"Si l'on veut développer une argumentation critique contre une pensée quelle qu'elle soit, il ne faut pas l'attaquer sur ses points faibles. On doit commencer au contraire par la restituer dans toute sa force et sa grandeur, aller au cœur de son inspiration, saisir ce qu'elle avait de plus original et de plus fécond", écrit Jacques Dewitte dans son dernier ouvrage consacré à l'œuvre du grand philosophe polonais, Leslek Kolakowski*. Combien de fois ai-je répété cette maxime à mes étudiants, et elle vaut pour tous !
Qu'importe que nous soyons ou non d'accord avec une grande pensée, telle celle de Marx par exemple, notre critique n'aura de valeur, de profondeur et de signification qu'à la condition d'être capable d'entrer en elle avec autant d'honnêteté possible, de percevoir la lumière singulière et unique qu'elle jette sur le monde, autrement dit sa grandeur et la part de vérité qu'elle recèle. Une telle attitude n'est pas simplement "objective" ; elle requiert une forme de sympathie, la capacité de sortir et de mettre de côté nos propres opinions et représentations pour pénétrer de l'intérieur dans une pensée différente de la nôtre, qui n'obtiendra peut-être pas notre adhésion, mais qu'on ne pourra critiquer sérieusement qu'à condition de l'avoir réellement comprise. Il faut y insiter : une telle compréhension n'est pas seulement "intellectuelle" ; c'est le cœur du foyer dont elle émane, les intuitions ou les convictions fondamentales à partir de quoi le reste se construit et s'organise, que nous devons être capables de saisir, ce qu'elles contiennent de vérité (inévitablement partielle). En somme, il n'est pas de critique profonde, éventuellement radicale, d'une pensée qui ne se nourrisse d'une sympathie première envers elle. Sans quoi, la critique sera ou bien purement abstraite, ou bien idéologique ou encore tout simplement superficielle et imbécile, ce qui est souvent le cas.
Nous étant avancé jusqu'à ce stade, ayant en quelque manière faite nôtre, serait-ce pour un temps seulement, cette vision du monde, nous cessons de la voir de façon purement abstraite et théorique. Cette vision est devenue une possibilité de notre propre pensée, quoique, en définitive, nous la rejeterons peut-être pour diverses raisons, ou alors c'est elle qui nous entrainera à sa suite, modifiant, transformant, bouleversant peut-être nos convictions les plus intimes. Telle est maxime qui doit gouverner les rapports que nous entretenons avec les grands penseurs. Comme on le voit, cette exigence est loin d'être seulement de nature méthodologique : elle implique que soit couru le risque d'une totale et radicale remise en cause de soi. Et l'opération se renouvelle à chaque fois que nous abordons un penseur de première importance.
Il n'en découle pas que la philosophie soit faite de points de vue tout relatifs qui s'annulent les uns les autres, de telle sorte qu'elle ne "mérite pas une heure de peine", selon le mot de Pascal. Ce que la philosophie développe et à quoi elle conduit, la littérature aussi, et la "haute culture dans son ensemble, c'est le contraire d'une annulation nihiliste des conceptions du monde et de l'homme, mais l'intelligence sceptique de richesses et de possibilités plurielles qui ne conduisent à aucune vérité absolue et définitive. C'est pourquoi, la culture n'est pas une accumulation de connaissances, mais une aventure permanente faite d'expériences multiples, à chaque fois nouvelles.
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* Collection Le bien commun, éditions Michalon, Paris, 2011. Un prochain billet sera consacré à la présentation de cet ouvrage, qui nous fait découvrir les principales facettes de la pensée d'un philosophe trop méconnu en France.
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
dimanche 29 mai 2011
samedi 28 mai 2011
Giorgio Perlasca, le Juste de Budapest
Puisque je vois que les actes des Justes vous touchent particulièrement voici, pour ceux qui ne l'ont pas lu, un extrait du Un si fragile vernis d'humanité, banalité du mal, banalité du bien, que j'ai publié à La Découverte (La Découverte/poche, 2007).
[...] Au début de la Seconde Guerre mondiale, Giorgio Perlasca, alors âgé d’une trentaine d’années, avait déjà connu l’expérience de deux conflits. Il était né en 1910 dans une famille catholique à Côme. À la fin de son adolescence, il avait adhéré au mouvement fasciste proche de d’Annunzio. Rêvant d’une vie aventureuse, il se porta volontaire en 1936 dans la guerre que Mussolini avait entreprise en Éthiopie ; puis, autant par anti-communisme que par désir d’échapper à l’obligation de travailler, il se rendit ensuite en Espagne où il servit dans l’artillerie jusqu’à la victoire des troupes franquistes. En 1939, l’armée le nomma comme instructeur au 20e régiment d’artillerie basé à Padoue. Mais en raison de son comportement peu conforme à la discipline militaire, il fut démobilisé au bout de deux mois, étant déjà, malgré son jeune âge, un vétéran de guerre. Rendu à la vie civile, il trouva un emploi dans une firme italienne qui avait le monopole de l’importation de viande bovine, la SAIB (Società Anonima Importazione Bovini), laquelle l’envoya en Yougoslavie et le chargea de l’achat et du transport des bestiaux vers la péninsule.
À la fin de l’année 1942, poussé par l’avancée des troupes allemandes, il arriva à Budapest. La capitale était encore à cette époque une cité refuge pour les Juifs. Grâce au refus du maréchal Horthy d’obtempérer aux ordres de Hitler d’exterminer tous les Juifs hongrois, sept cent mille d’entre eux y vivaient dans une relative sécurité.
Lorsque les Allemands entrèrent dans Budapest, le 14 mars 1944, contraint de se cacher – les Italiens, dont le gouvernement avait signé l’armistice avec les Alliés, étaient alors considérés comme des traîtres –, Perlasca trouva refuge à l’ambassade d’Espagne, grâce à un certificat qui lui avait été délivré par les autorités espagnoles à la fin de la guerre civile et qui lui garantissait que, où qu’il fût dans le monde, il pourrait « se tourner vers l’Espagne ». L’ambassadeur Angel Sanz Briz l’accueillit amicalement et mit à sa disposition une villa où il séjourna pendant une dizaine de jours. N’ayant pu obtenir un laissez-passer qui lui permettrait de retourner en Italie, il décida alors de se rendre dans le camp où les Italiens qui travaillaient en Hongrie étaient internés. Cependant, le 13 octobre, un télégramme du ministère des Affaires intérieures lui donna l’autorisation de se rendre à Budapest pour des examens médicaux, et il quitta le camp à bord d’une voiture de la délégation suédoise.
Le 15 octobre, l’amiral Horthy diffusa un message radiophonique annonçant que les forces de l’Axe avaient perdu la guerre et que l’armée hongroise ne se joindrait plus aux combats contre les Soviétiques. Mais ce qui devait être la fin de la guerre pour les Hongrois fut en réalité le début d’une période d’horreur, en particulier pour les Juifs. Horthy, victime d’un coup d’État, fut contraint d’accepter la régence du major Ferenc Szalasi, le chef du parti des Croix-Fléchées et annonça son départ du pays. La défense de la capitale fut confiée à l’armée allemande et les SS, placés sous le commandement d’Adolph Eichmann, entreprirent de déporter et de liquider les quelque trois cent mille Juifs de Budapest qui avaient pu échapper à la Solution Finale (400 000 d’entre eux avaient été déportés dans les camps de concentration ou d’extermination en Pologne depuis l’arrivée des Allemands en mars). Leur seul espoir d’être arrachés à la mort était d’être pris sous la protection des ambassades des nations neutres – la Suède, l’Espagne, le Portugal ou le Vatican – ou bien d’être accueillis par la Croix-Rouge internationale, qui faisaient leur possible pour venir au secours des Juifs dont les dépouilles jonchaient les rues de Budapest et que des camions entiers conduisaient vers les chambres à gaz.
[...]
Le faux diplomate
Quelques jours après le coup d’État de Szalasi, Perlasca avait à nouveau trouvé refuge à l’ambassade d’Espagne et s’était vu demandé par Sanz Brinz de participer à l’effort général pour sauver de la mort le plus grand nombre de Juifs. Il se mit immédiatement à la tâche, en prenant bientôt des initiatives qui allaient bien au-delà de sa mission, sollicitant en particulier une audience auprès de Jozsef Gera, un des membres les plus influents du nouveau gouvernement, pour obtenir que les milices cessent d’entrer dans les « maisons espagnoles » où les Juifs avaient trouvé refuge. L’audience fut tumultueuse, mais il obtint finalement gain de cause.
Le 29 novembre, il reçut un appel de Sanz Brinz l’informant qu’il quittait Budapest pour Berne en Suisse et l’enjoignant de faire de même. Mais Perlasca n’en fit rien. Lorsqu’il alla visiter comme de coutume les maisons refuges le lendemain matin, ce fut pour découvrir que les résidents avaient reçu l’ordre de quitter les lieux ; ils se trouvaient déjà dans la rue, leurs bagages à la main. Le gouvernement prétendait qu’en raison du départ de l’ambassadeur, les relations diplomatiques entre la Hongrie et l’Espagne avaient été de facto rompues et que, par conséquent, les règles internationales qui assuraient l’immunité diplomatique aux résidents espagnols n’étaient plus en vigueur.
C'est là que Perlasca improvisa une solution proprement inouïe. Il affirma tout de go à l’officier qui dirigeait les opérations d’évacuation que l’ambassadeur n’avait nullement fui le pays ; qu’il était allé à Berne pour communiquer plus aisément avec son gouvernement afin de régler une question diplomatique de la plus grande urgence. C’était un mensonge. Mais, surtout, il prétendit avec une autorité qui commandait l’obéissance que l’ambassadeur avait laissé un document officiel le nommant, en son absence, son représentant personnel. Perlasca, bien qu’il parlât couramment la langue du pays, n’était pas Espagnol : il était Italien ! Il n’était pas un diplomate, mais le représentant d’une société d’importation de viande bovine ! Et voilà que sur le champ, mû par une inspiration malicieuse, folle ou géniale, comme on voudra, il s’attribuait une nationalité et une fonction diplomatique qui n’étaient rien d’autre qu’une… imposture ! Mais cela marcha, et personne ne vint lui demander, en ces jours chaotiques, la preuve de ce qu’il affirmait avec une telle assurance. Le lendemain, il présenta au ministère des Affaires étrangères ses lettres de créance et fut officiellement accrédité comme le représentant de l’Espagne auprès du gouvernement hongrois.
Giorgo Perlasca dirigea la légation espagnole du 1er décembre 1944 au 16 janvier 1945. Seuls quelques-uns savaient qu’il était un imposteur et ils gardèrent le secret. Le diplomate autoproclamé fit tout ce qui était en son pouvoir pour sauver du massacre le plus grand nombre possible de Juifs, se déplaçant dans les rues de Budapest accompagné d’un officier de police qui portait le drapeau espagnol ! Tous ceux qui se présentaient à la légation espagnole se voyaient accorder un sauf-conduit et abrités dans les maisons refuges qui furent bientôt pleines à craquer. Perlasca s’y rendait plusieurs fois par jour pour vérifier que leur protection était bien assurée, apportant de la nourriture qu’il payait sur ses fonds personnels – l’argent qui restait à l’ambassade ayant été donné à Jozsef Gera afin d’obtenir ses bonnes grâces –, négociant auprès des autorités que des forces de police régulières soient placées en faction devant les « maisons espagnoles » pour les protéger des hordes de Croix-Fléchées que la défaite toute proche conduisait à une folie meurtrière. Il devait en outre calmer l’inquiétude croissante du nouveau gouvernement auquel il avait promis l’approbation de Madrid pour l’envoi d’une délégation diplomatique. Naturellement, Madrid ne pouvait donner confirmation de son accord, n’étant nullement au courant des engagements pris par son supposé représentant. Du fait des déplacements en tout sens que la situation chaotique rendait nécessaire, sa vie était à tout instant à la merci de l’explosion d’une bombe ou de grenades, ou encore d’une fusillade inopinée, sans compter que son imposture risquait à tout moment d’être découverte, ce qui eût été, non seulement pour lui mais pour tous ceux qu’il protégeait, le prélude à une mort assurée.
Les représentants des ambassades des pays neutres se rendaient régulièrement à la gare de triage où les Juifs étaient embarqués dans des trains à bestiaux vers leur destination de mort, cherchant désespérément à en retirer quelques-uns s’il s’en trouvait qui fussent en possession de sauf-conduits suisses, espagnols, portugais ou suédois. C’est durant un de ces matins que se produisit l’un des incidents les plus mémorables où se révèlent l’intrépidité, le sens de l’à-propos, l'intelligence, la force de caractère de Perlasca, et que lui-même devait raconter, quelque quarante années plus tard, à Enrico Deaglio* :
[...]
Une fois la guerre terminée, alors que Perlasca s’apprêtait à prendre le train pour rentrer chez lui, il trouva une délégation de Juifs assemblée sur le quai de la gare qui lui présenta son dernier certificat :
« Nous sommes tristes d’apprendre que vous quittez la Hongrie, en direction de votre terre natale, l’Italie. En cette occasion, nous souhaitons vous exprimer l’affection et la gratitude des milliers de Juifs qui ont survécu grâce à votre protection. Il n’y a pas de mots pour exprimer la tendresse avec laquelle vous nous avez nourris, avec laquelle vous avez pris soin des personnes âgées et des malades. Vous nous avez donné du courage lorsque nous étions au bord du désespoir et votre nom ne sera jamais absent de nos prières. Puisse Dieu Tout-Puissant vous récompenser » [p. 112].
Dans les faits, en guise de récompense, Perlasca ne connut, après la guerre, que le retour à une vie anonyme. Lui-même finit par douter que les événements que sa mémoire avait pourtant conservés intacts aient jamais eu lieu. Et ce pendant plus de quarante ans. Jusqu’à ce qu’un jour de 1987, il trouve dans sa boîte une lettre d’Allemagne l’informant qu’il avait été « découvert ».
Il n’avait pas été « découvert » par quelque chercheur ou historien, mais par un groupe de femmes qui voulaient qu’on se souvienne de ce qu’il avait fait, stupéfaites et choquées qu’aucun livre, aucun article ne lui ait été consacré, que le gouvernement italien n’ait pas honoré l’homme exceptionnel qu’il avait été. Soucieuses de mettre un terme à cette injustice, elles firent publier une notice dans les journaux de Jérusalem et de Budapest, demandant que toute personne qui, en 1944-1945, avait connu Giorgio Perlasca et pouvait témoigner de ses activités à Budapest durant cette période, se manifeste. De nombreux témoignages de personnes encore vivantes sortirent de l’oubli et toute cette documentation (en particulier les certificats et sauf-conduits dressés par Perlasca et qui avaient été précieusement conservés) furent envoyés à l’institut Yad Vashem en Israël. À quelque temps de là, Perlasca apprit que la Commission pour la désignation des Justes avait décidé de lui attribuer, en signe de haute reconnaissance pour ses actions durant la Seconde Guerre mondiale, une médaille d’or et le droit de planter un arbre le long de l’avenue des Justes sur le mont du Souvenir à Jérusalem. Par la suite, d’innombrables autres distinctions lui furent attribuées – par l’Italie, la Hongrie, l’Espagne et les États-Unis.
Giorgio Perlasca est mort le 15 août 1992 d’une crise cardiaque dans son modeste appartement de Padoue.
La réponse qu’il avait donnée à Enrico Deaglio qui l’interrogeait sur les raisons qui l’avaient poussé à venir au secours des Juifs, tenait dans une question toute simple : « Qu’auriez-vous fait à ma place ? »
Giorgio Perlasca n’était pas un homme particulièrement religieux. Il n’avait pas agi par fidélité à une foi qui lui commandait de secourir son prochain. L’imposture qui lui avait assuré une position officielle lui permettant de soustraire à la mort des milliers de Juifs, n’avait pas été délibérée. Prise à l’instant même où les circonstances s’y prêtaient, elle témoigne d’une espèce de « génie » de la situation qui l’exposait pourtant à des risques extrêmes. Une improvisation tout à la fois extraordinairement intelligente et folle qui l’engageait bien au-delà de ce que à quoi conduisaient ses activités précédentes, mais qui, en même temps, se plaçait en continuité avec elles."
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* Enrico Deaglio, La banalità del bene : Storia di Giorgio Perlasca, Feltrinelli, 2003.
[...] Au début de la Seconde Guerre mondiale, Giorgio Perlasca, alors âgé d’une trentaine d’années, avait déjà connu l’expérience de deux conflits. Il était né en 1910 dans une famille catholique à Côme. À la fin de son adolescence, il avait adhéré au mouvement fasciste proche de d’Annunzio. Rêvant d’une vie aventureuse, il se porta volontaire en 1936 dans la guerre que Mussolini avait entreprise en Éthiopie ; puis, autant par anti-communisme que par désir d’échapper à l’obligation de travailler, il se rendit ensuite en Espagne où il servit dans l’artillerie jusqu’à la victoire des troupes franquistes. En 1939, l’armée le nomma comme instructeur au 20e régiment d’artillerie basé à Padoue. Mais en raison de son comportement peu conforme à la discipline militaire, il fut démobilisé au bout de deux mois, étant déjà, malgré son jeune âge, un vétéran de guerre. Rendu à la vie civile, il trouva un emploi dans une firme italienne qui avait le monopole de l’importation de viande bovine, la SAIB (Società Anonima Importazione Bovini), laquelle l’envoya en Yougoslavie et le chargea de l’achat et du transport des bestiaux vers la péninsule.
À la fin de l’année 1942, poussé par l’avancée des troupes allemandes, il arriva à Budapest. La capitale était encore à cette époque une cité refuge pour les Juifs. Grâce au refus du maréchal Horthy d’obtempérer aux ordres de Hitler d’exterminer tous les Juifs hongrois, sept cent mille d’entre eux y vivaient dans une relative sécurité.
Lorsque les Allemands entrèrent dans Budapest, le 14 mars 1944, contraint de se cacher – les Italiens, dont le gouvernement avait signé l’armistice avec les Alliés, étaient alors considérés comme des traîtres –, Perlasca trouva refuge à l’ambassade d’Espagne, grâce à un certificat qui lui avait été délivré par les autorités espagnoles à la fin de la guerre civile et qui lui garantissait que, où qu’il fût dans le monde, il pourrait « se tourner vers l’Espagne ». L’ambassadeur Angel Sanz Briz l’accueillit amicalement et mit à sa disposition une villa où il séjourna pendant une dizaine de jours. N’ayant pu obtenir un laissez-passer qui lui permettrait de retourner en Italie, il décida alors de se rendre dans le camp où les Italiens qui travaillaient en Hongrie étaient internés. Cependant, le 13 octobre, un télégramme du ministère des Affaires intérieures lui donna l’autorisation de se rendre à Budapest pour des examens médicaux, et il quitta le camp à bord d’une voiture de la délégation suédoise.
Le 15 octobre, l’amiral Horthy diffusa un message radiophonique annonçant que les forces de l’Axe avaient perdu la guerre et que l’armée hongroise ne se joindrait plus aux combats contre les Soviétiques. Mais ce qui devait être la fin de la guerre pour les Hongrois fut en réalité le début d’une période d’horreur, en particulier pour les Juifs. Horthy, victime d’un coup d’État, fut contraint d’accepter la régence du major Ferenc Szalasi, le chef du parti des Croix-Fléchées et annonça son départ du pays. La défense de la capitale fut confiée à l’armée allemande et les SS, placés sous le commandement d’Adolph Eichmann, entreprirent de déporter et de liquider les quelque trois cent mille Juifs de Budapest qui avaient pu échapper à la Solution Finale (400 000 d’entre eux avaient été déportés dans les camps de concentration ou d’extermination en Pologne depuis l’arrivée des Allemands en mars). Leur seul espoir d’être arrachés à la mort était d’être pris sous la protection des ambassades des nations neutres – la Suède, l’Espagne, le Portugal ou le Vatican – ou bien d’être accueillis par la Croix-Rouge internationale, qui faisaient leur possible pour venir au secours des Juifs dont les dépouilles jonchaient les rues de Budapest et que des camions entiers conduisaient vers les chambres à gaz.
[...]
Le faux diplomate
Quelques jours après le coup d’État de Szalasi, Perlasca avait à nouveau trouvé refuge à l’ambassade d’Espagne et s’était vu demandé par Sanz Brinz de participer à l’effort général pour sauver de la mort le plus grand nombre de Juifs. Il se mit immédiatement à la tâche, en prenant bientôt des initiatives qui allaient bien au-delà de sa mission, sollicitant en particulier une audience auprès de Jozsef Gera, un des membres les plus influents du nouveau gouvernement, pour obtenir que les milices cessent d’entrer dans les « maisons espagnoles » où les Juifs avaient trouvé refuge. L’audience fut tumultueuse, mais il obtint finalement gain de cause.
Le 29 novembre, il reçut un appel de Sanz Brinz l’informant qu’il quittait Budapest pour Berne en Suisse et l’enjoignant de faire de même. Mais Perlasca n’en fit rien. Lorsqu’il alla visiter comme de coutume les maisons refuges le lendemain matin, ce fut pour découvrir que les résidents avaient reçu l’ordre de quitter les lieux ; ils se trouvaient déjà dans la rue, leurs bagages à la main. Le gouvernement prétendait qu’en raison du départ de l’ambassadeur, les relations diplomatiques entre la Hongrie et l’Espagne avaient été de facto rompues et que, par conséquent, les règles internationales qui assuraient l’immunité diplomatique aux résidents espagnols n’étaient plus en vigueur.
C'est là que Perlasca improvisa une solution proprement inouïe. Il affirma tout de go à l’officier qui dirigeait les opérations d’évacuation que l’ambassadeur n’avait nullement fui le pays ; qu’il était allé à Berne pour communiquer plus aisément avec son gouvernement afin de régler une question diplomatique de la plus grande urgence. C’était un mensonge. Mais, surtout, il prétendit avec une autorité qui commandait l’obéissance que l’ambassadeur avait laissé un document officiel le nommant, en son absence, son représentant personnel. Perlasca, bien qu’il parlât couramment la langue du pays, n’était pas Espagnol : il était Italien ! Il n’était pas un diplomate, mais le représentant d’une société d’importation de viande bovine ! Et voilà que sur le champ, mû par une inspiration malicieuse, folle ou géniale, comme on voudra, il s’attribuait une nationalité et une fonction diplomatique qui n’étaient rien d’autre qu’une… imposture ! Mais cela marcha, et personne ne vint lui demander, en ces jours chaotiques, la preuve de ce qu’il affirmait avec une telle assurance. Le lendemain, il présenta au ministère des Affaires étrangères ses lettres de créance et fut officiellement accrédité comme le représentant de l’Espagne auprès du gouvernement hongrois.
Giorgo Perlasca dirigea la légation espagnole du 1er décembre 1944 au 16 janvier 1945. Seuls quelques-uns savaient qu’il était un imposteur et ils gardèrent le secret. Le diplomate autoproclamé fit tout ce qui était en son pouvoir pour sauver du massacre le plus grand nombre possible de Juifs, se déplaçant dans les rues de Budapest accompagné d’un officier de police qui portait le drapeau espagnol ! Tous ceux qui se présentaient à la légation espagnole se voyaient accorder un sauf-conduit et abrités dans les maisons refuges qui furent bientôt pleines à craquer. Perlasca s’y rendait plusieurs fois par jour pour vérifier que leur protection était bien assurée, apportant de la nourriture qu’il payait sur ses fonds personnels – l’argent qui restait à l’ambassade ayant été donné à Jozsef Gera afin d’obtenir ses bonnes grâces –, négociant auprès des autorités que des forces de police régulières soient placées en faction devant les « maisons espagnoles » pour les protéger des hordes de Croix-Fléchées que la défaite toute proche conduisait à une folie meurtrière. Il devait en outre calmer l’inquiétude croissante du nouveau gouvernement auquel il avait promis l’approbation de Madrid pour l’envoi d’une délégation diplomatique. Naturellement, Madrid ne pouvait donner confirmation de son accord, n’étant nullement au courant des engagements pris par son supposé représentant. Du fait des déplacements en tout sens que la situation chaotique rendait nécessaire, sa vie était à tout instant à la merci de l’explosion d’une bombe ou de grenades, ou encore d’une fusillade inopinée, sans compter que son imposture risquait à tout moment d’être découverte, ce qui eût été, non seulement pour lui mais pour tous ceux qu’il protégeait, le prélude à une mort assurée.
Les représentants des ambassades des pays neutres se rendaient régulièrement à la gare de triage où les Juifs étaient embarqués dans des trains à bestiaux vers leur destination de mort, cherchant désespérément à en retirer quelques-uns s’il s’en trouvait qui fussent en possession de sauf-conduits suisses, espagnols, portugais ou suédois. C’est durant un de ces matins que se produisit l’un des incidents les plus mémorables où se révèlent l’intrépidité, le sens de l’à-propos, l'intelligence, la force de caractère de Perlasca, et que lui-même devait raconter, quelque quarante années plus tard, à Enrico Deaglio* :
[...]
Une fois la guerre terminée, alors que Perlasca s’apprêtait à prendre le train pour rentrer chez lui, il trouva une délégation de Juifs assemblée sur le quai de la gare qui lui présenta son dernier certificat :
« Nous sommes tristes d’apprendre que vous quittez la Hongrie, en direction de votre terre natale, l’Italie. En cette occasion, nous souhaitons vous exprimer l’affection et la gratitude des milliers de Juifs qui ont survécu grâce à votre protection. Il n’y a pas de mots pour exprimer la tendresse avec laquelle vous nous avez nourris, avec laquelle vous avez pris soin des personnes âgées et des malades. Vous nous avez donné du courage lorsque nous étions au bord du désespoir et votre nom ne sera jamais absent de nos prières. Puisse Dieu Tout-Puissant vous récompenser » [p. 112].
Dans les faits, en guise de récompense, Perlasca ne connut, après la guerre, que le retour à une vie anonyme. Lui-même finit par douter que les événements que sa mémoire avait pourtant conservés intacts aient jamais eu lieu. Et ce pendant plus de quarante ans. Jusqu’à ce qu’un jour de 1987, il trouve dans sa boîte une lettre d’Allemagne l’informant qu’il avait été « découvert ».
Il n’avait pas été « découvert » par quelque chercheur ou historien, mais par un groupe de femmes qui voulaient qu’on se souvienne de ce qu’il avait fait, stupéfaites et choquées qu’aucun livre, aucun article ne lui ait été consacré, que le gouvernement italien n’ait pas honoré l’homme exceptionnel qu’il avait été. Soucieuses de mettre un terme à cette injustice, elles firent publier une notice dans les journaux de Jérusalem et de Budapest, demandant que toute personne qui, en 1944-1945, avait connu Giorgio Perlasca et pouvait témoigner de ses activités à Budapest durant cette période, se manifeste. De nombreux témoignages de personnes encore vivantes sortirent de l’oubli et toute cette documentation (en particulier les certificats et sauf-conduits dressés par Perlasca et qui avaient été précieusement conservés) furent envoyés à l’institut Yad Vashem en Israël. À quelque temps de là, Perlasca apprit que la Commission pour la désignation des Justes avait décidé de lui attribuer, en signe de haute reconnaissance pour ses actions durant la Seconde Guerre mondiale, une médaille d’or et le droit de planter un arbre le long de l’avenue des Justes sur le mont du Souvenir à Jérusalem. Par la suite, d’innombrables autres distinctions lui furent attribuées – par l’Italie, la Hongrie, l’Espagne et les États-Unis.
Giorgio Perlasca est mort le 15 août 1992 d’une crise cardiaque dans son modeste appartement de Padoue.
La réponse qu’il avait donnée à Enrico Deaglio qui l’interrogeait sur les raisons qui l’avaient poussé à venir au secours des Juifs, tenait dans une question toute simple : « Qu’auriez-vous fait à ma place ? »
Giorgio Perlasca n’était pas un homme particulièrement religieux. Il n’avait pas agi par fidélité à une foi qui lui commandait de secourir son prochain. L’imposture qui lui avait assuré une position officielle lui permettant de soustraire à la mort des milliers de Juifs, n’avait pas été délibérée. Prise à l’instant même où les circonstances s’y prêtaient, elle témoigne d’une espèce de « génie » de la situation qui l’exposait pourtant à des risques extrêmes. Une improvisation tout à la fois extraordinairement intelligente et folle qui l’engageait bien au-delà de ce que à quoi conduisaient ses activités précédentes, mais qui, en même temps, se plaçait en continuité avec elles."
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* Enrico Deaglio, La banalità del bene : Storia di Giorgio Perlasca, Feltrinelli, 2003.
vendredi 27 mai 2011
Ce type était un miracle
D'où vient que Viktor Orekhov, cet officier modèle du KGB, hautement apprécié de ses supérieurs lesquels avaient toute confiance en lui et lui promettaient une brillante carrière, en soit un jour venu, chose inouïe et sans précédent dans toute l'histoire de la police politique soviétique, à commencer de protéger les dissidents qu'il avait pour tâche de surveiller, de dénoncer, d'envoyer en déportation ou de faire enfermer dans des asiles psychiatriques, à passer, comme l'écrit Nicolas Jallot, « de l'autre côté du miroir », jusqu'à devenir un de ces « ennemis du peuple » que toute sa formation lui avait appris à haïr et se voir lui-même condamné à une peine de huit ans dans un camp de régime sévère ?
Tout avait commencé par la lecture des livres interdits par le régime et qui circulaient clandestinement, L'archipel du goulag d'Alexandre Soljénitsyne surtout, dont il découvrit progressivement - son métier était de les lire et Viktor avait toujours été un grand lecteur - qu'ils contenaient des vérités terribles que le pouvoir s'efforcaient de dissimuler, que là s'exprimait une parole libre, refusant les mensonges du discours officiel, et dont l'authenticité, dénuée de toute autre intention que de dire les choses avec honnêteté et de défendre les valeurs les plus hautes, le toucha au plus profond de lui-même. Tout se passe comme si, un jour, il se réveilla fatigué de sa fatigue, pour reprendre une expression chère à Vaclav Havel, et qu'au oontact de la vie pleine et entière dont, à l'instar du capitaine Gerd Wiesler dans La vie des autres, il était privé, celle menée par les « dissidents », il se prit au jeu dangereux de la défendre, cette vie faite de spontanéité, de liberté et d'un sens aigu de "ce qui compte", plutôt que la persécuter et de la trahir. Car, de fait, ce fut aussitôt, dès le premier pas où il rédigea un faux rapport, un jeu d'un caractère incroyablement dangereux dont la fin était écrite d'avance. Dés lors, il s'agissait seulement d'en repousser l'échéance, d'aider de toutes les manières possibles ceux qui étaient coupables seulement de porter sur la vie un « autre regard », de vouloir « changer la société et la rendre plus humaine ». Audace et intelligence, ruse et discrétion extrême de sa part, mais incrédulité aussi chez ces défenseurs des libertés et des droits de l'homme qui ne pouvaient croire qu'ils eussent, en ce lieu, un allié – ce devait être un piège, pensait Sakharov. Puis, avec le temps et à mesure que les dissidents réalisèrent qu'ils étaient, en effet, prévenus à l'avance de ce qui les menacaient, la confiance s'installa. Hélas, certains, tel le mathématicien dissident Mark Morozov, se mirent à parler ouvertement, malgré les micros dissimulés partout, de cet informateur dont beaucoup continuaient de penser qu'il était tout simplement impossible qu'il existât, et qui, au bout de quatre ans, fut démasqué par tant d'imprudence. Ainsi que le dira plus tard l'historien Arsène Roginsky : « ce type était un miracle ».
Aujourd'hui, Viktor Orekhov est un homme brisé, qui se considère comme mort depuis qu'il a quitté la Russie en 1997. Pourtant il ne se plaint pas : « Le soir, se confie-t-il, à Nicolas Jallot, je suis un anonyme livreur de pizzas qui, au volant de sa voiture, se remémore un passé douloureux et compliqué sans pourtant regretter les actes qui l'ont forcé à quitter sa terre natale. » « Non, je ne suis pas un héros, ajoute-t-il, juste un homme normal dans un pays qui ne l'était pas." Mais, pour nous aussi, qui découvrons aujourd"hui son histoire magnifique et tragique, cet homme est bel et bien « un miracle ».
Puisque c'est par les livres que le salut lui est venu, lisons celui-ci qui est un document admirable.
Tout avait commencé par la lecture des livres interdits par le régime et qui circulaient clandestinement, L'archipel du goulag d'Alexandre Soljénitsyne surtout, dont il découvrit progressivement - son métier était de les lire et Viktor avait toujours été un grand lecteur - qu'ils contenaient des vérités terribles que le pouvoir s'efforcaient de dissimuler, que là s'exprimait une parole libre, refusant les mensonges du discours officiel, et dont l'authenticité, dénuée de toute autre intention que de dire les choses avec honnêteté et de défendre les valeurs les plus hautes, le toucha au plus profond de lui-même. Tout se passe comme si, un jour, il se réveilla fatigué de sa fatigue, pour reprendre une expression chère à Vaclav Havel, et qu'au oontact de la vie pleine et entière dont, à l'instar du capitaine Gerd Wiesler dans La vie des autres, il était privé, celle menée par les « dissidents », il se prit au jeu dangereux de la défendre, cette vie faite de spontanéité, de liberté et d'un sens aigu de "ce qui compte", plutôt que la persécuter et de la trahir. Car, de fait, ce fut aussitôt, dès le premier pas où il rédigea un faux rapport, un jeu d'un caractère incroyablement dangereux dont la fin était écrite d'avance. Dés lors, il s'agissait seulement d'en repousser l'échéance, d'aider de toutes les manières possibles ceux qui étaient coupables seulement de porter sur la vie un « autre regard », de vouloir « changer la société et la rendre plus humaine ». Audace et intelligence, ruse et discrétion extrême de sa part, mais incrédulité aussi chez ces défenseurs des libertés et des droits de l'homme qui ne pouvaient croire qu'ils eussent, en ce lieu, un allié – ce devait être un piège, pensait Sakharov. Puis, avec le temps et à mesure que les dissidents réalisèrent qu'ils étaient, en effet, prévenus à l'avance de ce qui les menacaient, la confiance s'installa. Hélas, certains, tel le mathématicien dissident Mark Morozov, se mirent à parler ouvertement, malgré les micros dissimulés partout, de cet informateur dont beaucoup continuaient de penser qu'il était tout simplement impossible qu'il existât, et qui, au bout de quatre ans, fut démasqué par tant d'imprudence. Ainsi que le dira plus tard l'historien Arsène Roginsky : « ce type était un miracle ».
Aujourd'hui, Viktor Orekhov est un homme brisé, qui se considère comme mort depuis qu'il a quitté la Russie en 1997. Pourtant il ne se plaint pas : « Le soir, se confie-t-il, à Nicolas Jallot, je suis un anonyme livreur de pizzas qui, au volant de sa voiture, se remémore un passé douloureux et compliqué sans pourtant regretter les actes qui l'ont forcé à quitter sa terre natale. » « Non, je ne suis pas un héros, ajoute-t-il, juste un homme normal dans un pays qui ne l'était pas." Mais, pour nous aussi, qui découvrons aujourd"hui son histoire magnifique et tragique, cet homme est bel et bien « un miracle ».
Puisque c'est par les livres que le salut lui est venu, lisons celui-ci qui est un document admirable.
jeudi 26 mai 2011
Viktor Orekhov, le livre
Après le documentaire, diffusé sur Arte le 18 novembre 2010, le livre que Nicolas Jallot consacre à Viktor Orekhov - Viktor Orekhov : un dissident au KGB - est enfin paru (chez Stock), et c'est un événement de première importance. Souvenez-vous de cette histoire exceptionnelle dont je vous ai déjà parlée et dont on aurait pu croire qu'elle a inspiré le réalisateur de La vie des autres, ce qui étonnement n'est pas le cas. En l'occurence, la réalité dépasse de loin la fiction.
Voici la présentation qu'en donne l'éditeur :
"Moscou, août 1978. Le capitaine du KGB Viktor Orekhov est arrêté et condamné à huit ans de réclusion dans un camp de régime sévère. Deux ans plus tôt, cet officier chargé de la surveillance et de la répression des dissidents est « passé de l’autre côté du miroir » et a décidé, au péril de sa vie, d’aider et de protéger ceux qui se battent pour les droits de l’homme et la liberté en URSS.
Après une deuxième condamnation aux travaux forcés pour un motif fallacieux, Viktor Orekhov apprend qu’un contrat a été passé sur sa tête par ses anciens supérieurs. En 1997, toujours menacé, il est contraint à l’exil. Aujourd’hui, l’ex-brillant officier du KGB est livreur de pizzas aux États-Unis où il vit sans papiers, sans identité, sans téléphone…
Après dix ans d’enquête, Nicolas Jallot a retrouvé ce héros anonyme, cas unique dans l’histoire. Et, pour la première fois, Viktor Orekhov accepte de raconter son histoire.
À travers le destin hors du commun du « dissident du KGB » transparaît le portrait sans concessions des trente dernières années de l’URSS, d’un système totalitaire vu de l’intérieur par un de ses acteurs et de la Russie d’aujourd’hui."
Aujourd'hui Viktor Orekhov vit toujours caché quelque part aux Etats-Unis.
Outre l'intérêt extraordinaire de cette enquête que Nicolas Jallot poursuivit pendant plusieurs années, presque comme une obsession personnelle - et cet acharnement aussi est admirable - c'est un devoir moral de soutenir Viktor dans son isolement et sa désolation. De fait, il est bel et bien dans cette condition de "paria" qui, selon Hannah Arendt, est une des pires qui puissent être réservées à un homme : vivre loin de sa patrie, de sa famille, de ses amis, de ses pairs et ne plus rien pouvoir partager de cette existence en commun dans la société qui est la condition même d'une existence digne d'être vécue. Le soutenir aujourd'hui, lui faire savoir, comme nous le pouvons, que sa personne n'est pas rayée de la carte des hommes, que nous admirons et honorons l'être qu'il est et ses actions proprement héroïques - bien qu'il ne les ait jamais considérées comme telles -, on ne saurait mieux s'y prendre qu'en se procurant ce livre, qu'en le lisant tout en le faisant connaître autour de soi.
Nicolas Jallot sera reçu par Jacques Pradel sur RTL, vendredi 27 mai, à 14h. Le prochain numéro de Paris-Match consacre quatre pages à trois anciens dissidents, dont Viktor Orekhov. Ce début est prometteur, car c'est aux médias désormais qu'il appartient de faire entrer dans la lumière celui qui a été contraint de vivre, depuis tant d'années, dans le secret et l'obscurité, cette mort sociale qui enterre un homme avant son heure.
Je remercie infiniment Nicolas Jallot de m'avoir autorisé à publier cette photo.
mercredi 25 mai 2011
Jeremy Rifkin, La civilisation de l'empathie
Le dernier livre de Jeremy Rifkin, Une nouvelle conscience pour un monde en crise, Vers une civilisation de l'empathie* est le fruit d'une immense recherche, dans tous les domaines, puisant de façon accessible aux sources de l'éthologie, de l'anthropologie, de la psychologie, de la sociologie, de l'économie, des sciences cognitives et neurologiques, de l'histoire, et j'en passe. Sa thèse principale est annoncée dès les premières pages, et elle consiste à mettre en relation deux phénomènes historiques, généralement disjoints : d'une part, l'émergence d'une civilisation "mondiale", générée par les progrès dans la communication entre les hommes, fondée sur la conscience de notre interdépendance et, d'autre part, la menace grandissante de la disparition d'un monde habitable pour l'homme qui résulte de la consommation d'énergie requise par un tel développement. Conjonction, donc, mais inouïe et saisissante entre deux processus, celui de l'empathie et celui de l'entropie :
"Aujourd'hui, dans ce qui devient une civilisation interconnectée à l'échelle mondiale, la conscience empathique commence à toucher les derniers confins de la biosphère et toutes les créatures vivantes. Malheureusement, cela se produit au moment précis de l'histoire où ces mêmes structures économiques qui nous rassemblent aspirent massivement les ressources restantes de la Terre pour perpétuer une civilisation urbaine interdépendante et ultra-complexe, et, ce faisant, détruisent la biosphère [...] Nous fonçons vers la conscience biosphérique dans un monde menacé de disparition. Pour renégocier à temps une relation durable avec la planète et nous écarter du bord de l'abîme, nous devons comprendre la contradiction qui se trouve au cœur de la saga humaine [...] La dialectique qui sous-tend l'histoire de l'humanité est une boucle de rétroaction perpétuelle entre extension de l'empathie et montée de l'entropie" [p. 31-32]. Tel est le cruel paradoxe dont Rifkin déploie les raisons et les conséquences.
Une nouvelle vision de la nature humaine
Le premier point le plus intéressant de la démonstration consiste à proposer une "nouvelle vision de la nature humaine", qui contredit radicalement le paradigme dominant de l'homo œconomicus, cet individu calculateur qui vise, en toutes circonstances, à maximiser son intérêt égoïste, encore repris par Freud. C'est tout au contraire, la loi de la coopération (plutôt que de la compétition), la recherche de la relation (plutôt que l'affirmation de sa propre autonomie), le sens de l'empathie (plutôt que la poursuite aveugle de la satisfaction de ses appétits), autrement dit l'altruisme plus que l'égoïsme, qui constituent les aspirations fondamentales des êtres humains que nous sommes.
Rifkin a parfaitement raison de souligner que ces déterminations essentielles, loin d'être contredites par la montée de l'individualisme dans nos sociétés modernes, sont, au contraire, favorisée par celles-ci. C'est une erreur de jugement et de pensée de tenir pour identiques individualisme et égoïsme. Prenez l'exemple des dissidents à l'époque soviétique. Tous ces Soljénitsyne, Sakharov, Havel, etc. étaient tout à la fois des individus revendiquant leur droit, et le droit pour tout homme, à être des individus singuliers - et de fait, ils étaient des êtres absolument uniques - alors même qu'ils agissaient au nom de principes qui les conduisirent à connaître l'emprisonnement, la déportation et la relégation sociale. Comme l'écrit très justement Rifkin : "L'éveil du sens de l'identité personnelle, née de la différenciation, est crucial pour le développement et l'expansion de l'empathie. Plus le moi s'individualise et se développe, plus nous prenons conscience de notre existence unique, finie et mortelle, de notre solitude existentielle, des mille défis auxquels nous nous heurtons dans notre lutte pour être et pour nous épanouir. Ce sont ces sentiments existentiels qui nous permettent d'entrer en empathie avec ceux, très proches, qu'éprouvent les autres [...] C'est ce processus que nous nommons cvilisation . La civilisation, c'est la détribalisation : la socialisation fondée sur les liens du sang se défait et une resocialisation s'opère sur la base de liens d'association entre individus [...] Quand nous disons "civiliser", nous disons "empathiser"[p. 30].
Je songe à ce qu'écrit Rousseau dans l'Emile et qui va dans le même sens : "C'est la faiblesse de l'homme qui le rend sociable : ce sont nos misères communes qui portent nos coeurs à l'humanité, nous ne lui devrions rien si nous n'étions pas hommes [...] Si nos besoins communs nous unissent par intérêt, nos misères communes nous unissent par affection" [liv. IV, Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, t. IV, p. 503]. Or, cette conscience de notre vulnérabilité commune, fondée sur le sentiment d'empathie - cette "affection" dont parle Rousseau - est le moteur du grand processus civilisateur - la pitié et pas seulement l'amour-propre, pour reprendre le vocabulaire rousseauiste - qui est en passe de se développer comme jamais auparavant dans l'histoire humaine.
Telle est la première thèse passionnante que défend Rifkin, soutenue par un puissant argumentaire scientifique, comparable dans son ampleur - une vaste fresque nous fait parcourir l'histoire de l'humanité depuis les chasseurs-cueilleurs jusqu'à nos sociétés contemporaines - à La passion de détruire, Anatomie de la destructivité d'Erich Fromm (dont l'idée fondamentale est fort proche de la sienne).
www.amazon.fr
A suivre...
_________________
* Trad. Françoise et Paul Chemla, Les liens qui libèrent, 2011.
"Aujourd'hui, dans ce qui devient une civilisation interconnectée à l'échelle mondiale, la conscience empathique commence à toucher les derniers confins de la biosphère et toutes les créatures vivantes. Malheureusement, cela se produit au moment précis de l'histoire où ces mêmes structures économiques qui nous rassemblent aspirent massivement les ressources restantes de la Terre pour perpétuer une civilisation urbaine interdépendante et ultra-complexe, et, ce faisant, détruisent la biosphère [...] Nous fonçons vers la conscience biosphérique dans un monde menacé de disparition. Pour renégocier à temps une relation durable avec la planète et nous écarter du bord de l'abîme, nous devons comprendre la contradiction qui se trouve au cœur de la saga humaine [...] La dialectique qui sous-tend l'histoire de l'humanité est une boucle de rétroaction perpétuelle entre extension de l'empathie et montée de l'entropie" [p. 31-32]. Tel est le cruel paradoxe dont Rifkin déploie les raisons et les conséquences.
Une nouvelle vision de la nature humaine
Le premier point le plus intéressant de la démonstration consiste à proposer une "nouvelle vision de la nature humaine", qui contredit radicalement le paradigme dominant de l'homo œconomicus, cet individu calculateur qui vise, en toutes circonstances, à maximiser son intérêt égoïste, encore repris par Freud. C'est tout au contraire, la loi de la coopération (plutôt que de la compétition), la recherche de la relation (plutôt que l'affirmation de sa propre autonomie), le sens de l'empathie (plutôt que la poursuite aveugle de la satisfaction de ses appétits), autrement dit l'altruisme plus que l'égoïsme, qui constituent les aspirations fondamentales des êtres humains que nous sommes.
Rifkin a parfaitement raison de souligner que ces déterminations essentielles, loin d'être contredites par la montée de l'individualisme dans nos sociétés modernes, sont, au contraire, favorisée par celles-ci. C'est une erreur de jugement et de pensée de tenir pour identiques individualisme et égoïsme. Prenez l'exemple des dissidents à l'époque soviétique. Tous ces Soljénitsyne, Sakharov, Havel, etc. étaient tout à la fois des individus revendiquant leur droit, et le droit pour tout homme, à être des individus singuliers - et de fait, ils étaient des êtres absolument uniques - alors même qu'ils agissaient au nom de principes qui les conduisirent à connaître l'emprisonnement, la déportation et la relégation sociale. Comme l'écrit très justement Rifkin : "L'éveil du sens de l'identité personnelle, née de la différenciation, est crucial pour le développement et l'expansion de l'empathie. Plus le moi s'individualise et se développe, plus nous prenons conscience de notre existence unique, finie et mortelle, de notre solitude existentielle, des mille défis auxquels nous nous heurtons dans notre lutte pour être et pour nous épanouir. Ce sont ces sentiments existentiels qui nous permettent d'entrer en empathie avec ceux, très proches, qu'éprouvent les autres [...] C'est ce processus que nous nommons cvilisation . La civilisation, c'est la détribalisation : la socialisation fondée sur les liens du sang se défait et une resocialisation s'opère sur la base de liens d'association entre individus [...] Quand nous disons "civiliser", nous disons "empathiser"[p. 30].
Je songe à ce qu'écrit Rousseau dans l'Emile et qui va dans le même sens : "C'est la faiblesse de l'homme qui le rend sociable : ce sont nos misères communes qui portent nos coeurs à l'humanité, nous ne lui devrions rien si nous n'étions pas hommes [...] Si nos besoins communs nous unissent par intérêt, nos misères communes nous unissent par affection" [liv. IV, Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, t. IV, p. 503]. Or, cette conscience de notre vulnérabilité commune, fondée sur le sentiment d'empathie - cette "affection" dont parle Rousseau - est le moteur du grand processus civilisateur - la pitié et pas seulement l'amour-propre, pour reprendre le vocabulaire rousseauiste - qui est en passe de se développer comme jamais auparavant dans l'histoire humaine.
Telle est la première thèse passionnante que défend Rifkin, soutenue par un puissant argumentaire scientifique, comparable dans son ampleur - une vaste fresque nous fait parcourir l'histoire de l'humanité depuis les chasseurs-cueilleurs jusqu'à nos sociétés contemporaines - à La passion de détruire, Anatomie de la destructivité d'Erich Fromm (dont l'idée fondamentale est fort proche de la sienne).
A suivre...
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* Trad. Françoise et Paul Chemla, Les liens qui libèrent, 2011.
lundi 23 mai 2011
La femme de chambre et le financier par Irène Théry
La sociologue Irène Théry* publie sur le site du Monde un bel article, "La femme de chambre et le financier", qui nous aide à dépasser le dilemme, évidemment faux, qui nous contraindrait à défendre ou bien la présomption d'innocence du mis en cause ou bien la parole de la victime supposée.
En voici un extrait :
"[...] D'un côté, il y a ceux qui soulignent avant tout la valeur fondamentale de la présomption d'innocence à laquelle a droit l'auteur allégué des faits. Ils ont semblé, dans les premiers jours, si majoritaires parmi les ténors qui font l'opinion en France et si indifférents au sort de la victime présumée qu'on n'a pas manqué de les traiter de défenseurs patentés de l'ordre patriarcal. Il est vrai que des réflexes machistes assez cognés ont fleuri ici et là pour défendre à leur manière l'innocence virile : "il n'y a pas mort d'homme", "un troussage de domestique"... Mais on aura peine à nous faire croire que ces insanités d'un autre âge soient le révélateur providentiel d'un complot masculin caché sous la défense intransigeante des droits des justiciables. Ce n'est pas la défense des mâles dominants qui est préoccupante chez ceux qui croient trouver dans la présomption d'innocence la boussole unique guidant leurs réactions; c'est plutôt un certain aveuglement mental aux défis nouveaux surgis du lien social contemporain.
Car de l'autre côté, il y a ceux – au départ plus souvent des femmes, féministes et engagées – qui s'efforcent de porter au plus haut des valeurs démocratiques une forme nouvelle de respect de la personne, qui n'a pas encore vraiment de nom dans le vocabulaire juridique, et qu'on pourrait appeler son droit à la présomption de véracité. C'est la présomption selon laquelle la personne qui se déclare victime d'un viol ou d'une atteinte sexuelle est supposée ne pas mentir jusqu'à preuve du contraire. Le propre des agressions sexuelles, on le sait, est qu'à la différence des blessures ou des meurtres, leur réalité " objective " ne s'impose pas d'elle-même aux yeux des tiers. Ont-elles seulement existé ? Avant même qu'un procès n'aborde les terribles problèmes de la preuve et de la crédibilité des parties en présence, la question spécifique que posent ces affaires judiciaires s'enracine très exactement là : ce qui est en jeu au départ n'est jamais seulement la présomption d'innocence du mis en cause, mais la possibilité même qu'une infraction sexuelle alléguée prenne assez de réalité aux yeux de tiers qualifiés pour ouvrir la procédure. Cette possibilité passe en tout premier lieu par la possibilité donnée à une victime présumée d'être vraiment écoutée. On accueille de mieux en mieux, dans nos commissariats, les victimes sexuelles qui déposent plainte. Mais sommes-nous prêts, dans la culture politique française, à considérer la présomption de véracité comme un véritable droit ? Rien n'est moins sûr.[...]
L'article peut être lu dans son intégralité à l'adresse suivante :
lemonde.fr
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Dernier ouvrage paru : Des humains comme les autres : Bioéthique, anonymat et genre du don, Cas de figure, EHESS, 2010.
www.amazon.fr
En voici un extrait :
"[...] D'un côté, il y a ceux qui soulignent avant tout la valeur fondamentale de la présomption d'innocence à laquelle a droit l'auteur allégué des faits. Ils ont semblé, dans les premiers jours, si majoritaires parmi les ténors qui font l'opinion en France et si indifférents au sort de la victime présumée qu'on n'a pas manqué de les traiter de défenseurs patentés de l'ordre patriarcal. Il est vrai que des réflexes machistes assez cognés ont fleuri ici et là pour défendre à leur manière l'innocence virile : "il n'y a pas mort d'homme", "un troussage de domestique"... Mais on aura peine à nous faire croire que ces insanités d'un autre âge soient le révélateur providentiel d'un complot masculin caché sous la défense intransigeante des droits des justiciables. Ce n'est pas la défense des mâles dominants qui est préoccupante chez ceux qui croient trouver dans la présomption d'innocence la boussole unique guidant leurs réactions; c'est plutôt un certain aveuglement mental aux défis nouveaux surgis du lien social contemporain.
Car de l'autre côté, il y a ceux – au départ plus souvent des femmes, féministes et engagées – qui s'efforcent de porter au plus haut des valeurs démocratiques une forme nouvelle de respect de la personne, qui n'a pas encore vraiment de nom dans le vocabulaire juridique, et qu'on pourrait appeler son droit à la présomption de véracité. C'est la présomption selon laquelle la personne qui se déclare victime d'un viol ou d'une atteinte sexuelle est supposée ne pas mentir jusqu'à preuve du contraire. Le propre des agressions sexuelles, on le sait, est qu'à la différence des blessures ou des meurtres, leur réalité " objective " ne s'impose pas d'elle-même aux yeux des tiers. Ont-elles seulement existé ? Avant même qu'un procès n'aborde les terribles problèmes de la preuve et de la crédibilité des parties en présence, la question spécifique que posent ces affaires judiciaires s'enracine très exactement là : ce qui est en jeu au départ n'est jamais seulement la présomption d'innocence du mis en cause, mais la possibilité même qu'une infraction sexuelle alléguée prenne assez de réalité aux yeux de tiers qualifiés pour ouvrir la procédure. Cette possibilité passe en tout premier lieu par la possibilité donnée à une victime présumée d'être vraiment écoutée. On accueille de mieux en mieux, dans nos commissariats, les victimes sexuelles qui déposent plainte. Mais sommes-nous prêts, dans la culture politique française, à considérer la présomption de véracité comme un véritable droit ? Rien n'est moins sûr.[...]
L'article peut être lu dans son intégralité à l'adresse suivante :
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Dernier ouvrage paru : Des humains comme les autres : Bioéthique, anonymat et genre du don, Cas de figure, EHESS, 2010.
dimanche 22 mai 2011
L'alouette
Merci à mon ami, Zhang Li, poète et philosophe, de m'avoir envoyé ce court texte, tout simple, comme savent en écrire les lettrés chinois.
Une douleur au bras des songes, l'alouette s'est envolée. Peine perdue ! La pierre est plus dure que le marteau qui la sculpte. Nous irons là-bas, plus loin en nous, où se trouvent enfouies les trouées de lumière qui ne sont d'aucun monde. Rêves de poème ou de prière, c'est selon. Belle et chaste, la chair a dit son dernier mot. N'y songeons plus. Mais l'âme engourdie parfois se réveille, et ce n'est plus la vanité de la course qui nous emporte. Nous prenons barque avec l'oiseau qui chante et la fleur minuscule et le ruisseau imperturbable et dans le grand silence qui se fait bruissent le murmure de la vie, le mystère inexpliqué du sens et la possibilité de la miséricorde.
Une douleur au bras des songes, l'alouette s'est envolée. Peine perdue ! La pierre est plus dure que le marteau qui la sculpte. Nous irons là-bas, plus loin en nous, où se trouvent enfouies les trouées de lumière qui ne sont d'aucun monde. Rêves de poème ou de prière, c'est selon. Belle et chaste, la chair a dit son dernier mot. N'y songeons plus. Mais l'âme engourdie parfois se réveille, et ce n'est plus la vanité de la course qui nous emporte. Nous prenons barque avec l'oiseau qui chante et la fleur minuscule et le ruisseau imperturbable et dans le grand silence qui se fait bruissent le murmure de la vie, le mystère inexpliqué du sens et la possibilité de la miséricorde.
vendredi 20 mai 2011
Notre caractère est notre destin
"Le premier jour de 1895, il [Marcel Proust] avait proclamé sa foi dans la liberté humaine et la grâce divine qui éloigne de nous le poids de notre caractère et de notre passé. Désormais, il n'y croyait plus. Il n'existe rien en-dehors du destin lequel n'est autre que notre caractère : "A tous les moments de notre vie nous sommes les descendants de nous-même et l'atavisme qui pèse sur nous c'est notre passé, conservé par l'habitude" [extrait de Pietro Citati, La colombe poignardée]. Léon Tosltoï aurait pu faire sienne cette amère sentence du coeur. A la fin d'Anna Karénine, Lévine décide de se changer lui-même et de consacrer désormais sa vie à devenir un homme bon, puis, l'instant d'après, s'égare, comme auparavant, à vociférer violemment contre son serviteur. Ce que nous avons fait de nous-même, notre caractère forgé par l'habitude, cette "seconde nature" dont parle Aristote, à un moment donné devient notre destin implacable. Tolstoï en savait quelque chose, lui pour qui les pulsions sexuelles étaient l'expression du mal, dont il ne put jamais se délivrer. Le grand poète russe, Athanase Feth, mort en 1892, le comparait à "un pur-sang en rupture de licol".
L'habitude n'est que la répétition au quotidien d'une "humeur" dominante que Machiavel mettait au compte de la Fortune, non de notre liberté - ce grand poncif théologique et moral auquel, selon Nietzsche, on ne peut ni croire ni ne pas croire. La pulsion, seule, n'est rien puisque l'accompagne tout un système de représentations psychiques, d'origine en partie inconsciente, dont jaillira l'acte. Quant à pouvoir exercer sur elle une véritable maîtrise, c'est le grand projet stoïcien repris par Freud, mais comme elle est difficile, peut-être impossible, à exercer ! On s'en prémunit par les vertus de l'éducation, plus tard, par un long et patient travail sur soi ou, à défaut, et plus généralement, par la crainte de la loi et des sanctions ou encore de l'opinion des autres, mais là c'est le plus souvent l'hypocrisie, les pratiques en secret, qui signent nos plus sûres défaites lesquelles, un jour, inévitablement, seront publiées au grand jour. Non, personne n'échappe à son destin ! On le voit aujourd'hui dans l'affaire qui nous sidère tous encore.
L'habitude n'est que la répétition au quotidien d'une "humeur" dominante que Machiavel mettait au compte de la Fortune, non de notre liberté - ce grand poncif théologique et moral auquel, selon Nietzsche, on ne peut ni croire ni ne pas croire. La pulsion, seule, n'est rien puisque l'accompagne tout un système de représentations psychiques, d'origine en partie inconsciente, dont jaillira l'acte. Quant à pouvoir exercer sur elle une véritable maîtrise, c'est le grand projet stoïcien repris par Freud, mais comme elle est difficile, peut-être impossible, à exercer ! On s'en prémunit par les vertus de l'éducation, plus tard, par un long et patient travail sur soi ou, à défaut, et plus généralement, par la crainte de la loi et des sanctions ou encore de l'opinion des autres, mais là c'est le plus souvent l'hypocrisie, les pratiques en secret, qui signent nos plus sûres défaites lesquelles, un jour, inévitablement, seront publiées au grand jour. Non, personne n'échappe à son destin ! On le voit aujourd'hui dans l'affaire qui nous sidère tous encore.
jeudi 19 mai 2011
L'acrobate
Soudain, le voile se déchira et le mauvais drame, ordinaire et vulgaire qui se tramait en sourdine dans les coulisses, loin des apparences de la scène où tout est beauté, honneur et gloire, s'invita au spectacle de manière fracassante. Assis dans la salle, nous croyions assister à la mise en orbite du personnage – il serait là bientôt où tous l'attendaient, plus haut encore au firmament du succès, avançant d'un pas assuré sur le chemin promis sans craindre de trébucher ou de tomber – et puis soudain, un énorme boum ! L'explosion se fit entendre, pas un de ces petits pétards que les potaches lâchent dans les cours de récréation, non ! un vrai coup de tonnerre, formidable et imprévisible, dans l'azur immaculé du ciel et se propageant à la vitesse quasi immédiate des ondes médiatiques. On se frottait les yeux, incapables de croire à ce que nous avions sous les yeux, saisis d'un vertige qui nous avait jetés à terre, comme si les sièges sur lesquels nous étions tranquillement assis avaient été renversés par une force d'une brutalité démoniaque – aucun exemple par le passé, sauf dans Shakespeare peut-être, ne nous avait préparés à une déchéance aussi théatrâle. Nous croyions le créateur de la pièce bienveillant et voici qu'il se montre d'une implacable cruauté.
Le héros, l'auteur de la pièce l'avait techniquement doté de tous les atouts que les bonnes fées accordent si rarement à un humain : l'intelligence hors-pair, l'admiration de la foule qui applaudit à chacun de ses gestes, la fortune qui vous met à l'abri des événements – la maladie, un accident fortuit auraient seuls pu le faire tomber de sa trajectoire forcément ascendante. Mais, non, cela ne pouvait, ne devait pas arriver ! Certes, il y avait eu par le passé quelques anicroches, des propos tenus à l'écart des oreilles de l'opinion, un haut poste qu'il avait dû abandonner, mais l'acrobate était remonté sur la corde : au-dessus du vide, plus il avançait vers l'or chatoyant du palais, un pas devant l'autre, avec une assurance gracile, presque sans effort, plus nous applaudissions à la performance. Sauf que le vide n'était pas au-dessous de lui, le vertigineux abîme qui sépare les grands de ce monde de la masse des hommes ordinaires : le vide, à l'insu de tous, il l'avait depuis longtemps creusé dans son coeur, taillant mortellement à la hache la position que ses talents lui avaient si naturellement obtenue. Sous nos yeux atterrés - à peine arrive-t-on encore à le croire - le danseur glorieux, jusqu'alors accueillant avec l'arrogance presque modeste ce qui lui était naturellement dû, n'est plus désormais qu'un détenu humilié et hagard, pris et sans doute bientôt broyé par l'immense système dont jusqu'à présent il maniait si habilement les fils. Si nous ne pouvons nous détacher de ce visage défait, et qu'en boucle les images tournent dans nos têtes, ce n'est pas que nous cédons à la tentation du voyeur ou que nous nous réjouissons secrètement de la chute de l'ange : la fascination qui nous fige, et nous retient dans la répétition de l'instant, où sous nos yeux incrédules une existence humaine - celle-là plus que tout autre - bascule et s'effondre, relève de la stupeur et de l'effroi.
Nous ne savons pas encore quelle fin l'auteur de la pièce, un vrai machiavélien à n'en pas douter, réserve à son héros. Mais quoiqu'il en soit à l'avenir, nous savons déjà qu'il a joué avec nos nerfs. Car si la déchéance de l'acrobate, aux prises avec son instinct de mort, était inscrite dans l'ordre des choses, l'attestation publique qu'il n'est personne qui ne soit un jour rattrapé par sa propre réalité, dans le même temps, intuitivement, nous sommes saisis (du moins est-ce le cas pour moi) par une sorte de vertige métaphysique, comme si derrière cette histoire humaine d'une déchéance aux allures de tragédie, dont le héros est probablement seul responsable – jusqu'à quel point, nous l'apprendrons sans doute un jour, mais, à ce stade, au fond peu importe puisque le mal est déjà fait - triomphait une puissance adverse, perfide et mauvaise, qui se gausse sardoniquement de notre pauvre humanité. Cette divinité capricieuse et franchement sadique dont Machiavel disait : « La Fortune élève un homme au sommet et le jette à terre, afin qu'elle en rie et qu'il en pleure ».
Le héros, l'auteur de la pièce l'avait techniquement doté de tous les atouts que les bonnes fées accordent si rarement à un humain : l'intelligence hors-pair, l'admiration de la foule qui applaudit à chacun de ses gestes, la fortune qui vous met à l'abri des événements – la maladie, un accident fortuit auraient seuls pu le faire tomber de sa trajectoire forcément ascendante. Mais, non, cela ne pouvait, ne devait pas arriver ! Certes, il y avait eu par le passé quelques anicroches, des propos tenus à l'écart des oreilles de l'opinion, un haut poste qu'il avait dû abandonner, mais l'acrobate était remonté sur la corde : au-dessus du vide, plus il avançait vers l'or chatoyant du palais, un pas devant l'autre, avec une assurance gracile, presque sans effort, plus nous applaudissions à la performance. Sauf que le vide n'était pas au-dessous de lui, le vertigineux abîme qui sépare les grands de ce monde de la masse des hommes ordinaires : le vide, à l'insu de tous, il l'avait depuis longtemps creusé dans son coeur, taillant mortellement à la hache la position que ses talents lui avaient si naturellement obtenue. Sous nos yeux atterrés - à peine arrive-t-on encore à le croire - le danseur glorieux, jusqu'alors accueillant avec l'arrogance presque modeste ce qui lui était naturellement dû, n'est plus désormais qu'un détenu humilié et hagard, pris et sans doute bientôt broyé par l'immense système dont jusqu'à présent il maniait si habilement les fils. Si nous ne pouvons nous détacher de ce visage défait, et qu'en boucle les images tournent dans nos têtes, ce n'est pas que nous cédons à la tentation du voyeur ou que nous nous réjouissons secrètement de la chute de l'ange : la fascination qui nous fige, et nous retient dans la répétition de l'instant, où sous nos yeux incrédules une existence humaine - celle-là plus que tout autre - bascule et s'effondre, relève de la stupeur et de l'effroi.
Nous ne savons pas encore quelle fin l'auteur de la pièce, un vrai machiavélien à n'en pas douter, réserve à son héros. Mais quoiqu'il en soit à l'avenir, nous savons déjà qu'il a joué avec nos nerfs. Car si la déchéance de l'acrobate, aux prises avec son instinct de mort, était inscrite dans l'ordre des choses, l'attestation publique qu'il n'est personne qui ne soit un jour rattrapé par sa propre réalité, dans le même temps, intuitivement, nous sommes saisis (du moins est-ce le cas pour moi) par une sorte de vertige métaphysique, comme si derrière cette histoire humaine d'une déchéance aux allures de tragédie, dont le héros est probablement seul responsable – jusqu'à quel point, nous l'apprendrons sans doute un jour, mais, à ce stade, au fond peu importe puisque le mal est déjà fait - triomphait une puissance adverse, perfide et mauvaise, qui se gausse sardoniquement de notre pauvre humanité. Cette divinité capricieuse et franchement sadique dont Machiavel disait : « La Fortune élève un homme au sommet et le jette à terre, afin qu'elle en rie et qu'il en pleure ».
dimanche 15 mai 2011
Pietro Citati, Le Mal Absolu
Dans un entretien accordé en 2009 à Lire, Pietro Citati remarque : "Le propre du grand livre, c'est le mouvement et les infinies facettes qu'il réserve aux générations successives dans le temps. Proust est mort il y a moins d'un siècle. Songez à la quantité de visages qu'a fait miroiter la Recherche depuis sa parution jusqu'à nos jours. La voilà, la beauté de la grande littérature. On ne réussit pas à l'attraper, tant elle change de visage. Car il y a toujours quelque chose de caché et, sous le caché découvert, il subsiste encore quelque chose de caché."
Cette richesse aux facettes infinies des grandes oeuvres, peu de critiques littéraires l'ont explorée, travaillée et présentée avec autant d'amour, d'érudition, d'intelligence, de subtilité, de profondeur et de bonheur magnifique d'expression que Pietro Citati (né en 1930) qui, aux côtés de Georges Steiner - mais peut-être moins connu que lui du grand public cultivé - est un des maîtres du genre.
Après ceux consacrés à Ulysse (La pensée chatoyante), à Goethe, à Manzoni, à Proust (La Colombe poignardée), à Tolstoï, à Fitzgerald (La mort du papillon), son dernier livre Le Mal Absolu, sous-titré Au coeur du roman du dix-neuvième siècle*, est un pur chef-d'oeuvre.
Voici la présentation qu'en donne l'éditeur, et qui vous donnera une idée des raisons pour lesquelles j'en parle aujourd'hui, après m'y être plongé à corps perdu depuis plusieurs jours :
"Existe-t-il un point commun, dans cette surprenante galerie de portraits, entre le hardi Robinson et la lunaire Jane Austen, entre le vertigineux Thomas De Quincey et l'enfant terrible Pinocchio, entre les yeux d'Emma Bovary, les chevaux de Leskov et les petites filles de Lewis Carroll ? Ou bien entre le rire de Dickens et ses incursions dans les ténèbres, la pitié infinie de Dostoïevski, la vitesse et la grâce parfaite de Stevenson, les labyrinthes aériens des phrases de Henry James et les descentes de Freud dans l'Hadès tout au long des nuits au cours desquelles il écrivit L'Interprétation des rêves ? Ce qui relie ces écrivains et ces personnages, parmi bien d'autres rencontrés dans ce livre, ce n'est pas seulement leur apparition au cœur d'une époque marquée par l'apogée du roman et par des bouleversements considérables. C'est aussi le regard subtil de Pietro Citati, son intérêt passionné pour les défis de l'esprit et les aspects multiples de l'existence, son aptitude à accueillir en lui la multitude des visages et des voix qui hantent les écrivains et leurs livres. C'est enfin le fil rouge qui court à travers ces pages : Balzac, Poe, Dumas, Hawthorne, Dostoïevski, Stevenson et presque tous les grands romanciers du XIXe siècle sont attirés par une image, celle du Mal absolu. Non pas le mal étriqué et monotone de la réalité quotidienne, mais le mal fascinant que semblent diffuser les grandes ailes sombres, encore imprégnées de lumière, de Satan et des anges déchus. Car ce siècle est aussi celui du retour de Satan qui séduit, corrompt et tue, aussi magnétique et irrésistible que Stavroguine dans Les Démons. Il tend à s'identifier au Tout, jusqu'à ce qu'il révèle n'être rien d'autre que le vide vertigineux et sans bornes qui hante la conscience moderne."
www.amazon.fr
Le passionnant entretien de Pietro Citati peut être lu à l'adresse suivante :
www.lexpress.fr
___________________
* Traduit de l'italien par Brigitte Pérol, L'Arpenteur, Gallimard, 2009.
Cette richesse aux facettes infinies des grandes oeuvres, peu de critiques littéraires l'ont explorée, travaillée et présentée avec autant d'amour, d'érudition, d'intelligence, de subtilité, de profondeur et de bonheur magnifique d'expression que Pietro Citati (né en 1930) qui, aux côtés de Georges Steiner - mais peut-être moins connu que lui du grand public cultivé - est un des maîtres du genre.
Après ceux consacrés à Ulysse (La pensée chatoyante), à Goethe, à Manzoni, à Proust (La Colombe poignardée), à Tolstoï, à Fitzgerald (La mort du papillon), son dernier livre Le Mal Absolu, sous-titré Au coeur du roman du dix-neuvième siècle*, est un pur chef-d'oeuvre.
Voici la présentation qu'en donne l'éditeur, et qui vous donnera une idée des raisons pour lesquelles j'en parle aujourd'hui, après m'y être plongé à corps perdu depuis plusieurs jours :
"Existe-t-il un point commun, dans cette surprenante galerie de portraits, entre le hardi Robinson et la lunaire Jane Austen, entre le vertigineux Thomas De Quincey et l'enfant terrible Pinocchio, entre les yeux d'Emma Bovary, les chevaux de Leskov et les petites filles de Lewis Carroll ? Ou bien entre le rire de Dickens et ses incursions dans les ténèbres, la pitié infinie de Dostoïevski, la vitesse et la grâce parfaite de Stevenson, les labyrinthes aériens des phrases de Henry James et les descentes de Freud dans l'Hadès tout au long des nuits au cours desquelles il écrivit L'Interprétation des rêves ? Ce qui relie ces écrivains et ces personnages, parmi bien d'autres rencontrés dans ce livre, ce n'est pas seulement leur apparition au cœur d'une époque marquée par l'apogée du roman et par des bouleversements considérables. C'est aussi le regard subtil de Pietro Citati, son intérêt passionné pour les défis de l'esprit et les aspects multiples de l'existence, son aptitude à accueillir en lui la multitude des visages et des voix qui hantent les écrivains et leurs livres. C'est enfin le fil rouge qui court à travers ces pages : Balzac, Poe, Dumas, Hawthorne, Dostoïevski, Stevenson et presque tous les grands romanciers du XIXe siècle sont attirés par une image, celle du Mal absolu. Non pas le mal étriqué et monotone de la réalité quotidienne, mais le mal fascinant que semblent diffuser les grandes ailes sombres, encore imprégnées de lumière, de Satan et des anges déchus. Car ce siècle est aussi celui du retour de Satan qui séduit, corrompt et tue, aussi magnétique et irrésistible que Stavroguine dans Les Démons. Il tend à s'identifier au Tout, jusqu'à ce qu'il révèle n'être rien d'autre que le vide vertigineux et sans bornes qui hante la conscience moderne."
Le passionnant entretien de Pietro Citati peut être lu à l'adresse suivante :
___________________
* Traduit de l'italien par Brigitte Pérol, L'Arpenteur, Gallimard, 2009.
vendredi 13 mai 2011
Irena Sendler, la Juste du ghetto de Varsovie
Gloire et honneur aux figures admirables des Justes qui, telle Irena Sendlerowa (Irena Sendler), militante et résistante polonaise, décédée le 12 mai 2008, sauvèrent des milliers de Juifs de l'extermination programmée. A voir son visage joufflu, enfantin presque malgré le grand âge, on voudrait y apposer un bon gros baiser sur la joue. Mais qu'on se trompe, Irena était d'un courage indomptable et, sous son apparence innocente, se dissimulait un être capable d'une ruse extraordinairement intelligente. Gràce à ses actions héroïques, ce sont 2500 enfants qui, en Pologne, furent sauvés des camps d'extermination.
Assistante sociale, Irena travaillait déjà avant la guerre auprès des familles juives pauvres de Varsovie, qui était alors la première métropole juive d'Europe.
Dès l'automne 1940, elle prit des risques considérables pour apporter de la nourriture, des vêtements ou des médicaments aux habitants du ghetto, que les occupants nazis avaient instauré dans un quartier de la capitale.
Irena fut chargée en 1942 par la Commission clandestine d'aide aux Juifs, Zegota, créée par le gouvernement polonais en exil, de diriger le département de l'enfance.
Elle fit alors sortir clandestinement des enfants du ghetto qu'elle hébergeait dans des familles catholiques et des couvents.
Les enfants étaient cachés dans des valises, transportés par des pompiers ou des camions à ordures, ou simplement dissimulés sous les manteaux des personnes qui avaient le droit d'accès au ghetto, comme Irena Sendler et son équipe d'assistantes sociales. Irena dissimulait, par exemple, des enfants dans le fond de sa boite à outils qu’elle transportait à l’arrière de son véhicule, ainsi qu’un grand sac (pour les enfants plus grands). Un chien à l’arrière avait été entraîné à aboyer quand les soldats allemands la contrôlait à l’entrée et à la sortie du ghetto. Les soldats ne pouvaient rien contre le chien qui couvrait le bruit que pouvait faire les enfants.
Arrêtée par la Gestapo le 20 octobre 1943 et brutalement torturée, les nazis lui brisèrent les jambes et les pieds, la laissant infirme à vie, mais elle tint bon et ne livra aucune information sur son réseau. Condamnée à mort, elle fut miraculeusement libérée sur le chemin de l'exécution par un officier allemand que la résistance polonaise avait réussi à soudoyer. Puis, elle continua son combat clandestin sous une autre identité jusqu'à la libération. Après la guerre, elle travailla dans la supervision des orphelinats et des maisons de retraite.
Irena avait conservé les noms de tous les enfants qu’elle avait fait sortir du ghetto, gardés dans une jarre en verre enterrée sous un arbre au fond de son jardin.
A la fin du conflit, elle essaya de localiser les parents qui avaient pu survivre et tenta de réunir les familles, mais la plupart avaient été gazées. Elle transmit la liste des noms et des familles d'accueil qu'elle avait scrupuleusement tenue à Adolf Berman, le président du Comité Juif en Pologne. Grâce à cette liste, les membres du comité réussirent à retrouver environ 2 000 enfants.
Interrogée sur les raisons qui l'avaient poussé à agir ainsi au péril de sa vie, elle se plaisait à répondre : "On m'a éduquée dans l'idée qu'il faut sauver quelqu'un qui se noie, sans tenir compte de sa religion ou de sa nationalité".
Comme de nombreux autres sauveteurs, elle refusait pourtant d'être considérée comme une héroïne. Au contraire. "Je continue d'avoir mauvaise conscience d'avoir fait si peu", disait-elle, à l'instar d'Oscar Schindler.
En 1965, Irena Sendler fut honorée au titre de "Juste parmi les nations" par l'Institut Yad Vashem à Jérusalem. Elle fut proposée pour le prix Nobel de la Paix, l'année où il fut décerné à Al Gore. En 2007, elle fut élevée au rang d'héroïne nationale par le Sénat polonais.
Une Juste : Irena SENDLER- par Herveybay
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Sources :
samedi 7 mai 2011
Glenn Gould
Le choc fut si grand, si inattendu, que la scène est restée gravée dans ma mémoire avec une précision de tous les détails. C'est entendant, ébloui, ce concerto n° 1 de Bach pour piano (interprété par Jean-Bernard Pommier) chez mon ami Laurent M. - nous étions alors tous deux étudiants en première année à Sciences-Pô ; je lui dois de m'avoir initié à la philosophie (de Heidegger, pour commencer !), à la poésie (de René Char) puis, par la suite, à la musique (de Pierre Boulez) dont à l'époque j'ignorais jusqu'aux noms - que j'ai découvert l'amour de la musique qui ne m'a plus quitté.
Voici le 1er mouvement joué par Glenn Gould, tout jeune encore mais avec déjà les manies qu'on lui connaîtra (l'habitude de chantonner en jouant, la position penchée, le visage au niveau des touches grâce aux pieds coupés de la chaise pliante dont il se servit toute sa vie). La fiche Wikipédia qui lui est consacré rappelle que, selon certains psychiatres, Gloud aurait été affecté d'une forme particulière d'autisme, appelé Syndrome d'Asperger. Well, so be it, si c'est à ce prix qu'on atteint un tel génie d'interprétation !
Timothy Maloney, directeur de la division de la musique de la Bibliothèque nationale du Canada, écrit à son propos : « Glenn Gould mérite notre profonde sympathie pour s'être si bien débrouillé, et notre profonde admiration pour avoir développé et mis en œuvre, face à l'incompréhension et à l'opprobre générale, tant de techniques pour s'en sortir sans l'intervention ni le soutien des autres. Indépendamment de ses réalisations professionnelles uniques, ses réalisations personnelles représentent un véritable triomphe de l'esprit. »
Si j'ai choisi cet extrait, plutôt qu'un enregistrement des Variations Golberg, dont Glenn Gould donna une interprétation aujourd'hui encore légendaire, c'est dans l'espoir que les jeunes lecteurs de ce blog découvriront, comme je le fis un jour, la beauté absolue de l'oeuvre de Bach, comme une entrée dans l'univers si plein de bonheurs indicibles de la musique.
Voici le 1er mouvement joué par Glenn Gould, tout jeune encore mais avec déjà les manies qu'on lui connaîtra (l'habitude de chantonner en jouant, la position penchée, le visage au niveau des touches grâce aux pieds coupés de la chaise pliante dont il se servit toute sa vie). La fiche Wikipédia qui lui est consacré rappelle que, selon certains psychiatres, Gloud aurait été affecté d'une forme particulière d'autisme, appelé Syndrome d'Asperger. Well, so be it, si c'est à ce prix qu'on atteint un tel génie d'interprétation !
Timothy Maloney, directeur de la division de la musique de la Bibliothèque nationale du Canada, écrit à son propos : « Glenn Gould mérite notre profonde sympathie pour s'être si bien débrouillé, et notre profonde admiration pour avoir développé et mis en œuvre, face à l'incompréhension et à l'opprobre générale, tant de techniques pour s'en sortir sans l'intervention ni le soutien des autres. Indépendamment de ses réalisations professionnelles uniques, ses réalisations personnelles représentent un véritable triomphe de l'esprit. »
Si j'ai choisi cet extrait, plutôt qu'un enregistrement des Variations Golberg, dont Glenn Gould donna une interprétation aujourd'hui encore légendaire, c'est dans l'espoir que les jeunes lecteurs de ce blog découvriront, comme je le fis un jour, la beauté absolue de l'oeuvre de Bach, comme une entrée dans l'univers si plein de bonheurs indicibles de la musique.
Rien ne se perd
"Rien ne se perd : ce qu'a fait de bien le plus inconnu des hommes vertueux compte plus dans la balance universelle que les plus insolents triomphes de l'erreur et du mal", écrit Renan, dans Le livre de Job [cité par Assouline, p. 127]. Une maxime, comme une petite perle, que j'aurais pu mettre en épilogue à mon billet "Air maussade, bontée cachée".
Vies de Job
Je sors éreinté, épuisé, bouleversé - comment ne pas l'être avec un tel sujet qui me hante moi aussi depuis toujours ? - de la lecture, d'une traite, sans pouvoir le poser (près de 500 pages pourtant) du dernier "roman" de Pierre Assouline, Vies de Job, publié chez Gallimard. Le "craignant-Dieu", le juste aux malheurs incompréhensibles, endurant à l'extrème, plus que le patient, Assouline le traque dans toutes ses incarnations et ses représentations : théologiques, esthétiques, littéraires, humaines, avec une érudition impitoyable qui tient de l'obsession. Et c'est magnifique, sans qu'on sache trop, peu importe, à quel genre on a affaire. La poursuite d'une obsession à travers les textes, et leurs mille et une interprétations divergentes, les images, les villes et les rencontres, là partout où la question insondable du Mal se présente sous les avatars de cette figure unique, Job, dont un livre très ancien, anti socratique par excellence (pas de dialogues, mais une série de monologues qui ne se répondent jamais) propose une impossible, une effrayante leçon de sagesse, si c'en est une, à mille lieux, à l'opposé même, de la sagesse stoïcienne. Car ici il ne s'agit pas de s'accorder à la grande raison providentielle, la nécessité, qui est la loi du monde, de maîtriser ses émotions, de surmonter la réalité de la douleur, mais de l'exposer, de la jeter à la face, à la gueule de Dieu pour lui demander des comptes, sans jamais pourtant le renier. Folie de la fidélité et de la foi, qui traverse comme un défi toute notre tradition spirituelle, plus que religieuse. Job avait obsédé Voltaire et Dostoïevski, qui ne pouvait lire ce livre sans tourner en rond dans sa pièce en proie à une angoisse infinie, et tant d'autres encore qu'Assouline convoque dans son enquête inlassable, minutieuse, presque pathologique, avec un talent d'écrivain qui est un bonheur à toutes les pages.
amazon.fr
Ayant posé ce très beau livre, travail et expérience d'une vie entière, je songe le coeur serré à ce Job contemporain qu'est Viktor Orekhov, cet ancien officier du KGB déporté au Goulag pour avoir protégé les dissidents qu'il était chargé de surveiller et de dénoncer et qui vit aujourd'hui - mais est-ce une vie ? - exilé aux Etats-Unis, sous une fausse identité, loin de sa terre natale et des siens, anonyme livreur de pizzas, il fait bien gagner sa vie, malheureux, selon ses dires, comme un poisson dans l'eau croupie de son bocal, son tas de cendres à lui, et auquel Nicolas Jallot consacre (après le documentaire dont j'ai déjà parlé) un livre qui doit sortir dans quelques jours :
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Ayant posé ce très beau livre, travail et expérience d'une vie entière, je songe le coeur serré à ce Job contemporain qu'est Viktor Orekhov, cet ancien officier du KGB déporté au Goulag pour avoir protégé les dissidents qu'il était chargé de surveiller et de dénoncer et qui vit aujourd'hui - mais est-ce une vie ? - exilé aux Etats-Unis, sous une fausse identité, loin de sa terre natale et des siens, anonyme livreur de pizzas, il fait bien gagner sa vie, malheureux, selon ses dires, comme un poisson dans l'eau croupie de son bocal, son tas de cendres à lui, et auquel Nicolas Jallot consacre (après le documentaire dont j'ai déjà parlé) un livre qui doit sortir dans quelques jours :
vendredi 6 mai 2011
Raison publique, Grammaires de la vulnérabilité
Raison publique, la revue d'éthique et de philosophie sociale et politique, publiée par les Presses de l'Université Paris-Sorbonne, consacre son dernier numéro aux "Grammaires de la vulnérabilité".
Voici un extrait de l'excellente introduction, rédigée par Sandra Laugier et Marie Gaille, deux spécialistes de la philosophie du care :
"[...] La reconnaissance de la vulnérabilité est ainsi devenue un élément essentiel de la réflexion sociale et politique du XXIe siècle. Notre but initial a été de proposer un questionnement de cette notion et de ses usages et d’interroger, avant que toute distance critique soit abolie envers une notion aussi féconde et plastique, le présent dépassement de l’approche « humaine » (et sociale) de la vulnérabilité. La vulnérabilité est associée grammaticalement à la blessure ou la nuisance, mais aussi, dans le discours contemporain, à la protection. Mais quel est alors le sens de la vulnérabilité ? S’agit-il d’une extension d’une vulnérabilité humaine, qui resterait alors la référence pour penser la vulnérabilité ? La difficulté conceptuelle alors serait d’étendre un concept défini pour l’humain, non seulement au non-humain (procédure argumentative déjà éprouvée, avec plus ou moins de réussite, par exemple pour les questions de droits) mais dans un domaine où la source de la nuisance est, précisément, l’humain. Or l’analyse grammaticale nous suggère que, plutôt qu’à une extension de la vulnérabilité humaine à l’environnement et à la nature, on procède à une nouvelle définition de la vulnérabilité humaine à partir de celle du non-humain. Parler de nature à protéger revient à inscrire la nature entière sous le chef de la vulnérabilité et à faire de l’humain à la fois tantôt une occurrence, tantôt une cause, de cette vulnérabilité
Le développement des éthiques du care, centrées sur la vulnérabilité de l’humain, semble avoir joué un rôle crucial dans la reconnaissance de la vulnérabilité. Il faut cependant examiner de près la transformation et la complexification de la notion qui s’est opérée sous leur impulsion. Les éthiques du care, développées d’abord aux États-Unis, n’ont pas découvert la vulnérabilité ou la fragilité, thèmes déjà développés dans des réflexions morales antérieures (Arendt, Cavell [5]) ; mais elles ont voulu placer la vulnérabilité au cœur de la morale – en lieu et place de ses valeurs jusqu’ici essentielles comme l’autonomie, l’impartialité, l’équité. Par la place centrale qu’elle accorde à la vulnérabilité des personnes, de toutes les personnes, la perspective du care comporte une visée éthique qui ne se résume pas à une bienveillance active pour les proches, à la sollicitude ou au soin d’autrui, mais constitue un changement radical dans la perception et la valorisation des activités humaines. La perspective du care élabore en effet une analyse des relations sociales organisées autour de la dépendance et de la vulnérabilité, point aveugle de l’éthique de la justice.
Les éthiques du care, contextualistes et enracinées dans la relation vivante à autrui, se sont construites contre le modèle dominant la philosophie politique et morale contemporaine : elles visent à situer les sources de l’éthique dans l’ordinaire des vies, comprises sous le chef du lien et de l’interdépendance d’êtres humains vulnérables. Elles s’inscrivent à contre-courant des modèles tant d’une éthique de l’obligation d’un côté, que des éthiques conséquentialistes de l’autre : le calcul impartial des secondes et l’abstraction rationaliste des premières mettent en dehors de ce qui est moral à proprement parler l’ensemble des relations de proximité où la vulnérabilité ordinaire est quotidiennement prise en charge. Le concept de care a ainsi joué un rôle de révélateur social et politique de la vulnérabilité, en même temps que du caractère restreint des conceptions libérales de la vie sociale : la vulnérabilité et l’interdépendance sont opposées à l’abstraction d’êtres humains isolés, indépendants, dont la confrontation raisonnée (de Hobbes à Rawls) serait à l’origine du lien social..."
Sommaire
Introduction, par Marie Gaille et Sandra Laugier
Les vulnérables et le géomètre. Sur les usages du concept de vulnérabilité dans les sciences sociales, par Estelle Ferrarese
Le care, le souci du détail et la vulnérabilité du réel, Sandra Laugier
La terre est-elle fragile ?, par Catherine Larrère
Comment définir la vulnérabilité ? L’apport de Robert Goodin, par Marie Garrau
Principe d’autonomie et vulnérabilité en droit de la santé, par Denis Berthiau
Les écuries d’Augias : mythe de la performance et déni de vulnérabilité, par Pascale Molinier
Décidera bien qui décidera le dernier ! Vulnérabilité effective et « bonne décision » en contexte hospitalier, par Marie Gaille
La vulnérabilité dans un milieu carcéral, par Vanessa Andrade de Barros, José Newton Garcia de Araújo & João Batista Moreira Pinto
Vulnérabilité et non-domination : quels enjeux pour la justice pénale ?, par Christophe Béal
Le texte intégral de l'introduction peut être lu à l'adresse suivant (où l'on peut également commander la revue) :
www.raison-publique.fr
Voici un extrait de l'excellente introduction, rédigée par Sandra Laugier et Marie Gaille, deux spécialistes de la philosophie du care :
"[...] La reconnaissance de la vulnérabilité est ainsi devenue un élément essentiel de la réflexion sociale et politique du XXIe siècle. Notre but initial a été de proposer un questionnement de cette notion et de ses usages et d’interroger, avant que toute distance critique soit abolie envers une notion aussi féconde et plastique, le présent dépassement de l’approche « humaine » (et sociale) de la vulnérabilité. La vulnérabilité est associée grammaticalement à la blessure ou la nuisance, mais aussi, dans le discours contemporain, à la protection. Mais quel est alors le sens de la vulnérabilité ? S’agit-il d’une extension d’une vulnérabilité humaine, qui resterait alors la référence pour penser la vulnérabilité ? La difficulté conceptuelle alors serait d’étendre un concept défini pour l’humain, non seulement au non-humain (procédure argumentative déjà éprouvée, avec plus ou moins de réussite, par exemple pour les questions de droits) mais dans un domaine où la source de la nuisance est, précisément, l’humain. Or l’analyse grammaticale nous suggère que, plutôt qu’à une extension de la vulnérabilité humaine à l’environnement et à la nature, on procède à une nouvelle définition de la vulnérabilité humaine à partir de celle du non-humain. Parler de nature à protéger revient à inscrire la nature entière sous le chef de la vulnérabilité et à faire de l’humain à la fois tantôt une occurrence, tantôt une cause, de cette vulnérabilité
Le développement des éthiques du care, centrées sur la vulnérabilité de l’humain, semble avoir joué un rôle crucial dans la reconnaissance de la vulnérabilité. Il faut cependant examiner de près la transformation et la complexification de la notion qui s’est opérée sous leur impulsion. Les éthiques du care, développées d’abord aux États-Unis, n’ont pas découvert la vulnérabilité ou la fragilité, thèmes déjà développés dans des réflexions morales antérieures (Arendt, Cavell [5]) ; mais elles ont voulu placer la vulnérabilité au cœur de la morale – en lieu et place de ses valeurs jusqu’ici essentielles comme l’autonomie, l’impartialité, l’équité. Par la place centrale qu’elle accorde à la vulnérabilité des personnes, de toutes les personnes, la perspective du care comporte une visée éthique qui ne se résume pas à une bienveillance active pour les proches, à la sollicitude ou au soin d’autrui, mais constitue un changement radical dans la perception et la valorisation des activités humaines. La perspective du care élabore en effet une analyse des relations sociales organisées autour de la dépendance et de la vulnérabilité, point aveugle de l’éthique de la justice.
Les éthiques du care, contextualistes et enracinées dans la relation vivante à autrui, se sont construites contre le modèle dominant la philosophie politique et morale contemporaine : elles visent à situer les sources de l’éthique dans l’ordinaire des vies, comprises sous le chef du lien et de l’interdépendance d’êtres humains vulnérables. Elles s’inscrivent à contre-courant des modèles tant d’une éthique de l’obligation d’un côté, que des éthiques conséquentialistes de l’autre : le calcul impartial des secondes et l’abstraction rationaliste des premières mettent en dehors de ce qui est moral à proprement parler l’ensemble des relations de proximité où la vulnérabilité ordinaire est quotidiennement prise en charge. Le concept de care a ainsi joué un rôle de révélateur social et politique de la vulnérabilité, en même temps que du caractère restreint des conceptions libérales de la vie sociale : la vulnérabilité et l’interdépendance sont opposées à l’abstraction d’êtres humains isolés, indépendants, dont la confrontation raisonnée (de Hobbes à Rawls) serait à l’origine du lien social..."
Sommaire
Introduction, par Marie Gaille et Sandra Laugier
Les vulnérables et le géomètre. Sur les usages du concept de vulnérabilité dans les sciences sociales, par Estelle Ferrarese
Le care, le souci du détail et la vulnérabilité du réel, Sandra Laugier
La terre est-elle fragile ?, par Catherine Larrère
Comment définir la vulnérabilité ? L’apport de Robert Goodin, par Marie Garrau
Principe d’autonomie et vulnérabilité en droit de la santé, par Denis Berthiau
Les écuries d’Augias : mythe de la performance et déni de vulnérabilité, par Pascale Molinier
Décidera bien qui décidera le dernier ! Vulnérabilité effective et « bonne décision » en contexte hospitalier, par Marie Gaille
La vulnérabilité dans un milieu carcéral, par Vanessa Andrade de Barros, José Newton Garcia de Araújo & João Batista Moreira Pinto
Vulnérabilité et non-domination : quels enjeux pour la justice pénale ?, par Christophe Béal
Le texte intégral de l'introduction peut être lu à l'adresse suivant (où l'on peut également commander la revue) :
jeudi 5 mai 2011
Air maussade, bonté cachée
Scène prise sur le vif, l'autre jour, dans le métro parisien.
Monte dans la voiture où j'étais assis l'un de ces nombreux quémandeurs qui commencent sa harangue mi-pathétique mi-accusatrice vous demandant l'aide de quelques kopecks, parce qu'il est sans travail, n'a pas de quoi se loger ni se nourrir. C'était pour moi le premier de la journée, mais à chaque fois puis-je le confesser - et je n'en suis pas fier - j'accueille ces demandes avec un mélange de compassion forcée, de mauvaise conscience et d'exaspération, avec le sentiment comme un malaise d'être pris au piège de ce que Kundera appelle "le judo moral". En face de moi était assise une femme entre deux âges, l'air bougond et maussade, vêtue plutôt médiocrement. Alors que le jeune homme s'approchait de nous, je la vois qui ouvre son sac et sort son porte monnaie et comme il arrivait à notre hauteur elle lui demande : "Vous avez besoin de combien ?" Lui, tout étonné - ça ne doit pas lui arriver souvent qu'on lui pose cette question - se penche vers elle et lui répond : "Mais ce que vous voulez, Madame". Et elle de lui tendre, sans dire un mot, pas même un sourire... un billet de cinq euros ! L'obole de la veuve. Et moi, fort de cette belle leçon, piqué au vif et qui aurait dû être désireux de pas rester en rade, que croyez-vous que je lui ai donné à ce jeune homme si poli ? Nada ! Nitchevo ! Nothing ! Rien ! J'aime pas être conformiste, prendre le même escalier vers lequel, avez-vous remarqué, tous se dirigent d'un même pas, alors qu'il en est un autre à côté que personne ou presque n'emprunte. Bon ! Ce n'est pas excuse ! Non, ce n'en est pas une, en effet ! J'eus aussitôt envie de lui demander pourquoi elle avait agi ainsi, d'en savoir plus sur ses raisons, mais son air renfrogné n'invitait vraiment pas à la conversation. Et bientôt le métro s'arrêta à la station où je devais descendre.
Ce petit épisode si plein de signification et de mystère me poursuit aujourd'hui encore. Je n'aurai pas parié un seul kopeck que cette femme au visage ingrat et d'apparence si déplaisante, et qui vraiment n'avait pas l'air de rouler sur l'or, puisse témoigner comme ça d'une générosité aussi gratuite, désintéressée et magnifique, alors que quelqu'un me voyant, surtout s'il avait connu ce que j'écris et enseigne, aurait sans doute pensé que j'aurais au moins la délicatesse de ne pas être tout à fait aussi inconséquent. Gloire et honneur à cette mystérieuse inccnnue que personne ne doit jamais regarder et qui pourtant, à cet instant-là, attira mon regard admiratif plus que ne l'eût fait la plus délicieuse des passagères.
D'un saint l'on disait - et ce doit être l'un des traits de la sainteté - qu'il ne jugeait personne selon son apparence. D'où se déduit que nous en sommes loin, moi en tout cas !
Monte dans la voiture où j'étais assis l'un de ces nombreux quémandeurs qui commencent sa harangue mi-pathétique mi-accusatrice vous demandant l'aide de quelques kopecks, parce qu'il est sans travail, n'a pas de quoi se loger ni se nourrir. C'était pour moi le premier de la journée, mais à chaque fois puis-je le confesser - et je n'en suis pas fier - j'accueille ces demandes avec un mélange de compassion forcée, de mauvaise conscience et d'exaspération, avec le sentiment comme un malaise d'être pris au piège de ce que Kundera appelle "le judo moral". En face de moi était assise une femme entre deux âges, l'air bougond et maussade, vêtue plutôt médiocrement. Alors que le jeune homme s'approchait de nous, je la vois qui ouvre son sac et sort son porte monnaie et comme il arrivait à notre hauteur elle lui demande : "Vous avez besoin de combien ?" Lui, tout étonné - ça ne doit pas lui arriver souvent qu'on lui pose cette question - se penche vers elle et lui répond : "Mais ce que vous voulez, Madame". Et elle de lui tendre, sans dire un mot, pas même un sourire... un billet de cinq euros ! L'obole de la veuve. Et moi, fort de cette belle leçon, piqué au vif et qui aurait dû être désireux de pas rester en rade, que croyez-vous que je lui ai donné à ce jeune homme si poli ? Nada ! Nitchevo ! Nothing ! Rien ! J'aime pas être conformiste, prendre le même escalier vers lequel, avez-vous remarqué, tous se dirigent d'un même pas, alors qu'il en est un autre à côté que personne ou presque n'emprunte. Bon ! Ce n'est pas excuse ! Non, ce n'en est pas une, en effet ! J'eus aussitôt envie de lui demander pourquoi elle avait agi ainsi, d'en savoir plus sur ses raisons, mais son air renfrogné n'invitait vraiment pas à la conversation. Et bientôt le métro s'arrêta à la station où je devais descendre.
Ce petit épisode si plein de signification et de mystère me poursuit aujourd'hui encore. Je n'aurai pas parié un seul kopeck que cette femme au visage ingrat et d'apparence si déplaisante, et qui vraiment n'avait pas l'air de rouler sur l'or, puisse témoigner comme ça d'une générosité aussi gratuite, désintéressée et magnifique, alors que quelqu'un me voyant, surtout s'il avait connu ce que j'écris et enseigne, aurait sans doute pensé que j'aurais au moins la délicatesse de ne pas être tout à fait aussi inconséquent. Gloire et honneur à cette mystérieuse inccnnue que personne ne doit jamais regarder et qui pourtant, à cet instant-là, attira mon regard admiratif plus que ne l'eût fait la plus délicieuse des passagères.
D'un saint l'on disait - et ce doit être l'un des traits de la sainteté - qu'il ne jugeait personne selon son apparence. D'où se déduit que nous en sommes loin, moi en tout cas !
A Good Question
Diriez-vous de la société américaine qu'elle est moins que la nôtre tolérante et respectueuse de la diversité des croyances et des modes de vie pour la raison que le président des Etats-Unis prête serment sur la Bible, qu'il achève généralement ses discours par cette prière "God Bless America !" - imaginez un seul instant, sans être frappé de stupeur, que Nicolas Sarkozy, dans son entreprise de reconquête de la droite, conclue ses prochains voeux à l'occasion de la Nouvelle Année ou de la Fëte nationale par ces mots : "Dieu bénisse la France !" - ou encore parce qu'on est conduit à penser que Barak Obama pourrait bien prendre ses plus graves décisions en ayant aussi présent à l'esprit le salut (peut-être perdu) de son âme ?
Aussi dérangeant le constat soit-il, le fait est que tel n'est pourtant pas le cas. La société américaine est bien plus libérale que la nôtre. Mais cette dernière question, il paraît tellement saugrenu de songer même à l'envisager, que c'est mon imagination qui doit sans doute s'égarer. Et comment, je vous en prie, allez-vous me demander, conciliez-vous l'affirmation que la société américaine est bien plus ouverte et tolérante que la nôtre avec l'archiprésence des références chrétiennes dans l'espace public ? Well, that's a good question.
Aussi dérangeant le constat soit-il, le fait est que tel n'est pourtant pas le cas. La société américaine est bien plus libérale que la nôtre. Mais cette dernière question, il paraît tellement saugrenu de songer même à l'envisager, que c'est mon imagination qui doit sans doute s'égarer. Et comment, je vous en prie, allez-vous me demander, conciliez-vous l'affirmation que la société américaine est bien plus ouverte et tolérante que la nôtre avec l'archiprésence des références chrétiennes dans l'espace public ? Well, that's a good question.
mercredi 4 mai 2011
Barak Obama, le prince machiavélien
Aussi terrible l'ordre d'exécuter Oussama Ben Laden nous parait-il, c'est comme tel sans doute que la décision a dû être envisagée par le président des Etats-Unis : non avec cynisme, mais avec scrupule. Peut-on douter que ce chef d'Etat, exceptionnel sous bien des aspects, ne sache aujourd'hui, en son âme et conscience, qu'il est devenu, à ses propres yeux du moins, sinon tout à fait un assassin, en tout cas, le seul responsable de cet assassinat ? Un avatar du prince bon, tel que Machiavel le dépeint, conduit à "entrer dans le mal" pour des raisons qu'il estime supérieures à la fidélité incondionnelle aux principes de sa conscience morale, mais pleinement conscient des implications fatidiques pour sa propre âme de cette transgression absolue.
On comprend mieux, dès lors, le visage de gravité qui était le sien au moment d'annoncer l'événement au monde entier. L'absence de triomphalisme, la modestie affichée, n'expliquent rien des vraies raisons. Voilà un homme qui a pris ses responsabilités et si lui, à la différence de tant d'autres, à cet instant là, ne se réjouissait pas, c'est qu'il savait les conséquences personnelles de cette décision, la plus grave de son existence, qu'il devra désormais porter jusqu'à la fin de ses jours et, parce qu'il est croyant, dont il devra rendre compte devant Dieu puisqu'elle met en péril le salut de son âme. Ne pas voir les choses de cette façon serait nier à cet homme la profonde intégrité qui, je crois, le distingue de tant d'autres gouvernants de moindre envergure.
Mais ne nous étonnons pas : maintenant que les scrupules sont passés, que les décisions ont été prises et que les événements sont arrivés à leur terme, le discours public sera ferme, lisse, sans couture, ni traces de cicatrice.
Comme il est significatif, et révélateur des complexités de la condition humaine, que l'actualité nous ait conduit à mettre en relief ces deux figures que sont Barak Obama et John Rabe, l'honnête homme qui ordonne, commande et dirige l'exécution d'un autre homme, le nazi qui en sauva des milliers de la mort !
On comprend mieux, dès lors, le visage de gravité qui était le sien au moment d'annoncer l'événement au monde entier. L'absence de triomphalisme, la modestie affichée, n'expliquent rien des vraies raisons. Voilà un homme qui a pris ses responsabilités et si lui, à la différence de tant d'autres, à cet instant là, ne se réjouissait pas, c'est qu'il savait les conséquences personnelles de cette décision, la plus grave de son existence, qu'il devra désormais porter jusqu'à la fin de ses jours et, parce qu'il est croyant, dont il devra rendre compte devant Dieu puisqu'elle met en péril le salut de son âme. Ne pas voir les choses de cette façon serait nier à cet homme la profonde intégrité qui, je crois, le distingue de tant d'autres gouvernants de moindre envergure.
Mais ne nous étonnons pas : maintenant que les scrupules sont passés, que les décisions ont été prises et que les événements sont arrivés à leur terme, le discours public sera ferme, lisse, sans couture, ni traces de cicatrice.
Comme il est significatif, et révélateur des complexités de la condition humaine, que l'actualité nous ait conduit à mettre en relief ces deux figures que sont Barak Obama et John Rabe, l'honnête homme qui ordonne, commande et dirige l'exécution d'un autre homme, le nazi qui en sauva des milliers de la mort !
mardi 3 mai 2011
Du droit de tuer en toute impunité
L'Assemblée générale de l'ONU a adopté, le 2 mai 2011, la résolution suivante sur les exécutions ciblées, proposée par les Etats-Unis :
"Article 1 : Tout Etat qui aura fait l'objet d'un attentat terroriste sur son sol a le droit de poursuivre ses auteurs dans le monde entier et de procéder à leur exécution sommaire où qu'ils se trouvent. Toutes les dispositions antérieures du droit international selon lesquelles une personne soupçonnée de crimes ayant entrainé la mort de civils innocents doit être traduite devant un tribunal et bénéficier d'un procès équitable, sont abolies par la présente résolution."
Par une notable évolution de la législation internationale, se trouvait ainsi remise en cause la portée générale de l'article 3 de la Déclaration universelle des droits de l'homme qui énonce que "tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne", et de l'article 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui réaffirme que "le droit à la vie est inhérent à la personne humaine". Cette disposition stipule aussi que "ce droit doit être protégé par la loi" et que "nul ne peut être arbitrairement privé de la vie".
"Justice est faite !" s'est exclamé le président Obama, annoncant publiquement l'élimination de celui que les Etats-Unis traquaient depuis plus de dix ans. Mais à moins de reviser le droit international dans le sens de la petite fiction ci-dessus évoquée, on pourra dire tout de qu'on veut, sauf que la justice a été rendue conformément aux principes fondamentaux de notre conception du droit et de la justice, et aux lois en vigueur dans nos systèmes juridiques. Que nous soyons si prompts à les violer d'une façon aussi manifeste, et à nous en réjouir - quelles que soient les bonnes raisons dont se réclame cette violation - a quelque chose de stupéfiant. Que personne ne regrette, c'est entendu, la mort de cet homme, qui était en effet, le chef d'un réseau terroriste particulièrement meurtrier, n'implique nullement qu'on doive considérér comme légitime, moins encore comme légale, la façon dont il a été liquidé. Ce n'est pas faire preuve de candeur, de naïveté ou d'angélisme de rappeler les autorités de l'Etat au respect des principes premiers de nos démocraties libérales et des droits humains fondamentaux - voir infra* - parmi lesquels figure en première place celui selon lequel "nul ne peut être privé arbitrairement de la vie".
Contrairement à ce que l'on pourrait croire, ce type d'exécution extra-judiciaire ne correspond nullement aux situations de "légitime défense" ou d'"état de nécessité" prévues par la loi et qui sont encadrées par des conditions extrêmement restrictives. Ce sont de semblables raisons que la précédente administration américaine avait invoquées pour justifier le recours chirurgical à la torture contre les membres des réseaux terroristes, en violation flagrante avec les dispositions du droit international, ouvrant aux abus que l'on sait.
Je ne dis pas que l'assassinat ou la tentative d'assassinat de certains individus - je songe au complot contre Hitler en juillet 1944 par exemple - ne puisse être justifié par un ensemble d'arguments, éventuellement "moraux", mais ceux-ci ne peuvent être mis au compte de la justice telle que nous l'entendons. Veuillez m'excuser : oui, je proteste ! Non pas contre l'acte lui-même, mais contre cette justification.
S'il faut appeler les choses par leur nom, du point de vue de la loi, l'éxécution de Ben Laden est un assassinat, un meurtre avec préméditation, perpétré par le président de ce pays qu'on appelle "la première démocratie". On ne peut tout de même pas se contenter d'applaudir des deux mains et de s'en réjouir, ou alors il faudra désormais considérer comme parfaitement légales les exécutions ciblées pratiquées par un certain nombre d'Etats démocratiques, tels Israël et aujourd'hui les Etats-Unis, et réviser le droit international dans ce sens. Mais qui peut prévoir à quelles dérives de telles pratiques peuvent conduire à l'avenir, chez nous comme ailleurs, ailleurs surtout, si nous-mêmes violons en toute impunité à la face du monde les principes restrictifs qui fondent nos démocraties ? La moindre des choses serait de reconnaître qu'il y a là un grave et terrible problème.
___________________
* "Dans la résolution 2393 (XXIII) du 26 novembre 1968, l'Assemblée générale de l'ONU a invité les gouvernements à assurer l'application des procédures légales les plus scrupuleuses et les plus grandes garanties possibles à toute personne accusée d'un crime passible de la peine capitale dans les pays où elle est en vigueur. En 1980, le Sixième Congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants a condamné "le meurtre et l'exécution d'opposants politiques ou de délinquants présumés commis par les forces armées, par les autorités chargées de l'application des lois et par d'autres organes gouvernementaux, ou par des groupements politiques, agissant avec l'appui tacite ou autres de ces forces ou
organes".
L'Assemblée générale, alarmée par les exécutions sommaires et les exécutions arbitraires qui avaient eu lieu dans différentes régions du monde et préoccupée par l'existence de cas d'exécutions répondant à des motifs politiques, a adopté la résolution 35/172 du 15 décembre 1980, dans laquelle elle a prié instamment les Etats Membres de respecter, en tant que critère minimal, le contenu des dispositions des articles 6, 14 et 15 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui portent sur le droit à la vie et prévoient diverses garanties d'une procédure équitable et impartiale."
www.chchr.org
"Article 1 : Tout Etat qui aura fait l'objet d'un attentat terroriste sur son sol a le droit de poursuivre ses auteurs dans le monde entier et de procéder à leur exécution sommaire où qu'ils se trouvent. Toutes les dispositions antérieures du droit international selon lesquelles une personne soupçonnée de crimes ayant entrainé la mort de civils innocents doit être traduite devant un tribunal et bénéficier d'un procès équitable, sont abolies par la présente résolution."
Par une notable évolution de la législation internationale, se trouvait ainsi remise en cause la portée générale de l'article 3 de la Déclaration universelle des droits de l'homme qui énonce que "tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne", et de l'article 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui réaffirme que "le droit à la vie est inhérent à la personne humaine". Cette disposition stipule aussi que "ce droit doit être protégé par la loi" et que "nul ne peut être arbitrairement privé de la vie".
"Justice est faite !" s'est exclamé le président Obama, annoncant publiquement l'élimination de celui que les Etats-Unis traquaient depuis plus de dix ans. Mais à moins de reviser le droit international dans le sens de la petite fiction ci-dessus évoquée, on pourra dire tout de qu'on veut, sauf que la justice a été rendue conformément aux principes fondamentaux de notre conception du droit et de la justice, et aux lois en vigueur dans nos systèmes juridiques. Que nous soyons si prompts à les violer d'une façon aussi manifeste, et à nous en réjouir - quelles que soient les bonnes raisons dont se réclame cette violation - a quelque chose de stupéfiant. Que personne ne regrette, c'est entendu, la mort de cet homme, qui était en effet, le chef d'un réseau terroriste particulièrement meurtrier, n'implique nullement qu'on doive considérér comme légitime, moins encore comme légale, la façon dont il a été liquidé. Ce n'est pas faire preuve de candeur, de naïveté ou d'angélisme de rappeler les autorités de l'Etat au respect des principes premiers de nos démocraties libérales et des droits humains fondamentaux - voir infra* - parmi lesquels figure en première place celui selon lequel "nul ne peut être privé arbitrairement de la vie".
Contrairement à ce que l'on pourrait croire, ce type d'exécution extra-judiciaire ne correspond nullement aux situations de "légitime défense" ou d'"état de nécessité" prévues par la loi et qui sont encadrées par des conditions extrêmement restrictives. Ce sont de semblables raisons que la précédente administration américaine avait invoquées pour justifier le recours chirurgical à la torture contre les membres des réseaux terroristes, en violation flagrante avec les dispositions du droit international, ouvrant aux abus que l'on sait.
Je ne dis pas que l'assassinat ou la tentative d'assassinat de certains individus - je songe au complot contre Hitler en juillet 1944 par exemple - ne puisse être justifié par un ensemble d'arguments, éventuellement "moraux", mais ceux-ci ne peuvent être mis au compte de la justice telle que nous l'entendons. Veuillez m'excuser : oui, je proteste ! Non pas contre l'acte lui-même, mais contre cette justification.
S'il faut appeler les choses par leur nom, du point de vue de la loi, l'éxécution de Ben Laden est un assassinat, un meurtre avec préméditation, perpétré par le président de ce pays qu'on appelle "la première démocratie". On ne peut tout de même pas se contenter d'applaudir des deux mains et de s'en réjouir, ou alors il faudra désormais considérer comme parfaitement légales les exécutions ciblées pratiquées par un certain nombre d'Etats démocratiques, tels Israël et aujourd'hui les Etats-Unis, et réviser le droit international dans ce sens. Mais qui peut prévoir à quelles dérives de telles pratiques peuvent conduire à l'avenir, chez nous comme ailleurs, ailleurs surtout, si nous-mêmes violons en toute impunité à la face du monde les principes restrictifs qui fondent nos démocraties ? La moindre des choses serait de reconnaître qu'il y a là un grave et terrible problème.
___________________
* "Dans la résolution 2393 (XXIII) du 26 novembre 1968, l'Assemblée générale de l'ONU a invité les gouvernements à assurer l'application des procédures légales les plus scrupuleuses et les plus grandes garanties possibles à toute personne accusée d'un crime passible de la peine capitale dans les pays où elle est en vigueur. En 1980, le Sixième Congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants a condamné "le meurtre et l'exécution d'opposants politiques ou de délinquants présumés commis par les forces armées, par les autorités chargées de l'application des lois et par d'autres organes gouvernementaux, ou par des groupements politiques, agissant avec l'appui tacite ou autres de ces forces ou
organes".
L'Assemblée générale, alarmée par les exécutions sommaires et les exécutions arbitraires qui avaient eu lieu dans différentes régions du monde et préoccupée par l'existence de cas d'exécutions répondant à des motifs politiques, a adopté la résolution 35/172 du 15 décembre 1980, dans laquelle elle a prié instamment les Etats Membres de respecter, en tant que critère minimal, le contenu des dispositions des articles 6, 14 et 15 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui portent sur le droit à la vie et prévoient diverses garanties d'une procédure équitable et impartiale."
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