« Dans la culture européenne, nous avons opposé le sage et le stratège : nous n'avons cessé de creuser l'écart entre la conscience intérieure et le monde comme il va : rien n'est plus opposé à la morale de Kant, celle de l'impératif catégorique, rien ne suscite plus son indignation, que l'idée de soumettre la maxime de sa conduite à des données circonstancielles – voire seulement d'en tenir compte ; rien ne serait plus contraire à l'exigence de la conscience, pour le désigner d'un mot, que l'opportunisme. Or, la pensée chinoise nous apprend justement à retourner le sens de ce mot, à en changer le signe, en envisageant l'opportunisme de façon positive : puisque la sagesse est de se conformer à l'injonction de la nature en nous, le sage ne saurait se détacher, au-dehors de lui, de la façon dont elle conduit la réalité ; il ne saurait donc être en rupture avec la logique inhérente au monde et sa vocation, au contraire, comme celle du stratège, est d'en épouser au mieux chaque situation (seule différence, touchant à l'enjeu : l'intérêt du sage est d'ordre collectif à l'échelle du monde entier, et non un intérêt particulier).
Nous critiquons d'ordinaire l'opportunisme parce qu'il consiste à tirer parti des circonstances en transigeant, s'il le faut, avec les règles et les principes. Mais qu'en advient-il si nous nous gardons de poser au départ règles et principes ? Il n'y a plus lieu de « transiger », la seule vertu est alors de « suivre » et d'épouser (au lieu d'imposer) : épouser à la fois l'injonction de la nature dans sa conscience, et le cours du monde dans sa conduite.
(…) La notion d'appréciation circonstancielle (au sens de pesée par la balance, quan) se trouvait déjà placée au sommet de l'enseignement de Confucius (cf. Entretiens, IX, 29). Car, dans cette gradation vers l'excellence, elle dépasse tout principe possible : au-delà de notre commune « application » à l'étude, il faut tenir compte de nos rapports avec les autres, de notre convergence à suivre la voie, de la capacité à partager fermement la même position, et, au-delà, de cette capacité à partager fermement la même position, de celle à soupeser la situation. C'est pourquoi Confucius s'est dit lui-même « sans position arrêtée » (Entretiens, IX, 4) ; il n'est classable d'aucun côté (ibid., XVIII, 8), n'a pas de « moi » particulier (ibid., IX, 4).
C'est pourquoi aussi on ne saurait définir Confucius. Des autres, on peut dire, en fonction de leurs principes respectifs, que le premier incarne la « pureté » du sage, le second « son sens des responsabilités ». Mais de Confucius, Mencius n'a rien à dire de particulier. Il ne peut que le caractériser d'un mot (mais qui ne dit plus rien de son caractère) : le « moment » (V, B, 1). De Confucius (le Sage), on ne pourra toujours dire que ceci : « de la sagesse, il est le moment ». Il n'offre pas de trait défini puisqu'il est ce qu'exige de lui chaque occasion, ce qu'implique par elle-même chaque situation ; mais c'est pourquoi il est le sage accompli – le « concert » de toutes les vertus, comme le développe Mencius à la suite : celui dont la conscience n'est jamais en défaut ni la conduite en porte à faux. »
Les quatre Livres (IV) de Mencius (dans la traduction, malheureusement datée, de Séraphin Couvreur), peut être téléchargé à l'adresse suivante :