D'une institution, dans une société démocratique, nous attendons qu'elle soit équitable et juste, qu'elle respecte les droits des individus sans considération de personnes selon le principe d'égalité et d'impartialité qui est au coeur de notre tradition. On exigera également, mais dans un deuxième temps seulement, qu'elle soit efficace. Ce qui signifie pas qu'elle doive répondre à une logique de productivité économique - bien que celle-ci soit de plus en plus à l'oeuvre dans le monde de la santé, de la justice ou de l'éducation - mais que l'argent public ne soit pas dépensé de façon dispendieuse et irrationnelle. Mais attend-on d'une institution qu'elle soit "bienveillante" ? Il n'existe pas vraiment de réflexion sur cette notion d'institution bienveillante qui paraît bien étrange.
La bienveillance est une disposition attentive au bien des autres qui procède d'un sentiment, quoiqu'elle ne soit pas nécessairement uniquement de nature "sentimentale" ou affective : rien n'interdit, en effet, d'introduire dans cette disposition un élément de rationalité, un jugement réfléchi sur ce qui convient à chacun en fonction de sa situation propre, tel que le formulerait un "spectateur impartial", pour reprendre une figure empruntée à Adam Smith. Mais, d'une manière générale, telle que nous l'entendons, la bienveillance est une affaire de personnes qui relève de leurs relations privées. En quel sens pourrait-on en faire un principe d'obligation de l'action publique applicable à ses agents ?
Un exemple suffira pourtant à nous faire comprendre en quoi cette disposition est à la fois nécessaire et bien réelle. L'exercice de la justice consiste à appliquer la loi. Mais les juges ne sont-ils pas aussi amenés à prendre en considération ce qu'on appelle les circonstances atténuantes ? Qui a fait quoi en telle situation particulière et pour quelles raisons ? Cette attention au meurtrier par exemple, à son histoire, son passé, son profil psychologique, son caractère, relève bel et bien de la bienveillance et, contrairement à ce que l'on pense, elle n'a rien nécessairement de "laxiste", pas plus qu'elle sombre dans le sentimentalisme larmoyant.
En réalité, une institution juste conjugue à la fois le respect des droits et des devoirs qui sont applicables à tous de façon impartiale et aveugle - telle est l'image traditionnelle de la justice aux yeux bandés - et une attention particulière - bienveillante précisément - à la situation de chacun. Que voulons-èdire au fond sinon qu'une institution n'est juste, dans ses pratiques et la politique publique qui l'anime, qu'à condition de conjuguer un mixte de règles générales et de compassion particulière, c'est-à-dire d'impartialité et de partialité...
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
samedi 26 décembre 2009
mardi 22 décembre 2009
Copenhague
Un petit entretien, un peu décalé, sur l'échec de Copenhague que j'ai donné ces jours-ci pour le site "Faites le plein d'avenir", et qui peut être écouté à l'adresse suivante :
www.faitesleplein d'avenir.com
lundi 21 décembre 2009
Ludmila Oulitskaïa
J'ai découvert, grâce au conseil d'une rencontre, l'oeuvre magnifique de la romancière russe, Ludmila Oulitskaïa, aujourd'hui traduite dans le monde entier et fort bien en français. Jour après jour, au fil de la lecture de chacun de ses romans et nouvelles, l'admiration se confirme. En sept ou huit livres - Mensonges de femmes, Sonietchka, Joyeuses funérailles ou Sincèrement vôtre, Chourik, Lalia, pour citer ceux que j'ai lus jusqu'à présent - se dégage l'évidence d'un style incomparable. Et c'est bien, n'est-ce pas, le style tout d'abord qui distingue l'écrivain authentique. Quelques lignes suffisent à vous obliger à poursuivre, à tourner la page et le livre une fois lu de passer au suivant dans l'attente d'un nouveau bonheur qui n'est jamais déçu. Tout un monde de personnages loufoques, d'artistes marginaux et fort doués - souvent des femmes - luttant pour échapper à la grisaille de la vie ordinaire, est mis en scène avec un sens de l'humanité, de la compassion, de l'humour aussi, qui est formidablement attachant. Vraiment, je vous conseille de vous procurer l'un de ces livres - publiés dans la collection Folio Gallimard - et d'entrer à votre tour dans cet univers ludique, si profondément humain.
samedi 19 décembre 2009
Bonnes Fêtes
Bonnes fêtes à tous. Michel, Pauline, Angéline et Théophane vous offrent leur petite danse de fin d'année !
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lundi 14 décembre 2009
Roger McGowen
Libération a publié un nouvel article, admirable et bouleversant, de Roger Mc Gowen, condamné à la peine capitale aux Etats-Unis depuis 1987, intitulé "La gentillesse contre la folie. Le couloir de la mort, deuxième chronique de Roger McGowen".
"Un souvenir me revient souvent à l’esprit, ici dans ma cellule. Je suis un petit garçon de 7 ou 8 ans et je me tiens debout sur une planche en bois posée entre deux parpaings. Je me vois en train de remuer un liquide visqueux dans le grand chaudron noir de sorcière, comme nous l’appelions à l’époque. J’y mets toute mon énergie, à l’aide d’une cuillère en bois, pour obtenir une belle texture lisse. Comme j’étais
fier d’aider ainsi mon arrière-grand-mère à faire du savon ! Elle qui m’a élevé ainsi que tous mes frères et sœurs ! Je n’oublierai jamais comme j’étais heureux de pouvoir remuer cette cuillère dans cette grosse marmite, tandis que la fumée s’élevait du feu allumé juste en dessous.
Quand tout était fondu, les graisses et tout ce qu’elle rajoutait pour parfumer le savon, il fallait laisser refroidir. Puis nous versions le mélange dans une poêle plate qu’elle utilisait pour le faire sécher. Ensuite, elle coupait le savon en petits carrés qu’elle entassait à l’arrière de la maison sous la véranda, pour qu’il sèche encore. Une fois qu’il était bien sec, après de nombreuses vérifications de ma part, nous allions faire le tour du voisinage pour le distribuer aux personnes âgées. Oh mon Dieu, ils étaient tous si heureux de recevoir leur petit carré de savon ! Ensuite, c’était la période des conserves et des confitures. Je grimpais dans le prunier du voisin pour cueillir ses prunes bien mûres. Je remplissais le panier de mon arrière-grand-mère avec tellement d’ardeur ! Puis je l’aidais à éplucher tous les fruits. Cela m’amusait beaucoup, parce que je pouvais lécher la cuillère quand elle avait fini et dérober quelques fruits pour les manger en cachette.
Rasés, baignés, épouillés
Beaucoup de mes amis du quartier se moquaient de nous quand nous refaisions le tour avec mon arrière-grand-mère, pour distribuer cette fois toutes nos conserves et nos confitures non seulement aux personnes âgées, mais aussi aux familles pauvres des alentours. Oh bon sang, comme j’étais gêné parfois que l’on me voie avec cette grand-mère ! Comme il m’est arrivé d’avoir honte de cette distribution sous les yeux
de mes copains ! Et bien sûr elle devinait mon embarras et me lançait haut et fort : « Roger McGowen, il n’y a pas de honte à être gentil ! » Ou encore : « Roger McGowen, n’aie jamais peur de donner quand tu possèdes plus que le nécessaire ! » Ou bien : « Roger McGowen, il n’y a rien de mal à donner tout ce qu’il te reste si quelqu’un en a plus besoin que toi ! »
Ces mots se sont imprimés en moi pour le reste de ma vie. J’ai sans doute été si heureux de vivre aux côtés de cette arrière-grand-mère, de participer à tous ces actes de bonté que ces petites phrases et tous ces dons complètement désintéressés ont fini par intimement m’imprégner.
L’un des actes le plus désapprouvé en prison, spécialement dans le couloir de la mort, c’est précisément celui de la «gentillesse». Elle est même fortement déconseillée par les gardiens, tant elle peut produire de la camaraderie, voire de l’amitié, ce qui est formellement interdit en milieu carcéral. Oui, la gentillesse est si dangereuse, tant elle pourrait démontrer combien les prisonniers sont encore des êtres humains, au lieu des animaux que tout le monde souhaite nous voir devenir.
Pour la plupart d’entre nous, l’incarcération se fait en plusieurs étapes. D’abord nous sommes placés dans la prison du comté, en attendant le procès. Et puis une fois que le procès a eu lieu, et que le verdict de culpabilité a été prononcé, chacun doit subir divers examens. Nous sommes alors rasés, baignés, épouillés, et l’on nous
donne le peu de choses autorisées en prison. Pendant tous ces épisodes, une phrase nous est constamment répétée par chaque personne que nous rencontrons : « N’accepte jamais quoi que ce soit de qui que ce soit… C’est un piège ! N’accepte jamais rien d’autrui ! » Soyons justes, d’ailleurs : il est certain que beaucoup de jeunes détenus se sont parfois fait avoir avec quelques générosités manipulatrices, produisant alors des conséquences graves pour leur vie carcérale. La plupart des détenus qui arrivent en prison sont donc dans une extrême méfiance. Et ils n’acceptent rien de personne même si, dans de nombreux cas, les aides offertes par les codétenus le sont sans intention de mal faire.
J’ai tellement vu de vieux prisonniers qui essayaient seulement d’aider le nouvel arrivant à mieux vivre cette période difficile qui suit l’incarcération, un moment que chacun vit toujours si douloureusement. Tout au plus essayent-ils de rendre cet enfermement soudain un peu moins dur que ce qu’ils ont connu eux-mêmes.Je n’étais pas différent en arrivant dans le couloir de la mort !
J’étais un jeune prisonnier encore sous le choc de son incarcération, rempli de méfiance envers tous les autres. Mais en ayant grandi auprès de cette arrière-grand-mère, une petite phrase trottait sans cesse dans mon esprit : « Roger McGowen, il n’y a pas de honte à être gentil ! » Sans doute, malgré tous les avertissements de chacun, avais-je encore un peu confiance dans les hommes !
Odeur âpre, sauvage, animale
Je suis arrivé dans le couloir de la mort en novembre 1987. Et la première chose qui m’a frappé, ce fut l’obscurité, et l’odeur de l’aile de la prison dans laquelle je fus enfermé. Je m’en souviens encore, c’était l’aile J-23 ! Il y avait du grillage de poulailler tendu au-dessus des cellules, et des rangées de clôture tout autour de la promenade. La lumière pâle et blafarde était si faible qu’elle donnait une atmosphère lugubre au cachot. Quant à l’odeur, elle m’était totalement inconnue. Elle était âpre, sauvage comme une odeur animale. Je n’avais jamais rien senti de tel. Quelle stupeur pour un homme d’entrer dans un monde pareil ! J’en suis certain aujourd’hui, tout était amplifié par ma peur. Car personne ne peut imaginer qu’un tel monde soit possible sur la Terre. J’en suis certain aussi, cette odeur incroyable était due aux prisonniers enfermés dans leurs toutes petites cellules. A tous ces corps non lavés, à toute cette sueur, auxquels s’ajoutait la puanteur de la mort ambiante.
Dès mon arrivée, je fus placé dans une petite cellule (3 mètres sur 2) au deuxième étage. Ayant été transféré tard, j’avais manqué le repas du soir. Cette situation était tellement nouvelle, si inattendue, dans un monde tellement hostile, que je ne savais pas à quoi m’attendre. Fallait-il que je dise quelque chose ? Fallait-il que je fasse quelque chose ? Ou bien devais-je tout simplement m’asseoir là, et attendre ?
« N’accepte rien d’autrui »
Mon problème fut vite résolu quand un jeune gardien noir vint dans ma cellule pour m’apporter une sorte d’oreiller contenant aussi deux draps, une brosse à dents, de la poudre de dentifrice et des écouteurs pour écouter la télévision (à cette époque, nous pouvions encore regarder la télévision). Je m’en souviens très bien : il me confia son nom, et me demanda si j’avais mangé. Evidemment sur la défensive, craignant un de ces pièges dont on m’avait parlé, je lui répondis que non !
Alors il partit, et je fus pris par la crainte de la célèbre loi des prisons : « N’accepte jamais rien d’autrui ! » Il revint quelques minutes plus tard et déposa un petit sac dans ma cellule sans rien me dire. Ce fut plus fort que moi : j’en sortis le contenu, si dérouté par l’événement qui venait d’avoir lieu. Il y avait là un sandwich au thon, un paquet de chips et une pomme. Il y avait là surtout un peu d’humanité ! Plus tard, j’ai su qu’il m’avait donné la moitié de son propre dîner. Ainsi, peu à peu, lui et moi nous avons eu une excellente relation, sans jamais reparler de ce petit repas offert à mon arrivée.
Les années passant, j’ai souvent été en situation de pouvoir aider à mon tour beaucoup d’autres détenus. Certains acceptèrent mes dons, mais à cause de la règle tacite consistant à refuser toute aide, d’autres non. Combien de chaussures, de cafetières et de vivres ai-je ainsi pu offrir à tous ceux qui le voulaient bien ? C’était à mon tour, comme le faisait mon arrière-grand-mère, de partager avec les plus démunis, même en risquant la honte dans un tel lieu.
Un matin, je fus transféré au tribunal pour le procès concernant mon affaire. Et dans la prison du comté où je fus placé, je savais qu’il allait faire très froid, tant dans ces bâtiments blindés ils maintiennent tout le temps une climatisation glaciale, été comme hiver. Aussi fallait-il s’y préparer en s’habillant chaudement. Les seuls vêtements qui nous étaient donnés pour ce transfert étaient tellement fins : juste une combinaison de prisonnier, à savoir un pantalon et une chemise à manches courtes ! Alors j’ai décidé de rajouter mon sous-vêtement long, et deux tee-shirts, avec en plus ma veste enfilée par-dessus. Mais malgré tout cela, j’avais quand même très froid dans cette cellule d’attente où nous étions déjà trente, si serrés.
Et puis ils ont rajouté un jeune gars dans notre cellule pourtant bondée. Il avait seulement sa petite combinaison légère sur lui. Il tremblait de froid par tous ses membres en essayant de tirer sur ses manches pour les rallonger. Certes, j’avais froid, mais je savais qu’à cet instant il avait bien plus froid que moi. Et c’est là que la voix de mon arrière-grand-mère a surgi dans mon esprit : « Roger McGowen, la
gentillesse ne connaît pas la honte ! » Alors j’ai déboutonné ma combinaison pour enlever mon long sous-vêtement et l’un de mes tee-shirts, et je lui ai offert de les mettre pour se réchauffer un peu. Il y a eu alors un instant incroyable. Il m’a d’abord simplement regardé. Et je l’ai moi aussi regardé, sans qu’un seul mot soit
prononcé. Et nous nous sommes vus, tellement vus tous les deux. Cela a duré peut-être trente secondes. Puis, il a pris les vêtements pour les enfiler sans faire aucun commentaire. Pas un mot ne fut prononcé. Mais je peux vous dire qu’apparemment, il avait bien plus chaud, grâce aux vêtements mais aussi grâce à l’événement qui venait de se passer… Et j’ai entendu mon arrière-grand-mère qui riait derrière moi !
La leçon de l’arrière-grand-mère
Quand on nous ramena à la prison, il fut placé dans la même aile que moi. Et il vint à ma table pendant le dîner, ce tout jeune détenu si égaré qui vivait à son tour son premier jour d’incarcération. Après le repas, en passant devant sa cellule, j’ai pu voir combien il n’avait rien, aucun ustensile, rien. Alors je lui ai apporté d’abord une tasse et un bol. Et puis je lui ai empaqueté un grand sac de nourriture,
complément indispensable pour manger à sa faim. Evidemment, il commença par refuser, tant il avait été averti lui aussi de la règle de ne jamais rien accepter. Alors je lui ai raconté ma propre histoire lors de mon arrivée. Et je lui ai dit combien, depuis ce jour, je faisais tout ce que je pouvais pour aider au mieux les nouveaux détenus. Et puis je l’ai rassuré : « Je ne réclame rien en échange, tout ce que je te demande, c’est de transmettre de l’amour à ton tour ! » Il a regardé autour de nous, juste pour voir si personne ne nous épiait. Il était inquiet. Il voulait tellement ne pas être pris pour un faible en acceptant quelque chose de ma part. Alors pour le rassurer un peu plus, je lui ai confié ce que mon arrière-grand-mère me disait toujours : « La gentillesse ne connaît pas la honte ! » Il a pris le sac, avec un petit sourire. Et nous avons fini par devenir bons amis au fil du temps.
Plus tard, bien plus tard, il fut libéré. Et je l’ai vu donner à un autre prisonnier, qui venait d’arriver, tout ce que je lui avais donné.
Après sa sortie, il m’envoya une lettre de remerciements, et il y avait mis de l’argent pour m’aider. Je n’ai plus jamais, par la suite, entendu parler de lui. J’espère qu’il mène une vie droite et honnête, et qu’il continue à transmettre de l’amour.
Savons-nous combien nous pouvons faire toute la différence dans la vie d’une autre personne, seulement en offrant un peu de gentillesse ?
Savons-nous combien un peu de gentillesse peut parfois tout changer ?
Je crois que c’est la plus grande leçon que m’ait offerte mon arrière- grand-mère. C’est la leçon qui me sert chaque jour, ici, dans le couloir de la mort. Parce que s’il existe un lieu où la gentillesse est vitale, c’est bien dans le couloir de la mort. Etre gentil sans honte, c’est parfois la seule manière de sauver sa raison, d’éviter de sombrer dans la folie. Essayez-le ! Essayez-le surtout avec ceux qui ne sont pas gentils, ou bien envers ceux avec qui vous n’avez jamais été
gentils ! Essayez-le sans attendre, tendez la main vers celui qui abesoin d’un geste réconfortant. Souvenez-vous de mon arrière-grand-mère : «La gentillesse ne connaît pas la honte !»
www.liberation.fr
Informations tirées du site qui lui est consacré :
"Roger McGowen est un Noir américain du Texas, né en 1964 dans un des pires ghettos de Houston, ward 5, et condamné à mort pour un crime qu’il n’a certainement pas commis - une série de témoins ont attesté qu’il était à une réunion de famille au moment de crime dont il fut accusé. Il est depuis 1987 dans le couloir de la mort. Son procès, qui est raconté dans le livre, fut une de ces tristes parodies de la justice qui se répètent hélas trop souvent la scène judiciaire américaine.
Il eut un avocat alcoolique, cinq fois réprimandé par le barreau du Texas, qui ne vint jamais le voir avant le procès et basa sa plaidoirie sur le rapport de police. A aucun moment il ne chercha à vérifier le très solide alibi de Roger. Il s’endormit à plusieurs reprises au cours du procès de son propre client, et laissa passer des énormités au niveau du déroulement du procès. De plus, le procureur s’est arrangé avec un repris de justice pour lui proposer une réduction de peine s’il acceptait d’accuser Roger faussement (une pratique qui n’est pas rare aux Etats-Unis). Cet avocat s’est vanté d’être l’avocat américain ayant eu le plus de clients condamnés à mort, ce qui surprend quand même chez un membre du barreau.
Pendant les huit premières années de son séjour en prison, Roger ne reçut aucune visite. (Aucun membre de sa famille n’avait de voiture, et la prison de Huntsville où Roger séjourna jusqu’en 2000 est loin de Houston). Petit à petit, cet autodidacte du développement personnel et spirituel commença le long cheminement intérieur qui lui permet d’être aujourd’hui un maître de vie pour des centaines de personnes, voire un vrai maître spirituel pour certains. »
www.rogermcgowen.org
Roger W. McGowen est l'auteur, en collaboration de Pierre Pradervand, du livre Messages de vie du couloir de la mort, publié en 2003 aux Editions Jouvence.
En vue de la révision du procès de Roger McGowen, vous pouvez envoyer
des chèques libellés à l’ordre de Comité français de soutien à Roger Mc
Gowen et adressé à : Comité Français de soutien à Roger Mc Gowen, Poitou, 47220 Caudecoste. Ou sur le site www.rogermcgowen.
Pour toute correspondance :
contact@rogermcgowen
"Un souvenir me revient souvent à l’esprit, ici dans ma cellule. Je suis un petit garçon de 7 ou 8 ans et je me tiens debout sur une planche en bois posée entre deux parpaings. Je me vois en train de remuer un liquide visqueux dans le grand chaudron noir de sorcière, comme nous l’appelions à l’époque. J’y mets toute mon énergie, à l’aide d’une cuillère en bois, pour obtenir une belle texture lisse. Comme j’étais
fier d’aider ainsi mon arrière-grand-mère à faire du savon ! Elle qui m’a élevé ainsi que tous mes frères et sœurs ! Je n’oublierai jamais comme j’étais heureux de pouvoir remuer cette cuillère dans cette grosse marmite, tandis que la fumée s’élevait du feu allumé juste en dessous.
Quand tout était fondu, les graisses et tout ce qu’elle rajoutait pour parfumer le savon, il fallait laisser refroidir. Puis nous versions le mélange dans une poêle plate qu’elle utilisait pour le faire sécher. Ensuite, elle coupait le savon en petits carrés qu’elle entassait à l’arrière de la maison sous la véranda, pour qu’il sèche encore. Une fois qu’il était bien sec, après de nombreuses vérifications de ma part, nous allions faire le tour du voisinage pour le distribuer aux personnes âgées. Oh mon Dieu, ils étaient tous si heureux de recevoir leur petit carré de savon ! Ensuite, c’était la période des conserves et des confitures. Je grimpais dans le prunier du voisin pour cueillir ses prunes bien mûres. Je remplissais le panier de mon arrière-grand-mère avec tellement d’ardeur ! Puis je l’aidais à éplucher tous les fruits. Cela m’amusait beaucoup, parce que je pouvais lécher la cuillère quand elle avait fini et dérober quelques fruits pour les manger en cachette.
Rasés, baignés, épouillés
Beaucoup de mes amis du quartier se moquaient de nous quand nous refaisions le tour avec mon arrière-grand-mère, pour distribuer cette fois toutes nos conserves et nos confitures non seulement aux personnes âgées, mais aussi aux familles pauvres des alentours. Oh bon sang, comme j’étais gêné parfois que l’on me voie avec cette grand-mère ! Comme il m’est arrivé d’avoir honte de cette distribution sous les yeux
de mes copains ! Et bien sûr elle devinait mon embarras et me lançait haut et fort : « Roger McGowen, il n’y a pas de honte à être gentil ! » Ou encore : « Roger McGowen, n’aie jamais peur de donner quand tu possèdes plus que le nécessaire ! » Ou bien : « Roger McGowen, il n’y a rien de mal à donner tout ce qu’il te reste si quelqu’un en a plus besoin que toi ! »
Ces mots se sont imprimés en moi pour le reste de ma vie. J’ai sans doute été si heureux de vivre aux côtés de cette arrière-grand-mère, de participer à tous ces actes de bonté que ces petites phrases et tous ces dons complètement désintéressés ont fini par intimement m’imprégner.
L’un des actes le plus désapprouvé en prison, spécialement dans le couloir de la mort, c’est précisément celui de la «gentillesse». Elle est même fortement déconseillée par les gardiens, tant elle peut produire de la camaraderie, voire de l’amitié, ce qui est formellement interdit en milieu carcéral. Oui, la gentillesse est si dangereuse, tant elle pourrait démontrer combien les prisonniers sont encore des êtres humains, au lieu des animaux que tout le monde souhaite nous voir devenir.
Pour la plupart d’entre nous, l’incarcération se fait en plusieurs étapes. D’abord nous sommes placés dans la prison du comté, en attendant le procès. Et puis une fois que le procès a eu lieu, et que le verdict de culpabilité a été prononcé, chacun doit subir divers examens. Nous sommes alors rasés, baignés, épouillés, et l’on nous
donne le peu de choses autorisées en prison. Pendant tous ces épisodes, une phrase nous est constamment répétée par chaque personne que nous rencontrons : « N’accepte jamais quoi que ce soit de qui que ce soit… C’est un piège ! N’accepte jamais rien d’autrui ! » Soyons justes, d’ailleurs : il est certain que beaucoup de jeunes détenus se sont parfois fait avoir avec quelques générosités manipulatrices, produisant alors des conséquences graves pour leur vie carcérale. La plupart des détenus qui arrivent en prison sont donc dans une extrême méfiance. Et ils n’acceptent rien de personne même si, dans de nombreux cas, les aides offertes par les codétenus le sont sans intention de mal faire.
J’ai tellement vu de vieux prisonniers qui essayaient seulement d’aider le nouvel arrivant à mieux vivre cette période difficile qui suit l’incarcération, un moment que chacun vit toujours si douloureusement. Tout au plus essayent-ils de rendre cet enfermement soudain un peu moins dur que ce qu’ils ont connu eux-mêmes.Je n’étais pas différent en arrivant dans le couloir de la mort !
J’étais un jeune prisonnier encore sous le choc de son incarcération, rempli de méfiance envers tous les autres. Mais en ayant grandi auprès de cette arrière-grand-mère, une petite phrase trottait sans cesse dans mon esprit : « Roger McGowen, il n’y a pas de honte à être gentil ! » Sans doute, malgré tous les avertissements de chacun, avais-je encore un peu confiance dans les hommes !
Odeur âpre, sauvage, animale
Je suis arrivé dans le couloir de la mort en novembre 1987. Et la première chose qui m’a frappé, ce fut l’obscurité, et l’odeur de l’aile de la prison dans laquelle je fus enfermé. Je m’en souviens encore, c’était l’aile J-23 ! Il y avait du grillage de poulailler tendu au-dessus des cellules, et des rangées de clôture tout autour de la promenade. La lumière pâle et blafarde était si faible qu’elle donnait une atmosphère lugubre au cachot. Quant à l’odeur, elle m’était totalement inconnue. Elle était âpre, sauvage comme une odeur animale. Je n’avais jamais rien senti de tel. Quelle stupeur pour un homme d’entrer dans un monde pareil ! J’en suis certain aujourd’hui, tout était amplifié par ma peur. Car personne ne peut imaginer qu’un tel monde soit possible sur la Terre. J’en suis certain aussi, cette odeur incroyable était due aux prisonniers enfermés dans leurs toutes petites cellules. A tous ces corps non lavés, à toute cette sueur, auxquels s’ajoutait la puanteur de la mort ambiante.
Dès mon arrivée, je fus placé dans une petite cellule (3 mètres sur 2) au deuxième étage. Ayant été transféré tard, j’avais manqué le repas du soir. Cette situation était tellement nouvelle, si inattendue, dans un monde tellement hostile, que je ne savais pas à quoi m’attendre. Fallait-il que je dise quelque chose ? Fallait-il que je fasse quelque chose ? Ou bien devais-je tout simplement m’asseoir là, et attendre ?
« N’accepte rien d’autrui »
Mon problème fut vite résolu quand un jeune gardien noir vint dans ma cellule pour m’apporter une sorte d’oreiller contenant aussi deux draps, une brosse à dents, de la poudre de dentifrice et des écouteurs pour écouter la télévision (à cette époque, nous pouvions encore regarder la télévision). Je m’en souviens très bien : il me confia son nom, et me demanda si j’avais mangé. Evidemment sur la défensive, craignant un de ces pièges dont on m’avait parlé, je lui répondis que non !
Alors il partit, et je fus pris par la crainte de la célèbre loi des prisons : « N’accepte jamais rien d’autrui ! » Il revint quelques minutes plus tard et déposa un petit sac dans ma cellule sans rien me dire. Ce fut plus fort que moi : j’en sortis le contenu, si dérouté par l’événement qui venait d’avoir lieu. Il y avait là un sandwich au thon, un paquet de chips et une pomme. Il y avait là surtout un peu d’humanité ! Plus tard, j’ai su qu’il m’avait donné la moitié de son propre dîner. Ainsi, peu à peu, lui et moi nous avons eu une excellente relation, sans jamais reparler de ce petit repas offert à mon arrivée.
Les années passant, j’ai souvent été en situation de pouvoir aider à mon tour beaucoup d’autres détenus. Certains acceptèrent mes dons, mais à cause de la règle tacite consistant à refuser toute aide, d’autres non. Combien de chaussures, de cafetières et de vivres ai-je ainsi pu offrir à tous ceux qui le voulaient bien ? C’était à mon tour, comme le faisait mon arrière-grand-mère, de partager avec les plus démunis, même en risquant la honte dans un tel lieu.
Un matin, je fus transféré au tribunal pour le procès concernant mon affaire. Et dans la prison du comté où je fus placé, je savais qu’il allait faire très froid, tant dans ces bâtiments blindés ils maintiennent tout le temps une climatisation glaciale, été comme hiver. Aussi fallait-il s’y préparer en s’habillant chaudement. Les seuls vêtements qui nous étaient donnés pour ce transfert étaient tellement fins : juste une combinaison de prisonnier, à savoir un pantalon et une chemise à manches courtes ! Alors j’ai décidé de rajouter mon sous-vêtement long, et deux tee-shirts, avec en plus ma veste enfilée par-dessus. Mais malgré tout cela, j’avais quand même très froid dans cette cellule d’attente où nous étions déjà trente, si serrés.
Et puis ils ont rajouté un jeune gars dans notre cellule pourtant bondée. Il avait seulement sa petite combinaison légère sur lui. Il tremblait de froid par tous ses membres en essayant de tirer sur ses manches pour les rallonger. Certes, j’avais froid, mais je savais qu’à cet instant il avait bien plus froid que moi. Et c’est là que la voix de mon arrière-grand-mère a surgi dans mon esprit : « Roger McGowen, la
gentillesse ne connaît pas la honte ! » Alors j’ai déboutonné ma combinaison pour enlever mon long sous-vêtement et l’un de mes tee-shirts, et je lui ai offert de les mettre pour se réchauffer un peu. Il y a eu alors un instant incroyable. Il m’a d’abord simplement regardé. Et je l’ai moi aussi regardé, sans qu’un seul mot soit
prononcé. Et nous nous sommes vus, tellement vus tous les deux. Cela a duré peut-être trente secondes. Puis, il a pris les vêtements pour les enfiler sans faire aucun commentaire. Pas un mot ne fut prononcé. Mais je peux vous dire qu’apparemment, il avait bien plus chaud, grâce aux vêtements mais aussi grâce à l’événement qui venait de se passer… Et j’ai entendu mon arrière-grand-mère qui riait derrière moi !
La leçon de l’arrière-grand-mère
Quand on nous ramena à la prison, il fut placé dans la même aile que moi. Et il vint à ma table pendant le dîner, ce tout jeune détenu si égaré qui vivait à son tour son premier jour d’incarcération. Après le repas, en passant devant sa cellule, j’ai pu voir combien il n’avait rien, aucun ustensile, rien. Alors je lui ai apporté d’abord une tasse et un bol. Et puis je lui ai empaqueté un grand sac de nourriture,
complément indispensable pour manger à sa faim. Evidemment, il commença par refuser, tant il avait été averti lui aussi de la règle de ne jamais rien accepter. Alors je lui ai raconté ma propre histoire lors de mon arrivée. Et je lui ai dit combien, depuis ce jour, je faisais tout ce que je pouvais pour aider au mieux les nouveaux détenus. Et puis je l’ai rassuré : « Je ne réclame rien en échange, tout ce que je te demande, c’est de transmettre de l’amour à ton tour ! » Il a regardé autour de nous, juste pour voir si personne ne nous épiait. Il était inquiet. Il voulait tellement ne pas être pris pour un faible en acceptant quelque chose de ma part. Alors pour le rassurer un peu plus, je lui ai confié ce que mon arrière-grand-mère me disait toujours : « La gentillesse ne connaît pas la honte ! » Il a pris le sac, avec un petit sourire. Et nous avons fini par devenir bons amis au fil du temps.
Plus tard, bien plus tard, il fut libéré. Et je l’ai vu donner à un autre prisonnier, qui venait d’arriver, tout ce que je lui avais donné.
Après sa sortie, il m’envoya une lettre de remerciements, et il y avait mis de l’argent pour m’aider. Je n’ai plus jamais, par la suite, entendu parler de lui. J’espère qu’il mène une vie droite et honnête, et qu’il continue à transmettre de l’amour.
Savons-nous combien nous pouvons faire toute la différence dans la vie d’une autre personne, seulement en offrant un peu de gentillesse ?
Savons-nous combien un peu de gentillesse peut parfois tout changer ?
Je crois que c’est la plus grande leçon que m’ait offerte mon arrière- grand-mère. C’est la leçon qui me sert chaque jour, ici, dans le couloir de la mort. Parce que s’il existe un lieu où la gentillesse est vitale, c’est bien dans le couloir de la mort. Etre gentil sans honte, c’est parfois la seule manière de sauver sa raison, d’éviter de sombrer dans la folie. Essayez-le ! Essayez-le surtout avec ceux qui ne sont pas gentils, ou bien envers ceux avec qui vous n’avez jamais été
gentils ! Essayez-le sans attendre, tendez la main vers celui qui abesoin d’un geste réconfortant. Souvenez-vous de mon arrière-grand-mère : «La gentillesse ne connaît pas la honte !»
Informations tirées du site qui lui est consacré :
"Roger McGowen est un Noir américain du Texas, né en 1964 dans un des pires ghettos de Houston, ward 5, et condamné à mort pour un crime qu’il n’a certainement pas commis - une série de témoins ont attesté qu’il était à une réunion de famille au moment de crime dont il fut accusé. Il est depuis 1987 dans le couloir de la mort. Son procès, qui est raconté dans le livre, fut une de ces tristes parodies de la justice qui se répètent hélas trop souvent la scène judiciaire américaine.
Il eut un avocat alcoolique, cinq fois réprimandé par le barreau du Texas, qui ne vint jamais le voir avant le procès et basa sa plaidoirie sur le rapport de police. A aucun moment il ne chercha à vérifier le très solide alibi de Roger. Il s’endormit à plusieurs reprises au cours du procès de son propre client, et laissa passer des énormités au niveau du déroulement du procès. De plus, le procureur s’est arrangé avec un repris de justice pour lui proposer une réduction de peine s’il acceptait d’accuser Roger faussement (une pratique qui n’est pas rare aux Etats-Unis). Cet avocat s’est vanté d’être l’avocat américain ayant eu le plus de clients condamnés à mort, ce qui surprend quand même chez un membre du barreau.
Pendant les huit premières années de son séjour en prison, Roger ne reçut aucune visite. (Aucun membre de sa famille n’avait de voiture, et la prison de Huntsville où Roger séjourna jusqu’en 2000 est loin de Houston). Petit à petit, cet autodidacte du développement personnel et spirituel commença le long cheminement intérieur qui lui permet d’être aujourd’hui un maître de vie pour des centaines de personnes, voire un vrai maître spirituel pour certains. »
Roger W. McGowen est l'auteur, en collaboration de Pierre Pradervand, du livre Messages de vie du couloir de la mort, publié en 2003 aux Editions Jouvence.
En vue de la révision du procès de Roger McGowen, vous pouvez envoyer
des chèques libellés à l’ordre de Comité français de soutien à Roger Mc
Gowen et adressé à : Comité Français de soutien à Roger Mc Gowen, Poitou, 47220 Caudecoste. Ou sur le site
Pour toute correspondance :
dimanche 13 décembre 2009
Romain Gary, Paul Audi
Extraits d'une conférence prononcée en mai 2009 par mon ami, le philosophe Paul Audi, sur l'oeuvre de Romain Gary, auquel il a consacré un très beau livre, intitulé Je me suis toujours été un autre (Christian Bourgeois, 2007). Où il est en particulier question de La danse de Gengis Cohn, un admirable roman de Gary qui n'est peut-être pas le plus connu et que je vous invite vivement à lire.
mercredi 9 décembre 2009
Fragilité, vulnérabilité
Quelle est la différence entre la fragilité et la vulnérabilité ?
Un verre est fragile, une personne peut l'être également, et on entend alors désigner un état d'instabilité, psychologique ou physique : une santé fragile. Mais la vulnérabilité est de nature toute différente. Ce qui est ainsi désigné, c'est le fait d'être exposé à ce qui ne dépend pas de soi, qui est hors de notre contrôle et de notre maîtrise. Mais n'est-ce pas la condition même de l'homme dans sa positivité dès lors qu'il s'ouvre au monde et aux autres ? Etrangement, la tradition philosophique ignore, très largement, cette notion qui est tout simplement absente, hormis chez Lévinas et Ricoeur. Comment pouvait-il en être autrement s'il s'agit pour tant de philosophes - de Platon à Kant, en passant par les Stoïciens ou Descartes - de nous mettre à l'abri, de nous apprendre la voie de l'autosuffisance, de la non dépendance, de la prééminence de la raison sur les émotions et les sentiments, autrement dit de nous apprendre à être le moins vulnérable possible ?
Mais sous l'unité du concept se déploient des réalités humaines fort différentes. La vulnérabilité de l'enfant ou de la personne âgée tient à l'état de dépendance dans lequel ils sont. La vulnérabilité aux circonstances désigne, négativement, la propension des individus à s'abandonner à une autorité destructrice ou à une institution aliénante, la capacité à s'absenter à soi, dont j'ai parlé dans le Vernis fragile. Tout autre encore est le fait d'être exposé aux coups de sort, qui est au coeur de la tragédie grecque, ou encore, plus généralement, de s'exposer à l'échec, à la meurtrissure, du fait de s'engager de quelque manière que ce soit. Peut-être est-ce chez Kierkegaard qu'il faudrait se tourner. Etre vulnérable, c'est s'ouvrir, s'exposer à la "blessure de la possibilité". Ainsi dans l'amour.
Un verre est fragile, une personne peut l'être également, et on entend alors désigner un état d'instabilité, psychologique ou physique : une santé fragile. Mais la vulnérabilité est de nature toute différente. Ce qui est ainsi désigné, c'est le fait d'être exposé à ce qui ne dépend pas de soi, qui est hors de notre contrôle et de notre maîtrise. Mais n'est-ce pas la condition même de l'homme dans sa positivité dès lors qu'il s'ouvre au monde et aux autres ? Etrangement, la tradition philosophique ignore, très largement, cette notion qui est tout simplement absente, hormis chez Lévinas et Ricoeur. Comment pouvait-il en être autrement s'il s'agit pour tant de philosophes - de Platon à Kant, en passant par les Stoïciens ou Descartes - de nous mettre à l'abri, de nous apprendre la voie de l'autosuffisance, de la non dépendance, de la prééminence de la raison sur les émotions et les sentiments, autrement dit de nous apprendre à être le moins vulnérable possible ?
Mais sous l'unité du concept se déploient des réalités humaines fort différentes. La vulnérabilité de l'enfant ou de la personne âgée tient à l'état de dépendance dans lequel ils sont. La vulnérabilité aux circonstances désigne, négativement, la propension des individus à s'abandonner à une autorité destructrice ou à une institution aliénante, la capacité à s'absenter à soi, dont j'ai parlé dans le Vernis fragile. Tout autre encore est le fait d'être exposé aux coups de sort, qui est au coeur de la tragédie grecque, ou encore, plus généralement, de s'exposer à l'échec, à la meurtrissure, du fait de s'engager de quelque manière que ce soit. Peut-être est-ce chez Kierkegaard qu'il faudrait se tourner. Etre vulnérable, c'est s'ouvrir, s'exposer à la "blessure de la possibilité". Ainsi dans l'amour.
samedi 5 décembre 2009
Identité nationale
Un front de plus en plus nombreux de chercheurs, d'intellectuels et d'artistes se dresse contre le débat sur l'identité nationale, sorti du chapeau par le gouvernement pour des raisons opportunistes dont plus personne n'est dupe. Au reste, on a bien compris qui se trouve visé.
Mais la notion elle-même, je n'ai pas la moindre idée de ce qu'elle recouvre ni de ce qu'elle évoque ou fait résonner en moi. De quoi parle-t-on au juste ? De nos "valeurs", comme on dit ? Les droits de l'homme ? Mais nous appartiennent-ils ? Nous définissent-ils plus qu'ils ne définissent la démocratie américaine ou anglaise, alors que pas plus que celles-ci nous n'avons pas hésité à les bafouer à certaines époques de notre histoire ? S'agit-il au juste d'être défini ? Bon, bon, ce n'est pas cela dont il s'agit, mais de notre culture peut-être ? Notre identité, ce sont les Lumières, Rousseau, Voltaire, Condorcet, Victor Hugo. Voilà nos grands écrivains convoqués parce qu'ils ont écrit en français et qu'ils sont nés en France. Autant dire que Tolstoï appartient aux Russes, Melville aux Américains, Borgès aux Argentins, etc. Les grands écrivains, s'ils ont une patrie, qu'ils ont su parfois aimé et défendre, s'ils appartiennent à une culture, à une société, s'ils ont vécu, à une époque historique particulière et non à telle autre, s'ils s'inscrivent dans une tradition dont on peut retracer les ruptures et la continuité, je voudrais bien que l'on m'explique à quel titre l'on serait en droit de se les approprier alors que leur oeuvre s'offre et se donne à tous, quelle que soit notre nation ou notre patrie d'origine ? Kundéra est-il tchèque ou bien français ? Et Conrad ou Nabokov ? L'artiste n'est pas une propriété nationale.
L'identité nationale, ce doit être autre chose alors qui nourrit notre sentiment patriotique : le passé commun, le grand récit de l'histoire. Renan à la rescousse ad nauseam. Jeanne d'Arc, le De Gaulle du 18 juin : la France glorieuse de Michelet qui se dresse contre la soumission à l'oppression. Evidemment, il faut oublier, pour des raisons diverses, Louis XIV, Napoléon et ... Pétain. De plus, le patriotisme, franchement c'est une notion équivoque bien mal en point, que personne n'ose revendiquer ouvertement.
Je cherche en vain. Je puis comprendre et même éprouver (plus ou moins) un sentiment de solidarité et de commune appartenance avec d'autres hommes vivant dans d'autres pays que celui où je vis (mais est-il le mien ?). Un tel sentiment n'a rien d'exclusif : il inclut mais ne rejette pas. La citoyenneté repose sur des fictions politiques et juridiques qui sont sans doute inévitables (quoiqu'elles ne soient pas peut-être pas aussi nécessaires qu'on le prétend), l'identité sur des fictions imaginaires, faites de mythes et de narrations reconstruites, qui n'ont rien de substantiel.
L'identité, dira-t-on enfin, c'est le contrat social. Le problème, c'est que les théories du contrat relèvent d'une conception individualiste du lien social, de nature libérale, qui n'a rien de "communautaire".
Aurait-on poser la question de savoir ce qui constitue l'identité européenne, peut-être les choses auraient-elles eu davantage de sens. Je sais que j'appartiens à une large et ancienne culture, je perçois que d'autres civilisations (indienne, chinoise, japonaise) me sont d'un accès très difficile, qu'elles incarnent des expériences et des visions du monde qui pour s'entendre et comprendre exigent que des ponts et des médiations soient assurées avec tolérance et bonne volonté. Mais cette ouverture n'est possible que si l'on renonce à l'idée d'une identité une, fixe et intangible qui n'est qu'une abstraction.
Ce débat, que l'on voudrait instaurer entre nous par une décision venue d'en haut, a quelque chose qui relève du mauvais goût. Au reste, il est totalement déplacé. A l'heure où la terre est chaque jour de plus en plus dévastée, s'agit-il de se demander : qu'est-ce être français aujourd'hui ?
Mais la notion elle-même, je n'ai pas la moindre idée de ce qu'elle recouvre ni de ce qu'elle évoque ou fait résonner en moi. De quoi parle-t-on au juste ? De nos "valeurs", comme on dit ? Les droits de l'homme ? Mais nous appartiennent-ils ? Nous définissent-ils plus qu'ils ne définissent la démocratie américaine ou anglaise, alors que pas plus que celles-ci nous n'avons pas hésité à les bafouer à certaines époques de notre histoire ? S'agit-il au juste d'être défini ? Bon, bon, ce n'est pas cela dont il s'agit, mais de notre culture peut-être ? Notre identité, ce sont les Lumières, Rousseau, Voltaire, Condorcet, Victor Hugo. Voilà nos grands écrivains convoqués parce qu'ils ont écrit en français et qu'ils sont nés en France. Autant dire que Tolstoï appartient aux Russes, Melville aux Américains, Borgès aux Argentins, etc. Les grands écrivains, s'ils ont une patrie, qu'ils ont su parfois aimé et défendre, s'ils appartiennent à une culture, à une société, s'ils ont vécu, à une époque historique particulière et non à telle autre, s'ils s'inscrivent dans une tradition dont on peut retracer les ruptures et la continuité, je voudrais bien que l'on m'explique à quel titre l'on serait en droit de se les approprier alors que leur oeuvre s'offre et se donne à tous, quelle que soit notre nation ou notre patrie d'origine ? Kundéra est-il tchèque ou bien français ? Et Conrad ou Nabokov ? L'artiste n'est pas une propriété nationale.
L'identité nationale, ce doit être autre chose alors qui nourrit notre sentiment patriotique : le passé commun, le grand récit de l'histoire. Renan à la rescousse ad nauseam. Jeanne d'Arc, le De Gaulle du 18 juin : la France glorieuse de Michelet qui se dresse contre la soumission à l'oppression. Evidemment, il faut oublier, pour des raisons diverses, Louis XIV, Napoléon et ... Pétain. De plus, le patriotisme, franchement c'est une notion équivoque bien mal en point, que personne n'ose revendiquer ouvertement.
Je cherche en vain. Je puis comprendre et même éprouver (plus ou moins) un sentiment de solidarité et de commune appartenance avec d'autres hommes vivant dans d'autres pays que celui où je vis (mais est-il le mien ?). Un tel sentiment n'a rien d'exclusif : il inclut mais ne rejette pas. La citoyenneté repose sur des fictions politiques et juridiques qui sont sans doute inévitables (quoiqu'elles ne soient pas peut-être pas aussi nécessaires qu'on le prétend), l'identité sur des fictions imaginaires, faites de mythes et de narrations reconstruites, qui n'ont rien de substantiel.
L'identité, dira-t-on enfin, c'est le contrat social. Le problème, c'est que les théories du contrat relèvent d'une conception individualiste du lien social, de nature libérale, qui n'a rien de "communautaire".
Aurait-on poser la question de savoir ce qui constitue l'identité européenne, peut-être les choses auraient-elles eu davantage de sens. Je sais que j'appartiens à une large et ancienne culture, je perçois que d'autres civilisations (indienne, chinoise, japonaise) me sont d'un accès très difficile, qu'elles incarnent des expériences et des visions du monde qui pour s'entendre et comprendre exigent que des ponts et des médiations soient assurées avec tolérance et bonne volonté. Mais cette ouverture n'est possible que si l'on renonce à l'idée d'une identité une, fixe et intangible qui n'est qu'une abstraction.
Ce débat, que l'on voudrait instaurer entre nous par une décision venue d'en haut, a quelque chose qui relève du mauvais goût. Au reste, il est totalement déplacé. A l'heure où la terre est chaque jour de plus en plus dévastée, s'agit-il de se demander : qu'est-ce être français aujourd'hui ?
mercredi 2 décembre 2009
Columbine
Plusieurs ouvrages ont été publiés dans les récentes années sur la tuerie qui eut lieu au lycée Columbine en 1999. Le dernier en date de David Cullen, intitulé sobrement Columbine, vient de paraître. L'auteur revient après dix ans d'enquête sur la trajectoire tragique des deux adolescents, Dylan Klebold et Eric Harris, qui en furent les auteurs. L'ayant lu, j'en profite pour consacrer à cette affaire épouvantable une présentation des différentes explications qui en ont été données. La première souligne la personnalité pathologique de ces deux élèves, telle qu'elle s'était formée depuis leur enfance, la seconde insiste sur la situation de harcèlement et d'impunité qui prévalait dans le lycée. Plutôt que d'opposer ces deux types d'explication, l'une "dispositionnelle", l'autre "environnementale", il serait plus juste de conjuguer ces approches qui s'éclairent en réalité l'une l'autre.
Il était 11h19 du matin, ce 20 avril 1999, lorsque Dylan Klebold et Eric Harris, deux lycéens, âgés respectivement de 17 et de 18 ans, firent irruption avec de lourdes armes à feu dans le lycée Columbine qu'ils fréquentaient près de Littelton dans l'état du Colorado. Se déplaçant avec l'efficacité d'un commando militaire, ils tuèrent froidement douze de leurs camarades et un professeur, blessant gravement vingt quatre autres personnes, pour ensuite se suicider d'une balle dans la tête. Cet acte concerté et réfléchi, préparé de longue date, devint le symbole de la violence adolescente portée à l'extrême de l'horreur. Et la question se posa bientôt de savoir comment ces deux jeunes gens avaient pu en arriver là. Une question plus précise consista à se demander quelle était la situation dans ce lycée avant le massacre. Columbine était-il un établissement paisible, sans histoire, ou bien s'y développait-il quelque ferment de haine qui pourrait expliquer, au moins partiellement, pareille explosion ?
Un reportage accablant, publié dans le Washington Post, décrit le lycée Columbine, avant le massacre, comme une barrique pervertie par le « vinaigre social » que constituait le « culte des athlètes »1. Dans cet environnement corrompu, un bande de garçons, qui portaient des chapeaux blancs pour se distinguer des autres, harcelaient en permanence, en particulier sexuellement, leurs camarades tout en recevant un traitement de faveur de la part des autorités scolaires. Les autres élèves détestaient les abus commis pas « ces garçons aux stéroïdes de poster », mais ne pouvaient rien faire. Un ancien étudiant témoigna : « Presque tout le monde avait peur d'eux, mais si vous disiez quoique ce soit, ils venaient vous chercher ».
Voici un extrait du récit que publia le Post de ce qui se passait à Columbine : « Le harcèlement était rampant et incontrôlé. Par exemple, un père nous raconta que deux athlètes harcelaient sans pitié son fils, un Juif, pendant le cours de gymnastique. Un jour, ils se mirent à chanter des chants sur Hitler2, le maintinrent au sol jusqu'à ce qu'il tourne presque de l'oeil et le menacèrent même de le brûler vif. Le père rapporta ces actes au professeur de gymnastique, mais en vain. Lorsqu'il porta sa plainte auprès du conseiller d'éducation, celui-ci se contenta de répondre : « Ce genre de truc arrive ». Outragé, ce n'est qu'en se tournant vers la direction qu'il obtint qu'on laissât son fils en paix.
Les athlètes coupables de ces pratiques n'étaient ni suspendus ni exclus de l'école. Le roi de l'école, une star de football, quoiqu'en libération conditionnelle pour vol, était autorisé à jouer. Le champion de lutte de Columbine, bien qu'étant placé sous contrôle judiciaire par le tribunal, pouvait continuer de participer à des compétitions et l'école ne faisait rien lorsqu'il laissait la journée entière son Hammer de cent mille dollars sur une place de parking où l'on n'avait pas le droit de rester plus d'un quart d'heure.
Le harcèlement de la part des athlètes était quotidien et ignoré. Ainsi lorsqu'une jeune fille se plaignit à son professeur des commentaires grossiers sur sa poitrine que faisait en classe un joueur de football, le professeur, lui-même un joueur de football et un lutteur, lui suggéra de changer de place. Lorsqu'un athlète fit de semblables commentaires à haute voix lors d'une compétition, la jeune fille se plaignit auprès de l'entraîneur. Celui-ci lui conseilla simplement d'aller s'asseoir de l'autre côté de la salle. Finalement, la jeune fille porta plainte auprès d'une femme qui travaillait là, laquelle appela la police. Le lendemain, un des administrateurs de l'école essaya de persuader la mère de la jeune fille de retirer sa plainte au motif que si elle la maintenait le garçon ne pourrait plus jouer au football. Lorsque celui-ci fut jugé coupable, il fut autorisé à continuer de jouer ».
A quel point ces injustices avaient-elles de l'importance pour Harris et Klebold ? S'en souciaient-ils et étaient-ils seulement au courant . Le fait est qu'ils en étaient outrés. Des dizaines d'entretiens et de rapports de justice attestent que leur colère meurtrière commença avec les abus commis par les sportifs du lycée qui bénéficiaient de la part de l'administration d'une impunité totale. Ainsi furent-ils pris de rage lorsqu'ils virent une de leur proche amie être emmenée de force dans un réduit, sous les yeux d'un professeur qui ne fit rien pour les en empêcher. C'est pourquoi avant d'ouvrir le feu dans la cafétéria, ils demandèrent à tous les athlètes présents de se lever. C'est bien eux qu'ils avaient prévu de tuer en premier. En somme, la situation du lycée Columbine avant le massacre était celle d'un poudrière où le harcèlement exercé dans une impunité totale nourrissait quotidiennement la frustration, le ressentiment, la colère et la haine. Telle est l'explication livrée par Brooks Brown qui avait été un proche ami des deux garçons : « Eric et Dylan étaient responsables d'avoir créé cette tragédie. Mais Columbine était responsable d'avoir créé éric et Dylan »3.
Bien que ces sentiments ne suffisent pas à expliquer le massacre qui s'y déroula, reste qu'une part de la responsabilité revient aux professeurs et aux autorités qui couvraient, jour après jour, de tels abus par calcul ou par négligence.
On dira que le cas est exceptionnel. Si le système scolaire fut défaillant en l'occurrence, laissant se développer en son sein ces conduites de harcèlement, celles-ci n'ont conduit à des conséquences aussi extrêmes que parce que les adolescents en question étaient eux-mêmes profondément perturbés. Harris était un psychopathe avéré, Klebold un garçon dépressif et suicidaire4. Il serait certainement trop aisé, inexact et injuste, de mettre cette effroyable tuerie sur le seul dos de l'école. L'on sait néanmoins que l'absence de règles claires de discipline et l'incapacité des professeurs à les faire respecter, le manque d'attention aux différentes capacités des élèves et à leurs difficultés spécifiques, un environnement scolaire particulièrement punitif ou, inversement trop complaisant, comme au lycée Columbine, constituent des facteurs repérés d'émergence des conduites anti sociales au sein des établissements scolaires.
Si le « laxisme » engendre des situations qui peuvent, dans certains cas, être potentiellement explosives, il convient d'ajouter que, inversement une politique scolaire centrée sur la sévérité des sanctions et surtout sur l'exclusion, n'est pas moins un facteur de violence chez les enfants et les adolescents les moins « adaptés » au système.
Notes :
1. Lorraine Adams and Dale Russakoff, "Dissecting Columbine's Cult of the Athlete", Washington Post, June 12, 1999.
2. Le massacre se déroula le jour du cent dixième anniversaire de la naissance d'Hitler.
3. Brooks Brown and Rob Merritt, No Easy Answers, The Truth Behind Death at Columbine, Lantern Books, New-York, 2002, p. 163.
4. Voir David Cullen, Columbine, Old Street Publishing, 2009. David Cullen n'accorde que peu de crédit à l'interprétation qui voudrait expliquer ces actes par la situation qui prévalait au lycée. Il est vrai qu'il n'y consacre aucune page de son livre par ailleurs extrêmement fouillé, rédigé au terme d'une enquête de près de dix ans.
Il était 11h19 du matin, ce 20 avril 1999, lorsque Dylan Klebold et Eric Harris, deux lycéens, âgés respectivement de 17 et de 18 ans, firent irruption avec de lourdes armes à feu dans le lycée Columbine qu'ils fréquentaient près de Littelton dans l'état du Colorado. Se déplaçant avec l'efficacité d'un commando militaire, ils tuèrent froidement douze de leurs camarades et un professeur, blessant gravement vingt quatre autres personnes, pour ensuite se suicider d'une balle dans la tête. Cet acte concerté et réfléchi, préparé de longue date, devint le symbole de la violence adolescente portée à l'extrême de l'horreur. Et la question se posa bientôt de savoir comment ces deux jeunes gens avaient pu en arriver là. Une question plus précise consista à se demander quelle était la situation dans ce lycée avant le massacre. Columbine était-il un établissement paisible, sans histoire, ou bien s'y développait-il quelque ferment de haine qui pourrait expliquer, au moins partiellement, pareille explosion ?
Un reportage accablant, publié dans le Washington Post, décrit le lycée Columbine, avant le massacre, comme une barrique pervertie par le « vinaigre social » que constituait le « culte des athlètes »1. Dans cet environnement corrompu, un bande de garçons, qui portaient des chapeaux blancs pour se distinguer des autres, harcelaient en permanence, en particulier sexuellement, leurs camarades tout en recevant un traitement de faveur de la part des autorités scolaires. Les autres élèves détestaient les abus commis pas « ces garçons aux stéroïdes de poster », mais ne pouvaient rien faire. Un ancien étudiant témoigna : « Presque tout le monde avait peur d'eux, mais si vous disiez quoique ce soit, ils venaient vous chercher ».
Voici un extrait du récit que publia le Post de ce qui se passait à Columbine : « Le harcèlement était rampant et incontrôlé. Par exemple, un père nous raconta que deux athlètes harcelaient sans pitié son fils, un Juif, pendant le cours de gymnastique. Un jour, ils se mirent à chanter des chants sur Hitler2, le maintinrent au sol jusqu'à ce qu'il tourne presque de l'oeil et le menacèrent même de le brûler vif. Le père rapporta ces actes au professeur de gymnastique, mais en vain. Lorsqu'il porta sa plainte auprès du conseiller d'éducation, celui-ci se contenta de répondre : « Ce genre de truc arrive ». Outragé, ce n'est qu'en se tournant vers la direction qu'il obtint qu'on laissât son fils en paix.
Les athlètes coupables de ces pratiques n'étaient ni suspendus ni exclus de l'école. Le roi de l'école, une star de football, quoiqu'en libération conditionnelle pour vol, était autorisé à jouer. Le champion de lutte de Columbine, bien qu'étant placé sous contrôle judiciaire par le tribunal, pouvait continuer de participer à des compétitions et l'école ne faisait rien lorsqu'il laissait la journée entière son Hammer de cent mille dollars sur une place de parking où l'on n'avait pas le droit de rester plus d'un quart d'heure.
Le harcèlement de la part des athlètes était quotidien et ignoré. Ainsi lorsqu'une jeune fille se plaignit à son professeur des commentaires grossiers sur sa poitrine que faisait en classe un joueur de football, le professeur, lui-même un joueur de football et un lutteur, lui suggéra de changer de place. Lorsqu'un athlète fit de semblables commentaires à haute voix lors d'une compétition, la jeune fille se plaignit auprès de l'entraîneur. Celui-ci lui conseilla simplement d'aller s'asseoir de l'autre côté de la salle. Finalement, la jeune fille porta plainte auprès d'une femme qui travaillait là, laquelle appela la police. Le lendemain, un des administrateurs de l'école essaya de persuader la mère de la jeune fille de retirer sa plainte au motif que si elle la maintenait le garçon ne pourrait plus jouer au football. Lorsque celui-ci fut jugé coupable, il fut autorisé à continuer de jouer ».
A quel point ces injustices avaient-elles de l'importance pour Harris et Klebold ? S'en souciaient-ils et étaient-ils seulement au courant . Le fait est qu'ils en étaient outrés. Des dizaines d'entretiens et de rapports de justice attestent que leur colère meurtrière commença avec les abus commis par les sportifs du lycée qui bénéficiaient de la part de l'administration d'une impunité totale. Ainsi furent-ils pris de rage lorsqu'ils virent une de leur proche amie être emmenée de force dans un réduit, sous les yeux d'un professeur qui ne fit rien pour les en empêcher. C'est pourquoi avant d'ouvrir le feu dans la cafétéria, ils demandèrent à tous les athlètes présents de se lever. C'est bien eux qu'ils avaient prévu de tuer en premier. En somme, la situation du lycée Columbine avant le massacre était celle d'un poudrière où le harcèlement exercé dans une impunité totale nourrissait quotidiennement la frustration, le ressentiment, la colère et la haine. Telle est l'explication livrée par Brooks Brown qui avait été un proche ami des deux garçons : « Eric et Dylan étaient responsables d'avoir créé cette tragédie. Mais Columbine était responsable d'avoir créé éric et Dylan »3.
Bien que ces sentiments ne suffisent pas à expliquer le massacre qui s'y déroula, reste qu'une part de la responsabilité revient aux professeurs et aux autorités qui couvraient, jour après jour, de tels abus par calcul ou par négligence.
On dira que le cas est exceptionnel. Si le système scolaire fut défaillant en l'occurrence, laissant se développer en son sein ces conduites de harcèlement, celles-ci n'ont conduit à des conséquences aussi extrêmes que parce que les adolescents en question étaient eux-mêmes profondément perturbés. Harris était un psychopathe avéré, Klebold un garçon dépressif et suicidaire4. Il serait certainement trop aisé, inexact et injuste, de mettre cette effroyable tuerie sur le seul dos de l'école. L'on sait néanmoins que l'absence de règles claires de discipline et l'incapacité des professeurs à les faire respecter, le manque d'attention aux différentes capacités des élèves et à leurs difficultés spécifiques, un environnement scolaire particulièrement punitif ou, inversement trop complaisant, comme au lycée Columbine, constituent des facteurs repérés d'émergence des conduites anti sociales au sein des établissements scolaires.
Si le « laxisme » engendre des situations qui peuvent, dans certains cas, être potentiellement explosives, il convient d'ajouter que, inversement une politique scolaire centrée sur la sévérité des sanctions et surtout sur l'exclusion, n'est pas moins un facteur de violence chez les enfants et les adolescents les moins « adaptés » au système.
Notes :
1. Lorraine Adams and Dale Russakoff, "Dissecting Columbine's Cult of the Athlete", Washington Post, June 12, 1999.
2. Le massacre se déroula le jour du cent dixième anniversaire de la naissance d'Hitler.
3. Brooks Brown and Rob Merritt, No Easy Answers, The Truth Behind Death at Columbine, Lantern Books, New-York, 2002, p. 163.
4. Voir David Cullen, Columbine, Old Street Publishing, 2009. David Cullen n'accorde que peu de crédit à l'interprétation qui voudrait expliquer ces actes par la situation qui prévalait au lycée. Il est vrai qu'il n'y consacre aucune page de son livre par ailleurs extrêmement fouillé, rédigé au terme d'une enquête de près de dix ans.
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