On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

samedi 19 mars 2011

Billy Budd (I, suite)

Il est des romans dont les héros, leurs actions, leur caractère, leurs motifs d'agir ne se laissent pas saisir par les données mondaines de la psychologie, de l'histoire ou de la psychologie, selon ces caractères de contingence qui sont uniques et qui distinguent entre tous Emma Bovary, Swann, Bardamu ou le docteur Rieux. Et s'il est ainsi, c'est qu'ils incarnent au plus haut point, jusque dans les traits les plus singuliers de leur humanité, une essence, une Idée, de sorte que c'est bel et bien dans cette lumière transcendante, métaphysique, platonicienne en somme, qu'il convient de les appréhender. Ainsi en est-il du prince Mychkine, l'icône de la bonté, dans L'Idiot de Fédor Dostoïevski ou de Billy Budd, la figure de l'innocent, dans le roman éponyme de Herman Melville qu'il laissa partiellement inachevé, l'année de sa mort en 1891. Mais loin que ces héros « idéels » en apparaissent plus simples, plus immédiatement compréhensibles ou transparents, à la manière d'archétypes, ils se trouvent chargés, au contraire, d'une puisssance électrique obscure qui met en branle toute une série de forces, déclenchant des événements qui, une fois réalisés, présentent les aspects d'une nécessité tragique et inexorable. Et ces forces – car c'est bien de forces dont il s'agit et non de concepts - se rapportent, dans ces deux romans à la grande lutte cosmique du Bien et du Mal. Que le blanc et le noir se distribuent sans équivalence possible entre les personnages, on le voit très clairement entre Billy Budd, le Beau Matelot, et Claggart, le maître d'armes auxquels s'adjoint, comme une humanité écartelée entre des principes contraires, le capitaine Vere, commandant du vaisseau, le Bellipotent (également appelé L'indomptable), où se déroule le huis-clos du drame.
Peu de romans dans la littérature américaine du XIXe siècle, ni même dans l'oeuvre abondante, romanesque et poétique, de Herman Melville, ont suscité des interprétations et des lectures aussi diverses, selon l'angle sous lequel on l'envisage. La tentation homosexuelle qui, parce qu'elle ne peut être assouvie, nourrit la haine de Claggart envers le Beau Matelot, The Handsome Sailor – du reste, il n'est pas le seul à l'éprouver - est un aspect qui a été particulièrement analysé dans les dernières années, mais est-ce là le sujet ptincipal du roman ? Melville fait-il ici montre de la sombre ironie qui traverse souvent son oeuvre, dans Le Grand Escroc en particulier, ou faut-il recevoir le récit du narrateur avec le sérieux des faits qu'il rapporte ? De même s'est-on interrogé sur la légitimité des raisons qui portent Vere à condamner, malgré ses douloureuses réserves intérieures, le jeune gabier de misaine à être pendu, en dépit du fait qu'il soit convaincu de sa profonde innocence ? Car, ce roman fait de la justice une interrogation poignante, lorsque se heurtent dans un tragique conflit l'éthique de la responsabilité et l'éthique de la conviction. Dans quelle mesure la décision controversée de Vere s'inscrit-elle dans les débats de l'époque sur la peine de mort aux Etats-Unis ? Le commandant du navire est-il ou non fou, ainsi que s'en inquiète le chirurgien, membre du tribunal réuni à la hâte pour juger Billy Budd ? Comment interpréter la mort si singulière de ce-dernier alors que son corps se balance à la grand-vergue sans ces convulsions et l'éjaculation qui, aux derniers instants, font tressailler les pendus ? Et Billy Budd, qui est-il au juste ? Un « barbare sauvage », l'homme du jardin d'Eden d'avant la Chute et le péché, ainsi que Melville le présente lui-même, dès les premières pages du roman, ou bien faut-il aussi voir en lui une figura christi ? Et quel sens donner à la dimension proprement métaphysique de la « dépravation naturelle » qui est la vérité de Claggart ? Melville était-il manichéen, gnostique, profondément convaincu du conflit entre le Bien et le Mal, qu'il faut, à son propos, écrire en majuscules ? Bien que relativement court, ce récit à peine d'une centaine de pages, entre le roman et la nouvelle, sur lequel Melville travailla pendant cinq ans, modifiant profondément la situation d'origine, multiplie les énigmes tant sont cryptées ou laissées inexpliqués les allusions à l'immense fonds théologique et philosophique dans lequel il plonge et s'enracine.

Présence du barbare

Que la barbarie ne soit pas le propre des peuplades sauvages, Melville l'avait tôt découvert lorsqu'il passa trois semaines, à l'âge de vingt-trois ans, dans les îles Marquises chez les natifs Typee, que les autres tribus traitaient de « cannibales », et c'est là un propos marquant dans ses premières œuvres littéraires, Typee et Omoo, qui, du jour au lendemain, lui assurèrent une gloire qui, hélas, ne devait pas durer.

Le terme « sauvage », écrira-t-il, est, à mes yeux, souvent appliqué à tort. Et, de fait, lorsque je considère les vices, les cruautés, et les énormités de toutes sortes qui jaillissent dans l'atmosphère polluée d'une civilisation fiévreuse, je suis enclin à penser que, pour autant que la méchanceté relative des deux parties soient en cause, quatre ou cinq habitants des îles Marquises envoyés comme missionnaires aux Etats-Unis seraient tout aussi utiles qu'un nombre égal d'Américains envoyés dans les îles en une qualité similaire.

La vertu splendide qui auréole Queequeg, le prince polynésien dans Moby Dick, rayonne aux premières pages de Billy Budd, lorsque le narrateur évoque l'apparition du jeune matelot noir, la grâce et la puissance, le courage intrépide qui le distinguent, et les hommages spontanés que tous rendent à sa « royauté naturelle »*, auquel Billy Budd « aux yeux célestes » est comparé, quoique ce soit avec d'importantes différences, au premier chef desquelles compte l'infirmité d'expression, le bégaiement, dont il est parfois affecté. Aussi est-ce lui et lui seul que voit et sur se jette le lieutenant venu enrôler des marins de la marine marchande sur les navires de guerre en mal de main d'œuvre, au grand désespoir de son patron : « Lieutenant, vous allez me prendre le meilleur de mes hommes, la perle d'mon équipage ». Car, cet homme-là, malgré sa jeunesse et son absence d'éducation – n'est-il pas analphabète ? - est celui qui apaise les conflits entre les hommes, fait règner entre eux la bonne humeur, sans rien faire de particulier, sinon être ce qu'il est : un « pacificateur » dont émane une mystérieuse « vertu secrète ». Et c'est là une première indication de ce qu'il peut y avoir en lui de christique, si l'on se rappelle que le mot « vertu » est employé trois fois dans les Evangiles, ainsi que le rappelle John H. Timmerman, pour signaler l'émanation du pouvoir divin du Christ (Marc V, 30 ; Luc VI, 19 ; Luc VIII, 46)3. A quoi le malheureux patron se voit répondre : « Bénis soient les pacificateurs, particulièrement les pacificateurs combatifs ! » Que Baby Budd, ainsi qu'il est également surnommé, soit parfois prompt à riposter, on l'apprend au récit du coup violent, « aussi rapide que l'éclair », involontairement lancé, par lequel il avait répondu à une insulte que lui adressa un marin du bord, bien que jusqu'alors il n'ait jamais traité autrement que par la gentillesse et la douceur les mauvaises querelles que lui cherchait la jalousie de certains. En ces quelques lignes, l'amorce du drame à venir est déjà enclenché.
On ne saurait, toutefois, pousser trop loin l'identification de Billy Budd au Christ1. Dans les faits, ce n'est pas l'amour désintéressé du prochain qui guide ses pas et son cœur n'est pas non plus animé par la compassion ou la pitié. Du reste, il est sans principes, l'homme brut, d'avant la morale et la religion. Aussi, s'il est une figure de l'Agneau sacrifié, un « ange de Dieu », s'exclamera le capitaine Vere, est-il fort peu chrétien. En vérité, il ne l'est pas du tout. Ce qu'il est avant tout, c'est un innocent, presque un enfant – à vingt et un ans, il ne fait pas son âge - dénué entièrement de suffisance, de vanité et d'amour-propre, presque de conscience de soi, ne connaissant rien non plus des « subtilités » et des artifices de la vie en société, un joyeux lurron, en somme, happy-go-lucky comme on dit en anglais, d'une simplicité sans détour, ne sachant ni lire ni écrire mais composant des chants et les chantant parfois lui-même : « Sa nature simple n'avait pas été altérée par ces déviations morales qui ne sont pas toujours incompatibles avec ce produit manufacturable connu sous le nom de respectabilité ». Et bien qu'il soit un enfant trouvé, ne sachant rien de ses origines, tout porte à penser qu'il n'est pas de basse extraction. Un noble sauvage, sous bien des aspects semblable, on le voit à ces traits, à la description qu'en donne Rousseau dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. Ou plus encore, l'homme à l'état de nature, tel qu'il est sorti des mains du Créateur avant la perversion de la Chute originelle et le développement de la civilisation: un « honnête barbare, assez semblable sans doute à Adam avant que le Serpent urbain ne se fut insinué en sa compagnie » (chapitre II). Le Serpent, ou, pour mieux dire, le Malin, Satan en personne, « le grand importun, l'envieux saboteur » - Satan, c'est pour toute la tradition biblique, le Diviseur et le Calomniateur - n'est pourtant pas loin, ayant laissé chez cet Adam-Christ comme une « carte de visite » dans l'infirmité qui l'affecte.

Une poudrière explosive

Personnifié ou non, le mal rode également dans le désir qu'il suscite chez certains marins du Bellipotent : « Il ne s'aperçut pas davantage que quelque chose chez lui suscitait sur le visage plus dur d'un ou deux cols bleus un sourire ambigu ». Première alllusion, à peine volée, à la frustration sexuelle et aux désirs homoérotiques qui transforment ce navire de guerre en une sorte de cocotte minute, à tout instant au bord de l'explosion et de la mutinerie. Il est peut-être significatif que le climat plus ou moins paranoïaque de crainte d'une mutinerie sur le navire, et qui jouera un rôle si important dans les raisons de la condamnation à mort de Billy Budd par le capitaine Vere, soit longuement développé (au chapitre III) à la suite de ces allusions à l'attirance homosexuelle qu'exerce à son insu le Beau Matelot - « Un piège à homme se cache peut-être sous ces pâquerettes merveilles » - et qui ignore tout de « la vie compliquée des ponts de batterie qui, comme toutes les autres formes de vie, a ses mines secrètes et ses aspects douteux. »
L'année 1797, durant laquelle se passe l'histoire du roman, avait connu, rappelle le narrateur, deux graves mutineries au sein de la Royal Navy, la première, en mars, dans le Spithead, près de Portsmouth – les officiers avaient été déposés par les marins lesquels avaient pris le pouvoir à bord tout en conservant entre eux les règles d'une stricte discipline – l'autre, en mai, beaucoup plus grave et plus violente, éclata dans le Nore, un estuaire de la Tamise, et se solda par la condamnation à mort de cinquante neuf marins, dont vingt neuf furent pendus. Tous actes de sédition et « graves incidents », dans lesquels Melville voyait une pathologie sociale passagère et qu'il condamnait, autant qu'il condamna, dans ses Poèmes de Guerre, l'offensive des Confédérés durant la Guerre civile qui déchira les Etats-Unis, quoiqu'il n'ait nullement été un défenseur de l'esclavage et qu'il eût dénoncé dans La vareuse blanche, les épouvantables conditions de vie et le despostime presque totalitaire qui régnaient à bord des navires de guerre de la marine américaine – une contradiction apparente dont nous verrons bientôt les raisons : « Dans une certaine mesure, la Mutinerie du Nore peut être considérée comme analogue à l'irruption pertubatrice d'une fièvre contagieuse dans un corps constitutionnellement sain, qui bientôt la rejette. »
Mais tout ceci, s'il constitue le cadre du drame, ne forme pas sa trame principale, qui est d'un autre ordre : non pas sociale, mais métaphysique. Aussi serait-ce passer à côté de l'essentiel de s'attacher, plus que de raison, à ces aspects sociaux du roman qui, aussi importants soient-ils, ne doivent pas occulter ce qui apparaît, de toute évidence, au lecteur comme le centre dramatique de l'intrigue : la confrontation entre le jeune matelot et le maître d'armes qui, au-delà d'eux-mêmes, incarne, plus qu'elle ne symbolise, la confrontation entre l'innocence et le mystère d'iniquité et à laquelle le commandant du navire est appelé à prendre part, comme ce prince bon, dont parle Machiavel dans Le Prince, sommé par l'urgence de circonstances malheureuses d'agir comme il convient, les hommes étant ce qu'ils sont.
___________________ ____
* Les citations sont tirées de la traduction de Jérôme Vidal, en collaboration avec Charlotte Nordmann (Billy Budd, matelot et autres récits maritimes, Edtions Amsterdam, 2007). L'édition en langue anglaise de référence a été établie par Harrison Hayford et Merton M. Sealts, Jr., University of Chicago Press, 1962 (reprise chez Bantam Books, New York, 1981).

16 commentaires:

Hugo F a dit…

J’espère ne pas vous faire perdre votre temps en vous parlant d’un personnage qui me semble consacrer sa vie à la lutte contre le mal. Je pense au personnage de Conan Doyle, Sherlock Holmes. Et ceci pour plusieurs raisons.
Sherlock Holmes consacre sa vie à une mission : combattre efficacement le mal. Toutes les aptitudes qu’il développe, toutes les connaissances qu’il acquiert (elles sont toutes notées au début d’Etude en rouge par le docteur Watson) semblent être travaillées dans un unique but : le rendre capable de s’opposer au mal. Sa détermination à mener son combat jusqu’au bout le pousse à accepter de mettre sa vie en danger.
Son ami le docteur Watson le voit comme un bienfaiteur, ce qui se comprend sans doute par le fait que, contrairement à la plupart des autres enquêteurs qui interviennent une fois le crime commis pour faire la lumière sur l’affaire, Sherlock Holmes enquête souvent pour empêcher une mauvaise action qui se prépare (un cambriolage dans La ligue des roux, un meurtre dans Le ruban moucheté…).
Son rapport à sa sensibilité est très particulier. On peut sans doute dire qu’il l’exerce, la récompense et la maltraite. Il l’exerce, l’entraîne, pour développer sa faculté d’observation afin de prélever le maximum d’indices. Il la récompense également par la pratique du violon et l’écoute passionnée de concerts. Il la maltraite (par le recours à la drogue notamment) pour maintenir en état d’alerte son cerveau, dès lors que les indices ont été prélevés et qu’il faut maintenant les assembler logiquement et déterminer comment se lancer dans l’action.
Merci pour les articles de votre blog, pour vos réponses rapides et bienveillantes aux commentaires et surtout pour l’envie de lire et de réfléchir que vous suscitez.
Hugo F

Hugo F a dit…

J’espère ne pas vous faire perdre votre temps en vous parlant d’un personnage qui me semble consacrer sa vie à la lutte contre le mal. Je pense au personnage de Conan Doyle, Sherlock Holmes. Et ceci pour plusieurs raisons.
Sherlock Holmes consacre sa vie à une mission : combattre efficacement le mal. Toutes les aptitudes qu’il développe, toutes les connaissances qu’il acquiert (elles sont toutes notées au début d’Etude en rouge par le docteur Watson) semblent être travaillées dans un unique but : le rendre capable de s’opposer au mal. Sa détermination à mener son combat jusqu’au bout le pousse à accepter de mettre sa vie en danger.
Son ami le docteur Watson le voit comme un bienfaiteur, ce qui se comprend sans doute par le fait que, contrairement à la plupart des autres enquêteurs qui interviennent une fois le crime commis pour faire la lumière sur l’affaire, Sherlock Holmes enquête souvent pour empêcher une mauvaise action qui se prépare (un cambriolage dans La ligue des roux, un meurtre dans Le ruban moucheté…).
Son rapport à sa sensibilité est très particulier. On peut sans doute dire qu’il l’exerce, la récompense et la maltraite. Il l’exerce, l’entraîne, pour développer sa faculté d’observation afin de prélever le maximum d’indices. Il la récompense également par la pratique du violon et l’écoute passionnée de concerts. Il la maltraite (par le recours à la drogue notamment) pour maintenir en état d’alerte son cerveau, dès lors que les indices ont été prélevés et qu’il faut maintenant les assembler logiquement et déterminer comment se lancer dans l’action.
Merci pour les articles de votre blog, pour vos réponses rapides et bienveillantes aux commentaires et surtout pour l’envie de lire et de réfléchir que vous suscitez.
Hugo F

Michel Terestchenko a dit…

Merci, cher Hugo, c'est à moi de vous remercier à mon tour pour votre fidélité, et les messages que vous laissez. Vous n'êtes pas si nombreux à le faire.
Ce qui m'intéresse tout particulièrement chez Dostoïevski ou maintenant Melville, c'est l'extraordinaire puissance créatrice qu'ils mettent au service de leurs inquiétudes métaphysiques, leur façon magnifique, inoubliable, de transformer de tout cela dans des récits ou des romans d'une telle beauté, dans Moby Dick par exemple, qui est pour moi un chef d'oeuvre absolu. Merci de nous avoir fait songer à Conan Doyle, même si je ne crois pas que chez lui les inventions de l'imagination aient atteint de pareils sommets.

Anonyme a dit…

C'est avec beaucoup de plaisir que je me tourne vers votre blog en ces temps de désastre et découvre votre admiration pour Melville. Il y a quelques années Marc Richir avait publié un livre important mais malheureusement peu connu sur Melville. Le sous titre en était Les assises du monde et il y a de très belles pages sur Billy Budd.
Au plaisir de lire la suite de votre propos.
Leyla

Cathy D a dit…

Tout comme Hugo, Leyla, Pierre et d'autres, ce blog est un véritable lieu d'échanges et de réflexion. Il est une véritable source à laquelle je viens m'abreuver car elle m'ouvre sur d'autres portes que je n'aurais pas penser à ouvrir. Je vais oser parler d'un autre personnage de roman qui va peut-etre surprendre, car très récent mais dont l'oeuvre est riche et n'a rien d'un simple polar. Lisbeth Salander de la trilogie Millenium de Stieg Larsson. Car au-delà du succès médiatique, l'oeuvre nous montre une fille qui vu de l'extérieur est une jeune délinquante que l'on n'aimerait pas croiser tant son allure est peu conventionnelle. et pourtant, ce personnage qui use du mal, le fait à juste titre : se rendre justice. On ne peut approuver ce comportement qui est de faire justice mais Lisbeth est un personnage qui ne peut plus rien espérer de quasi personne, et encore moins de la justice. Mais qui a lu Millenium ne peut ne pas aimé Lisbeth. Si elle fait le mal ce n'est que pour rétablir le bien. Au delà du personnage, notons que l'auteur était un reporter sur des sujets "chauds" et qui dérangent. Au passage, "le crime de tchernobyl" est arrivé dans mes mains. Merci pour le conseil et je ne puis que le recommander aux autres. Je pensais, à tort, connaitre cette catastrophe, je n'en connais finalement pas grand chose.

Michel Terestchenko a dit…

Chère Leyla, pouvez vous m'en dire plus sur le livre de Marc Richir, que je n'ai pas encore lu, bien que j'en connaisse l'existence ?
En temps de désastre, plus que jamais nous devons faire au mieux ce que nous savons un peu faire, puisque, pour le reste, nous ne pouvons rien faire.
Chère Catherine,
J'ai mis longtemps à me décider à lire Millenium, ayant tendance à me méfier des gros succès de vente. Mais franchement, je l'ai lu avec un très grand plaisir, le tome 1 et le tome 3, le tome 2 m'a paru plus convenu. Mais je doute pouvoir faire figurer Lisbeth aux côtés du prince et du beau matelot...
Je suis ravi que vous ayez entre les mains le livre de Tcherkoff qui est un brulot. Vous trouverez sur le blog une photo du très beau visage de Nesterenko, qui est décédé l'année dernire je crois bien. Une personnalité admirable, sur lequel vous apprendrez beaucoup dans ce livre qui est un réquisitoire terrible.

Michel Terestchenko a dit…

Oui, c'est vrai, j'ai une admiration sans bornes, sans exagérer pour Melville. Et Moby Dick est, à mes yeux, un chef d'oeuvre absolu (surtout dans la traduction à laquelle a participé Giono, un autre fervent admirateur de Melville). Je ne vois qui dans la littérature américaine du 19e peut lui être comparé. Et dire qu'après l'échec de Moby Dick et de Pierre, écrits dans la foulée - ce qui est proprement effarant - Melville dut travailler pendant près de vingt ans comme inspecteur des douanes à New York !

Guillaume Silhol a dit…

Monsieur,

Ayant suivi votre cours d'éthique et politique l'an dernier à l'IEP d'Aix-en-Provence, une de vos remarques sur Moby Dick m'avait poussé à chercher le roman que j'ai trouvé en anglais et lu très lentement, avec délectation. Depuis, je suis également tombé sur d'autres oeuvres de Melville dont Bartleby, Les Encantadas, Benito Cereno et Billy Budd, toutes lues avec attention.

Sans prétendre à autre chose que quelques remarques, je crois avoir lu quelque part qu'Hannah Arendt a consacré des pages à Billy Budd dans un essai sur la Révolution, que je n'ai malheureusement pas trouvé. Votre vision du personnage me rappelle également que son navire d'origine, avant d'embarquer sur le Bellipotent, est le "Droits de l'Homme", dont l'armateur était amateur de Thomas Paine, qu'il salue avec émotion au début du récit. Effectivement, la relation ambigüe avec Claggart se dénoue dans la confrontation mortelle, mais la réaction du capitaine Vere est décrite comme celle d'un père qui se dévoile, décontenancé, avant de reprendre sa fonction et de sévir ('It is the divine judgment on Ananias! Look!' [...] 'Struck dead by an angel of God! Yet the angel must hang!'). Vous avez raison de souligner l'omniprésence des symboles, bibliques et autres, même si je crois que Melville en a fait sa spécialité (le début de Moby Dick, 'Call Me Ishmael', le capitaine Achab).

En comparant avec Benito Cereno, je pense que cet autre roman est plus ambivalent, à savoir que la prise du pouvoir et la subordination entière des blancs par les esclaves sur le bateau est presque survolée, au profit d'une farce jouée aux visiteurs du navire. Enfin, je pense que Melville s'y abstient de toute leçon sur la veulerie ou le courage de quelque personnage que ce soit, peut-être à tort.

Par ailleurs, je crois que Bartleby, une autre nouvelle célèbre de Melville, pourrait être lue en complément par le même prisme (les tâches répétitives qui "dénaturent" le clerc, l'aspect morbide de sa vie professionnelle qui subvertit l'inhumanité de la bureaucratie...).

Quoi qu'il en soit, j'attends impatiemment votre deuxième billet sur Billy Budd.

Guillaume Silhol

Michel Terestchenko a dit…

Merci, cher Guillaume, pour votre beau commentaire. Et franchement je suis heureux que vous soyez désormais un bon connaisseur de l'oeuvre de cet immense écrivain. La suite arrive, en particulier, un assez long commentaire sur le mal dans Moby Dick.
Bien amicalement à vous,
Michel T

Anonyme a dit…

Vous pointez remarquabelement bien du doigt les forces qui nous dépassent et dont les romanciers, pour certain, parviennet si bien à mettre en scène.

Ces foces nous dépassent à l'évidence, en témoigne la triple catastrophe japonaise qui nous coupe le souffle.

Le Bien le mal, l'amour, les appétits, etc...nous sommes pour partie dépassés, il faudra bien s'y résoudre.

Envisagez cependant vous une rélfexiion autour de la place du langage dans ce contexte, en générale àet à l'oeuvre du bien en particulier ?

Puisse le côté obscur de la force ne pas avoir faussé le sens de ma question....

Merci à vous

Pierre T.

michel terestchenko a dit…

Cher Pierre,

Je n'ai pas vraiment songé à cet aspect de la question, il faudrait que j'y réfléchisse.
Bien amicalement
MT

Anonyme a dit…

Pour répondre à M. Terestchenko, voilà brièvement ce que je puis dire concernant l’ouvrage que Marc Richir consacra en 1996 à Melville, ou plus exactement au sujet des pages de Richir sur Billy Budd,« testament littéraire » de Melville. La lecture de Richir est une discussion de celle d’Arendt (chapitre II sur la « question sociale » de L’Essai sur la Révolution évoqué par Guillaume, malheureusement épuisé en français – dans une traduction d’ailleurs jugée incomplète et insatisfaisante par plusieurs spécialistes …). Il s’agit de se demander si l’histoire est une allégorie éclairante pour comprendre l’abîme dans laquelle est tombée la Révolution française (« changer l’ordre du monde en allant puiser dans une affectivité naturellement bonne »), si Billy Budd incarne « la bonté au-delà de la vertu », Claggard « le mal au-delà du vice » et Vere la vertu associée à la Loi protégeant les affaires politiques de l’absolu et de sa violence. Ce qui intéresse Richir, c’est la question de savoir sur quoi repose la fondation sociopolitique, si et dans quelle mesure il n’y a pas quelque chose d’impossible et de mensonger dans cette fondation. Il voit Claggard surtout comme mu par « la passion tyrannique », « passion de dominer et de posséder tout ce qui lui échappe » et considère que Arendt manque ce que Rousseau « a tenté de mettre à nu dans sa critique explosive de la « civilisation » », à savoir le scandale nommé par La Boétie « servitude volontaire », malencontre de l’émergence de la domination politique. Richir s’arrête aussi sur le malaise qui nous saisit à la fin de l’histoire dans la mesure où la Loi s’est faite « complice du tyran ». Vere, la Loi et la décision de mettre à mort de Billy Budd semblent là pour « venger la mort du tyran, impuissants qu’ils sont à en prévenir l’existence ».
Pour Richir, il n’y a pas chez Melville de réponse claire, de conclusion philosophique ou métaphysique qui nous débarrasserait de la perplexité, plutôt « une légende en forme de question ». La Loi est sans pouvoir face à ce qui relève plutôt de ce que Rousseau appelait les lois les plus importantes, celles des mœurs. Rien ne protège définitivement la démocratie de la tyrannie dit assez justement Richir.
Enfin, Richir discute également la comparaison arendtienne entre le crime de Billy Budd et celui de Caïn contre son frère Abel, celui proposé par Melville étant comme l’inversion du crime originaire. Pour cela, Richir s’appuie sur l’ouvrage d’André Neher, Notes sur le Qohélèt, paru aux éditions de Minuit en 1992.
Mais je m’arrête là, car mes brèves précisions sont déjà trop longues. En espérant toutefois que cela vous donne à penser.
Leyla

Michel Terestchenko a dit…

Chère Leyla, un grand merci pour votre présentation du livre de Richir, avec lequel mon commentaire ne devrait pas faire double emploi.

Michel Terestchenko a dit…

Chère Leyla, encore une remarque. Ce n'est du tout comme ça que je vois Vere, mais j'en dirais bientôt davantage, ayant, je crois, perçu quelque chose dans ce personnage que presque personne, sinon personne n'a vu. C'est tellement fascinant que je crains de le publier en ligne, de peur de me faire voler mon analyse.

la petite cédille a dit…

Bonjour,
Je n'ai encore lu ni Billy Budd, ni les nouvelles de Tchékhov, ni le Tolstoï et Dostoïevsky de Steiner. Peut-être cet été...
Pourtant à la lecture de votre analyse et des commentaires des uns et des autres, quelques idées "intuitives" me viennent. Elles tomberont peut-être à côté, peut-être pas. Je me lance quand même.
La référence de Leyla à "ce que Rousseau appelait les lois les plus importantes, celles des moeurs" m'évoque irrésistiblement les Lois Humaines Supérieures auxquelles se référe Antigone contre la Raison d'Etat d'un Créon, d'un Vere ou d'un prince "machiavélien" si j'ai bien tout saisi. D'ailleurs ce Vere qui condamne volontairement à mort un innocent ressemble étrangement à cet Alexandre le Grand qui, dans le roman-biographie de Valerio Manfredi -je ne sais si l'anecdote est véridique mais je suppose que oui-hélas ?-, Alexandre donc qui fait assassiner son plus fidèle compagnon, ami et fidèle de son pére de surcroît. Personnellement, je considère qu'invoquer la raison d'état est dans tous les cas un euphémisme hypocrite : "cachez cette trahison -de l'humanité en toi et en moi et de l'amitié- que je ne saurais voir". Bien sûr, cela n'engage que moi, c'est une vision très personnelle... et j'ai toujours eu un peu de mal avec Machiavel.
L'évocation d'Antigone et Créon me rappelle un précédent billet ou commentaire où il était question d'Hémon. L'idée est en effet séduisante que dans ce livre en préparation sur le bien, le mythe d'Antigone soit en filigrane présent à travers ce personnage si discret d'Hémon...
Enfin, Pierre écrit "qu'il faudra se résoudre à être dépassés par ces forces...". Je pense qu'il s'agit d'une simple maladresse de langage. Pour ma part, je pense avec Simone Weil qu'il ne faut au contraire surtout pas se résoudre à être dépassés par la force, ce serait faire le lit de tous les fascismes (question subsidiaire : de quoi le nucléaire est-il le nom ?). Simone Weil cite à plusieurs reprises et notamment dans L'Enracinement un extrait de Mein Kampf, qu'elle avait donc lu attentivement à l'époque. Hitler y évoque les forces qui régissent les astres dans un si bel ensemble ordonné. Il poursuit en substance : pourquoi l'homme échapperait-il aux forces qui régissent la nature ? Il est donc normal, naturel, que le fort i.e le nazi domine le faible i.e le juif, la femme, l'immigré...etc... Pour revenir à la terrible catastrophe nucléaire en chaîne, pressentie par les écrivains de science-fiction (je vous conseille pour des tas de raisons Jean-Paul Andrevon, La trace des rêves), elle n'est selon moi pas imputable aux forces incontrôlables de la nature mais est entièrement de la responsabilité humaine et rien d'autre. C'est pas la faute à pas de chance mais à une insondable incurie de certains ir-responsables, gouvernants, entrepreneurs, techniciens, voire scientifiques. Encore une fois, cela n'engage que moi. Penser autrement me désespérerait. Penser ainsi, indique des directions d'actions possibles à notre petit niveau individuel. Comme Jean Salem, le fils de Henri Alleg, et en ces temps de désastre, il me semble que le bonheur est (uniquement ??, c'est à voir) dans la lutte.
Mais excusez-moi, je me suis bien éloignée de Billy Budd que je lirai à la première occasion.

Anonyme a dit…

Peut-être une maladresse de langage en effet, chère "petite cédille", j'en ai malheurseument l'habitude.... peut-être parviendrai-je à préciser ma penser : la vie qui se manifeste par le désir et une intentionalité est aussi tributaire du corps, lequel est tiraillé par la faim.....les appétits exercent, par exemple, une force, dirai-je malheuresement ? Celle ci, dans mon expression, nous dépasse.
Vous citez également Antigone à bon droit, la tragédie regorge d'exemples où le genre humain me parait tributaire du hasard (Oedipe Roi !), ou de la mauvaise fortune... C'est la notion d'hamartia si ma mémoire est bonne....De même se décharger de ses responsabilités est très dangereux et je vous le concède, de même je crois qu'il paraît tout aussi dangereux de penser pouvoir se réponsabiliser de tout. Auquel cas nous serions tous invulnérable...Or cela ne semble pas être le cas ne croyez vous pas ? Ou bien peut-être voulez vous signifier que nous sommes vulnérable par ignorance ?
Je serai personnelement ravi de continuer ce débat à côté afin de ne pas monopoliser la liste...
Bien à vous, et que Michel T. me pardonne ce pseudo droit de réponse !
Pierre T.