On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

jeudi 5 novembre 2009

Une classe divisée

Au lendemain de l'assassinat de Martin Luther King, Jane Elliot, une maîtresse d'école de la petite ville rurale de Riceville aux Etats-Unis, voulut faire comprendre à ses élèves ce que signifie la réalité et l'injustice de la discrimination raciale. Comme il lui était impossible de le leur expliquer de façon purement intellectuelle et qu'ils n'avaient aucune idée de ce que c'est que d'être traité de "négro", elle conçut et mit en oeuvre, en avril 1970, une petite expérience toute simple. Aux élèves de sa classe de primaire, elle affirma, le visage sévère, avec autorité, que les enfants aux yeux bleus sont "supérieurs", plus intelligents et meilleurs, que les enfants aux yeux marrons. Aux premiers furent donc attribués divers privilèges (l'autorisation de se reservir à la cantine et de jouer quelques minutes de plus à la récréation), alors que les seconds furent mis dans une position d'infériorité, obligés, par exemple, de porter un foulard bleu les rendant visibles aux yeux de tous et interdits de prendre de l'eau au même distributeur. Elle leur expliqua en outre que la couleur des yeux était dûe à la mélanine qui affecte également l'intelligence. Il fallut moins de quinze minutes pour qu'entre ces enfants qui jusque là étaient de parfaits camarades s'établissent des relations d'arrogance et d'hostilité. Le lendemain, la maîtresse avoua qu'elle s'était trompée et que ce sont les enfants aux yeux marrons qui sont supérieurs à ceux ayant les yeux bleus. Les rôles furent immédiatement renversés et ceux qui avaient été dénigrés se mirent à leur tout à rejeter et à mépriser les enfants du groupe opposé. L'expérience était en train de tourner au drame. A la grande surprise de leur maîtresse, les enfants avaient à chaque fois totalement adopté et "internalisé" l'image qui leur avait été assignée et dans cette classe où régnaient jusqu'alors l'amitié, la franchise et la confiance apparurent, à tour de rôle, des sentiments d'hostilité chez les uns et des conduites de timidité, de repli et dépression chez les autres. Ce sont jusqu'aux résultats scolaires des uns et des autres qui furent affectés. Lorsque la maîtresse les réunit enfin de nouveau et leur expliqua ce qui s'était passé entre eux - de fait, ce petit jeu malsain ne pouvait durer plus longtemps - les enfants comprirent ce que signifie concrètement la réalité de la discrimination, quels en sont les effets psychologiques désastreux sur ceux qui en sont victimes lorsqu'ils sont jugés à la couleur de leur peau comme eux-mêmes l'avaient été à la couleur de leurs yeux.
Dans son récent livre, publié en 2008, The Lucifer Effect, Philip Zimbardo revient sur cette expérience, y voyant une parfaite illustration de ce qu'il appelle "la vulnérabilité situationnelle" des individus : comment des individus "bons", en l'occurrence de charmants enfants, peuvent être manipulés et transformés, par certaines dynamiques sociales perverses, en individus hostiles et mauvais.
L'expérience avait été filmée et elle fut présentée, quatorze ans plus tard, en 1985, aux protagonistes de cette pièce maléfique, leur demandant comment ils l'avaient vécue à l'époque et quelle leçon ils en avaient tirée. Mais le plus étonnant, c'est que l'exercice fut répété avec d'autres adultes, aboutissant à des résultats similaires : les hommes et femmes appartenant au groupe des yeux bleus étaient rejetés, méprisés et ouvertement humiliés par ceux du groupe valorisé, les yeux marrons. La manipulation orchestrée par Jane Elliot avec une totale maîtrise, une autorité imperturbable, à certain moment même avec une colère remarquablement simulée, fonctionnait parfaitement.
Les différentes vidéos peuvent être visionnées à l'adresse suivante :
  • www.pbs.org
    Pour de plus amples détails, voir l'article sur Wikipédia :
  • http://en.wikipedia.org
  • 3 commentaires:

    charlotte a dit…

    Ça me fait penser à La vague. C'est assez radicale, comme expérience et assez révélateur du côté malléable de l'esprit humain face à l'autorité.

    Gabrielle a dit…

    Un expérience qui n'a (malheureusement) pas dû surprendre Zimbardo... Il est peut être juste dommage d'en arriver là pour faire comprendre ce qui est quelque part un genre de cruauté bien courant et pas toujours conscient.

    Elisa a dit…

    Oui, en Allemagne on a un film très bon sur la vague (Die Welle).Complètement hors contexte, mais je crois que ce vidéo sur l'Afghanistan pourait aussi vous intéressé, c'est un discours prononcé par Tariq Ali sur la discussion actuelle sur la durée de l'intervention en Afghanistan. Je trouve son discours tellement élucidant sur la situation aux États-Unis!
    http://www.democracynow.org/blog/2009/12/7/tariq_ali_obamas_afghan_pak_syndrome