Un grand merci à Cécile Odartchenko, cet écrivain formidablement doué, que je découvre de jour en jour si pleine de vie, de désirs épanouis et de douleurs sublimées, et d'une vaste culture qui démarre au quart de tour, toujours prête à s'offrir généreusement - voici un bel exemple de son sens du don ; merci donc à elle de m'avoir fait parvenir ce poème admirable de Jean Genet, "Le condamné à mort", tiré de Pompes funèbres. De fait, ces vers de toute beauté résonnent en écho à la pendaison hautement symbolique du beau matelot christique, Baby Budd :
Os blancs et torturés cadeau d'un prince heureux
Palais de ma mémoire où s'enroule la peur.
Cette garde qui veille à ta porte, et ces fleurs
De lance, et cette éponge, ô mon Dieu, je suis là.
Je vous offre mon chant que tire votre oeil las
Comme un fil qu'on dévide par l'oeil, et mon corps
Evidé tout entier par ce léger fil d'or
sera fil de vos songes, réserve de pitié,
Clair enregistrement de vos harpes d'été.
Bobine précieuse, ö Dieu vos appareils
Ont tant besoin d'amour. Mes nuits et mes sommeils
Gardez-les pour qu'il dorme, écoutez-moi Seigneur
D'os cloués, d'os percés, récit venu d'ailleurs
Paradis refermés sur les rameaux tordus,
Bergère sans écho, clair de lune étendu,
Sur les fils du séchoir, marche, marche à travers
Les églises perdues des marbres de la mer.
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
dimanche 27 mars 2011
samedi 26 mars 2011
La bonté dans Les Frères Karamazov et L'Idiot
Aliocha Karamazov et le prince Mychkine
Ayant dégagé et mis en évidence les caractéristiques « psychologiques » du prince Mychkine, il n'est guère difficile de remarquer en quoi Alexis Karamazov lui ressemble, mais aussi en quoi il s'en distingue. L'entreprise est d'autant plus aisée que Dostoïevski, pour une fois, nous facilite la tâche. De fait, Les Frères Karamazov s'ouvre par le récit des événements marquants la vie des principaux personnages, le père Karamazov et ses trois fils, Dimitri, Ivan et Alexis, au moment où ils entrent en scène, ainsi que par la description minutieuse de leur personnalité. S'agissant d'Aliocha (tel est le diminutif affectueux par lequel il est appelé), c'est le plus jeune d'entre eux – il a dix-neuf ans –, et Dostoïevski nous le présente, ce « héros principal » du roman, avec une tendresse non dissimulée.
Tout comme le prince Mychkine, Aliocha est un jeune homme « très étrange » qui « aime les gens » avec une complète foi, sans jamais les juger, ni prendre en considération les distinctions de classe, proche des enfants au plus haut point : un « précoce ami de l'humanité » (I, 4) qui aspire à « se jeter vers la lumière de l'amour », calme et souvent silencieux, « extraordinairement pensif », au tempérament « égal et clair », jamais sombre en effet, et comme animé par un « souci intérieur » ; avec cela, presque dénué de conscience de soi, pudibond à l'extrême quoique très beau, et indifférent à l'argent. Cependant, à la différence de l'Idiot, « personne, jamais, ne l'aurait pris pour un petit simplet ni pour un naïf ». C'est que le comportement d'Aliocha, pour dénué de calcul, d'arrière-pensée et de toute intention mauvaise qu'il soit, est parfaitement conforme au mode de vie qu'il a choisi. Au début du roman, on le rencontre novice dans le monastère voisin de la maison de son père, revêtu de la robe monastique (bien qu'il ne soit pas moine et ne le deviendra pas), discipline bien-aimé du starets Zossime, un père spiirituel, doué de charismes exceptionnels, qui, à l'image des starets du célèbre monastère d'Optina (que Dostoïevski avait fréquenté), est vénéré de la Russie entière comme un saint vivant. Autrement dit, à la différence de Mychkine, Aliocha est explicitement présenté comme un homme ayant voué son existence à suivre le modèle du Christ, en sorte qu'il est animé, non pas par le sentiment de sympathie, de pitié ou de compassion, mais par l'amour du prochain, ce qui est loin d'être la même chose. Et s'il est et se comporte ainsi, ce n'est que ce jeune homme, presque adolescent encore, soit un original, dont on se demande s'il ne serait pas un « idiot » par hasard, c'est qu'il est un « réaliste authentique », au sens très précis que Dostoïevski donne (au chapitre V) à cette expression : « Chez le réaliste, ce n'est pas la foi qui naît du miracle, mais le miracle de la foi », en sorte qu'Aliocha est bel et bien cela : un croyant, un homme de foi, pleinement convaincu, miracle ou pas, de la vérité du christianisme et de ce qu'il y a d'essentiellement faux et, finalement, de superficiel dans la philosophie matérialiste, utilitariste et athée que défendaient de si nombreux penseurs de son époque, Tchernychevski en tête. C'est là un des thèmes principaux du roman.
Le réalisme authentique
Dostoïevski écrivait en 1881, l'année de sa mort, dans une formule devenue célèbre : « Tout en restant pleinement réaliste, trouver l'homme dans l'homme […] On dit que je suis psychologue. C'est faux. Je suis seulement un réaliste au sens le plus élevé, c'est-à-dire que je peins toutes les profondeurs de l'âme humaine. » Mais en quoi le réaliste diffère-t-il du psychologue ? En ceci, qui a de paradoxal, que le réaliste, tel que l'entend Dostoïevski, ne comprend pas la réalité comme ce qui se donne aux facultés de la raison, en vertu de quoi devrait être affirmée la vérité de l'athéisme par exemple, mais ce qui, du point de vue rationnel, relève de l'idéalisme et du fantastique. Néanmoins, il y a bien plus de vérité dans ce réalisme idéaliste que dans le réalisme plat et banal de ceux qui ne croient qu'à ce qui donne à voir et à comprendre à l'esprit positif. Dans une lettre à son ami, Malkhov, qui date du début 1869, Dostoïevski écrivait : « J'ai de la réalité et du réalisme une conception bien différente de celle de nos réalistes et critiques. Mon idéalisme est plus réel que le leur […] Avec leur réalisme à eux, impossible d'expliquer le centième des faits réels, effectivement survenus. Alors qu'avec notre idéalisme, il nous est même arrivé de prédire des faits. » Quelque temps plus tard, il s'explique de nouveau dans une lettre à Strakhov :« J'ai une vision personnelle de la réalité (en art) et ce que la plupart appellent exceptionnel et fantastique constitue parfois pour moi l'essence de la réalité. Les manifestations quotidiennes et la vision banale des choses, à mon avis, ne sont pas le réalisme, c'est même le contraire. »
Si Aliocha est l'incarnation du chrétien « réaliste », avec sa foi, son intelligence et sa candeur pleine d'amour et de douceur, s'il est lui aussi une figure merveilleusement émouvante de l'homme bon par excellence, toutefois, à la différence du prince Mychkine, il n'est nullement ce déclencheur de catastrophe que nous avons rencontré. Echouant tout autant que lui à changer la société des hommes et à rendre le monde meilleur, il va son chemin sans bouleverser l'ordre des choses, sans rien conduire ni personne au désastre, gardant en somme ses distances et sa réserve pensive – tout comme le Christ dans la parabole du Grand Inquisiteur -, de sorte que la dualité entre le monde et l'amour divin, la distinction abyssale des ordres, aurait dit Pascal, est désormais établie sans équivocité ni passage possible. Chacun reste dans l'univers qui est le sien, étanche et comme forclos en soi-même. L'amour dont fait preuve Aliocha est peut-être plus parfait, plus pur que la folle compassion de l'Idiot, mais précisément si cet amour est moins « fou », c'est que s'épurant il est devenu plus « religieux », plus chrétien., davantage retranché dans sa sphère propre, et par conséquent moins vulnérable. Et, parce qu'il s'expose moins aux autres, il est aussi moins déraisonnablement ambitieux. Par conséquent, non, décidémment, il n'y a vraiment aucune raison de voir en Aliocha une sorte de simplet, de benêt, d'idiot en somme. Ce n'est donc pas sans de profondes raisons que personne ne songe à le considérer comme tel. Si l'on devait résumer en une formule ce qui distingue ces deux figures de la bonté, avec toutes les précautions que requiert ce genre de raccourci, ne serait-on pas fonder à dire que le prince Mychkine est plus « christique » et Aliocha plus « chrétien » ? L'un obéit à la compassion, l'autre à l'amour du prochain et lorsque dans les deux romans le Christ apparaît, il est hautement significatif que ce soit, dans un cas, avec son corps muet, décharné et sans vie, dans l'autre, revenant sur terre dans la ville de Séville et ressuscitant un enfant mort.
Ayant dégagé et mis en évidence les caractéristiques « psychologiques » du prince Mychkine, il n'est guère difficile de remarquer en quoi Alexis Karamazov lui ressemble, mais aussi en quoi il s'en distingue. L'entreprise est d'autant plus aisée que Dostoïevski, pour une fois, nous facilite la tâche. De fait, Les Frères Karamazov s'ouvre par le récit des événements marquants la vie des principaux personnages, le père Karamazov et ses trois fils, Dimitri, Ivan et Alexis, au moment où ils entrent en scène, ainsi que par la description minutieuse de leur personnalité. S'agissant d'Aliocha (tel est le diminutif affectueux par lequel il est appelé), c'est le plus jeune d'entre eux – il a dix-neuf ans –, et Dostoïevski nous le présente, ce « héros principal » du roman, avec une tendresse non dissimulée.
Tout comme le prince Mychkine, Aliocha est un jeune homme « très étrange » qui « aime les gens » avec une complète foi, sans jamais les juger, ni prendre en considération les distinctions de classe, proche des enfants au plus haut point : un « précoce ami de l'humanité » (I, 4) qui aspire à « se jeter vers la lumière de l'amour », calme et souvent silencieux, « extraordinairement pensif », au tempérament « égal et clair », jamais sombre en effet, et comme animé par un « souci intérieur » ; avec cela, presque dénué de conscience de soi, pudibond à l'extrême quoique très beau, et indifférent à l'argent. Cependant, à la différence de l'Idiot, « personne, jamais, ne l'aurait pris pour un petit simplet ni pour un naïf ». C'est que le comportement d'Aliocha, pour dénué de calcul, d'arrière-pensée et de toute intention mauvaise qu'il soit, est parfaitement conforme au mode de vie qu'il a choisi. Au début du roman, on le rencontre novice dans le monastère voisin de la maison de son père, revêtu de la robe monastique (bien qu'il ne soit pas moine et ne le deviendra pas), discipline bien-aimé du starets Zossime, un père spiirituel, doué de charismes exceptionnels, qui, à l'image des starets du célèbre monastère d'Optina (que Dostoïevski avait fréquenté), est vénéré de la Russie entière comme un saint vivant. Autrement dit, à la différence de Mychkine, Aliocha est explicitement présenté comme un homme ayant voué son existence à suivre le modèle du Christ, en sorte qu'il est animé, non pas par le sentiment de sympathie, de pitié ou de compassion, mais par l'amour du prochain, ce qui est loin d'être la même chose. Et s'il est et se comporte ainsi, ce n'est que ce jeune homme, presque adolescent encore, soit un original, dont on se demande s'il ne serait pas un « idiot » par hasard, c'est qu'il est un « réaliste authentique », au sens très précis que Dostoïevski donne (au chapitre V) à cette expression : « Chez le réaliste, ce n'est pas la foi qui naît du miracle, mais le miracle de la foi », en sorte qu'Aliocha est bel et bien cela : un croyant, un homme de foi, pleinement convaincu, miracle ou pas, de la vérité du christianisme et de ce qu'il y a d'essentiellement faux et, finalement, de superficiel dans la philosophie matérialiste, utilitariste et athée que défendaient de si nombreux penseurs de son époque, Tchernychevski en tête. C'est là un des thèmes principaux du roman.
Le réalisme authentique
Dostoïevski écrivait en 1881, l'année de sa mort, dans une formule devenue célèbre : « Tout en restant pleinement réaliste, trouver l'homme dans l'homme […] On dit que je suis psychologue. C'est faux. Je suis seulement un réaliste au sens le plus élevé, c'est-à-dire que je peins toutes les profondeurs de l'âme humaine. » Mais en quoi le réaliste diffère-t-il du psychologue ? En ceci, qui a de paradoxal, que le réaliste, tel que l'entend Dostoïevski, ne comprend pas la réalité comme ce qui se donne aux facultés de la raison, en vertu de quoi devrait être affirmée la vérité de l'athéisme par exemple, mais ce qui, du point de vue rationnel, relève de l'idéalisme et du fantastique. Néanmoins, il y a bien plus de vérité dans ce réalisme idéaliste que dans le réalisme plat et banal de ceux qui ne croient qu'à ce qui donne à voir et à comprendre à l'esprit positif. Dans une lettre à son ami, Malkhov, qui date du début 1869, Dostoïevski écrivait : « J'ai de la réalité et du réalisme une conception bien différente de celle de nos réalistes et critiques. Mon idéalisme est plus réel que le leur […] Avec leur réalisme à eux, impossible d'expliquer le centième des faits réels, effectivement survenus. Alors qu'avec notre idéalisme, il nous est même arrivé de prédire des faits. » Quelque temps plus tard, il s'explique de nouveau dans une lettre à Strakhov :« J'ai une vision personnelle de la réalité (en art) et ce que la plupart appellent exceptionnel et fantastique constitue parfois pour moi l'essence de la réalité. Les manifestations quotidiennes et la vision banale des choses, à mon avis, ne sont pas le réalisme, c'est même le contraire. »
Si Aliocha est l'incarnation du chrétien « réaliste », avec sa foi, son intelligence et sa candeur pleine d'amour et de douceur, s'il est lui aussi une figure merveilleusement émouvante de l'homme bon par excellence, toutefois, à la différence du prince Mychkine, il n'est nullement ce déclencheur de catastrophe que nous avons rencontré. Echouant tout autant que lui à changer la société des hommes et à rendre le monde meilleur, il va son chemin sans bouleverser l'ordre des choses, sans rien conduire ni personne au désastre, gardant en somme ses distances et sa réserve pensive – tout comme le Christ dans la parabole du Grand Inquisiteur -, de sorte que la dualité entre le monde et l'amour divin, la distinction abyssale des ordres, aurait dit Pascal, est désormais établie sans équivocité ni passage possible. Chacun reste dans l'univers qui est le sien, étanche et comme forclos en soi-même. L'amour dont fait preuve Aliocha est peut-être plus parfait, plus pur que la folle compassion de l'Idiot, mais précisément si cet amour est moins « fou », c'est que s'épurant il est devenu plus « religieux », plus chrétien., davantage retranché dans sa sphère propre, et par conséquent moins vulnérable. Et, parce qu'il s'expose moins aux autres, il est aussi moins déraisonnablement ambitieux. Par conséquent, non, décidémment, il n'y a vraiment aucune raison de voir en Aliocha une sorte de simplet, de benêt, d'idiot en somme. Ce n'est donc pas sans de profondes raisons que personne ne songe à le considérer comme tel. Si l'on devait résumer en une formule ce qui distingue ces deux figures de la bonté, avec toutes les précautions que requiert ce genre de raccourci, ne serait-on pas fonder à dire que le prince Mychkine est plus « christique » et Aliocha plus « chrétien » ? L'un obéit à la compassion, l'autre à l'amour du prochain et lorsque dans les deux romans le Christ apparaît, il est hautement significatif que ce soit, dans un cas, avec son corps muet, décharné et sans vie, dans l'autre, revenant sur terre dans la ville de Séville et ressuscitant un enfant mort.
jeudi 24 mars 2011
Paul Audi, L'empire de la compassion
Lorsque le philosophe Paul Audi ajoute un nouvel opus à son oeuvre déjà considérable, il faut toujours se précipiter. Son Rousseau, une philosophie de l'âme (Verdier/poche, 2008) était une admirable interprétation de l'oeuvre, voici qu'il nous revient avec L'empire de la compassion, chez Encre Marine dans une superbe typographie que j'ai lu aussitôt reçu - c'est un ami de coeur - avec avidité. C'est passionnant, d'une profondeur jamais démentie, et s'ouvrant sur une distinction entre l'amour et la compassion si nettement établie que j'en ai ressenti, en dévorant ces premières pages, de véritables frissons. Car, enfin, tout ce que je notais, il y a quelques jours, de L'Idiot, sa bonté et son incapacité à aimer vraiment, se retrouve ici, avec des consonances saisissantes, quoique nous ne nous soyons nullement concertés et que l'idée se trouve plus développée. L'ensemble de l'ouvrage est une longue, fine et subtile étude de la compassion, dans ses variations multiples, depuis Aristote jusqu'à Nietzsche, en passant par les Stoïciens et Rousseau bien sûr, mais qui est loin d'être historique seulement.
Si la science de l'auteur est impéccable, elle ne nous accable pas et son style, qui est beau et ferme, a la force et l'autorité des authentiques penseurs.
Je reviendrai sur ce livre essentiel dans une prochaine chronique plus approfondie. Pour l'heure, il s'agit seulement de signaler l'événement.
www.amazon.fr
Si la science de l'auteur est impéccable, elle ne nous accable pas et son style, qui est beau et ferme, a la force et l'autorité des authentiques penseurs.
Je reviendrai sur ce livre essentiel dans une prochaine chronique plus approfondie. Pour l'heure, il s'agit seulement de signaler l'événement.
mercredi 23 mars 2011
Billy Budd, II
Le capitaine Vere et le prince bon de Machiavel
L'Honorable Capitaine Edward Fairfax Vere, autrement appelé « Vere l'étincelant », commandant du Bellipotent, descendant d'une famille d'aristocrate, homme d'expérience, modeste et rêveur, fin lettré, ne manquant jamais d'emporter dans ses voyages une belle cargaison de livres et d'équiper sa cabine d'une solide bibliothèque, respecté de ses subordonnés pour sa bienveillance sans qu'il eût jamais besoin de faire montre d'autoritarisme, est, à tous égards, un « homme exceptionnel » ; quant aux opinions politiques, une sorte de conservateur pessimiste ou de conformiste subversif, un libéral prudent à la manière de Montaigne, hostile tout comme Edmond Burke, l'auteur des Réflexions sur la Révolution de France, à ces brutales innovations révolutionnaires, où se conjuguent dangereusement l'usage de la violence et les plans idéalistes de la Raison, et dont les opinions en matière de gouvernement, si l'on entend la voix derrière la voix du narrateur, étaient celles de Melville lui-même :
Ses convictions assurées se dressaient comme une digue contre les eaux envahissantes des idées nouvelles, sociales, politiques et autres, qui emportèrent comme un torrent nombre d'esprits à cette époque, lesquels n'étaient pas par nature inférieurs au sien. Alors que d'autres membres de cette aristocratie à laquelle il appartenait de naissance s'emportaient contre les innovateurs principalement parce que leurs théories étaient hostiles aux classes privilégiées, le capitaine Vere s'opposait à elles de façon désintéressée, non seulement parce qu'elles lui semblaient incapables de s'incarner dans des institutions durables, mais aussi parce qu'elles lui semblaient en guerre contre la paix du monde et le bien véritable de l'humanité. [VII, p. 45].
Mais il est une indication, donnée comme au passage, dont le sens a été peu signalé sinon jamais perçu par les commentateurs et qui mérite, pourtant, une attention particulière : « Il était aussi, précise le narrateur, enclin à citer quelque personnage historique ou quelque épisode de l'Antiquité qu'à citer les modernes. » Contrairement à ce que l'on pourrait croire, cette précision n'a pas pour but simplement d'affiner le portrait psychologique du personnage, d'ajouter une dernière touche délicate et subtile à ce que nous savons de la tournure intellectuelle et érudite de son esprit. Ou bien, puisqu'il s'agit d'érudition, prenons la chose au sérieux. A quoi Melville songe-t-il à cet instant ? Se pourrait-il que nous puissions le savoir ? Tout porte à penser qu'il a semé une série d'indices qui nous permettent de comprendre qui est réellement le capitaine Vere.
En réalité, Melville s'inspire, de façon parfaitement consciente et délibérée, de ce que Machiavel écrit dans l'Épitre dédicatoire au Prince lorsqu'il présente les sources dont sa réflexion s'est inspirée : « Je n'ai trouvé dans mon bagage chose dont je fasse plus de cas et d'estime que la connaissance des actions des grands hommes, connaissance que m'a enseignée une longue expérience des choses modernes et une lecture continuelle des anciennes ». Il ne fait pas de doute, à mes yeux, que Melville avait en tête, et certainement à portée de main, le traité sur l'art de gouverner du Secrétaire florentin au moment où il exposait les vertus spécifiques du capitaine Vere. Cette hypothèse est renforcée par toute une série d'indices. Tout d'abord, le fait que lui-même présente explicitement ce passage comme une « allusion », laquelle s'adresse tout autant aux matelots du bord, en réalité peu capables de la saisir, qu'à nous lecteurs, avec un peu de chance, mieux équipés : « Il paraissait oublieux du fait que des allusions si lointaines, aussi pertinentes qu'elles pussent être en vérité, dépassaient la compréhension de ses compagnons sans façons dont les lectures se limitaient pour l'essentiel aux journaux de bord. » Quelle est donc celle allusion ancienne dont il est question, sans autre précision, sinon celle que nous venons de voir ? A quoi s'ajoute, et qui paraît tout autant frappant que suggestif, la fin du chapitre, à la fois allusive et métaphorique - « Leur honnêteté leur prescrit d'aller droit (Their honesty prescribes to them directness), ce qui les mène parfois loin, comme l'oiseau migrateur qui dans son vol ne prend jamais garde aux frontières qu'il franchit ». De fait, Vere est très exactement cet homme-là : en termes machiavéliens, un prince, bienveillant et honnête, conduit tragiquement à franchir les scrupules de sa conscience au nom de la raison d'Etat et de la nécessité politique – ses derniers mots sur terre avant d'expirer répéteront, à deux reprises, avec une tendresse et une douleur infinies, « Billy Budd, Billy Budd » - parce qu'il s'agit toujours pour un prince ou un gouvernant, quel que soit le peuple qu'il a pour tâche de diriger, surtout s'il s'agit d'un équipage de rudes marins, à « l'humeur dangereuse », prompts à l'indocililité et a rébellion dans une situation de mécontentement et d'inquiétude générale, « d'aller droit – andare drieto –, à la vérité effective de la chose plutôt qu'à son imagination », comme l'écrit Machiavel au célèbre chapitre XV du Prince, et d'agir selon « la façon de procéder » qui convient aux situations présentes. Une même expression donc qui est verbe (andare drieto) chez l'un et substantif (directness) chez l'autre, mais désignant très exactement une semblable vision et méthode d'action en politique. Aussi le capitaine Vere incarne-t-il, par excellence, cette figure du prince bon que les circonstances contraignent à faire le mal, malgré les profondes objections de sa conscience. Melville savait parfaitement que Machiavel avait placé cette leçon au centre de son livre le plus fameux, bien qu'il n'en fasse nullement mention de façon explicite, et elle s'applique, aussi bien au prince « virtuose », maître illégitime d'une principauté entièrement nouvelle qu'au commandement, sage et prudent, d'un navire de guerre, exposé à la menace de mutinerie :
En effet, il y a si loin de la façon dont on vit à celle dont on devrait vivre, que celui qui laisse ce qui se fait pour ce qui devrait se faire apprend plutôt à se détruire qu'à se préserver : car un homme qui en toute occasion voudrait faire profession d'homme de bien, il ne peut éviter d'être détruit parmi tant de gens qui ne sont pas bons. Aussi est-il nécessaire à un prince, s'il veut se maintenir, d'apprendre à pouvoir n'être pas bon, et d'en user ou n'user pas selon la nécessité.
Dernier indice, enfin, du lien qui, secrètement, rattache Billy Budd au Prince : le fait que la décision que soit condamné à mort le pauvre Billy est prise par le capitaine Vere dans les instants qui suivent immédiatement l'homicide involontaire du maître d'armes - « Frappé à mort par un ange de Dieu ! Mais l'ange doit être pendu ! » - conformément à la sagesse machiavélienne qui prescrit que les violences nécessaires soient commises « d'un seul coup », et non timidement distillées petit à petit. L'arrêt une fois rendu par le tribunal qu'il convoque aussitôt dans sa cabine sera exécuté le lendemain même, alors que l'aube se lève à peine. Le tout donc en quelques heures, laissant le peuple, comme l'écrit Machiavel en une autre circonstance, « content et satisfait ».
Melville, il est vrai, ne révèle pas ouvertement dans Billy Budd ce qu'il doit à Machiavel, et qui est pourtant essentiel. Mais il est tout bonnement inconcevable que cet homme, immensément cultivé, pour qui la question du mal sous ses multiples aspects, psychologiques, politiques et, surtout, métaphysiques et théologiques, était une obsession permanente, constitutive de sa personnalité intellectuelle et de son univers littéraire, n'ait pas lu, travaillé, et médité de très près, ce petit traité dont tant de traces se laissent ici voir.
S'il en est bien tel que nous le pensons, alors le courage du capitaine Vere, et le tragique conflit auquel il est soudainement confronté, se présente dans une lumière franchement nouvelle. Si l'on met bout à bout, la situation potentiellement explosive qui règne à bord du Bellipotent, avec la nécessité de gouverner les hommes selon les lois inflexibles de la discipline, il suffit, la Fortune maléfique aidant, qu'une situation se présente, menaçant ce fragile équilibre, pour que se fassent jour les implications terribles de la virtù politique dont tout commandant, bienveillant mais aussi sage et prudent, doit faire preuve en pareil cas. Et l'homme qui va allumer la mèche, c'est Claggart, le maître d'armes qu'il nous faut maintenant faire entrer en scène, puisque c'est dans cet ordre, en effet, qu'apparaissent les personnages dans ce roman qui a la forme d'une tragédie...
L'Honorable Capitaine Edward Fairfax Vere, autrement appelé « Vere l'étincelant », commandant du Bellipotent, descendant d'une famille d'aristocrate, homme d'expérience, modeste et rêveur, fin lettré, ne manquant jamais d'emporter dans ses voyages une belle cargaison de livres et d'équiper sa cabine d'une solide bibliothèque, respecté de ses subordonnés pour sa bienveillance sans qu'il eût jamais besoin de faire montre d'autoritarisme, est, à tous égards, un « homme exceptionnel » ; quant aux opinions politiques, une sorte de conservateur pessimiste ou de conformiste subversif, un libéral prudent à la manière de Montaigne, hostile tout comme Edmond Burke, l'auteur des Réflexions sur la Révolution de France, à ces brutales innovations révolutionnaires, où se conjuguent dangereusement l'usage de la violence et les plans idéalistes de la Raison, et dont les opinions en matière de gouvernement, si l'on entend la voix derrière la voix du narrateur, étaient celles de Melville lui-même :
Ses convictions assurées se dressaient comme une digue contre les eaux envahissantes des idées nouvelles, sociales, politiques et autres, qui emportèrent comme un torrent nombre d'esprits à cette époque, lesquels n'étaient pas par nature inférieurs au sien. Alors que d'autres membres de cette aristocratie à laquelle il appartenait de naissance s'emportaient contre les innovateurs principalement parce que leurs théories étaient hostiles aux classes privilégiées, le capitaine Vere s'opposait à elles de façon désintéressée, non seulement parce qu'elles lui semblaient incapables de s'incarner dans des institutions durables, mais aussi parce qu'elles lui semblaient en guerre contre la paix du monde et le bien véritable de l'humanité. [VII, p. 45].
Mais il est une indication, donnée comme au passage, dont le sens a été peu signalé sinon jamais perçu par les commentateurs et qui mérite, pourtant, une attention particulière : « Il était aussi, précise le narrateur, enclin à citer quelque personnage historique ou quelque épisode de l'Antiquité qu'à citer les modernes. » Contrairement à ce que l'on pourrait croire, cette précision n'a pas pour but simplement d'affiner le portrait psychologique du personnage, d'ajouter une dernière touche délicate et subtile à ce que nous savons de la tournure intellectuelle et érudite de son esprit. Ou bien, puisqu'il s'agit d'érudition, prenons la chose au sérieux. A quoi Melville songe-t-il à cet instant ? Se pourrait-il que nous puissions le savoir ? Tout porte à penser qu'il a semé une série d'indices qui nous permettent de comprendre qui est réellement le capitaine Vere.
En réalité, Melville s'inspire, de façon parfaitement consciente et délibérée, de ce que Machiavel écrit dans l'Épitre dédicatoire au Prince lorsqu'il présente les sources dont sa réflexion s'est inspirée : « Je n'ai trouvé dans mon bagage chose dont je fasse plus de cas et d'estime que la connaissance des actions des grands hommes, connaissance que m'a enseignée une longue expérience des choses modernes et une lecture continuelle des anciennes ». Il ne fait pas de doute, à mes yeux, que Melville avait en tête, et certainement à portée de main, le traité sur l'art de gouverner du Secrétaire florentin au moment où il exposait les vertus spécifiques du capitaine Vere. Cette hypothèse est renforcée par toute une série d'indices. Tout d'abord, le fait que lui-même présente explicitement ce passage comme une « allusion », laquelle s'adresse tout autant aux matelots du bord, en réalité peu capables de la saisir, qu'à nous lecteurs, avec un peu de chance, mieux équipés : « Il paraissait oublieux du fait que des allusions si lointaines, aussi pertinentes qu'elles pussent être en vérité, dépassaient la compréhension de ses compagnons sans façons dont les lectures se limitaient pour l'essentiel aux journaux de bord. » Quelle est donc celle allusion ancienne dont il est question, sans autre précision, sinon celle que nous venons de voir ? A quoi s'ajoute, et qui paraît tout autant frappant que suggestif, la fin du chapitre, à la fois allusive et métaphorique - « Leur honnêteté leur prescrit d'aller droit (Their honesty prescribes to them directness), ce qui les mène parfois loin, comme l'oiseau migrateur qui dans son vol ne prend jamais garde aux frontières qu'il franchit ». De fait, Vere est très exactement cet homme-là : en termes machiavéliens, un prince, bienveillant et honnête, conduit tragiquement à franchir les scrupules de sa conscience au nom de la raison d'Etat et de la nécessité politique – ses derniers mots sur terre avant d'expirer répéteront, à deux reprises, avec une tendresse et une douleur infinies, « Billy Budd, Billy Budd » - parce qu'il s'agit toujours pour un prince ou un gouvernant, quel que soit le peuple qu'il a pour tâche de diriger, surtout s'il s'agit d'un équipage de rudes marins, à « l'humeur dangereuse », prompts à l'indocililité et a rébellion dans une situation de mécontentement et d'inquiétude générale, « d'aller droit – andare drieto –, à la vérité effective de la chose plutôt qu'à son imagination », comme l'écrit Machiavel au célèbre chapitre XV du Prince, et d'agir selon « la façon de procéder » qui convient aux situations présentes. Une même expression donc qui est verbe (andare drieto) chez l'un et substantif (directness) chez l'autre, mais désignant très exactement une semblable vision et méthode d'action en politique. Aussi le capitaine Vere incarne-t-il, par excellence, cette figure du prince bon que les circonstances contraignent à faire le mal, malgré les profondes objections de sa conscience. Melville savait parfaitement que Machiavel avait placé cette leçon au centre de son livre le plus fameux, bien qu'il n'en fasse nullement mention de façon explicite, et elle s'applique, aussi bien au prince « virtuose », maître illégitime d'une principauté entièrement nouvelle qu'au commandement, sage et prudent, d'un navire de guerre, exposé à la menace de mutinerie :
En effet, il y a si loin de la façon dont on vit à celle dont on devrait vivre, que celui qui laisse ce qui se fait pour ce qui devrait se faire apprend plutôt à se détruire qu'à se préserver : car un homme qui en toute occasion voudrait faire profession d'homme de bien, il ne peut éviter d'être détruit parmi tant de gens qui ne sont pas bons. Aussi est-il nécessaire à un prince, s'il veut se maintenir, d'apprendre à pouvoir n'être pas bon, et d'en user ou n'user pas selon la nécessité.
Dernier indice, enfin, du lien qui, secrètement, rattache Billy Budd au Prince : le fait que la décision que soit condamné à mort le pauvre Billy est prise par le capitaine Vere dans les instants qui suivent immédiatement l'homicide involontaire du maître d'armes - « Frappé à mort par un ange de Dieu ! Mais l'ange doit être pendu ! » - conformément à la sagesse machiavélienne qui prescrit que les violences nécessaires soient commises « d'un seul coup », et non timidement distillées petit à petit. L'arrêt une fois rendu par le tribunal qu'il convoque aussitôt dans sa cabine sera exécuté le lendemain même, alors que l'aube se lève à peine. Le tout donc en quelques heures, laissant le peuple, comme l'écrit Machiavel en une autre circonstance, « content et satisfait ».
Melville, il est vrai, ne révèle pas ouvertement dans Billy Budd ce qu'il doit à Machiavel, et qui est pourtant essentiel. Mais il est tout bonnement inconcevable que cet homme, immensément cultivé, pour qui la question du mal sous ses multiples aspects, psychologiques, politiques et, surtout, métaphysiques et théologiques, était une obsession permanente, constitutive de sa personnalité intellectuelle et de son univers littéraire, n'ait pas lu, travaillé, et médité de très près, ce petit traité dont tant de traces se laissent ici voir.
S'il en est bien tel que nous le pensons, alors le courage du capitaine Vere, et le tragique conflit auquel il est soudainement confronté, se présente dans une lumière franchement nouvelle. Si l'on met bout à bout, la situation potentiellement explosive qui règne à bord du Bellipotent, avec la nécessité de gouverner les hommes selon les lois inflexibles de la discipline, il suffit, la Fortune maléfique aidant, qu'une situation se présente, menaçant ce fragile équilibre, pour que se fassent jour les implications terribles de la virtù politique dont tout commandant, bienveillant mais aussi sage et prudent, doit faire preuve en pareil cas. Et l'homme qui va allumer la mèche, c'est Claggart, le maître d'armes qu'il nous faut maintenant faire entrer en scène, puisque c'est dans cet ordre, en effet, qu'apparaissent les personnages dans ce roman qui a la forme d'une tragédie...
samedi 19 mars 2011
Billy Budd (I, suite)
Il est des romans dont les héros, leurs actions, leur caractère, leurs motifs d'agir ne se laissent pas saisir par les données mondaines de la psychologie, de l'histoire ou de la psychologie, selon ces caractères de contingence qui sont uniques et qui distinguent entre tous Emma Bovary, Swann, Bardamu ou le docteur Rieux. Et s'il est ainsi, c'est qu'ils incarnent au plus haut point, jusque dans les traits les plus singuliers de leur humanité, une essence, une Idée, de sorte que c'est bel et bien dans cette lumière transcendante, métaphysique, platonicienne en somme, qu'il convient de les appréhender. Ainsi en est-il du prince Mychkine, l'icône de la bonté, dans L'Idiot de Fédor Dostoïevski ou de Billy Budd, la figure de l'innocent, dans le roman éponyme de Herman Melville qu'il laissa partiellement inachevé, l'année de sa mort en 1891. Mais loin que ces héros « idéels » en apparaissent plus simples, plus immédiatement compréhensibles ou transparents, à la manière d'archétypes, ils se trouvent chargés, au contraire, d'une puisssance électrique obscure qui met en branle toute une série de forces, déclenchant des événements qui, une fois réalisés, présentent les aspects d'une nécessité tragique et inexorable. Et ces forces – car c'est bien de forces dont il s'agit et non de concepts - se rapportent, dans ces deux romans à la grande lutte cosmique du Bien et du Mal. Que le blanc et le noir se distribuent sans équivalence possible entre les personnages, on le voit très clairement entre Billy Budd, le Beau Matelot, et Claggart, le maître d'armes auxquels s'adjoint, comme une humanité écartelée entre des principes contraires, le capitaine Vere, commandant du vaisseau, le Bellipotent (également appelé L'indomptable), où se déroule le huis-clos du drame.
Peu de romans dans la littérature américaine du XIXe siècle, ni même dans l'oeuvre abondante, romanesque et poétique, de Herman Melville, ont suscité des interprétations et des lectures aussi diverses, selon l'angle sous lequel on l'envisage. La tentation homosexuelle qui, parce qu'elle ne peut être assouvie, nourrit la haine de Claggart envers le Beau Matelot, The Handsome Sailor – du reste, il n'est pas le seul à l'éprouver - est un aspect qui a été particulièrement analysé dans les dernières années, mais est-ce là le sujet ptincipal du roman ? Melville fait-il ici montre de la sombre ironie qui traverse souvent son oeuvre, dans Le Grand Escroc en particulier, ou faut-il recevoir le récit du narrateur avec le sérieux des faits qu'il rapporte ? De même s'est-on interrogé sur la légitimité des raisons qui portent Vere à condamner, malgré ses douloureuses réserves intérieures, le jeune gabier de misaine à être pendu, en dépit du fait qu'il soit convaincu de sa profonde innocence ? Car, ce roman fait de la justice une interrogation poignante, lorsque se heurtent dans un tragique conflit l'éthique de la responsabilité et l'éthique de la conviction. Dans quelle mesure la décision controversée de Vere s'inscrit-elle dans les débats de l'époque sur la peine de mort aux Etats-Unis ? Le commandant du navire est-il ou non fou, ainsi que s'en inquiète le chirurgien, membre du tribunal réuni à la hâte pour juger Billy Budd ? Comment interpréter la mort si singulière de ce-dernier alors que son corps se balance à la grand-vergue sans ces convulsions et l'éjaculation qui, aux derniers instants, font tressailler les pendus ? Et Billy Budd, qui est-il au juste ? Un « barbare sauvage », l'homme du jardin d'Eden d'avant la Chute et le péché, ainsi que Melville le présente lui-même, dès les premières pages du roman, ou bien faut-il aussi voir en lui une figura christi ? Et quel sens donner à la dimension proprement métaphysique de la « dépravation naturelle » qui est la vérité de Claggart ? Melville était-il manichéen, gnostique, profondément convaincu du conflit entre le Bien et le Mal, qu'il faut, à son propos, écrire en majuscules ? Bien que relativement court, ce récit à peine d'une centaine de pages, entre le roman et la nouvelle, sur lequel Melville travailla pendant cinq ans, modifiant profondément la situation d'origine, multiplie les énigmes tant sont cryptées ou laissées inexpliqués les allusions à l'immense fonds théologique et philosophique dans lequel il plonge et s'enracine.
Présence du barbare
Que la barbarie ne soit pas le propre des peuplades sauvages, Melville l'avait tôt découvert lorsqu'il passa trois semaines, à l'âge de vingt-trois ans, dans les îles Marquises chez les natifs Typee, que les autres tribus traitaient de « cannibales », et c'est là un propos marquant dans ses premières œuvres littéraires, Typee et Omoo, qui, du jour au lendemain, lui assurèrent une gloire qui, hélas, ne devait pas durer.
Le terme « sauvage », écrira-t-il, est, à mes yeux, souvent appliqué à tort. Et, de fait, lorsque je considère les vices, les cruautés, et les énormités de toutes sortes qui jaillissent dans l'atmosphère polluée d'une civilisation fiévreuse, je suis enclin à penser que, pour autant que la méchanceté relative des deux parties soient en cause, quatre ou cinq habitants des îles Marquises envoyés comme missionnaires aux Etats-Unis seraient tout aussi utiles qu'un nombre égal d'Américains envoyés dans les îles en une qualité similaire.
La vertu splendide qui auréole Queequeg, le prince polynésien dans Moby Dick, rayonne aux premières pages de Billy Budd, lorsque le narrateur évoque l'apparition du jeune matelot noir, la grâce et la puissance, le courage intrépide qui le distinguent, et les hommages spontanés que tous rendent à sa « royauté naturelle »*, auquel Billy Budd « aux yeux célestes » est comparé, quoique ce soit avec d'importantes différences, au premier chef desquelles compte l'infirmité d'expression, le bégaiement, dont il est parfois affecté. Aussi est-ce lui et lui seul que voit et sur se jette le lieutenant venu enrôler des marins de la marine marchande sur les navires de guerre en mal de main d'œuvre, au grand désespoir de son patron : « Lieutenant, vous allez me prendre le meilleur de mes hommes, la perle d'mon équipage ». Car, cet homme-là, malgré sa jeunesse et son absence d'éducation – n'est-il pas analphabète ? - est celui qui apaise les conflits entre les hommes, fait règner entre eux la bonne humeur, sans rien faire de particulier, sinon être ce qu'il est : un « pacificateur » dont émane une mystérieuse « vertu secrète ». Et c'est là une première indication de ce qu'il peut y avoir en lui de christique, si l'on se rappelle que le mot « vertu » est employé trois fois dans les Evangiles, ainsi que le rappelle John H. Timmerman, pour signaler l'émanation du pouvoir divin du Christ (Marc V, 30 ; Luc VI, 19 ; Luc VIII, 46)3. A quoi le malheureux patron se voit répondre : « Bénis soient les pacificateurs, particulièrement les pacificateurs combatifs ! » Que Baby Budd, ainsi qu'il est également surnommé, soit parfois prompt à riposter, on l'apprend au récit du coup violent, « aussi rapide que l'éclair », involontairement lancé, par lequel il avait répondu à une insulte que lui adressa un marin du bord, bien que jusqu'alors il n'ait jamais traité autrement que par la gentillesse et la douceur les mauvaises querelles que lui cherchait la jalousie de certains. En ces quelques lignes, l'amorce du drame à venir est déjà enclenché.
On ne saurait, toutefois, pousser trop loin l'identification de Billy Budd au Christ1. Dans les faits, ce n'est pas l'amour désintéressé du prochain qui guide ses pas et son cœur n'est pas non plus animé par la compassion ou la pitié. Du reste, il est sans principes, l'homme brut, d'avant la morale et la religion. Aussi, s'il est une figure de l'Agneau sacrifié, un « ange de Dieu », s'exclamera le capitaine Vere, est-il fort peu chrétien. En vérité, il ne l'est pas du tout. Ce qu'il est avant tout, c'est un innocent, presque un enfant – à vingt et un ans, il ne fait pas son âge - dénué entièrement de suffisance, de vanité et d'amour-propre, presque de conscience de soi, ne connaissant rien non plus des « subtilités » et des artifices de la vie en société, un joyeux lurron, en somme, happy-go-lucky comme on dit en anglais, d'une simplicité sans détour, ne sachant ni lire ni écrire mais composant des chants et les chantant parfois lui-même : « Sa nature simple n'avait pas été altérée par ces déviations morales qui ne sont pas toujours incompatibles avec ce produit manufacturable connu sous le nom de respectabilité ». Et bien qu'il soit un enfant trouvé, ne sachant rien de ses origines, tout porte à penser qu'il n'est pas de basse extraction. Un noble sauvage, sous bien des aspects semblable, on le voit à ces traits, à la description qu'en donne Rousseau dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. Ou plus encore, l'homme à l'état de nature, tel qu'il est sorti des mains du Créateur avant la perversion de la Chute originelle et le développement de la civilisation: un « honnête barbare, assez semblable sans doute à Adam avant que le Serpent urbain ne se fut insinué en sa compagnie » (chapitre II). Le Serpent, ou, pour mieux dire, le Malin, Satan en personne, « le grand importun, l'envieux saboteur » - Satan, c'est pour toute la tradition biblique, le Diviseur et le Calomniateur - n'est pourtant pas loin, ayant laissé chez cet Adam-Christ comme une « carte de visite » dans l'infirmité qui l'affecte.
Une poudrière explosive
Personnifié ou non, le mal rode également dans le désir qu'il suscite chez certains marins du Bellipotent : « Il ne s'aperçut pas davantage que quelque chose chez lui suscitait sur le visage plus dur d'un ou deux cols bleus un sourire ambigu ». Première alllusion, à peine volée, à la frustration sexuelle et aux désirs homoérotiques qui transforment ce navire de guerre en une sorte de cocotte minute, à tout instant au bord de l'explosion et de la mutinerie. Il est peut-être significatif que le climat plus ou moins paranoïaque de crainte d'une mutinerie sur le navire, et qui jouera un rôle si important dans les raisons de la condamnation à mort de Billy Budd par le capitaine Vere, soit longuement développé (au chapitre III) à la suite de ces allusions à l'attirance homosexuelle qu'exerce à son insu le Beau Matelot - « Un piège à homme se cache peut-être sous ces pâquerettes merveilles » - et qui ignore tout de « la vie compliquée des ponts de batterie qui, comme toutes les autres formes de vie, a ses mines secrètes et ses aspects douteux. »
L'année 1797, durant laquelle se passe l'histoire du roman, avait connu, rappelle le narrateur, deux graves mutineries au sein de la Royal Navy, la première, en mars, dans le Spithead, près de Portsmouth – les officiers avaient été déposés par les marins lesquels avaient pris le pouvoir à bord tout en conservant entre eux les règles d'une stricte discipline – l'autre, en mai, beaucoup plus grave et plus violente, éclata dans le Nore, un estuaire de la Tamise, et se solda par la condamnation à mort de cinquante neuf marins, dont vingt neuf furent pendus. Tous actes de sédition et « graves incidents », dans lesquels Melville voyait une pathologie sociale passagère et qu'il condamnait, autant qu'il condamna, dans ses Poèmes de Guerre, l'offensive des Confédérés durant la Guerre civile qui déchira les Etats-Unis, quoiqu'il n'ait nullement été un défenseur de l'esclavage et qu'il eût dénoncé dans La vareuse blanche, les épouvantables conditions de vie et le despostime presque totalitaire qui régnaient à bord des navires de guerre de la marine américaine – une contradiction apparente dont nous verrons bientôt les raisons : « Dans une certaine mesure, la Mutinerie du Nore peut être considérée comme analogue à l'irruption pertubatrice d'une fièvre contagieuse dans un corps constitutionnellement sain, qui bientôt la rejette. »
Mais tout ceci, s'il constitue le cadre du drame, ne forme pas sa trame principale, qui est d'un autre ordre : non pas sociale, mais métaphysique. Aussi serait-ce passer à côté de l'essentiel de s'attacher, plus que de raison, à ces aspects sociaux du roman qui, aussi importants soient-ils, ne doivent pas occulter ce qui apparaît, de toute évidence, au lecteur comme le centre dramatique de l'intrigue : la confrontation entre le jeune matelot et le maître d'armes qui, au-delà d'eux-mêmes, incarne, plus qu'elle ne symbolise, la confrontation entre l'innocence et le mystère d'iniquité et à laquelle le commandant du navire est appelé à prendre part, comme ce prince bon, dont parle Machiavel dans Le Prince, sommé par l'urgence de circonstances malheureuses d'agir comme il convient, les hommes étant ce qu'ils sont.
___________________ ____
* Les citations sont tirées de la traduction de Jérôme Vidal, en collaboration avec Charlotte Nordmann (Billy Budd, matelot et autres récits maritimes, Edtions Amsterdam, 2007). L'édition en langue anglaise de référence a été établie par Harrison Hayford et Merton M. Sealts, Jr., University of Chicago Press, 1962 (reprise chez Bantam Books, New York, 1981).
Peu de romans dans la littérature américaine du XIXe siècle, ni même dans l'oeuvre abondante, romanesque et poétique, de Herman Melville, ont suscité des interprétations et des lectures aussi diverses, selon l'angle sous lequel on l'envisage. La tentation homosexuelle qui, parce qu'elle ne peut être assouvie, nourrit la haine de Claggart envers le Beau Matelot, The Handsome Sailor – du reste, il n'est pas le seul à l'éprouver - est un aspect qui a été particulièrement analysé dans les dernières années, mais est-ce là le sujet ptincipal du roman ? Melville fait-il ici montre de la sombre ironie qui traverse souvent son oeuvre, dans Le Grand Escroc en particulier, ou faut-il recevoir le récit du narrateur avec le sérieux des faits qu'il rapporte ? De même s'est-on interrogé sur la légitimité des raisons qui portent Vere à condamner, malgré ses douloureuses réserves intérieures, le jeune gabier de misaine à être pendu, en dépit du fait qu'il soit convaincu de sa profonde innocence ? Car, ce roman fait de la justice une interrogation poignante, lorsque se heurtent dans un tragique conflit l'éthique de la responsabilité et l'éthique de la conviction. Dans quelle mesure la décision controversée de Vere s'inscrit-elle dans les débats de l'époque sur la peine de mort aux Etats-Unis ? Le commandant du navire est-il ou non fou, ainsi que s'en inquiète le chirurgien, membre du tribunal réuni à la hâte pour juger Billy Budd ? Comment interpréter la mort si singulière de ce-dernier alors que son corps se balance à la grand-vergue sans ces convulsions et l'éjaculation qui, aux derniers instants, font tressailler les pendus ? Et Billy Budd, qui est-il au juste ? Un « barbare sauvage », l'homme du jardin d'Eden d'avant la Chute et le péché, ainsi que Melville le présente lui-même, dès les premières pages du roman, ou bien faut-il aussi voir en lui une figura christi ? Et quel sens donner à la dimension proprement métaphysique de la « dépravation naturelle » qui est la vérité de Claggart ? Melville était-il manichéen, gnostique, profondément convaincu du conflit entre le Bien et le Mal, qu'il faut, à son propos, écrire en majuscules ? Bien que relativement court, ce récit à peine d'une centaine de pages, entre le roman et la nouvelle, sur lequel Melville travailla pendant cinq ans, modifiant profondément la situation d'origine, multiplie les énigmes tant sont cryptées ou laissées inexpliqués les allusions à l'immense fonds théologique et philosophique dans lequel il plonge et s'enracine.
Présence du barbare
Que la barbarie ne soit pas le propre des peuplades sauvages, Melville l'avait tôt découvert lorsqu'il passa trois semaines, à l'âge de vingt-trois ans, dans les îles Marquises chez les natifs Typee, que les autres tribus traitaient de « cannibales », et c'est là un propos marquant dans ses premières œuvres littéraires, Typee et Omoo, qui, du jour au lendemain, lui assurèrent une gloire qui, hélas, ne devait pas durer.
Le terme « sauvage », écrira-t-il, est, à mes yeux, souvent appliqué à tort. Et, de fait, lorsque je considère les vices, les cruautés, et les énormités de toutes sortes qui jaillissent dans l'atmosphère polluée d'une civilisation fiévreuse, je suis enclin à penser que, pour autant que la méchanceté relative des deux parties soient en cause, quatre ou cinq habitants des îles Marquises envoyés comme missionnaires aux Etats-Unis seraient tout aussi utiles qu'un nombre égal d'Américains envoyés dans les îles en une qualité similaire.
La vertu splendide qui auréole Queequeg, le prince polynésien dans Moby Dick, rayonne aux premières pages de Billy Budd, lorsque le narrateur évoque l'apparition du jeune matelot noir, la grâce et la puissance, le courage intrépide qui le distinguent, et les hommages spontanés que tous rendent à sa « royauté naturelle »*, auquel Billy Budd « aux yeux célestes » est comparé, quoique ce soit avec d'importantes différences, au premier chef desquelles compte l'infirmité d'expression, le bégaiement, dont il est parfois affecté. Aussi est-ce lui et lui seul que voit et sur se jette le lieutenant venu enrôler des marins de la marine marchande sur les navires de guerre en mal de main d'œuvre, au grand désespoir de son patron : « Lieutenant, vous allez me prendre le meilleur de mes hommes, la perle d'mon équipage ». Car, cet homme-là, malgré sa jeunesse et son absence d'éducation – n'est-il pas analphabète ? - est celui qui apaise les conflits entre les hommes, fait règner entre eux la bonne humeur, sans rien faire de particulier, sinon être ce qu'il est : un « pacificateur » dont émane une mystérieuse « vertu secrète ». Et c'est là une première indication de ce qu'il peut y avoir en lui de christique, si l'on se rappelle que le mot « vertu » est employé trois fois dans les Evangiles, ainsi que le rappelle John H. Timmerman, pour signaler l'émanation du pouvoir divin du Christ (Marc V, 30 ; Luc VI, 19 ; Luc VIII, 46)3. A quoi le malheureux patron se voit répondre : « Bénis soient les pacificateurs, particulièrement les pacificateurs combatifs ! » Que Baby Budd, ainsi qu'il est également surnommé, soit parfois prompt à riposter, on l'apprend au récit du coup violent, « aussi rapide que l'éclair », involontairement lancé, par lequel il avait répondu à une insulte que lui adressa un marin du bord, bien que jusqu'alors il n'ait jamais traité autrement que par la gentillesse et la douceur les mauvaises querelles que lui cherchait la jalousie de certains. En ces quelques lignes, l'amorce du drame à venir est déjà enclenché.
On ne saurait, toutefois, pousser trop loin l'identification de Billy Budd au Christ1. Dans les faits, ce n'est pas l'amour désintéressé du prochain qui guide ses pas et son cœur n'est pas non plus animé par la compassion ou la pitié. Du reste, il est sans principes, l'homme brut, d'avant la morale et la religion. Aussi, s'il est une figure de l'Agneau sacrifié, un « ange de Dieu », s'exclamera le capitaine Vere, est-il fort peu chrétien. En vérité, il ne l'est pas du tout. Ce qu'il est avant tout, c'est un innocent, presque un enfant – à vingt et un ans, il ne fait pas son âge - dénué entièrement de suffisance, de vanité et d'amour-propre, presque de conscience de soi, ne connaissant rien non plus des « subtilités » et des artifices de la vie en société, un joyeux lurron, en somme, happy-go-lucky comme on dit en anglais, d'une simplicité sans détour, ne sachant ni lire ni écrire mais composant des chants et les chantant parfois lui-même : « Sa nature simple n'avait pas été altérée par ces déviations morales qui ne sont pas toujours incompatibles avec ce produit manufacturable connu sous le nom de respectabilité ». Et bien qu'il soit un enfant trouvé, ne sachant rien de ses origines, tout porte à penser qu'il n'est pas de basse extraction. Un noble sauvage, sous bien des aspects semblable, on le voit à ces traits, à la description qu'en donne Rousseau dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. Ou plus encore, l'homme à l'état de nature, tel qu'il est sorti des mains du Créateur avant la perversion de la Chute originelle et le développement de la civilisation: un « honnête barbare, assez semblable sans doute à Adam avant que le Serpent urbain ne se fut insinué en sa compagnie » (chapitre II). Le Serpent, ou, pour mieux dire, le Malin, Satan en personne, « le grand importun, l'envieux saboteur » - Satan, c'est pour toute la tradition biblique, le Diviseur et le Calomniateur - n'est pourtant pas loin, ayant laissé chez cet Adam-Christ comme une « carte de visite » dans l'infirmité qui l'affecte.
Une poudrière explosive
Personnifié ou non, le mal rode également dans le désir qu'il suscite chez certains marins du Bellipotent : « Il ne s'aperçut pas davantage que quelque chose chez lui suscitait sur le visage plus dur d'un ou deux cols bleus un sourire ambigu ». Première alllusion, à peine volée, à la frustration sexuelle et aux désirs homoérotiques qui transforment ce navire de guerre en une sorte de cocotte minute, à tout instant au bord de l'explosion et de la mutinerie. Il est peut-être significatif que le climat plus ou moins paranoïaque de crainte d'une mutinerie sur le navire, et qui jouera un rôle si important dans les raisons de la condamnation à mort de Billy Budd par le capitaine Vere, soit longuement développé (au chapitre III) à la suite de ces allusions à l'attirance homosexuelle qu'exerce à son insu le Beau Matelot - « Un piège à homme se cache peut-être sous ces pâquerettes merveilles » - et qui ignore tout de « la vie compliquée des ponts de batterie qui, comme toutes les autres formes de vie, a ses mines secrètes et ses aspects douteux. »
L'année 1797, durant laquelle se passe l'histoire du roman, avait connu, rappelle le narrateur, deux graves mutineries au sein de la Royal Navy, la première, en mars, dans le Spithead, près de Portsmouth – les officiers avaient été déposés par les marins lesquels avaient pris le pouvoir à bord tout en conservant entre eux les règles d'une stricte discipline – l'autre, en mai, beaucoup plus grave et plus violente, éclata dans le Nore, un estuaire de la Tamise, et se solda par la condamnation à mort de cinquante neuf marins, dont vingt neuf furent pendus. Tous actes de sédition et « graves incidents », dans lesquels Melville voyait une pathologie sociale passagère et qu'il condamnait, autant qu'il condamna, dans ses Poèmes de Guerre, l'offensive des Confédérés durant la Guerre civile qui déchira les Etats-Unis, quoiqu'il n'ait nullement été un défenseur de l'esclavage et qu'il eût dénoncé dans La vareuse blanche, les épouvantables conditions de vie et le despostime presque totalitaire qui régnaient à bord des navires de guerre de la marine américaine – une contradiction apparente dont nous verrons bientôt les raisons : « Dans une certaine mesure, la Mutinerie du Nore peut être considérée comme analogue à l'irruption pertubatrice d'une fièvre contagieuse dans un corps constitutionnellement sain, qui bientôt la rejette. »
Mais tout ceci, s'il constitue le cadre du drame, ne forme pas sa trame principale, qui est d'un autre ordre : non pas sociale, mais métaphysique. Aussi serait-ce passer à côté de l'essentiel de s'attacher, plus que de raison, à ces aspects sociaux du roman qui, aussi importants soient-ils, ne doivent pas occulter ce qui apparaît, de toute évidence, au lecteur comme le centre dramatique de l'intrigue : la confrontation entre le jeune matelot et le maître d'armes qui, au-delà d'eux-mêmes, incarne, plus qu'elle ne symbolise, la confrontation entre l'innocence et le mystère d'iniquité et à laquelle le commandant du navire est appelé à prendre part, comme ce prince bon, dont parle Machiavel dans Le Prince, sommé par l'urgence de circonstances malheureuses d'agir comme il convient, les hommes étant ce qu'ils sont.
___________________ ____
* Les citations sont tirées de la traduction de Jérôme Vidal, en collaboration avec Charlotte Nordmann (Billy Budd, matelot et autres récits maritimes, Edtions Amsterdam, 2007). L'édition en langue anglaise de référence a été établie par Harrison Hayford et Merton M. Sealts, Jr., University of Chicago Press, 1962 (reprise chez Bantam Books, New York, 1981).
mardi 15 mars 2011
Voltaire, Lisbonne et, nous, le Japon aujourd'hui
Avec Voltaire, nous pleurons les morts non pas de Lisbonne mais du Japon. Combien encore à venir ? Et notre angoisse se porte vers les vivants, par millions, dont le sort est si affreux et incertain. Mais, une chose nous différencie du philosophe : nous ne nous soucions plus guère de savoir s'il faut conclure "Tout est bien", comme il le proclamait dans sa jeunesse avec Pope et Schaftesbury, "Tout est mal", comme Martin, le philosophe manichéen de Candide, dont il ne fut pas loin d'adopter la doctrine, ainsi qu'il en fait l'aveu dans une lettre à Frédéric II du 5 juin 1759, ou "Tout est passable", qui est le dernier mot de Voltaire dans Le monde comme il va. Alors que Voltaire "pascalise" dans ce poème comme il ne l'avait jamais fait auparavant, Rousseau lui répondra cette même année, 1756, dans la Lettre à Voltaire, lui reprochant le ton amer et désolé de ses vers, faits de protestation métaphysique et de lamentations très humaines. Car ce que Voltaire ne dit pas et sur quoi Rousseau insiste, c'est que la nature ou Dieu ne sont pas tant à incriminer, pour les milliers de morts que fit ce tremblement de terre, que les hommes eux-mêmes : "Sans quitter votre sujet de Lisbonne, convenez, par exemple, que la nature n’avait point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également et plus légèrement logés, le dégât eut été beaucoup moindre, et peut-être nul."* Cet argument, si juste, porte aujourd'hui à bien des conséquences. Car pourrait-on nier que la responsabilité des politiques et des industriels du nucléaire est pour beaucoup dans cet affreux malheur qui commence à peine ?
Le moment est venu de relire l'excellent ouvrage de Vladimir Tcherkoff, Le crime de Tchernobyl : un goulag nucléaire (Actes Sud, 2006 :
www.amazon.fr), alors que sonnent à nos oreilles, décidémment peu disposées à entendre les leçons du passé, les propos sombres et amers de l'hébreu de l'Ecclésiaste : "Vanité des vanités : il n'y a rien de nouveau sous le soleil".
Mais là où Voltaire nous touche, c'est que le malheur des hommes prend chez lui une dimension proprement métaphysique. Non pas qu'il ignore la réalité concrète, atroce, de la souffrance, bien au contraire, ni même la responsabilité des hommes, ou en fasse l'occasion d'une spéculation purement théorique, mais parce que ces malheurs, ces souffrances, éveillent en lui, à cette occasion tout particulièrement, les tourments intérieurs que l'effroi du mal agitait en lui, et dont témoigne, dans le Poème sur le désastre de Lisbonne, ce constat comme un cri terrible : "Le mal est sur terre". C'est en cela que Voltaire est si proche de ces grands romanciers métaphysiciens que sont Dostoïevski ou Melville. On oublie trop souvent qu'à l'image du "Dieu architecte" succède chez Voltaire la figure du "Dieu cruel", voire du "Dieu boucher". Il faudra un jour en dire ici davantage...
O malheureux mortels ! ô terre déplorable !
O de tous les mortels assemblage effroyable !
D'inutiles douleurs éternel entretien !
Philosophes trompés qui criez : " Tout est bien " ;
Accourez, contemplez ces ruines affreuses,
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses.
Ces femmes, ces enfants l'un sur l'autre entassés,
Sous ces marbres rompus ces membres dispersés :
Cent mille infortunés que la terre dévore,
Qui, sanglants, déchirés, et palpitants encore,
Enterrés sous leurs toits, terminent sans secours
Dans l'horreur des tourments leurs lamentables jours !
Aux cris demi-formés de leurs voix expirantes,
Au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes,
Direz-vous : " C'est l'effet des éternelles lois
Qui d'un Dieu libre et bon nécessitent le choix " ?
Direz-vous, en voyant cet amas de victimes :
" Dieu s'est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes " ?
Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants
Sur le sein maternel écrasés et sanglants ?
Lisbonne, qui n'est plus, eut-elle plus de vices
Que Londres, que Paris, plongés dans les délices ?
Lisbonne est abîmée, et l'on danse à Paris.
Tranquilles spectateurs, intrépides esprits,
De vos frères mourants contemplant les naufrages,
Vous recherchez en paix les causes des orages :
Mais du sort ennemi quand vous sentez les coups,
Devenus plus humains, vous pleurez comme nous.
Croyez-moi, quand la terre entrouvre ses abîmes,
Ma plainte est innocente et mes cris légitimes. [...]
Un jour tout sera bien, voilà notre espérance ;
Tout est bien aujourd'hui, voilà l'illusion.
Les sages me trompaient, et Dieu seul a raison.
Humble dans mes soupirs, soumis dans ma souffrance,
Je ne m'élève point contre la Providence.
Sur un ton moins lugubre on me vit autrefois
Chanter des doux plaisirs les séduisantes lois :
D'autres temps, d'autres moeurs : instruit par la vieillesse,
Des humains égarés partageant la faiblesse,
Dans une épaisse nuit cherchant à m'éclairer,
Je ne sais que souffrir, et non pas murmurer.
Un calife autrefois, à son heure dernière,
Au Dieu qu'il adorait dit pour toute prière :
" Je t'apporte, ô seul roi, seul être illimité,
Tout ce que tu n'as pas dans ton immensité,
Les défauts, les regrets, les maux et l'ignorance. "
Mais il pouvait encore ajouter l'espérance.
_________________
* J.J. Rousseau, Lettre à Voltaire, in Oeuvres complètes IV, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1969, p. 1061.
Le moment est venu de relire l'excellent ouvrage de Vladimir Tcherkoff, Le crime de Tchernobyl : un goulag nucléaire (Actes Sud, 2006 :
Mais là où Voltaire nous touche, c'est que le malheur des hommes prend chez lui une dimension proprement métaphysique. Non pas qu'il ignore la réalité concrète, atroce, de la souffrance, bien au contraire, ni même la responsabilité des hommes, ou en fasse l'occasion d'une spéculation purement théorique, mais parce que ces malheurs, ces souffrances, éveillent en lui, à cette occasion tout particulièrement, les tourments intérieurs que l'effroi du mal agitait en lui, et dont témoigne, dans le Poème sur le désastre de Lisbonne, ce constat comme un cri terrible : "Le mal est sur terre". C'est en cela que Voltaire est si proche de ces grands romanciers métaphysiciens que sont Dostoïevski ou Melville. On oublie trop souvent qu'à l'image du "Dieu architecte" succède chez Voltaire la figure du "Dieu cruel", voire du "Dieu boucher". Il faudra un jour en dire ici davantage...
O malheureux mortels ! ô terre déplorable !
O de tous les mortels assemblage effroyable !
D'inutiles douleurs éternel entretien !
Philosophes trompés qui criez : " Tout est bien " ;
Accourez, contemplez ces ruines affreuses,
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses.
Ces femmes, ces enfants l'un sur l'autre entassés,
Sous ces marbres rompus ces membres dispersés :
Cent mille infortunés que la terre dévore,
Qui, sanglants, déchirés, et palpitants encore,
Enterrés sous leurs toits, terminent sans secours
Dans l'horreur des tourments leurs lamentables jours !
Aux cris demi-formés de leurs voix expirantes,
Au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes,
Direz-vous : " C'est l'effet des éternelles lois
Qui d'un Dieu libre et bon nécessitent le choix " ?
Direz-vous, en voyant cet amas de victimes :
" Dieu s'est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes " ?
Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants
Sur le sein maternel écrasés et sanglants ?
Lisbonne, qui n'est plus, eut-elle plus de vices
Que Londres, que Paris, plongés dans les délices ?
Lisbonne est abîmée, et l'on danse à Paris.
Tranquilles spectateurs, intrépides esprits,
De vos frères mourants contemplant les naufrages,
Vous recherchez en paix les causes des orages :
Mais du sort ennemi quand vous sentez les coups,
Devenus plus humains, vous pleurez comme nous.
Croyez-moi, quand la terre entrouvre ses abîmes,
Ma plainte est innocente et mes cris légitimes. [...]
Un jour tout sera bien, voilà notre espérance ;
Tout est bien aujourd'hui, voilà l'illusion.
Les sages me trompaient, et Dieu seul a raison.
Humble dans mes soupirs, soumis dans ma souffrance,
Je ne m'élève point contre la Providence.
Sur un ton moins lugubre on me vit autrefois
Chanter des doux plaisirs les séduisantes lois :
D'autres temps, d'autres moeurs : instruit par la vieillesse,
Des humains égarés partageant la faiblesse,
Dans une épaisse nuit cherchant à m'éclairer,
Je ne sais que souffrir, et non pas murmurer.
Un calife autrefois, à son heure dernière,
Au Dieu qu'il adorait dit pour toute prière :
" Je t'apporte, ô seul roi, seul être illimité,
Tout ce que tu n'as pas dans ton immensité,
Les défauts, les regrets, les maux et l'ignorance. "
Mais il pouvait encore ajouter l'espérance.
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* J.J. Rousseau, Lettre à Voltaire, in Oeuvres complètes IV, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1969, p. 1061.
samedi 12 mars 2011
L'Idiot, suite et fin
Les derniers romans de Dostoïevski, L'Idiot en particulier, bien qu'ils mettent en scène des relations humaines complexes, ne sont pas des romans à proprement parler psychologiques. Les personnages incarnent toujours quelque chose de plus grand qu'eux, une passion directrice (l'amour, l'humiliation de soi, la foi enfantine, la bonté, le goût du néant, etc.) qui constitue le moteur fondamental de leurs actions et de leur caractère, élevé presque au rang d'idéal-type. Et cette passion directrice, parce qu'elle est « idéelle », relève de ce qu'on peut appeler un « réalisme fantastique », qui n'a rien à voir avec le réalisme d'un Flaubert où l'emporte « l'attention au banal […] le désir de rivaliser avec le sociologue et avec l'historien » (George Steiner). Ainsi que le note Jérome Thélot : « La psychologie du roman dostoïevskien n'est autre que sa philosophie narrative, et elle est conditionnée par l'horizon métaphysique auquel ce roman appartient. » Il est éminemment significatif que la bonté ne relève donc pas d'un ensemble de traits psychologiques de caractère (qui seraient liés à l'histoire personnelle, consciente ou inconsciente du sujet), et elle n'est pas davantage, ce qui plus remarquable encore si l'on songe à la figura christi qu'incarne le prince, une vertu surnaturelle engendrée par l'action de la grâce divine (en ce sens là, la bonté du prince doit être distinguée de la vertu « théologale » de la charité). La bonté s'enracine dans une fondation « métaphysique » (la beauté de la vie), qui ne peut être décrite que phénoménologiquement (« l'intensité du sentiment d'exister) et dont elle émane :
« L'"idiotie" en tant que telle, écrit encore de façon lumineuse Jérome Thélot, n'est pas un trait de caractère justiciable d'une psychologie, ce n'est pas une description des traits psychologiques du prince qui pourra rendre compte du sens de son personnage. L' "idiotie" est une essence, non un ensemble d'attributs, et c'est comme telle qu'elle détermine les actions du prince Mychkine, sa vision du monde et ses attitudes morales. A vrai dire, tous les traits psychologiques de Mychkine se laissent comprendre comme des manifestations extérieures de cette essence intime, laquelle est la vie en lui, la vie hétérogène au monde, cette vie individuelle qui se veut elle-même – idiotement – comme « vie vivante. »
Parce que cette synthèse supérieure de la vie est, en effet, bel et bien hétérogène au monde, il n'est personne qui, l'ayant pleinement vécue, ne puisse se trouver étranger au monde et à la société des hommes, avec ses passions et ses intérêts, qui ne se puisse apparaître sur le théâtre et la scène des préoccupations mondaines comme étant autre chose qu'un être étranger, n'étant pas à sa place, idiot précisément.
Tout serait simple si l'on pouvait s'en tenir à cela, dans une sorte de division manichéenne, finalement assez rassurante, entre la nature et le monde, la bonté et l'égoïsme. Mais Dostoïevski, hélas, ne nous accorde pas cette consolation.
Il est remarquable, en effet, que la nature n'apparaisse pas seulement sous les aspects métaphysiques positifs que nous venons d'analyser. Elle apparaît également, et alors tout est inversé, comme une « force obscure, insolente, éternellement absurde », surtout, et de façon particulièrement révélatrice, lorsqu'elle retient dans la mort « un être grandiose, inestimable, un être qui à lui seul aurait valu toute la nature et toutes ses lois », le Christ lui-même.
Hans Holbein et le Christ mort
La nature, perçue ici comme une « machine énorme de construction nouvelle » ou encore « une bête énorme, impitoyable et muette » qui broie et brise jusqu'au plus sublime de des hommes, révèle tout ce qu'elle a de monstrueux et d'horrible dans les traits du Crucifié, telle qu'ils sont douloureusement dépeints par Hans Holbein dans son tableau, « Le Christ mort » (1521), et dont Mychkine puis Hippolyte avisent une reproduction dans la maison lugubre de Rogojine. Dostoïevski lui-même avait été profondément frappé par ce tableau. Le cadavre du Christ y est peint sous les traits effroyables d'un noyé du Rhin ; une œuvre capable de faire perdre la foi à quiconque le contemple [liv. 2, 4, p. 362] et qui, selon le témoignage de sa femme, le mit au bord de la crise d'épilepsie lorsqu'il le vit au Kunstmuseum à Bâle, le 12 août 18676. Le désespoir causé par le spectacle de ce cadavre exsangue, décharné et verdâtre, la bouche encore ouverte dans un rictus atroce, est tel qu'il anéantit tout espoir de croire à la résurrection et cette négation de la vie par excellence, peinte en des traits si réalistes, est le défi suprême que le roman voudrait relever. Telle est la clé qui donne à l'œuvre sa profonde signification, et en fait le fonds tragique :
« A savoir, écrit Jérome Thélot, cette possibilité effrayante que la résurrection soit impossible, que la renaissance à une autre vie, meilleure et nécessaire, soit interdite même au Christ, interdite donc à tous les hommes (et à Dostoïevski lui-même comme à sa femme et à sa fille).
Que tous les hommes soient abandonnés à l'indifférence du hasard, à la matière sans amour et à la souffrance insensée, c'est l'hypothèse que l'écrivain fasciné contemple dans le tableau où le peintre l'a visiblement déposée. »
La nature se révèle ainsi profondément équivoque et duelle, selon la façon dont on la perçoit et la comprend. Ainsi en est-il pour Hippolyte, une des voix où perce l'angoisse métaphysique de Dostoïevski lui-même :
Oui, elle aime se moquer la nature ! Pour moi, reprit-il brusquement avec passion, oui, pourquoi a-t-elle créé les créatures les plus belles pour se moquer d'elle après ? Elle a fait ça comme ça, que le seul être que le sel être que tout le monde avait reconnu parfait... [liv. 2, X, p. 490]
Une allusion manifeste au Christ mais qui s'adresse également, à n'en pas douter, au prince. La nature ne désigne pas ici le monde minéral, végétal, animal et humain, l'ensemble des choses existantes, dont font partie le soleil et la montagne, mais une force aveugle, capricieuse, absurde et malveillante, comparable à l'idée que Machiavel se faisait de la Fortune, laquelle «élève un mortel, jusqu’au faîte, non pour l’y maintenir, mais pour qu’il en tombe, et qu’elle en rie et qu’il en pleure» (Capitolo de la Fortune). Mais chez Dostoïevski, cette vision de la nature comme une puissance absurde n'est pas tant une thèse qu'une tentation, et une épreuve, celle que connurent les apôtres lorsqu'ils virent le corps sans vie du Christ, et que désormais ils ne pouvaient croire dans la résurrection annoncée.
Les raisons d'un échec inévitable
N'est-il pas clair, finalement, que L'Idiot est par excellence le roman de la dualité, entendue non pas d'une manière manichéenne, mais au sens de la conjugaison des opposés ? Dans la nature se conjugue l'harmonie et l'absurde, l'ordre et le caprice, la beauté jaillissante et stagnation de la mort selon qu'on la saisit comme vie infinie ou comme machine, muette et impitoyable ; la compassion est un mixte de bonté angélique et de défaut d'amour ; et c'est jusque dans les traits distinctifs du caractère des personnages principaux que la culpabilité se mêle à l'innocence, la passion érotique au désintéressement, la candeur à l'idiotie, la bonne volonté au désastre, comme si, au bout du compte, toute chose, sur terre, ne pouvait apparaître qu'accompagnée de son double et que tout fût irrémédiablement équivoque. Car le prince aussi parfaitement bon soit-il, nul ne conclurait de ses actions, telles que le narrateur les rapporte, qu'elles devraient être approuvées sans réserve. Et de fait, ainsi que nous l'avons déjà signalé, le narrateur renonce, dans le livre IV, à se perdre en conjectures pour tenter d'expliquer et de comprendre les raisons du prince qui, à la fin du roman, paraissent procéder d'une sorte de folie :
Et néanmoins nous devons nous limiter à la simple exposition des faits, sans, autant que faire se peut, aucune explication particulière, et cela pour une raison toute simple : parce que, nous-même, dans de nombreux cas, nous avons du mal à expliquer ce qui s'est passé. [iv. 4, IX, p. 404].
Dostoïevski s'inquiétait que son roman fut, au bout du compte, un « échec ». Ce n'est pas d'un point de vue littéraire qu'il faut entendre cette inquiétude, car il est incontestable que, emporté par son génie, il n'ait produit là un des plus grands chefs d'œuvre universels de la littérature, quels que soient les défauts du roman par ailleurs. Si « échec » il y a, ses raisons sont de nature métaphysique, et elles résultent de cette la essentielle qui fait que rien, aucun être, s'agirait-il de l'homme « positivement beau », ne se tient dans son essence sans qu'il soit accompagné tragiquement d'une autre face, comme si en tout être se révélait ce que Pascal nomme « le renversement perpétuel du pour au contre ». Dostoïevski avait échoué, non en raison d'une incapacité de donner pleinement corps à l'idée qui l'animait – c'est là le propre de tout créateur conscient des exigences crucifiantes de l'art – mais parce qu'il était tout simplement impossible de donner ici-bas vie et forme à cette aspiration au bien absolu qui, à ses yeux, se réalisera seulement dans l'au-delà.
Envisagé sous cet angle, L'Idiot est de loin le plus complexe et, nous l'avons dit, le plus noir des romans de Dostoïevski. Tout se passe comme si lui-même s'était perdu dans des visions intérieures si profondes que la tentative de leur donner une expression romanesque appropriée ne pouvait aboutir qu'à un embrouillamini effroyable. Lorsque Dostoëvski reviendra dans ses romans suivants, Les Démons puis Les Frères Karamazov – sur les grands thèmes qui travaillent L'Idiot - et l'on comprend pourquoi il ne pouvait pas ne pas y revenir – ses personnages, qu'ils soient bons ou maléfiques, Aliocha ou Stavroguine, seront présentés de façon plus univoque et plus simple. Mais, en un sens, ces reformulations poétiques ultérieures, aussi magnifiques et puissantes soient-elles, peuvent être considérées comme des reculs, obéissant à la volonté de l'artiste de marquer les traits d'une façon plus claire, plus objectivement compréhensible, même si le caractère tragique de l'existence et les grands tourments métaphysiques (la justification du mal, en particulier) seront plus que jamais présents, car, enfin, Dostoïevski ne pouvait tout de même pas se refaire entièrement.
Mais pour vérifier la pertinence de cette hypothèse de lecture, vous avez compris qu'il nous faut maintenant relire ces deux monuments que sont Les Démons et Les Frères Karamazov. Voilà comment les choses se passent, lorsqu'on tire les fils de la pelote et qu'on est mené là où l'on n'avait pas l'intention d'aller. A suivre donc...
« L'"idiotie" en tant que telle, écrit encore de façon lumineuse Jérome Thélot, n'est pas un trait de caractère justiciable d'une psychologie, ce n'est pas une description des traits psychologiques du prince qui pourra rendre compte du sens de son personnage. L' "idiotie" est une essence, non un ensemble d'attributs, et c'est comme telle qu'elle détermine les actions du prince Mychkine, sa vision du monde et ses attitudes morales. A vrai dire, tous les traits psychologiques de Mychkine se laissent comprendre comme des manifestations extérieures de cette essence intime, laquelle est la vie en lui, la vie hétérogène au monde, cette vie individuelle qui se veut elle-même – idiotement – comme « vie vivante. »
Parce que cette synthèse supérieure de la vie est, en effet, bel et bien hétérogène au monde, il n'est personne qui, l'ayant pleinement vécue, ne puisse se trouver étranger au monde et à la société des hommes, avec ses passions et ses intérêts, qui ne se puisse apparaître sur le théâtre et la scène des préoccupations mondaines comme étant autre chose qu'un être étranger, n'étant pas à sa place, idiot précisément.
Tout serait simple si l'on pouvait s'en tenir à cela, dans une sorte de division manichéenne, finalement assez rassurante, entre la nature et le monde, la bonté et l'égoïsme. Mais Dostoïevski, hélas, ne nous accorde pas cette consolation.
Il est remarquable, en effet, que la nature n'apparaisse pas seulement sous les aspects métaphysiques positifs que nous venons d'analyser. Elle apparaît également, et alors tout est inversé, comme une « force obscure, insolente, éternellement absurde », surtout, et de façon particulièrement révélatrice, lorsqu'elle retient dans la mort « un être grandiose, inestimable, un être qui à lui seul aurait valu toute la nature et toutes ses lois », le Christ lui-même.
Hans Holbein et le Christ mort
La nature, perçue ici comme une « machine énorme de construction nouvelle » ou encore « une bête énorme, impitoyable et muette » qui broie et brise jusqu'au plus sublime de des hommes, révèle tout ce qu'elle a de monstrueux et d'horrible dans les traits du Crucifié, telle qu'ils sont douloureusement dépeints par Hans Holbein dans son tableau, « Le Christ mort » (1521), et dont Mychkine puis Hippolyte avisent une reproduction dans la maison lugubre de Rogojine. Dostoïevski lui-même avait été profondément frappé par ce tableau. Le cadavre du Christ y est peint sous les traits effroyables d'un noyé du Rhin ; une œuvre capable de faire perdre la foi à quiconque le contemple [liv. 2, 4, p. 362] et qui, selon le témoignage de sa femme, le mit au bord de la crise d'épilepsie lorsqu'il le vit au Kunstmuseum à Bâle, le 12 août 18676. Le désespoir causé par le spectacle de ce cadavre exsangue, décharné et verdâtre, la bouche encore ouverte dans un rictus atroce, est tel qu'il anéantit tout espoir de croire à la résurrection et cette négation de la vie par excellence, peinte en des traits si réalistes, est le défi suprême que le roman voudrait relever. Telle est la clé qui donne à l'œuvre sa profonde signification, et en fait le fonds tragique :
« A savoir, écrit Jérome Thélot, cette possibilité effrayante que la résurrection soit impossible, que la renaissance à une autre vie, meilleure et nécessaire, soit interdite même au Christ, interdite donc à tous les hommes (et à Dostoïevski lui-même comme à sa femme et à sa fille).
Que tous les hommes soient abandonnés à l'indifférence du hasard, à la matière sans amour et à la souffrance insensée, c'est l'hypothèse que l'écrivain fasciné contemple dans le tableau où le peintre l'a visiblement déposée. »
La nature se révèle ainsi profondément équivoque et duelle, selon la façon dont on la perçoit et la comprend. Ainsi en est-il pour Hippolyte, une des voix où perce l'angoisse métaphysique de Dostoïevski lui-même :
Oui, elle aime se moquer la nature ! Pour moi, reprit-il brusquement avec passion, oui, pourquoi a-t-elle créé les créatures les plus belles pour se moquer d'elle après ? Elle a fait ça comme ça, que le seul être que le sel être que tout le monde avait reconnu parfait... [liv. 2, X, p. 490]
Une allusion manifeste au Christ mais qui s'adresse également, à n'en pas douter, au prince. La nature ne désigne pas ici le monde minéral, végétal, animal et humain, l'ensemble des choses existantes, dont font partie le soleil et la montagne, mais une force aveugle, capricieuse, absurde et malveillante, comparable à l'idée que Machiavel se faisait de la Fortune, laquelle «élève un mortel, jusqu’au faîte, non pour l’y maintenir, mais pour qu’il en tombe, et qu’elle en rie et qu’il en pleure» (Capitolo de la Fortune). Mais chez Dostoïevski, cette vision de la nature comme une puissance absurde n'est pas tant une thèse qu'une tentation, et une épreuve, celle que connurent les apôtres lorsqu'ils virent le corps sans vie du Christ, et que désormais ils ne pouvaient croire dans la résurrection annoncée.
Les raisons d'un échec inévitable
N'est-il pas clair, finalement, que L'Idiot est par excellence le roman de la dualité, entendue non pas d'une manière manichéenne, mais au sens de la conjugaison des opposés ? Dans la nature se conjugue l'harmonie et l'absurde, l'ordre et le caprice, la beauté jaillissante et stagnation de la mort selon qu'on la saisit comme vie infinie ou comme machine, muette et impitoyable ; la compassion est un mixte de bonté angélique et de défaut d'amour ; et c'est jusque dans les traits distinctifs du caractère des personnages principaux que la culpabilité se mêle à l'innocence, la passion érotique au désintéressement, la candeur à l'idiotie, la bonne volonté au désastre, comme si, au bout du compte, toute chose, sur terre, ne pouvait apparaître qu'accompagnée de son double et que tout fût irrémédiablement équivoque. Car le prince aussi parfaitement bon soit-il, nul ne conclurait de ses actions, telles que le narrateur les rapporte, qu'elles devraient être approuvées sans réserve. Et de fait, ainsi que nous l'avons déjà signalé, le narrateur renonce, dans le livre IV, à se perdre en conjectures pour tenter d'expliquer et de comprendre les raisons du prince qui, à la fin du roman, paraissent procéder d'une sorte de folie :
Et néanmoins nous devons nous limiter à la simple exposition des faits, sans, autant que faire se peut, aucune explication particulière, et cela pour une raison toute simple : parce que, nous-même, dans de nombreux cas, nous avons du mal à expliquer ce qui s'est passé. [iv. 4, IX, p. 404].
Dostoïevski s'inquiétait que son roman fut, au bout du compte, un « échec ». Ce n'est pas d'un point de vue littéraire qu'il faut entendre cette inquiétude, car il est incontestable que, emporté par son génie, il n'ait produit là un des plus grands chefs d'œuvre universels de la littérature, quels que soient les défauts du roman par ailleurs. Si « échec » il y a, ses raisons sont de nature métaphysique, et elles résultent de cette la essentielle qui fait que rien, aucun être, s'agirait-il de l'homme « positivement beau », ne se tient dans son essence sans qu'il soit accompagné tragiquement d'une autre face, comme si en tout être se révélait ce que Pascal nomme « le renversement perpétuel du pour au contre ». Dostoïevski avait échoué, non en raison d'une incapacité de donner pleinement corps à l'idée qui l'animait – c'est là le propre de tout créateur conscient des exigences crucifiantes de l'art – mais parce qu'il était tout simplement impossible de donner ici-bas vie et forme à cette aspiration au bien absolu qui, à ses yeux, se réalisera seulement dans l'au-delà.
Envisagé sous cet angle, L'Idiot est de loin le plus complexe et, nous l'avons dit, le plus noir des romans de Dostoïevski. Tout se passe comme si lui-même s'était perdu dans des visions intérieures si profondes que la tentative de leur donner une expression romanesque appropriée ne pouvait aboutir qu'à un embrouillamini effroyable. Lorsque Dostoëvski reviendra dans ses romans suivants, Les Démons puis Les Frères Karamazov – sur les grands thèmes qui travaillent L'Idiot - et l'on comprend pourquoi il ne pouvait pas ne pas y revenir – ses personnages, qu'ils soient bons ou maléfiques, Aliocha ou Stavroguine, seront présentés de façon plus univoque et plus simple. Mais, en un sens, ces reformulations poétiques ultérieures, aussi magnifiques et puissantes soient-elles, peuvent être considérées comme des reculs, obéissant à la volonté de l'artiste de marquer les traits d'une façon plus claire, plus objectivement compréhensible, même si le caractère tragique de l'existence et les grands tourments métaphysiques (la justification du mal, en particulier) seront plus que jamais présents, car, enfin, Dostoïevski ne pouvait tout de même pas se refaire entièrement.
Mais pour vérifier la pertinence de cette hypothèse de lecture, vous avez compris qu'il nous faut maintenant relire ces deux monuments que sont Les Démons et Les Frères Karamazov. Voilà comment les choses se passent, lorsqu'on tire les fils de la pelote et qu'on est mené là où l'on n'avait pas l'intention d'aller. A suivre donc...
vendredi 11 mars 2011
Les Justes du Rwanda
Joseph, Léonard, Joséphine, Augustin et Marguerite, tels sont les noms de ceux et celles qui, au péril de leur vie, sauvèrent des Tutsis lors du génocide de 1994 et à qui Marie-Violaine Brincard donne la parole dans son très beau film "Au nom du Père, de tous, du ciel". Ces témoignages sont infiniment précieux, parce que les témoignages des Justes sont, où que ce soit, toujours rares. Y éclate dans la splendeur des paysages, et l'extrême dénuement de leurs conditions de vie, la simplicité, le courage et la noblesse magnifique - chez Augustin, assis dans sa pauvre maison délabrée, aux côtés de sa femme, elle est presque royale - de ces hommes et femmes, qui n'ont pas hésité à risquer leur existence, celle de leurs enfants aussi, la peur au ventre, et qui parlent de leurs actions, des raisons qui étaient les leurs, avec une émouvante sobriété. Loin de tout faux pathos, épurant les mots et les images jusqu'à l'essentiel, ce film est un petite merveille d'humanité que je vous recommande, vraiment, de vous procurer. Et puis c'est un devoir aussi d'apporter son soutien à de telles entreprises, qui se font toujours dans des conditions précaires. Et, tant que nous y sommes, faisons-le circuler, parlons-en autour de nous, essayons autant que nous le pouvons de faire que soit vu par le plus grand nombre ce qui mérite vraiment de l'être.
Le film peut être acheté, au prix de 12 euros, à l'adresse suivante :
Voici la présentation du film par Yann Lardeau :
Écriture minimaliste pour ce film qui revient sur le génocide du Rwanda, quinze ans après, sous un angle particulier, celui des Justes, des Bienfaiteurs (Abagizeneza). Ils sont quelques Hutu à s’être opposé au bain de sang, à avoir risqué leur vie pour sauver des Tutsi. Cinq d’entre eux relatent leur choix, leurs peurs. Ils racontent des gestes simples, évidents, sauf qu’ils ne l’étaient pas : le film commence sur le récit d’un berger amputé, le genou broyé pour avoir caché un fugitif. La qualité d’ Abagizeneza tient à l’unité de son regard, à la rigueur de sa construction en modules autour des personnages. Quelques plans serrés d’abord du cadre de vie, des intérieurs rudimentaires, suivis du témoignage frontal, en plan américain, jamais en gros plan : la solitude de la décision, la vulnérabilité des personnes n’en ressortent que davantage. Puis un plan large de la nature autour, des cuvettes cernées de monts brumeux, une campagne paisible aux sons bucoliques et aux rondeurs trompeuses : la scène de la tragédie. Et un fondu au noir ouvrant sur le témoignage suivant. Mais la transition est biaisée : le personnage de la séquence suivante apparaît fugitivement, muet, avant le fondu au noir. Le film crée ainsi un lien ténu mais persistant entre chacun de ces bienfaiteurs. Cette passerelle est essentielle : elle conjure une blessure qui a atteint la langue même. Jadis les adultes étaient indifféremment des « oncles » et des « tantes » pour les jeunes générations, qu’ils soient tutsi ou hutu.
mardi 8 mars 2011
Le bien et le mal, Apostrophes (9/10/1981)
Il était un temps, désormais lointain et entièrement révolu, où l'on pouvait assister sur la télévision publique à des émissions littéraires tout simplement inconcevables aujourd'hui. Celle surtout de Bernard Pivot, "Apostrophes", qui, dix ans durant, de 1975 à 1985, sera diffusée sur Antenne 2 tous les vendredis soir à 21h30 avec un succès considérable, et où conversaient, ils s'écharpaient parfois même copieusement, écrivains, philosophes, cinéastes, intellectuels, souvent la clope, le cigare ou la pipe au bec - imaginez donc cela aujourd'hui ! - dans des débats parfois de très haute volée. Certaines émissions d'Apostrophes sont restées légendaires : l'entretien, le 9 décembre 1983, avec Soljénitsyne dans laquelle, là, Pivot était tout simplement écrasé par la stature immense du bonhomme ; ou encore celui qu'il réalisa, en septembre 1979, avec Marguerite Yourcenar dans sa maison de l'Isle des Monts-Deserts, aux Etats-Unis ; sans parler de la fameuse émission du 22 septembre 1978 où l'écrivain américain, Charles Bukowski, était arrivé fin saoûl sur le plateau, vida en direct un litre de vin blanc, et insulta les invités présents, tout en caressant le genou de sa voisine, avant de quitter la scène, menaçant hors-champ un garde de son couteau, face à un Pivot goguenard. Et l'on voudrait que, trente ans plus tard, on soit devenus plus libres !
Le 9 octobre 1981, étaient réunis - bien plus sagement, il est vrai - sur le thème du bien et du mal, quatre grands esprits - Alain Daniélou (le frère du cardinal et théologien Jean Daniélou, à propos de son livre Le chemin du labyrinthe), le grand écrivain anglais Anthony Burgess (La puissance des ténèbres), l'historien Jacques Le Goff (La naissance du purgatoire) et George Steiner (Le transport de A. H.) - ferraillant dans une discussion passionnante, où se mêlent réflexions métaphysiques, théologiques et analyses historiques :
www.ina.fr
Merci à Cécile Odartchenko de m'avoir signalé, dans son message, que pendant quinze jours les émissions de Pivot sont en accès gratuit sur le site de l'INA. Une occasion à saisir, ça ne fait pas de doute !
Le 9 octobre 1981, étaient réunis - bien plus sagement, il est vrai - sur le thème du bien et du mal, quatre grands esprits - Alain Daniélou (le frère du cardinal et théologien Jean Daniélou, à propos de son livre Le chemin du labyrinthe), le grand écrivain anglais Anthony Burgess (La puissance des ténèbres), l'historien Jacques Le Goff (La naissance du purgatoire) et George Steiner (Le transport de A. H.) - ferraillant dans une discussion passionnante, où se mêlent réflexions métaphysiques, théologiques et analyses historiques :
Merci à Cécile Odartchenko de m'avoir signalé, dans son message, que pendant quinze jours les émissions de Pivot sont en accès gratuit sur le site de l'INA. Une occasion à saisir, ça ne fait pas de doute !
samedi 5 mars 2011
De la différence entre volontarisme et volonté politique
Dans la Théorie des sentiments moraux, publié en 1759, Adam Smith, un des principaux fondateurs et théoriciens de l'économie politique libérale (dont il expose les principes dans son Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776), dénonce, avec lucidité et inquiétude, les maux qui guettent l'action politique, et, plus particulièrement, la volonté de transformer la société à partir de principes théoriques, qu'avant Benjamin Constant il met au compte de ce qu'il appelle « l'esprit de système ».
Les méfaits de l'ingénierie sociale
Si l'harmonie sociale repose sur un équilibre que l'homme d'Etat doit s'efforcer de conserver, éventuellement de réformer mais non de bouleverser, c'est que cet équilibre social n'est pas de nature politique. C'est à l'occasion de la critique de l'action politique de « l'homme systématique » qui entend transformer la société au nom d'idéaux théoriques qu'Adam Smith introduit l'image de la main du joueur d'échecs – entendue ici au sens de la main politique - reprise dans La Richesse des nations, sous la métaphore célèbre, mais toute différente dans sa signification, de la « main invisible » de l'économie :
« L'homme systématique, au contraire, peut être sage dans ses conceptions ; mais son enthousiasme pour la beauté idéale du plan du gouvernement qu'il a combiné, est tel qu'il n'y peut souffrir la moindre altération. Il veut l'établir d'une manière complète, sans aucun égard pour les grands intérêts et les puissants étrangers qui s'y opposent. Il croit qu'on peut disposer des différentes parties du corps social, aussi librement que des pièces d'un jeu d'échecs : il oublie que les pièces d'un jeu d'échecs n'ont d'autres principes de mouvement que la main qui les déplace, et que, dans le grand jeu des sociétés humaines, chaque partie a un mouvement qui lui est propre et qui est absolument différent de celui dont le législateur a fait choix pour le lui imprimer : quand ces deux principes coïncident et ont la même direction, le jeu de la machine sociale est facile, harmonieux et prospère ; s'ils sont opposés l'un à l'autre, ce jeu est discordant et funeste, et la machine sociale est bientôt dans un désordre absolu. »
La main visible de l'action politique est en tous points différente de la main invisible de l'échange économique (dont Smith, bien avant Marx, montre pourtant les limites). Au mouvement de la main politique qui veut faire bouger les hommes comme les pièces d'un jeu d'échecs selon les principes fictifs de son système, Smith oppose le mouvement de chaque ordre social qui a ses lois propres, et que l'Etat doit respecter. L'harmonie sociale résulte de l'accord entre le mouvement autonome de la société et l'action politique qui doit l'épouser et non lui faire violence. Or, la tendance naturelle des gouvernants est la violence avec laquelle, par le moyen d'une sorte d'ingénierie sociale, ils veulent « établir et établir complètement, en dépit de tous les obstacles, toutes les parties d'un système d'idées » [id.]. Selon Smith, « cette arrogance dominatrice leur est naturelle et familière ; ils ne doutent jamais de l'infaillible supériorité de leur jugement ; quand ces réformateurs couronnés s'abaissent à réfléchir un moment sur la constitution du pays qu'ils gouvernent, ils n'y voient guère d'autre vices que les obstacles qui s'y trouvent à l'exécution de leur volonté» [id.]. La pertinence et l'actualité de cette réflexion n'a jamais été, me semble-t-il, aussi cruellement vérifiée.
Si je songe aujourd'hui à publier ce texte d'Adam Smith, c'est, en effet, qu'il nous éclaire de façon frappante sur les dérives de l'action politique lorsqu'elle entend attester – car c'est bien d'une attestation* dont il s'agit - la capacité des gouvernants à transformer la société, mais qui, dans les faits, relève plutôt du volontarisme et de l'arrogance.
Politique du mépris
N'est-ce pas cette même arrogance qui, dès le lendemain des élections de 2007, a présidé aux transformations sociales brutales que l'exécutif, pour être plus précis que le président de la République a imposé et que le législateur a docilement voté, au mépris des corps intermédiaires (la justice, la santé, l'éducation, la police, etc.), jusqu'à ébranler profondément le caractère jusqu'alors relativement harmonieux et apaisé de la société française ? Que cette politique du mépris qui conduit à heurter de front les grands établissements structurants de notre pays fasse aujourd'hui l'objet d'un profond rejet n'est que justice. Car, outre qu'elle dresse contre elle les acteurs sociaux - enseignants des collèges, des lycées et du monde universitaire, chercheurs et scientifiques, médecins jusqu'aux plus hautes sommités du personnel hospitalier, magistrats, policiers, etc., cela fait beaucoup de monde tout de même ! - qui se sentent traités comme des obstacles négligeables, sans leur collaboration active et la mise en oeuvre, volontairement acceptée, de leurs capacités et de leur intelligence, elle ne pouvait qu'échouer.
Une telle destructuration de l'Etat a beau se présenter comme étant « libérale », et s'imposer comme une prétendue nécessité en raison des circonstances et des contraintes de l'économie, par la violence dont elle fait montre, le fétichisme comptable, largement idéologique, des politiques publiques qui l'anime (la modernisation de l'Etat dans le cadre de la RGPP), le volontarisme dont elle se réclame et qui tient plus de la gesticulation, de la rodomontade et de la posture rhétorique que de l'action efficace, une telle politique est, en réalité, fondamentalement contraire aux méthodes prudentes de gouvernement prônées par un penseur aussi libéral qu'Adam Smith.
A l'heure où un sondage du jour nous annonce que le FN pourrait bien se présenter en tête dans la course aux prochaines élections présidentielles – et c'est là un sacré coup de semonce – il y a lieu de réfléchir sur les règles de l'art de gouverner et de réformer notre pays avec sagesse et efficacité, de sorte qu'une grande partie de nos concitoyens, les plus vulnérables sans doute, ne soit pas conduite à se tourner vers les extrêmes, toujours promptes à récupérer la mise. Un danger qui a bien sûr de multiples autres raisons et qui sont loin de se réduire à celle que je viens de dénoncer.
Le fait est que la "machine sociale" dont parle Smith n'est justement pas une machine qu'on puisse modifier et réparer simplement en changeant les pièces défectueuses. Les acteurs sociaux (nationaux ou non) ne sont pas plus les pièces d'un système qu'ils ne sont des pions sur un échiquier. Et s'ils ont le sentiment d'être traités ainsi, avec arrogance, indifférence et mépris, ou que les uns sont dressés contre les autres, ou encore qu'on érige en responsables de tous les maux des boucs émissaires, aisément identifiables et expulsables, à quoi s'ajoute une fragilisation des individus, liés aux effets de la crise et aux bouleversements d'un monde en profonde mutation, rien d'étonnant que la société devienne un grand corps malade. Et tel est, plus que jamais par le passé, l'état dans lequel se trouve la France. Allez ensuite nous poser la question de l'identité nationale ! Mais le fait même de la poser a tout d'un symptôme.
On a beaucoup et souvent dit que la France est un pays impossible de réformer, que le poids des corporatismes, la défense des positions acquises, les pesanteurs de tous ordres constituent des forces d'inertie et de résistance qui entravent et bloquent toute transformation sociale. Mais qu'il en soit ainsi - ce qui est bien moins le cas aujourd'hui que par le passé - ne justifie nullement qu'on brutalise les citoyens, les corps sociaux et la société dans son ensemble au nom d'un prétendu courage politique, dont on espère tirer, l'heure venue, les bénéfices électoraux. De pareilles politiques publiques n'attestent nullement la noblesse du politique ; elles relèvent d'une malfaisance proprement pathologique, dont la pensée libérale n'a cessé de dénoncer les méfaits, la folie et les conséquences potentiellement destructrices (lesquelles ne sont nullement incompatibles avec l'existence d'un régime démocratique).
Lorsque, dans un pays de vieilles traditions, de profondes réformes sociales sont nécessaires - et personne ne conteste réellement que ce soit le cas - il faut aux gouvernants une intelligence politique, une détermination, un courage et un doigté hors-pair pour les faire adopter, mettre en oeuvre, et surmonter les obstacles inévitables. C'est là le propre des vrais hommes d'Etat et, donc, au bout du compte, une affaire de caractère. Mais cela n'a rien à voir avec l'expression affichée d'un volontarisme qui est, en réalité, un aveu d'impuissance et de faiblesse (avec tous ses aspects psychologiques proprement personnels).
Cela dit sans parti-pris militant, polémique ou partisan, ni critique démagogique des élites, toujours de mauvais aloi.
___________________
* Attestation : Déclaration verbale ou écrite, preuve qui témoigne de la véracité d'un fait.
Les méfaits de l'ingénierie sociale
Si l'harmonie sociale repose sur un équilibre que l'homme d'Etat doit s'efforcer de conserver, éventuellement de réformer mais non de bouleverser, c'est que cet équilibre social n'est pas de nature politique. C'est à l'occasion de la critique de l'action politique de « l'homme systématique » qui entend transformer la société au nom d'idéaux théoriques qu'Adam Smith introduit l'image de la main du joueur d'échecs – entendue ici au sens de la main politique - reprise dans La Richesse des nations, sous la métaphore célèbre, mais toute différente dans sa signification, de la « main invisible » de l'économie :
« L'homme systématique, au contraire, peut être sage dans ses conceptions ; mais son enthousiasme pour la beauté idéale du plan du gouvernement qu'il a combiné, est tel qu'il n'y peut souffrir la moindre altération. Il veut l'établir d'une manière complète, sans aucun égard pour les grands intérêts et les puissants étrangers qui s'y opposent. Il croit qu'on peut disposer des différentes parties du corps social, aussi librement que des pièces d'un jeu d'échecs : il oublie que les pièces d'un jeu d'échecs n'ont d'autres principes de mouvement que la main qui les déplace, et que, dans le grand jeu des sociétés humaines, chaque partie a un mouvement qui lui est propre et qui est absolument différent de celui dont le législateur a fait choix pour le lui imprimer : quand ces deux principes coïncident et ont la même direction, le jeu de la machine sociale est facile, harmonieux et prospère ; s'ils sont opposés l'un à l'autre, ce jeu est discordant et funeste, et la machine sociale est bientôt dans un désordre absolu. »
La main visible de l'action politique est en tous points différente de la main invisible de l'échange économique (dont Smith, bien avant Marx, montre pourtant les limites). Au mouvement de la main politique qui veut faire bouger les hommes comme les pièces d'un jeu d'échecs selon les principes fictifs de son système, Smith oppose le mouvement de chaque ordre social qui a ses lois propres, et que l'Etat doit respecter. L'harmonie sociale résulte de l'accord entre le mouvement autonome de la société et l'action politique qui doit l'épouser et non lui faire violence. Or, la tendance naturelle des gouvernants est la violence avec laquelle, par le moyen d'une sorte d'ingénierie sociale, ils veulent « établir et établir complètement, en dépit de tous les obstacles, toutes les parties d'un système d'idées » [id.]. Selon Smith, « cette arrogance dominatrice leur est naturelle et familière ; ils ne doutent jamais de l'infaillible supériorité de leur jugement ; quand ces réformateurs couronnés s'abaissent à réfléchir un moment sur la constitution du pays qu'ils gouvernent, ils n'y voient guère d'autre vices que les obstacles qui s'y trouvent à l'exécution de leur volonté» [id.]. La pertinence et l'actualité de cette réflexion n'a jamais été, me semble-t-il, aussi cruellement vérifiée.
Si je songe aujourd'hui à publier ce texte d'Adam Smith, c'est, en effet, qu'il nous éclaire de façon frappante sur les dérives de l'action politique lorsqu'elle entend attester – car c'est bien d'une attestation* dont il s'agit - la capacité des gouvernants à transformer la société, mais qui, dans les faits, relève plutôt du volontarisme et de l'arrogance.
Politique du mépris
N'est-ce pas cette même arrogance qui, dès le lendemain des élections de 2007, a présidé aux transformations sociales brutales que l'exécutif, pour être plus précis que le président de la République a imposé et que le législateur a docilement voté, au mépris des corps intermédiaires (la justice, la santé, l'éducation, la police, etc.), jusqu'à ébranler profondément le caractère jusqu'alors relativement harmonieux et apaisé de la société française ? Que cette politique du mépris qui conduit à heurter de front les grands établissements structurants de notre pays fasse aujourd'hui l'objet d'un profond rejet n'est que justice. Car, outre qu'elle dresse contre elle les acteurs sociaux - enseignants des collèges, des lycées et du monde universitaire, chercheurs et scientifiques, médecins jusqu'aux plus hautes sommités du personnel hospitalier, magistrats, policiers, etc., cela fait beaucoup de monde tout de même ! - qui se sentent traités comme des obstacles négligeables, sans leur collaboration active et la mise en oeuvre, volontairement acceptée, de leurs capacités et de leur intelligence, elle ne pouvait qu'échouer.
Une telle destructuration de l'Etat a beau se présenter comme étant « libérale », et s'imposer comme une prétendue nécessité en raison des circonstances et des contraintes de l'économie, par la violence dont elle fait montre, le fétichisme comptable, largement idéologique, des politiques publiques qui l'anime (la modernisation de l'Etat dans le cadre de la RGPP), le volontarisme dont elle se réclame et qui tient plus de la gesticulation, de la rodomontade et de la posture rhétorique que de l'action efficace, une telle politique est, en réalité, fondamentalement contraire aux méthodes prudentes de gouvernement prônées par un penseur aussi libéral qu'Adam Smith.
A l'heure où un sondage du jour nous annonce que le FN pourrait bien se présenter en tête dans la course aux prochaines élections présidentielles – et c'est là un sacré coup de semonce – il y a lieu de réfléchir sur les règles de l'art de gouverner et de réformer notre pays avec sagesse et efficacité, de sorte qu'une grande partie de nos concitoyens, les plus vulnérables sans doute, ne soit pas conduite à se tourner vers les extrêmes, toujours promptes à récupérer la mise. Un danger qui a bien sûr de multiples autres raisons et qui sont loin de se réduire à celle que je viens de dénoncer.
Le fait est que la "machine sociale" dont parle Smith n'est justement pas une machine qu'on puisse modifier et réparer simplement en changeant les pièces défectueuses. Les acteurs sociaux (nationaux ou non) ne sont pas plus les pièces d'un système qu'ils ne sont des pions sur un échiquier. Et s'ils ont le sentiment d'être traités ainsi, avec arrogance, indifférence et mépris, ou que les uns sont dressés contre les autres, ou encore qu'on érige en responsables de tous les maux des boucs émissaires, aisément identifiables et expulsables, à quoi s'ajoute une fragilisation des individus, liés aux effets de la crise et aux bouleversements d'un monde en profonde mutation, rien d'étonnant que la société devienne un grand corps malade. Et tel est, plus que jamais par le passé, l'état dans lequel se trouve la France. Allez ensuite nous poser la question de l'identité nationale ! Mais le fait même de la poser a tout d'un symptôme.
On a beaucoup et souvent dit que la France est un pays impossible de réformer, que le poids des corporatismes, la défense des positions acquises, les pesanteurs de tous ordres constituent des forces d'inertie et de résistance qui entravent et bloquent toute transformation sociale. Mais qu'il en soit ainsi - ce qui est bien moins le cas aujourd'hui que par le passé - ne justifie nullement qu'on brutalise les citoyens, les corps sociaux et la société dans son ensemble au nom d'un prétendu courage politique, dont on espère tirer, l'heure venue, les bénéfices électoraux. De pareilles politiques publiques n'attestent nullement la noblesse du politique ; elles relèvent d'une malfaisance proprement pathologique, dont la pensée libérale n'a cessé de dénoncer les méfaits, la folie et les conséquences potentiellement destructrices (lesquelles ne sont nullement incompatibles avec l'existence d'un régime démocratique).
Lorsque, dans un pays de vieilles traditions, de profondes réformes sociales sont nécessaires - et personne ne conteste réellement que ce soit le cas - il faut aux gouvernants une intelligence politique, une détermination, un courage et un doigté hors-pair pour les faire adopter, mettre en oeuvre, et surmonter les obstacles inévitables. C'est là le propre des vrais hommes d'Etat et, donc, au bout du compte, une affaire de caractère. Mais cela n'a rien à voir avec l'expression affichée d'un volontarisme qui est, en réalité, un aveu d'impuissance et de faiblesse (avec tous ses aspects psychologiques proprement personnels).
Cela dit sans parti-pris militant, polémique ou partisan, ni critique démagogique des élites, toujours de mauvais aloi.
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* Attestation : Déclaration verbale ou écrite, preuve qui témoigne de la véracité d'un fait.
mercredi 2 mars 2011
La vie rêvée des livres
Avec les livres, nous entrons dans le monde imaginaire des vies rêvées où nous rencontrons des personnages que nous pouvons librement aimer ou ignorer ou détester, sans qu'aucune des contraintes ordinaires du quotidien ne nous entravent. Tout y est possible, et rien de ce qui se fait ou ne se fait pas, de ce qui est autorisé et de ce qui ne l'est pas, ne se met en travers de notre chemin. Je peux être le plus heureux des hommes et toi misérable, moi d'ici et toi d'ailleurs, moi crevassé, ridé et toi d'une beauté dont tu ne sais pas à quel point elle est insolente et cruelle, moi blanc et toi jaune ou noir, tout ce qu'on voudra de ce qui fait la différence entre les êtres, et qui les sépare en permanence, est aboli par le génie absolument démocratique des livres qui nous invite à des rencontres pleines de grâce et de générosité. Nous pouvons serrer la main à Mychkine, et ce sera chaleureusement, ou danser avec Natacha – n'est-elle pas un peu à moi ? - parcourir les mers avec Ismaël à la poursuite de la baleine blanche, chevaucher aux côtés de Fabrice del Dongo et nous saluerons l'Empereur, partager la cache de Gavroche dans l'éléphant et danser sur les barricades de la Commune, collectionner les timbres-poste avec Salomon Rubinstein ou converser avec la duchesse de Guermantes, lancer dans le ciel des cerfs-volants aux effigies de Voltaire et de Hugo et faire avec Ambroise la nique aux nazis, la folle fête de l'imagination nous accorde toute liberté. Et les êtres dont la vérité, les sentiments et les pensées intimes nous échappent - cette terrible solitude qui est notre lot commun - voici qu'ils se livrent à nous, puisque nous accompagnons l'écrivain omniscient, ce "singe de Dieu" dont parle Flaubert, dans une prodigieuse transparence du monde et des êtres, sans jamais qu'on veuille se les approprier. C'est pourquoi nous aimons tant la littérature.
Le monde de nos jours et de nos nuits est parfois si conventionnel, étroit et figé - non pas toujours, bien évidemment, car l'existence, pour sûr, nous réserve de bien belles surprises - qu'il nous faut fermer les yeux pour espérer pouvoir rêver, peut-être. De combien d'occasions manquées la vie est-elle faite que nous vivons poétiquement dans les romans que nous avons aimés. Pas étonnant que lorsque nous redescendons sur terre, nous nous prenions les pieds dans le tapis : quelle idiotie de croire que cela fut vraiment possible !
Le monde de nos jours et de nos nuits est parfois si conventionnel, étroit et figé - non pas toujours, bien évidemment, car l'existence, pour sûr, nous réserve de bien belles surprises - qu'il nous faut fermer les yeux pour espérer pouvoir rêver, peut-être. De combien d'occasions manquées la vie est-elle faite que nous vivons poétiquement dans les romans que nous avons aimés. Pas étonnant que lorsque nous redescendons sur terre, nous nous prenions les pieds dans le tapis : quelle idiotie de croire que cela fut vraiment possible !
mardi 1 mars 2011
Mère Thérésa, la sainte des ténèbres
Un précédent billet, qui semble avoir attiré l'attention d'un certain nombre de lecteurs, était consacré aux terribles expériences de « nuit de la foi », de vide intérieur, d'absence totale du sentiment de la présence de Dieu, jusqu'à l'impossibilité de prier, qu'a connues et éprouvées Mère Théresa, et cela pendant des décennies. Rien dans son visage lumineux, plein de joie, dans son dévouement aux plus pauvres d'entre les pauvres et qui fut pour tant de personnes, croyantes ou non, dans le monde entier une source immense de réconfort et de consolation, ne pouvait laisser deviner les tourments, le désespoir même, qu'elle vivait, et dont témoignent les lettres écrites (en anglais) à quelques uns de ses proches et qui furent longtemps tenues secrètes. Je me suis donc procuré, pour vous et pour moi, l'ouvrage dans lequel elles ont été publiées, Mother Teresa, Come Be My Light, The Private Writings of the « Saint of Calcutta , (edited and commented by Brian Kolodiejchkuk, M. C., Doubleday, New-York, 2007).
De toutes ces lettres, voici la plus remarquable et la plus déchirante (je n'ai rien changé à la ponctuation, qui paraîtra étrange, ni au style assez chaotique de l'auteur. Sa langue maternelle n'était pas l'anglais, mais l'albanais) :
A Loreto, cher Père, j'étais très heureuse – la plus heureuse de toutes les nonnes, je crois. - Puis vint l'appel. - Notre Seigneur me demanda directement – la voix était claire et pleine de conviction. - Encore et toujours, Il me demanda en 1946. Je savais que c'était Lui. Crainte et sentiments terribles – crainte que je ne sois victime d'une illusion. - Mais j'avais toujours vécue dans l'obéissance – je présentais la situation entière à mon père spirituel – esperant tout le temps qu'il me dirait que c'était une illusion du diable, mais non – ainsi la voix, me dit-il, c'est Jésus qui te demande – et puis, vous savez, tout a réussi. Mes supérieurs m'ont envoyée à Asansol en 1945 – et là, comme si le Seigneur se donnait à moi, entièrement. La douceur et la consolation et l'union de ces six mois, mais elles disparurent trop tôt.
Puis le travail commença – en décembre 1948. - Dès l'année 1950, le nombre des soeurs augmenta – le travail augmenta.
Maintenant, Père, depuis 49 ou 50, ce terrible sentiment de perte – cette ténèbre inouïe – cette solitude – cette aspiration continuelle pour Dieu – qui me donne de la peine au plus profond de mon coeur. Les ténèbres sont telles que je ne vois réellement rien – ni avec mon esprit ni avec ma raison. - La place de Dieu est vide. - Il n'y a pas de Dieu en moi. Lorsque la souffrance de l'aspiration est trop grande – j'aspire, j'aspire seulement à Dieu – et alors ce que je sens, c'est qu'Il ne veut pas de moi – Il n'est pas là. - Le paradis – les âmes – pourquoi ne sont-ce là pour moi que des mots – qui ne signifient rien pour moi ? Ma véritable vie semble tellement contradictoire. J'aide les âmes – pour aller où ? Pourquoi tout ceci ? Où est l'âme dans mon être à moi ? Dieu ne veut pas de moi. - Parfois, j'entends juste mon coeur crier - « Mon Dieu » et rien d'autre ne vient. - La torture et la souffrance, je ne puis me les expliquer. - Depuis mon enfance j'ai éprouvé l'amour le plus tendre pour Jésus dans le Saint Sacrement – mais cela, également, a disparu. - Je ne sens rien devant Jésus – et pourtant je ne manquerai pour rien au monde la Sainte Com. [Communion].
Vous voyez, Père, la contradiction dans ma vie. J'aspire à Dieu – je veux L'aimer – L'aimer beaucoup – vivre seulement pour l'amour de Lui – aimer seulement – et cependant il n'y a que de la peine – l'aspiration mais pas d'amour.
[…]
Toutes ces choses étaient si naturelles pour moi avant – jusqu'à ce que Notre Seigneur vienne tout entier dans ma vie. - J'aimais Dieu avec toutes les forces d'un coeur d'enfant. Il était le centre de tout ce que je faisais et disais. - Maintenant, Père, tout est si noir, si différent, et pourtant tout ce qui est à moi est à Lui – en dépit du fait qu'Il ne me veuille pas, qu'Il ne se soucie pas de moi.
Lorsque le travail commença – je savais tout ce que cela signifiait. - Mais j'acceptais tout de tout mon coeur. - Je fis seulement une prière – de me donner la grâce de donner des saints à l'Eglise.
Mes Soeurs, Père, sont le don que Dieu me fait, elles sont sacrées pour moi – chacune d'entre elles. C'est pourquoi je les aime – plus que je m'aime moi-même. - Elles sont une très grande part de ma vie.
Mon coeur et mon âme appartiennent à Dieu seul – qu'Il a rejeté comme un enfant non désiré de Son Amour. Et à cela, j'ai fait cette résolution dans cette retraite ;
Etre à sa disposition
Qu'il en soit de moi ainsi qu'Il le veut, comme Il le veut, aussi longtemps qu'Il le veut. Si mes ténèbres sont lumière pour quelque âme – et même si elles ne sont rien pour personne – je suis parfaiteùent heureuse – d'être une fleur dans le champ de Dieu [p. 209-212]
Beaucoup de commentaires spirituels et théologiques ont été donnés à la signification de ces épreuves qu'au XVIIe siècle on appelait "les sécheresses intérieures - en particulier pour les rapporter à la nuit de la foi, nuit des sens, nuit de l'esprit, chez saint Jean de la Croix. Mon propos ici n'est pas de les analyser, moins encore de juger de leur pertinence ou de leur vérité. Du reste, qui le pourrait ? Avec tout ce que ces lettres révèlent de grandeur, de noblesse et d'héroîsme, peut-être d'un autre temps - d'un monde avant le nôtre - elles se suffisent à elles-mêmes.
Comme on le voit, la bonté - et qui peut douter que mère Thérésa soit une figure inoubliable de la bonté humaine ? - est chose infiniment plus profonde et complexe, peut-être même plus tragique, que l'idée qu'on s'en fait habituellement. Rien, en tout cas, qui soit purement et simplement, une affaire de "bons sentiments" qu'on puisse brocarder et moquer au nom des impulsions un peu naïves de l'homme compassionnel et qui releveraient de la sensiblerie.
Dostoïevski et le chant du monde
On a beaucoup dit de Dostoïevski qu'il est un romancier de la ville (de Saint-Pétersbourg en particulier) et non, à la différence de Tourguéniev et de Tolstoï, de la nature. Dans L'Idiot pourtant une exception remarquable à cette caractéristique se trouve dans le récit d'une promenade que fit le prince dans les montagnes en Suisse, et qui constitue dans ce roman la troisième expérience cruciale de « la beauté de la vie » :
A ce moment-là, il était vraiment comme un idiot, il ne savait même pas parler convenablement, parfois il ne comprenait ce qu'on voulait de lui. Il s'était aventuré dans les montagnes, par une journée claire, ensoleillée, et il avait marché longtemps, plein d'une pensée torturante mais qui ne parvenait pas du tout à s'incarner. Il voyait devant lui un ciel éblouissant, en bas, un lac, autour, un horizon lumineux, infini, oui, qui n'avait ni frontière ni limite. Il demeura longtemps à regarder, à se déchirer. Il se souvenait maintenant comme il tendait les bras vers ce bien lumineux et infini, comme il pleurait. Ce qui le torturait, c'est qu'il était un étranger total à tout cela. Quel était donc ce festin, quelle était donc cette fête éternelle et grandiose, qui n'avait pas de fin, et vers laquelle il se trouvait comme aimanté depuis si longtemps, depuis toujours, depuis l'enfance, une fête à laquelle il n'avait pas du tout moyen de prendre part ? Chaque matin voit se lever un soleil aussi éblouissant ; chaque matin un arc-en-ciel se lève sur la cascade ; chaque soir, la montagne enneigée, la plus haute, là-bas tout au loin, au bout du ciel, s'embrase d'une flamme pourpre ; la moindre « petite mouche qui bourdonne près de lui dans la chaleur d'un rayon de soleil participe à tout ce choeur ; elle connaît sa place, elle l'aime, elle est heureuse » ; oui, le moindre brin d'herbe pousse et est heureux ! Tout à sa propre voie, et tout connaît sa propre voie, tout part avec un chant, tout vient avec un chant ; lui seul, il ne sait rien, lui seul ne comprend rien, ni les gens, ni les sons, il est étranger en tout, un avorton. » [liv. 3, VII, p. 168-169]
De tels passages sont extrêmement rares dans l'oeuvre de Dostoïeski ; c'est donc que celui-ci revêt une importance essentielle dans la compréhension du héros, si énigmatique sous bien des aspects. En réalité, il ne s'agit pas vraiment d'une description de la nature, comme un écrivain « naturaliste » pourrait en faire d'un bois de bouleaux, d'un soleil couchant ou des traces de loups dans la neige. La réalité que perçoit le prince sans être capable d'y adhérer, vers laquelle il tend de tout son être sans pouvoir communier avec elle, est perçue au-travers d'êtres naturels, vagues et généraux (le soleil, l'arc-en-ciel, la montagne) rassemblé dans un « tout » indistinct et qui désigne la nature dans son ensemble. Mais ce qui compte vraiment, ce n'est pas tel ou tel paysage particulier – celui-ci et non autre – que l'artiste prendrait soin et plaisir à décrire, mais le sentiment de joie, de plénitude et de mystère qui se dégage de la contemplation de la nature, et simultanément le sentiment angoissant que tout cela échappe à l'intelligence. Le prince se retrouve « idiot », étranger, comme un « avorton », un petit homme écrasé par la manifestation d'un bien infini qui est la vérité secrète de toute chose, serait-elle aussi minuscule qu'une simple mouche. Comme si résonnait, dans ces lieux, la grande proclamation métaphysique d'Alexander Pope : « Tout est bien ».
Et d'où vient que cette illumination puisse se produire, sinon de ce que « le moi » ne s'interpose pas et ne se met pas en travers ? Ce qui est expérimenté – la présence d'un monde ordonné où toute chose est à sa place, et partant, heureuse (par opposition au grand désordre des passions humaines) - fait l'objet d'une intuition, d'une conscience intérieure qui, aussi évidente, soit-elle n'est pas représentable et ne peut être mis à distance de soi par les vertus de la réflexion, du langage et de la représentation, de sorte que c'est cela même qui est source d'un bonheur qui produit tout à la fois l'aphasie et l'angoisse, l'idiotie en somme. Quelque chose comme un excès de l'être sur toute capacité humaine de l'objectiver, de le comprendre, de le dire, et qui peut seulement être perçu, mais qui, ayant été une fois connu, change tout en celui qui l'a vécu avec la plus grande intensité (à l'instar des derniers instants du condamné à mort ou de l'illumination fulgurante qui précède la crise d'épilepsie). Dans cet excès, la donation ou la manifestation dispendieuse de l'être comme "festin" et comme "fête" apparaît* avec tous les traits de la transcendance (au sens de ce qui échappe et de ce qui excède précisément, mais qui ne se rapporte nullement comme tel à Dieu), de sorte qu'il n'est pas possible d'y être pleinement accordé, quoique l'âme soit attirée vers cette effusion de l'être et du bien, telle qu'elle se montre dans le spectacle de la nature, par un puissant eros, ou, pour reprendre l'image qu'emprunte Dostoïevski, par un aimant. N'étant pas la mesure de toutes choses, l'homme ne peut, ainsi est-il du prince, que se sentir étranger, ferait-il tous les efforts pour tendre les bras, s'ouvrir et accueillir ce qui se donne, mais qui se donne sur le mode du toujours plus. Il est, dès lors, inévitable que la perception du chant du monde engendre un sentiment d'échec comparable à l'impossibilité de faire de chaque instant un siècle.
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* Voir le très beau livre de Jacques Dewitte, La manifestation de soi, Eléments d'une critique philosophique de l'utilitarisme (La Découverte, 2010), auquel j'ai consacré un billet, "Jacques Dewitte ou l'art de la lecture", le 18 juin 2010.
A ce moment-là, il était vraiment comme un idiot, il ne savait même pas parler convenablement, parfois il ne comprenait ce qu'on voulait de lui. Il s'était aventuré dans les montagnes, par une journée claire, ensoleillée, et il avait marché longtemps, plein d'une pensée torturante mais qui ne parvenait pas du tout à s'incarner. Il voyait devant lui un ciel éblouissant, en bas, un lac, autour, un horizon lumineux, infini, oui, qui n'avait ni frontière ni limite. Il demeura longtemps à regarder, à se déchirer. Il se souvenait maintenant comme il tendait les bras vers ce bien lumineux et infini, comme il pleurait. Ce qui le torturait, c'est qu'il était un étranger total à tout cela. Quel était donc ce festin, quelle était donc cette fête éternelle et grandiose, qui n'avait pas de fin, et vers laquelle il se trouvait comme aimanté depuis si longtemps, depuis toujours, depuis l'enfance, une fête à laquelle il n'avait pas du tout moyen de prendre part ? Chaque matin voit se lever un soleil aussi éblouissant ; chaque matin un arc-en-ciel se lève sur la cascade ; chaque soir, la montagne enneigée, la plus haute, là-bas tout au loin, au bout du ciel, s'embrase d'une flamme pourpre ; la moindre « petite mouche qui bourdonne près de lui dans la chaleur d'un rayon de soleil participe à tout ce choeur ; elle connaît sa place, elle l'aime, elle est heureuse » ; oui, le moindre brin d'herbe pousse et est heureux ! Tout à sa propre voie, et tout connaît sa propre voie, tout part avec un chant, tout vient avec un chant ; lui seul, il ne sait rien, lui seul ne comprend rien, ni les gens, ni les sons, il est étranger en tout, un avorton. » [liv. 3, VII, p. 168-169]
De tels passages sont extrêmement rares dans l'oeuvre de Dostoïeski ; c'est donc que celui-ci revêt une importance essentielle dans la compréhension du héros, si énigmatique sous bien des aspects. En réalité, il ne s'agit pas vraiment d'une description de la nature, comme un écrivain « naturaliste » pourrait en faire d'un bois de bouleaux, d'un soleil couchant ou des traces de loups dans la neige. La réalité que perçoit le prince sans être capable d'y adhérer, vers laquelle il tend de tout son être sans pouvoir communier avec elle, est perçue au-travers d'êtres naturels, vagues et généraux (le soleil, l'arc-en-ciel, la montagne) rassemblé dans un « tout » indistinct et qui désigne la nature dans son ensemble. Mais ce qui compte vraiment, ce n'est pas tel ou tel paysage particulier – celui-ci et non autre – que l'artiste prendrait soin et plaisir à décrire, mais le sentiment de joie, de plénitude et de mystère qui se dégage de la contemplation de la nature, et simultanément le sentiment angoissant que tout cela échappe à l'intelligence. Le prince se retrouve « idiot », étranger, comme un « avorton », un petit homme écrasé par la manifestation d'un bien infini qui est la vérité secrète de toute chose, serait-elle aussi minuscule qu'une simple mouche. Comme si résonnait, dans ces lieux, la grande proclamation métaphysique d'Alexander Pope : « Tout est bien ».
Et d'où vient que cette illumination puisse se produire, sinon de ce que « le moi » ne s'interpose pas et ne se met pas en travers ? Ce qui est expérimenté – la présence d'un monde ordonné où toute chose est à sa place, et partant, heureuse (par opposition au grand désordre des passions humaines) - fait l'objet d'une intuition, d'une conscience intérieure qui, aussi évidente, soit-elle n'est pas représentable et ne peut être mis à distance de soi par les vertus de la réflexion, du langage et de la représentation, de sorte que c'est cela même qui est source d'un bonheur qui produit tout à la fois l'aphasie et l'angoisse, l'idiotie en somme. Quelque chose comme un excès de l'être sur toute capacité humaine de l'objectiver, de le comprendre, de le dire, et qui peut seulement être perçu, mais qui, ayant été une fois connu, change tout en celui qui l'a vécu avec la plus grande intensité (à l'instar des derniers instants du condamné à mort ou de l'illumination fulgurante qui précède la crise d'épilepsie). Dans cet excès, la donation ou la manifestation dispendieuse de l'être comme "festin" et comme "fête" apparaît* avec tous les traits de la transcendance (au sens de ce qui échappe et de ce qui excède précisément, mais qui ne se rapporte nullement comme tel à Dieu), de sorte qu'il n'est pas possible d'y être pleinement accordé, quoique l'âme soit attirée vers cette effusion de l'être et du bien, telle qu'elle se montre dans le spectacle de la nature, par un puissant eros, ou, pour reprendre l'image qu'emprunte Dostoïevski, par un aimant. N'étant pas la mesure de toutes choses, l'homme ne peut, ainsi est-il du prince, que se sentir étranger, ferait-il tous les efforts pour tendre les bras, s'ouvrir et accueillir ce qui se donne, mais qui se donne sur le mode du toujours plus. Il est, dès lors, inévitable que la perception du chant du monde engendre un sentiment d'échec comparable à l'impossibilité de faire de chaque instant un siècle.
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* Voir le très beau livre de Jacques Dewitte, La manifestation de soi, Eléments d'une critique philosophique de l'utilitarisme (La Découverte, 2010), auquel j'ai consacré un billet, "Jacques Dewitte ou l'art de la lecture", le 18 juin 2010.
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