dit…

Bonjour,

J'ai beaucoup appris de cette auteure. Mais pourquoi n'est-elle pas traduite en français?

Bien cordialement,

Laurence Harang

michel terestchenko a dit…

Chère Laurence,

Un seul de ses ouvrages a été traduit jusqu'à présent. Mais Martha Nussbaum m'a dit que Love's Knowledge doit bientôt paraître en français. Je m'emploie de mon côté à combler cette lacune, mais les choses sont encore au stade préliminaire.
Comment l'avez-vous découverte ? Peu de gens la connaissent en France (bien qu'elle ait donné un séminaire cet été à l'ENS). Qu'avez-vous lu d'elle ?
Bien amicalement,
Michel T

laurence harang a dit…

Bonsoir,

C'est par la réflexion sur la politique et la morale. Donc je suis allée voir "The capabilities approach". Tant mieux si vous commencez à traduire une partie de ses écrits; cela me prend du temps de lire en anglais...
Bien amicalement,
Laurence Harang

michel terestchenko a dit…

Chère Laurence,

J'ai découvert votre blog en tapant votre nom sur Google et comprend mieux maintenant vos centres d'intérêt et ce qui nous rapproche.
Bien amicalement,
M.T

promphilo.blogspot.com a dit…

Bonjour,

C'est vrai; d'où le plaisir que j'ai à lire vos billets.

Bien cordialement,

LH